CERPHI

Présentation de l’édition

Le texte ori­gi­nal de Du Marsais (1730 et édité en 1743) reporté sans chan­ge­ment dans l’Encyclopédie (1765) est tapé nor­ma­le­ment. Ainsi de la pre­mière phrase. Les pas­sa­ges de l’ori­gi­nal de Du Marsais non repor­tés dans l’Encyclopédie sont tapés en ita­li­ques. Ainsi de la seconde phrase de Du Marsais que l’Encyclopédie a reti­rée. Les pas­sa­ges de l’Encyclopédie qui n’appar­tien­nent pas au texte de Du Marsais sont tapés entre paren­thè­ses. Ce qui est le cas après le pre­mier para­gra­phe en ita­li­ques : c’est un rema­nie­ment du texte ori­gi­nal. Les mots sou­li­gnés sont sou­li­gnés également dans les ori­gi­naux soit de Du Marsais soit de l’Encyclopédie. Nous avons conservé l’ortho­gra­phe des textes de l’édition de Duchosal & Millon et de l’Encyclopédie.

Cet arti­cle a été repro­duit par H. Dieckmann dans Le Philosophe. Texts and inter­pre­ta­tion (1948). Dieckmann a repro­duit (pp.30-65) 4 textes en colon­nes côte à côte : le texte de l’arti­cle de l’Encyclopédie au volume XII de 1765, pp.509-511, le texte paru dans les Nouvelles Libertés de penser en 1743, pp.173-204 (qui cor­res­pond au texte que nous avons repro­duit de l’édition de Duchosal & Millon), le texte de Voltaire dans Les Lois de Minos de 1773, et le texte de Voltaire dans l’édition Baudouin (qui semble fort proche du texte de 1743 avec des chan­ge­ments soit dans l’ordre des para­gra­phes soit dans la ponc­tua­tion).

César Chesneau DU MARSAIS, Le philosophe (1743)

Il n’y a rien qui coute moins à acqué­rir aujourd’hui que le nom de phi­lo­so­phe ; une vie obs­cure & reti­rée, quel­ques dehors de sagesse, avec un peu de lec­ture, suf­fi­sent pour atti­rer ce nom à des per­son­nes qui s’en hono­rent sans le méri­ter. D’autres, qui ont eu la force de se défaire des pré­ju­gés de l’éducation en matière de reli­gion, se regar­dent comme les seuls véri­ta­bles phi­lo­so­phes. Quelques lumiè­res natu­rel­les de raison, et quel­ques obser­va­tions sur l’esprit et le coeur humain, leur ont fait voir que nul être suprême n’exige de culte des hommes, que la mul­ti­ci­pli­cité des reli­gions, leur contra­riété, et les dif­fé­rens chan­ge­mens qui ari­vent en cha­cune sont une preuve sen­si­ble qu’il n’y en a jamais eu de révé­lée, et que la reli­gion n’est qu’une pas­sion humaine, comme l’amour, fille de l’admi­ra­tion, de la crainte et de l’espé­rance ; mais ils en sont demeu­rés à cette seule spé­cu­la­tion, et c’en est assez aujourd’hui pour être reconu phi­lo­so­phe par un grand nombre de per­son­nes. (D’autres en qui la liberté de penser tient lieu de rai­son­ne­ment, se regar­dent comme les seuls véri­ta­bles phi­lo­so­phes, parce qu’ils ont osé ren­ver­ser les bornes sacrées posées par la reli­gion, & qu’ils ont brisé les entra­ves où la foi met­toit leur raison. Fiers de s’être défaits des pré­ju­gés de l’éducation, en matiere de reli­gion, ils regar­dent avec mépris les autres comme des ames foi­bles, des génies ser­vi­les, des esprits pusil­la­ni­mes qui se lais­sent effrayer par les consé­quen­ces où conduit l’irré­li­gion, & qui n’osant sortir un ins­tant du cercle des véri­tés établies, ni mar­cher dans des routes nou­vel­les, s’endor­ment sous le joug de la super­sti­tion.).

Mais on doit avoir une idée plus vaste et plus juste du phi­lo­so­phe, & voici le carac­tere que nous lui don­nons.

Le phi­lo­so­phe est une machine humaine comme un autre homme ; mais c’est une machine qui, par sa cons­ti­tu­tion mécha­ni­que, réflé­chit sur ses mou­ve­mens. Les autres hommes sont déter­mi­nés à agir sans sentir, ni connoî­tre les causes qui les font mou­voir, sans même songer qu’il y en ait. Le phi­lo­so­phe au contraire demêle les causes autant qu’il est en lui, & sou­vent même les pré­vient, & se livre à elles avec connois­sance : c’est une hor­loge qui se monte, pour ainsi dire, quel­que­fois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peu­vent lui causer des sen­ti­mens qui ne convien­nent ni au bien-être, ni à l’être rai­son­na­ble, & cher­che ceux qui peu­vent exci­ter en lui des affec­tions conve­na­bles à l’état où il se trouve. La raison est à l’égard du phi­lo­so­phe, ce que la grace est à l’égard du chré­tien, dans le sys­tème de Saint Augustin. La grace déter­mine le chré­tien à agir ; la raison déter­mine le phi­lo­so­phe sans lui ôter le goût du volon­taire.

Les autres hommes sont empor­tés par leurs pas­sions, sans que les actions qu’ils font soient pré­cé­dées de la réflexion : ce sont des hommes qui mar­chent dans les téne­bres ; au lieu que le phi­lo­so­phe dans ses pas­sions mêmes, n’agit qu’après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est pré­cédé d’un flam­beau.

Le phi­lo­so­phe forme ses prin­ci­pes sur une infi­nité d’obser­va­tions par­ti­cu­lie­res. Le peuple adopte le prin­cipe sans penser aux obser­va­tions qui l’ont pro­duit : il croit que la maxime existe pour ainsi dire par elle-même ; mais le phi­lo­so­phe prend la maxime dès sa source ; il en exa­mine l’ori­gine ; il en connoît la propre valeur, & n’en fait que l’usage qui lui convient. De cette connois­sance que les prin­ci­pes ne nais­sent que des obser­va­tions par­ti­cu­liè­res, le phi­lo­so­phe en conçoit de l’estime pour la science des faits ; il aime à s’ins­truire des détails et de tout ce qui ne se devine point. Ainsi il regarde comme une maxime très-oppo­sée au pro­grès des lumiè­res de l’esprit, que de se borner à la seule médi­ta­tion, et de croire que l’homme ne tire la vérité que de son propre fonds. Certains méta­phy­si­ciens disent : évitez les impres­sions des sens, lais­sez aux his­to­riens la connois­sance des faits, et celle des lan­gues aux gram­mai­riens. Nos phi­lo­so­phes, au contraire, per­sua­dés que toutes nos connois­san­ces nous vien­nent des sens, que nous ne nous sommes fait des règles que sur l’uni­for­mité des impres­sions sen­si­bles, que nous sommes au bout de nos lumiè­res, quand nos sens ne sont ni assez déliés, ni assez forts pour nous en four­nir ; convain­cus que la source de nos connois­san­ces est entiè­re­ment hors de nous, ils nous exhor­tent à faire une ample pro­vi­sion d’idées en nous livrant aux impres­sions exté­rieu­res des objets, mais en nous y livrant en dis­ci­ple qui consulte, et qui écoute, et en maître qui décide et qui impose silence ; ils veu­lent que nous étudiions l’impres­sion pré­cise que chaque objet fait en nous, et que nous évitions de la confon­dre avec celle qu’un autre objet a causée.

De-là, la cer­ti­tude et les bornes des connois­san­ces humai­nes : cer­ti­tude, quand on sent que l’on a reçu du dehors l’impres­sion propre et pré­cise que chaque juge­ment sup­pose ; car tout juge­ment sup­pose une impres­sion exté­rieure qui lui est par­ti­cu­lière : bornes, quand on ne sau­roit rece­voir des impres­sions ou par la nature de l’objet, ou par la foi­blesse de nos orga­nes ; aug­men­tez, s’il est pos­si­ble, la puis­sance des orga­nes, vous aug­men­te­rez les connois­san­ces. Ce n’est que depuis la décou­verte du téles­cope et du micro­scope qu’on a fait tant de pro­grès dans l’astro­no­mie et dans la phy­si­que.

C’est aussi pour aug­men­ter le nombre de nos connois­san­ces et de nos idées, que nos phi­lo­so­phes étudient les hommes d’autre­fois et les hommes d’aujourd’hui.

Répandez-vous comme des abeilles, nous disent-ils, dans le monde passé et dans le monde pré­sent, vous revien­drez ensuite dans votre ruche com­po­ser votre miel.

Le phi­lo­so­phe s’appli­que à la connois­sance de l’uni­vers et de lui-même ; mais comme l’oeil ne sau­roit se voir, le phi­lo­so­phe connoît qu’il ne sau­roît se connoî­tre par­fai­te­ment, puisqu’il ne sau­roît rece­voir des impres­sions exté­rieu­res du dedans de lui-même, et que nous ne connois­sons rien que par de sem­bla­bles impres­sions. Cette pensée n’a rien d’affli­geant pour lui parce qu’il se prend lui-même tel qu’il est, et non pas tel qu’il semble à l’ima­gi­na­tion qu’il pour­roît être. D’ailleurs cette igno­rance n’est pas en lui une raison de déci­der qu’il est com­posé de deux sub­stan­ces oppo­sées : ainsi, comme il ne se connoît pas par­fai­te­ment, il dit qu’il ne connoît pas com­ment il pense ; mais comme il sent qu’il pense si dépen­dam­ment de tout lui-même, il reconnoît que sa sub­stance est capa­ble de penser de la même manière qu’elle est capa­ble d’enten­dre et de voir. La pensée est en l’homme un sens comme la vue et l’ouie, dépen­dant également d’une cons­ti­tu­tion orga­ni­que. L’air seul est capa­ble de sons, le feu seul peut exci­ter la cha­leur, les yeux seuls peu­vent voir, les seules oreilles peu­vent enten­dre, et la seule sub­stance du cer­veau est sus­cep­ti­ble de pen­sées.

Que si les hommes ont tant de peine à unir l’idée de la pensée avec l’idée de l’étendue, c’est qu’ils n’ont jamais vu d’étendue penser. Ils sont à cet égard ce qu’un aveu­gle né est à l’égard des cou­leurs, un sourd de nais­sance à l’égard des sons ; ceux-ci ne sau­roient unir ces idées avec l’étendue qu’ils tâtent, parce qu’ils n’ont jamais vu cette union.

La vérité n’est pas pour le phi­lo­so­phe une maî­tresse qui cor­rompe son ima­gi­na­tion, & qu’il croie trou­ver par-tout ; il se contente de la pou­voir démê­ler où il peut l’apper­ce­voir. Il ne la confond point avec la vrai­sem­blance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour dou­teux ce qui est dou­teux, & pour vrai­sem­bla­ble ce qui n’est que vrai­sem­bla­ble. Il fait plus, & c’est ici une grande per­fec­tion du phi­lo­so­phe, c’est que lorsqu’il n’a point de motif propre pour juger, il sait demeu­rer indé­ter­miné.

Chaque juge­ment, comme on a déjà remar­qué, sup­pose un motif exté­rieur qui doit l’exci­ter : le phi­lo­so­phe sent quel doit être le motif propre du juge­ment qu’il doit porter. Si le motif manque, il ne juge point, il l’attend, et se console quand il voit qu’il l’atten­droit inu­ti­le­ment.

Le monde est plein de per­son­nes d’esprit & de beau­coup d’esprit, qui jugent tou­jours : tou­jours ils devi­nent, car c’est devi­ner que de juger sans sentir quand on a le motif propre du juge­ment. Ils igno­rent la portée de l’esprit humain ; ils croyent qu’il peut tout connoî­tre : ainsi ils trou­vent de la honte à ne point pro­non­cer de juge­ment, & s’ima­gi­nent que l’esprit consiste à juger. Le phi­lo­so­phe croit qu’il consiste à bien juger : il est plus content de lui-même quand il a sus­pendu la faculté de se déter­mi­ner que s’il s’étoit déter­miné avant d’avoir senti le motif propre à la déci­sion. Ainsi il juge & parle moins, mais il juge plus sure­ment & parle mieux ; il n’évite point les traits vifs qui se pré­sen­tent natu­rel­le­ment à l’esprit par un prompt assem­blage d’idées qu’on est sou­vent étonné de voir unies. C’est dans cette prompte liai­son que consiste ce que com­mu­né­ment on appelle esprit ; mais aussi c’est ce qu’il recher­che le moins, il pré­fère à ce brillant le soin de bien dis­tin­guer ses idées, d’en connoî­tre la juste étendue & la liai­son pré­cise, & d’éviter de pren­dre le change en por­tant trop loin quel­que rap­port par­ti­cu­lier que les idées ont entr’elles. C’est dans ce dis­cer­ne­ment que consiste ce qu’on appelle juge­ment & jus­tesse d’esprit : à cette jus­tesse se joi­gnent encore la sou­plesse & la net­teté. Le phi­lo­so­phe n’est pas tel­le­ment atta­ché à un sys­tème, qu’il ne sente toute la force des objec­tions. La plû­part des hommes sont si fort livrés à leurs opi­nions, qu’ils ne pren­nent pas seu­le­ment la peine de péné­trer celles des autres. Le phi­lo­so­phe com­prend le sen­ti­ment qu’il rejette, avec la même étendue & la même net­teté qu’il entend celui qu’il adopte.

L’esprit phi­lo­so­phi­que est donc un esprit d’obser­va­tion & de jus­tesse, qui rap­porte tout à ses véri­ta­bles prin­ci­pes ; mais ce n’est pas l’esprit seul que le phi­lo­so­phe cultive, il porte plus loin son atten­tion & ses soins.

L’homme n’est point un mons­tre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer, ou dans le fond d’une forêt : les seules néces­si­tés de la vie lui ren­dent le com­merce des autres néces­saire ; & dans quelqu’état où il puisse se trou­ver, ses besoins & le bien être l’enga­gent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu’il connoisse, qu’il étudie, & qu’il tra­vaille à acqué­rir les qua­li­tés socia­bles. Il est étonnant que les hommes s’atta­chent si peu à tout ce qui est de pra­ti­que, et qu’ils s’échauffent si fort sur de vaines spé­cu­la­tions. Voyez les désor­dres que tant de dif­fé­ren­tes héré­sies ont causés ; elles ont tou­jours roulé sur des points de théo­rie : tantôt il s’est agi du nombre des per­son­nes de la tri­nité et de leur émanation ; tantôt du nombre des sacre­mens et de leur vertu ; tantôt de la nature et de la force de la grâce : que de guer­res, que de trou­bles pour des chi­mè­res !

Le peuple phi­lo­so­phe est sujet aux mêmes visions : que de dis­pu­tes fri­vo­les dans les écoles ! que de livres sur de vaines ques­tions ! un mot les déci­de­roit, ou feroit voir qu’elles sont indis­so­lu­bles.

Une secte, aujourd’hui fameuse, repro­che aux per­son­nes d’érudition de négli­ger l’étude de leur propre esprit, pour char­ger leur mémoire de faits et de recher­ches sur l’anti­quité, et nous repro­chons aux uns et aux autres de négli­ger de se rendre aima­bles, et de n’entrer pour rien dans la société.

Notre phi­lo­so­phe ne se croit pas en exil dans ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre ; il veut trou­ver du plai­sir avec les autres : & pour en trou­ver, il en faut faire : ainsi il cher­che à conve­nir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre ; & il trouve en même tems ce qui lui convient : c’est un hon­nête homme qui veut plaire & se rendre utile.

La plû­part des grands à qui les dis­si­pa­tions ne lais­sent pas assez de tems pour médi­ter, sont féro­ces envers ceux qu’ils ne croyent pas leurs égaux. Les phi­lo­so­phes ordi­nai­res qui médi­tent trop, ou plûtôt qui médi­tent mal, le sont envers tout le monde ; ils fuient les hommes, & les hommes les évitent. Mais notre phi­lo­so­phe qui sait se par­ta­ger entre la retraite & le com­merce des hommes, est plein d’huma­nité. C’est le Chrémès de Térence qui sent qu’il est homme, & que la seule huma­nité inté­resse à la mau­vaise ou à la bonne for­tune de son voisin. Homo sum, humani à me nihil alie­num puto.

Il seroit inu­tile de remar­quer ici com­bien le phi­lo­so­phe est jaloux de tout ce qui s’appelle hon­neur & pro­bité. La société civile est, pour ainsi dire, une divi­nité pour lui sur la terre ; il l’encense, il l’honore par la pro­bité, par une atten­tion exacte à ses devoirs, & par un désir sin­cere de n’en être pas un membre inu­tile ou embar­ras­sant. Les sen­ti­mens de pro­bité entrent autant dans la cons­ti­tu­tion mécha­ni­que du phi­lo­so­phe, que les lumie­res de l’esprit. Plus vous trou­ve­rez de raison dans un homme, plus vous trou­ve­rez en lui de pro­bité. Au contraire où regne le fana­tisme & la super­sti­tion, regnent les pas­sions & l’empor­te­ment : c’est le même tem­pé­ra­ment occupé à des objets dif­fé­rens : Madeleine qui aime le monde, et Madeleine qui aime Dieu, c’est tou­jours Madeleine qui aime.

Or, ce qui fait l’hon­nête homme, ce n’est point d’agir par amour ou par haine, par espé­rance ou par crainte, c’est d’agir par esprit d’ordre ou par raison : tel est le tem­pé­ra­ment du phi­lo­so­phe. Or, il n’y a guère à comp­ter que sur les vertus du tem­pé­ra­ment ; confiez votre vin plutôt à celui qui ne l’aime pas natu­rel­le­ment, qu’à celui qui forme tous les jours de nou­vel­les réso­lu­tions de ne s’enivrer jamais.

Le dévot n’est hon­nête homme que par pas­sions ; or les pas­sions n’ont rien d’assuré : de plus, le dévot, j’ose le dire, est dans l’habi­tude de n’être pas hon­nête homme par rap­port à Dieu, parce qu’il est dans l’habi­tude de ne pas suivre exac­te­ment la règle.

La reli­gion est si peu pro­por­tion­née à l’huma­nité, que le plus juste fait des infi­dé­li­tés à Dieu sept fois par jour, c’est-à-dire, plu­sieurs fois : les fré­quen­tes confes­sions des plus pieux nous font voir, dans leur coeur, selon leur manière de penser, une vicis­si­tude conti­nuelle du bien et du mal ; il suffit, sur ce point, qu’on croie être cou­pa­ble pour l’être !

Le combat éternel où l’homme suc­combe si sou­vent avec connois­sance, forme en lui une habi­tude d’immo­ler la vertu au vice ; il se fami­lia­rise à suivre son pen­chant, et à faire des fautes, dans l’espé­rance de se rele­ver par le repen­tir : quand on est si sou­vent infi­delle à Dieu, on se dis­pose insen­si­ble­ment à l’être aux hommes.

D’ailleurs, le pré­sent a tou­jours eu plus de force sur l’esprit de l’homme que l’avenir. La reli­gion ne retient les hommes que par un avenir que l’amour-propre fait tou­jours regar­der dans un point de vue fort éloigné. Le super­sti­tieux se flatte sans cesse d’avoir le temps de répa­rer ses fautes, d’éviter les peines, et de méri­ter les récom­pen­ses : aussi l’expé­rience nous fait assez voir que le frein de la reli­gion est bien foible. Malgré les fables que le peuple croit du déluge du feu du ciel tombé sur cinq villes ; malgré les vives pein­tu­res des peines et des récom­pen­ses éternelles ; malgré tant de ser­mons et tant de prônes, le peuple est tou­jours le même. La nature est plus forte que les chi­mè­res : il semble qu’elle soit jalouse de ses droits ; elle se tire sou­vent des chaî­nes où l’aveu­gle super­sti­tion veut fol­le­ment la conte­nir : le seul phi­lo­so­phe, qui sait en jouir, la règle par sa raison.

Examinez tous ceux contre les­quels la jus­tice humaine est obli­gée de se servir de son épée, vous trou­ve­rez ou des tem­pé­ra­mens ardens, ou des esprits peu éclairés, et tou­jours des super­sti­tieux ou des igno­rans. Les pas­sions tran­quilles du phi­lo­so­phe peu­vent bien le porter à la volupté, mais non pas au crime ; sa raison culti­vée le guide, et ne le conduit jamais au désor­dre.

La super­sti­tion ne fait sentir que foi­ble­ment com­bien il importe aux hommes, par rap­port à leur inté­rêt pré­sent, de suivre les loix de la société ; elle condamne même ceux qui ne les sui­vent que par ce motif, qu’elle apelle avec mépris motif humain : le chi­mé­ri­que est pour elle bien plus par­fait que le natu­rel ; ainsi ses exhor­ta­tions n’opè­rent que comme doit opérer une chi­mère ; elles trou­blent, elles épouvantent ; mais, quand la viva­cité des images qu’elles ont pro­dui­tes est ralen­tie, que le feu pas­sa­ger de l’ima­gi­na­tion est éteint, l’homme demeure sans lumière, aban­donné aux foi­bles­ses de son tem­pé­ra­ment.

Notre sage, qui, en n’espé­rant ni ne crai­gnant rien après la mort, semble pren­dre un motif de plus d’être hon­nête homme pen­dant la vie, y gagne de la consis­tance, pour ainsi dire, et de la viva­cité dans le motif qui le fait agir ; motif d’autant plus fort qu’il est pure­ment humain et natu­rel. Ce motif est la propre satis­fac­tion qu’il trouve à être content de lui-même, en sui­vant les règles de la pro­bité ; motif que le super­sti­tieux n’a qu’impar­fai­te­ment : car tout ce qu’il y a de bien en lui, il doit l’attri­buer à la grâce. A ce motif, se rap­porte encore un autre motif bien puis­sant ; c’est le propre inté­rêt du sage, et un inté­rêt pré­sent et réel.

Séparez pour un moment le phi­lo­so­phe de l’hon­nête homme : que lui reste-t-il ? la société civile, son unique Dieu, l’aban­donne ; le voilà privé des plus douces satis­fac­tions de la vie ; le voilà banni sans retour du com­merce des hon­nê­tes gens : ainsi (Le tem­pé­ra­ment du phi­lo­so­phe, c’est d’agir par esprit d’ordre ou par raison ; comme il aime extrè­me­ment la société,) il lui importe bien plus qu’au reste des hommes de dis­po­ser tous ses res­sorts à ne pro­duire que des effets confor­mes à l’idée d’hon­nête homme. Ne crai­gnez pas que parce que per­sonne n’a les yeux sur lui, il s’aban­donne à une action contraire à la pro­bité. Non. Cette action n’est point conforme à la dis­po­si­tion mécha­ni­que du sage ; il est paîtri, pour ainsi dire, avec le levain de l’ordre & de la regle ; il est rempli des idées du bien de la société civile ; il en connoît les prin­ci­pes bien mieux que les autres hommes. Le crime trou­ve­roit en lui trop d’oppo­si­tion, il auroit trop d’idées natu­rel­les & trop d’idées acqui­ses à détruire. Sa faculté d’agir est pour ainsi dire comme une corde d’ins­tru­ment de musi­que montée sur un cer­tain ton ; elle n’en sau­roit pro­duire un contraire. Il craint de se déton­ner, de se desac­cor­der avec lui-même ; & ceci me fait res­sou­ve­nir de ce que Velleius dit de Caton d’Utique. "Il n’a jamais, dit-il, fait de bonnes actions pour paroî­tre les avoir faites ; mais parce qu’il n’étoit pas en lui de faire autre­ment".

D’ailleurs dans toutes les actions que les hommes font, ils ne cher­chent que leur propre satis­fac­tion actuelle : c’est le bien ou plutôt l’attrait pré­sent, sui­vant la dis­po­si­tion mécha­ni­que où ils se trou­vent qui les fait agir. Or, (le phi­lo­so­phe est dis­posé plus que qui que ce soit) pour­quoi voulez-vous que, parce que le phi­lo­so­phe n’attend ni peine ni récom­pense après cette vie, il doive trou­ver un attrait pré­sent qui le porte à vous tuer ou à vous trom­per ? N’est-il pas, au contraire, plus dis­posé, par ses réflexions à trou­ver plus d’attrait & de plai­sir à vivre avec vous, à s’atti­rer votre confiance & votre estime, à s’acquit­ter des devoirs de l’amitié & de la reconnois­sance (.) ? Ces sen­ti­mens ne sont-ils pas dans le fond de l’homme, indé­pen­dam­ment de toute croyance sur l’avenir ? (Ces sen­ti­mens sont encore nour­ris dans le fond de son coeur par la reli­gion, où l’ont conduit les lumie­res natu­rel­les de sa raison.) Encore un coup, l’idée de mal-hon­nête homme est autant oppo­sée à l’idée de phi­lo­so­phe, que l’est l’idée de stu­pide ; & l’expé­rience fait voir tous les jours que plus on a de raison & de lumiere, plus on est sûr & propre pour le com­merce de la vie. Un sot, dit la Rochefoucault, n’a pas assez d’étoffe pour être bon : on ne péche que parce que les lumie­res sont moins (fortes) fai­bles que les pas­sions1 ; & c’est une maxime de théo­lo­gie vraie en un cer­tain sens, que tout pécheur est igno­rant.

Cet amour de la société si essen­tiel au phi­lo­so­phe, fait voir com­bien est véri­ta­ble la remar­que de l’empe­reur Antonin : "Que les peu­ples seront heu­reux quand les rois seront phi­lo­so­phes, ou quand les phi­lo­so­phes seront rois" !

Le super­sti­tieux élevé aux grands emplois se regarde trop comme étranger sur la terre pour s’inté­res­ser véri­ta­ble­ment aux autres hommes. Le mépris des gran­deurs et des riches­ses, et les autres prin­ci­pes de la reli­gion malgré les inter­pré­ta­tions qu’on a été obligé de leur donner, sont contrai­res à tout ce qui peut rendre un empire heu­reux et flo­ris­sant.

L’enten­de­ment que l’on cap­tive sous le joug de la foi devient inca­pa­ble des gran­des vues que demande le gou­ver­ne­ment, et qui sont si néces­sai­res pour les emplois publics. On fait croire aux super­sti­tieux que c’est un être suprême qui les a élevé au-dessus des autres : c’est vers cet être, et non vers le public, que se tourne sa reconnois­sance.

Séduit par l’auto­rité que lui donne son état, et à laquelle les autres hommes ont bien voulu se sou­met­tre pour établir entr’eux un ordre cer­tain, il se per­suade aisé­ment qu’il n’est dans l’élévation que pour son propre bon­heur, et non pour tra­vailler au bon­heur des autres. Il se regarde comme la fin der­nière de la dignité, qui, dans le fond, n’a d’autre objet que le bien de la répu­bli­que et des par­ti­cu­liers qui la com­po­sent.

J’entre­rois volon­tiers ici dans un bien plus grand détail, mais on sent assez com­bien la répu­bli­que doit tirer plus d’uti­lité de ceux qui, élevés aux gran­des places, sont pleins des idées de l’ordre et du bien public, et de tout ce qui s’appelle huma­nité ; et il seroit à sou­hai­ter qu’on en pût exclure tous ceux qui, par le carac­tère de leur esprit, ou par leur mau­vaise éducation, sont rem­plis d’autres sen­ti­mens.

Le phi­lo­so­phe est donc un hon­nête homme qui agit en tout par raison, & qui joint à un esprit de réflexion & de jus­tesse les moeurs & les qua­li­tés socia­bles. (Entez un sou­ve­rain sur un phi­lo­so­phe d’une telle trempe, & vous aurez un par­fait sou­ve­rain).

De cette idée il est aisé de conclure com­bien le sage insen­si­ble des stoï­ciens est éloigné de la per­fec­tion de notre phi­lo­so­phe : (un tel phi­lo­so­phe est) nous vou­lons un homme, & leur sage n’étoit qu’un phan­tôme. Ils rou­gis­soient de l’huma­nité, & (il en fait) nous nous en fai­sons gloire ; nous vou­lons mettre les pas­sions à profit ; nous vou­lons en faire un usage rai­son­na­ble, et par consé­quent pos­si­ble, et ils vou­loient fol­le­ment anéan­tir les pas­sions, (& nous élever au-dessus) et nous abais­ser au-des­sous de notre nature par une insen­si­bi­lité chi­mé­ri­que( :). Les pas­sions lient les hommes entr’eux, et c’est pour nous un doux plai­sir que cette liai­son. Nous ne vou­lons ni détruire nos pas­sions, ni en être tyran­ni­sés, mais nous vou­lons nous en servir et les régler. (pour lui, il ne pré­tend pas au chi­mé­ri­que hon­neur de détruire les pas­sions, parce que cela est impos­si­ble ; mais il tra­vaille à n’en être pas tyran­nisé, à les mettre à profit, & à en faire un usage rai­son­na­ble, parce que cela est pos­si­ble, & que la raison le lui ordonne.)

On voit encore par tout ce que nous venons de dire, com­bien s’éloignent de la juste idée du phi­lo­so­phe ces indo­lens, qui, livrés à une médi­ta­tion pares­seuse, négli­gent le soin de leurs affai­res tem­po­rel­les, & de tout ce qui s’appelle for­tune. Le vrai phi­lo­so­phe n’est point tour­menté par l’ambi­tion, mais il veut avoir les com­mo­di­tés de la vie ; il lui faut, outre le néces­saire précis, un hon­nête super­flu néces­saire à un hon­nête homme, & par lequel seul on est heu­reux : c’est le fond des bien­séan­ces & des agré­mens. (Ce sont de faux phi­lo­so­phes qui ont fait naître ce pré­jugé, que le plus exact néces­saire lui suffit, par leur indo­lence & par des maxi­mes éblouissantes.) La pau­vreté nous prive du bien être, qui est le para­dis du phi­lo­so­phe : elle bannit loin de nous toutes les déli­ca­tes­ses sen­si­bles, et nous éloigne du com­merce des hon­nê­tes gens.

D’ailleurs, plus on a le coeur bien fait, plus on ren­contre d’occa­sions de souf­frir de sa misère : tantôt c’est un plai­sir que vous ne sau­riez faire à votre ami ; tantôt c’est une occa­sion de lui être utile, dont vous ne sau­riez pro­fi­ter. Vous vous rendez jus­tice au fond de votre coeur, mais per­sonne n’y pénè­tre ; et quand on connoî­troit votre bonne dis­po­si­tion, n’est-ce point un mal de ne pou­voir la mettre au jour ?

A la vérité, nous n’esti­mons pas moins un phi­lo­so­phe pour être pauvre ; mais nous le ban­nis­sons de notre société, s’il ne tra­vaille à se déli­vrer de sa misère. Ce n’est pas que nous crai­gnions qu’il nous soit à charge : nous l’aide­rons dans ses besoins ; mais nous ne croyons pas que l’indo­lence soit une vertu.

La plu­part des hommes qui se font une fausse idée du phi­lo­so­phe, s’ima­gi­nent que le plus exact néces­saire lui suffit : ce sont les faux phi­lo­so­phes qui ont fait naître ce pré­jugé par leur indo­lence, et par des maxi­mes éblouissantes. C’est tou­jours le mer­veilleux qui cor­rompt le rai­son­na­ble : il y a des sen­ti­mens bas qui rava­lent l’homme au-des­sous même de la pure ani­ma­lité ; il y en a d’autres qui sem­blent l’élever au-dessus de lui-même. Nous condam­nons également les uns et les autres, parce qu’ils ne convien­nent point à l’homme. C’est cor­rom­pre la per­fec­tion d’un être, que de le tirer hors de ce qu’il est, sous pré­texte même de l’élever.

J’aurois envie de finir par quel­ques autres pré­ju­gés ordi­nai­res au peuple phi­lo­so­phe, mais je ne veux point faire un livre. Qu’ils se détrom­pent. Ils en ont comme le reste des hommes, et sur-tout en ce qui concerne la vie civile : déli­vrés de quel­ques erreurs, dont les liber­tins mêmes sen­tent le foible, et qui ne domi­nent guère aujourd’hui que sur le peuple, sur les igno­rans, et sur ceux qui n’ont pas eu le loisir de la médi­ta­tion, ils croient avoir tout fait ; mais s’ils ont tra­vaillé sur l’esprit, qu’ils se sou­vien­nent qu’ils ont encore bien de l’ouvrage sur ce qu’on appelle le coeur, et sur la science des égards.

[Présentation du texte par Martine Groult]

(*) Le texte ori­gi­nal de Du Marsais (1730 et édité en 1743) reporté sans chan­ge­ment dans l’Encyclopédie (1765) est tapé nor­ma­le­ment. Ainsi de la pre­mière phrase. Les pas­sa­ges de l’ori­gi­nal de Du Marsais non repor­tés dans l’Encyclopédie sont tapés en ita­li­ques. Ainsi de la seconde phrase de Du Marsais que l’Encyclopédie a reti­rée. Les pas­sa­ges de l’Encyclopédie qui n’appar­tien­nent pas au texte de Du Marsais sont tapés entre paren­thè­ses. Ce qui est le cas après le pre­mier para­gra­phe en ita­li­ques : c’est un rema­nie­ment du texte ori­gi­nal. Les mots sou­li­gnés sont sou­li­gnés également dans les ori­gi­naux soit de Du Marsais soit de l’Encyclopédie. Nous avons conservé l’ortho­gra­phe des textes de l’édition de Duchosal & Millon et de l’Encyclopédie.

Cet arti­cle a été repro­duit par H. Dieckmann dans Le Philosophe. Texts and inter­pre­ta­tion (1948). Dieckmann a repro­duit (pp.30-65) 4 textes en colon­nes côte à côte : le texte de l’arti­cle de l’Encyclopédie au volume XII de 1765, pp.509-511, le texte paru dans les Nouvelles Libertés de penser en 1743, pp.173-204 (qui cor­res­pond au texte que nous avons repro­duit de l’édition de Duchosal & Millon), le texte de Voltaire dans Les Lois de Minos de 1773, et le texte de Voltaire dans l’édition Baudouin (qui semble fort proche du texte de 1743 avec des chan­ge­ments soit dans l’ordre des para­gra­phes soit dans la ponc­tua­tion).

(**) Le texte de 1743 des Nouvelles Libertés de penser est : "On ne pèche que parce que les lumiè­res sont moins fai­bles que la pas­sion (ou les pas­sions, selon notre édition)".

Le texte de l’Encyclopédie est :"on ne péche que parce que les lumie­res sont moins fortes que les pas­sions." Une erreur de typo­gra­phie peut être à l’ori­gine de la confu­sion entre "foible" et "forte". Voltaire, qui selon Dieckmann a revu le texte pour l’Encyclopédie, a jus­te­ment rec­ti­fié.

Le texte de 1743 des Nouvelles Libertés de penser est : "On ne pèche que parce que les lumières sont moins faibles que la passion (ou les passions, selon notre édition)".

Le texte de l’Encyclopédie est :"on ne péche que parce que les lumieres sont moins fortes que les passions." Une erreur de typographie peut être à l’origine de la confusion entre "foible" et "forte". Voltaire, qui selon Dieckmann a revu le texte pour l’Encyclopédie, a justement rectifié.

Présentation du texte par Martine Groult