HDR soutenue le 2 décembre 2010 à l’ENS de Lyon.
Jury : Frédéric de Buzon (Strasbourg), Michel Fichant (Paris Sorbonne), Dan Garber (Princeton), Christoph Luethy (Nimègue), Pierre François Moreau (ENS de Lyon, directeur), Jeanne Peiffer (Centre Alexandre Koyré).
Monsieur le Président, Madame, Messieurs,
Je suis trop historienne pour croire à l’existence de textes absolument premiers, qui feraient advenir quelque chose d’inouï et d’inédit avant eux. Je sais néanmoins que certains textes m’ont permis de savoir frontalement ce que, jusqu’alors, j’avais vu de manière seulement oblique. Ainsi, le Discours de la méthode m’a appris la part inévitable d’illusion rétrospective que comprend toute autobiographie intellectuelle : c’est seulement une fois qu’ils ont été résolus qu’on en vient à formuler clairement les problèmes informes du passé. De même encore, la Leçon sur la leçon me semble avoir exhibé de manière exemplaire, et pour tout dire en acte, à la fois les limites et les raisons des discours d’institution. Certains préféreront peut-être une référence au Paradoxe sur le comédien ou encore à la théorisation de la Verfremdung qu’avait proposée Brecht. Mais par-delà ces références, l’essentiel sera sans doute que la conscience de cette espèce de problème — problème de l’inévitable illusion intellectuelle qu’il y a dans toute rétrospection, problème de l’indispensable aveuglement social qui accompagne tout discours d’institution — n’ont jamais empêché de jouer certains jeux, en particulier le jeu de la reconstruction historique et le jeu de la ratiocination philosophique.
Parler de reconstruction historique et de ratiocination philosophique, c’est introduire deux des pôles entre lesquels se sont situés mes travaux depuis une petite quinzaine d’années, d’une part l’histoire, d’autre part la philosophie. Le doctorat que je fis au centre Alexandre-Koyré sur la catégorie de philosophie mécanique au XVIIe siècle ayant été un doctorat d’histoire des sciences, et un certain nombre de mes travaux actuels pouvant être à l’épistémologie, le troisième et dernier de ces pôles est bien évidemment celui des sciences. Toutes sortes de thèses ont été soutenues sur la philosophie, sur les sciences et sur leur histoire, en particulier quant à la question de savoir si et pourquoi deux de ces termes devaient se passer du troisième, ou bien au contraire ne le devaient pas. Je dois reconnaître être trop pragmatique pour avoir quelque thèse générale que ce soit sur ce genre de questions.
Ce même pragmatisme explique que je considère le titre que j’ai donné à mon habilitation, « Recherches sur la philosophie naturelle à l’âge classique », non pas comme le manifeste d’un programme, mais tout au plus comme une délimitation floue du domaine où je me suis trouvée m’exercer, une manière de chapeauter approximativement différents essais que j’ai tentés. Ce sont ces essais que je présenterai maintenant en reprenant les trois axes selon lesquels mes travaux se sont organisés après ma thèse, « Réception de la physique cartésienne » tout d’abord, « Mécaniques à l’âge classique » ensuite, « Recherches en épistémologie » enfin. Pour chacun de ces trois axes, je présenterai brièvement l’horizon général qui a été le mien, j’expliquerai comment j’ai résolu les problèmes que j’ai rencontrés, et, finalement, j’indiquerai dans quelles directions mon travail pourra se poursuivre dans les années à venir.
1) Le premier axe se rapporte à l’histoire de la philosophie en un sens un peu élargi, et il concerne la réception de la physique cartésienne. Après ma thèse, j’en suis en effet venue à penser que l’étude de cette réception en France dans la deuxième moitié du XVIIe siècle n’avait pas été entreprise en appliquant systématiquement des approches qui se sont affirmées en histoire intellectuelle depuis maintenant plus de trente ans, et qui ont fait leur preuve en histoire des sciences. Je pensais très généralement que l’étude des controverses, l’analyse des pratiques d’enseignement et de vulgarisation, ou encore la confrontation des identités sociales et des engagements intellectuels permettraient de traiter la réception d’une œuvre philosophique autrement qu’à la manière d’un processus naturel inéluctable, comme l’est, par exemple, la diffusion de la lumière ou l’écoulement des fleuves.
Mes difficultés les plus constantes ont ici été de méthode. Il s’agissait en premier lieu de savoir comment effectuer une délimitation pertinente des corpus à étudier et, en second lieu, une fois cette délimitation effectuée, de déterminer comment rendre compte correctement de ce que j’appellerai des petits textes, qu’il s’agisse des ouvrages de ceux qu’on appelle, précisément, les « petits cartésiens », de certains manuels scolastiques ou bien encore d’ouvrages polémiques, par exemple ceux qui ont été écrits pendant la bataille du cartésianisme des années 1670-1690. D’un côté en effet, si on pose la question de la réception d’une œuvre comme je l’ai posée, on ne peut ignorer ces textes ; d’un autre côté cependant, il est impossible de les traiter en pratiquant la forme d’isolationnisme qui, non seulement fonctionne pour les grands textes, mais qui, à dire vrai, constitue le meilleur test permettant d’identifier ces derniers. Il m’a donc fallu élaborer des stratégies permettant une délimitation pertinente des corpus et un traitement correct des petits textes. Regardant aujourd’hui d’un peu loin mes travaux, je distinguerai trois espèces de stratégies à cet égard.
— Dans mes premiers articles, par exemple ceux qui s’intitulent « Le scepticisme et les hypothèses de la physique » et « Les lois de la nature au XVIIe siècle », j’ai tenté des mises en série aussi systématiques que possible, sans m’être donné par avance un principe qui serait venu délimiter mon corpus. Ces articles peuvent être sauvés de la présomption qu’il y a à prétendre écrire une histoire sémantique totale seulement parce que j’y montrais que les variations de corpus déterminaient des variations des questions posées — et donc, des réponses données.
— D’autres travaux, et je pense ici à l’article sur Fabri et au livre inédit sur Mariotte, ont pour point de départ les œuvres d’auteurs mineurs. Mon intention n’était pas de procéder à leur réhabilitation en soutenant que, injustement méconnues, elles devraient occuper la place des grandes. Il s’agissait bien plutôt de construire à partir d’elles des points de vue pertinents sur des ensembles plus vastes. Pour le dire vite, c’est quoi la philosophie du XVIIe siècle vue du point de vue de Fabri ou bien vue du point de vue de Mariotte ? Plus précisément, dans le cas de Fabri, il s’agissait de voir ce que pouvait tolérer un jésuite qui était initialement apparu comme un partisan des modernes. Dans le cas de Mariotte, il s’agissait d’étudier ce qu’on pourrait appeler la trivialisation des textes philosophiques, c’est-à-dire leur circulation dans des configurations qui ne sont pas philosophiquement déterminées.
— La troisième stratégie que j’ai adoptée eu égard à mes difficultés méthodiques fut d’étudier des contextes controversiaux, qu’il s’agisse de la polémique entre Gassendi et Descartes, des controverses sur la notion de loi de la nature à la fin du XVIIe siècle, de l’affrontement entre cartésiens et scolastiques ou de la querelle de l’âme des bêtes. Les controverses fournissent une solution élégante à la question de la constitution d’un corpus ; elles permettent de surcroît d’isoler les enjeux d’une position intellectuelle, et, dans certains cas, d’articuler ces enjeux à des dispositifs usuellement répertoriés comme sociaux.
Dans mon mémoire de synthèse, j’ai de fait écrit que l’histoire de la réception de la physique cartésienne m’avait amenée à prendre au sérieux l’idée que la philosophie était aussi une pratique sociale. Il y a beaucoup à faire si l’on veut introduire cette idée dans l’histoire de la philosophie du XVIIe siècle. Une chose en amenant naturellement une autre, j’ai quelques idées d’articles reposant sur d’anciennes lectures. Mais il y a plus systématiquement et pour tout dire plus collectivement à étudier ce qu’on pourrait appeler les instruments intellectuels de la philosophie au XVIIe siècle : les manuels scolaires, les ouvrages de vulgarisation, les dictionnaires, les biographies de philosophes par exemple. Je suis à cet égard heureuse que cette habilitation m’ait donnée l’occasion de reprendre contact avec Pierre-François Moreau et d’apprendre à connaître Delphine Kolesnik, car l’Institut d’histoire de la pensée classique me semble être un des rares lieux en France où ce genre d’entreprise collective est non seulement possible, mais même bienvenue.
2) Le deuxième axe de mes recherches relève de l’histoire des sciences. Je l’ai intitulé « Mécaniques à l’âge classique » en gardant au terme « mécaniques » son pluriel anachronique, de manière à renvoyer à une diversité que je crois constitutive avant que, vers la fin du XVIIe siècle, la mécanique soit devenue non seulement la science du mouvement des corps en général, mais un paradigme pour toutes les sciences de la nature. Si l’on se demande ce qu’est la mécanique au tournant des XVIe et XVIIe siècles, on se trouve en effet confronté à la fois aux sources antiques et médiévales de la statique, aux commentaires aristotéliciens du XVIe siècle, aux théâtres des machines et plus généralement aux machines construites ou seulement pensées des ingénieurs. Une fois encore en regardant les choses d’assez loin, on pourrait dire en première approximation que j’ai fait un grand écart méthodique et historique, puisque, d’une part, j’opérais une reprise réflexive de grandes questions historiographiques mais que, d’autre part, je réalisais avec Egidio Festa un travail de fourmi savante concernant l’édition, la traduction et le commentaire du traité que Galilée consacra aux machines simples.
— En parlant de reprise réflexive de questions historiographiques traditionnelles, je me réfère à l’article sur le principe d’inertie et à l’article « Quelles machines pour quels animaux ? ». Le premier part de l’idée que le débat historiographique récurent de savoir qui a inventé le principe d’inertie est subordonné à la question principielle de savoir en quoi consiste la découverte d’un principe, ce qui suppose qu’on ait explicité un tant soit peu ce qu’on entend par principe physique et comment on écrit l’histoire, je ne dirais pas tant de la sa découverte que de sa stabilisation. Le second est quant à lui consacré à trois auteurs qu’on présente usuellement comme des post-cartésiens qui auraient partagé la thèse que les animaux sont des machines : là encore, il s’agissait de montrer le bénéfice intellectuel qu’il y a à revenir à une question principielle, cette fois la question de ce qu’on appelle « machine » au XVIIe siècle. Si j’avais à présenter ces deux articles d’un mot, je dirais donc que, revenant sur les lieux du crime, ils revisitent deux des thèmes les plus prégnants de ce qu’aujourd’hui encore on appelle parfois la Révolution scientifique.
— C’est par le biais d’un article sur la statique de Descartes que j’en suis venue à m’intéresser aux traités sur les machines simples de Galilée, à l’édition desquels je travaille encore actuellement. Si on laisse de côté le fait que le versant à proprement parler philologique de ce travail, qu’il s’agisse d’édition ou de traduction, on s’apercevra que les grandes questions ne sont pas très loin. Comme les articles qu’Egidio et moi avons déjà publiés l’ont montré, ce travail conduit tout d’abord de dissocier le Galilée ingénieur et le Galilée copernicien post-Sidereus Nuncius, ou, en tout cas de ne pas les associer trop vite au nom d’un programme idéal d’unification du mécanique et du cosmologique qui ne me paraît pas avoir été initialement constitué chez Galilée. À plus long terme, ce travail amène plus généralement à reposer la question de l’apport des artistes-ingénieurs à la Révolution scientifique, ou, dirais-je plus exactement pour ne pas incarner dans des personnes ce qui est en fait une question de modes de penser, de l’apport des savoirs pratiques ou des pratiques savantes aux sciences du XVIIe siècle. Il y a là assurément une polémique historiographique à mener, mais aussi un problème, qui est de comprendre ces savoirs pratiques ou ces pratiques savantes pour ce qu’ils ou ce qu’elles sont, c’est-à-dire en ne les réduisant ni à des sciences discursives formalisées ni à des pratiques informes.
Il y a là une question décisive, et, comme dans le cas de la réception de la physique cartésienne, elle est possible seulement à condition de ne pas fermer trop vite son corpus. Ici aussi, le problème sera donc de déterminer des stratégies pour traiter correctement un corpus qui, si on l’étend jusqu’au travail des ingénieurs par exemple, est très hétérogène. Comme il s’agit d’un travail que je n’ai pas encore fait, je ne dirai rien de ces stratégies. Je soulignerai tout de même que la prégnance de cette question ne vient pas d’une évolution autonome de l’historiographie, mais de tout ce que les programmes de mise en ligne de documents et de constitution de bases de données rendent matériellement accessibles. Pour parler par métaphore, si les questions se sont transformées, c’est que nous n’avons plus seulement accès à quelques hauts sommets, mais aussi à tout le paysage alentour, les petits vallons et les sous-bois — et, de surcroît, via la mise en ligne des revues, aux traces des randonneurs qui sont passés par là avant nous. J’ai eu la chance de séjourner juste après ma thèse au Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte et de connaître ainsi les chercheurs qui ont non seulement défendu ces programmes d’open access, mais se sont efforcés d’en tirer un certain nombre de conclusions quant à leur travail en histoire de la mécanique. Il est pour moi rassurant de savoir que j’aurai une place parmi eux.
3) Dans mon mémoire de synthèse, je me suis efforcée d’indiquer plus que je ne peux le faire maintenant ce que je devais à des collègues, des groupes, des programmes de recherches collectifs et des institutions. Résistant mal à la curiosité pour ce que je ne connais pas, convaincue que le travail intellectuel doit autant que possible être collectif, et sans doute aussi pas complètement persuadée d’être suffisamment bonne pour trouver en moi la force qui me permettrait d’aller naturellement de l’avant, il m’est en effet régulièrement arrivée d’intervenir dans des domaines un peu éloignés de mes bases naturelles. Cela n’aurait pas été possible sans l’existence de certains groupes de travail, plus actuels que les petites républiques de happy few qu’il nous arrive de constituer virtuellement dans nos têtes. Les derniers de ces groupes ce sont situés quelque part entre Lyon et Grenoble, mais le syndrome du collectif était là depuis le début de mes travaux. Ce sont ces interventions un peu exotiques que j’ai regroupées, initialement par défaut, dans le troisième et dernier axe « Recherches en épistémologie ».
Une des satisfactions qu’il y a à faire le récit rétrospectif d’un itinéraire intellectuel vient de ce qu’un tel récit oblige à repérer des coïncidences dont on se dit qu’elles ne sont peut-être pas fortuites. Il arrive qu’elles résultent de l’importation consciente dans un domaine de ce qu’on a acquis dans un autre, il arrive qu’elles expriment spontanément des thèses qu’on tient pour vraies sans les avoir auparavant formulées. Je donnerai un exemple de ces deux cas de figure. Importation consciente des acquis d’un domaine dans un autre en premier lieu : le volume collectif Retours sur l’Affaire Sokal fut une occasion de tester sur un sujet d’actualité l’analyse des controverses que je mettais en place à propos du XVIIe siècle ; en retour, il m’a contrainte à admettre que ce que j’ai appelé génériquement des contextes controversiaux ne comprennent pas seulement des controverses rationnelles, mais incluent des bas-côtés polémiques, ce qui m’a été utile pour concevoir l’article « A French Partition », sur l’affrontement des cartésiens et des jésuites à la fin du XVIIe siècle. Expression spontanée de thèses qu’on tient pour vraies en second lieu : l’article que j’écrivis en collaboration avec Jean-Yves Goffi pour le volume Thought experiments défend une conception des expériences de pensée qui prend au sérieux le fait qu’il s’agit de dispositifs argumentatifs utilisés dans des controverses savantes, qu’elles soient plus philosophiques ou plus scientifiques. C’était encore une fois accorder une grande importance aux controverses, mais aussi affirmer que certains processus sont identiques dans différentes régions du savoir, la différence entre ces régions du savoir venant soit de ce que la densité de ces processus n’y est pas la même, soit de ce que d’autres processus y interviennent.
Il serait fastidieux, et pour tout dire inutile, de s’amuser à trouver des coïncidences de ce genre entre tous les articles où j’ai pu m’essayer dans ces différents domaines. Il est vraisemblable qu’il y a dans tout cela une certaine cohérence ; si elle n’existait pas, il ne nous serait pas difficile de l’inventer. L’important pour moi sera d’ailleurs, sinon d’avoir pris le risque de l’incohérence, ce qui ne voudrait pas dire grand chose, du moins de m’être souvent mise en position d’apprendre, à la fois pour éviter d’être tentée par l’appropriation symbolique d’un domaine et pour être contrainte de renouveler mes objets et mes méthodes.
Monsieur le Président, Madame, Messieurs, j’ai évoqué pour commencer l’indispensable aveuglement des discours d’institution. Sans doute n’échapperai-je donc pas à la loi du genre en espérant qu’il me sera possible, dans les circonstances qui nous réunissent aujourd’hui, de marquer le respect que m’inspirent vos travaux, alors même qu’ils n’ont pas toujours pris la même direction que les miens. Avant que la discussion ne commence, je voulais en tout état de cause vous remercier d’être ici aujourd’hui.
Le mémoire de synthèse peut être lu ici : http://disoauma.free.fr/publication...