Thèse de philosophie soutenue le 27 novembre 2010 à l’ENS de Lyon, devant un jury composé de :
Frédéric de Buzon, professeur à l’université Marc Bloch de Strasbourg, André Charrak, maître de conférences HDR à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, François Duchesneau, professeur à l’Université de Montréal, Michel Fichant, professeur à l’université Paris IV Paris-Sorbonne, Pierre-François Moreau, professeur à l’ENS Lyon (directeur de thèse).
Monsieur le président, messieurs les membres du jury,
Avant d’exposer la méthode adoptée pendant ma thèse et de ressaisir les principaux résultats du travail, je voudrais d’abord parler de sa genèse.
Emportée par un phénomène de mode, mes intérêts philosophiques se sont d’abord tournés vers les sciences cognitives et le traitement contemporain des rapports entre le corps et la pensée. Bien vite cependant, je me suis aperçue que ce champ héritait de problèmes ouverts et formulés à l’âge classique : pour ne pas risquer de réinventer aujourd’hui ce qui a été mieux dit et conçu hier, j’ai entrepris de m’attacher à l’histoire de la philosophie. Ce projet m’a d’abord amenée à étudier un champ relativement vierge, à savoir les rapports entre la pensée de Spinoza et la médecine de son temps.
C’était s’attaquer à un domaine d’emblée incertain : alors que de grands commentateurs spinozistes, tels que Sylvain Zac, avaient souligné l’importance de l’idée de vie dans cette philosophie, je fus vite conduite à m’interroger sur les raisons d’une absence paradoxale. D’une part, il n’y a, dans les œuvres de Spinoza, que de rares indices d’une quelconque connaissance médicale. De l’autre, les propos considérés comme biologiques, pour employer un terme anachronique, sont utilisés soit pour remettre en cause les distinctions usuelles entre un corps et son extérieur, soit pour interroger le partage commun entre vie et mort ou entre corps animés et corps inanimés. Dans la mesure où la médecine était la discipline la plus représentée dans la bibliothèque de Spinoza et dans la mesure où la lettre sur le tout et les parties suppose une connaissance technique et actualisée de la circulation sanguine, ne pouvait-on pas assigner à cet usage lâche, décalé, et pour tout dire subversif, de ces motifs médicaux une raison historique – c’est-à-dire l’état de cette médecine dans les années 1660-1670 ?
Comme l’état du corpus ne me permettait à ce moment-là de retracer aucune influence directe de tel médecin ou de telle découverte sur la philosophie spinoziste, j’ai tâché d’appréhender très généralement le changement scientifique, de méthode et d’outils, qui suivit la mort de Descartes, en ces années 1660.
La nécessité d’affiner l’appréhension de ce changement autant que la conscience des particularités historiques du second dix-septième siècle prescrivait d’étudier Leibniz, dont la philosophie joua un rôle majeur dans l’histoire des sciences du vivant, et qui entretint un rôle complexe et ambivalent avec le mécanisme cartésien, comme le révélaient tout particulièrement les récentes avancées de l’édition. Je voulais, par une méthode comparative, saisir les spécificités de chaque auteur.
Articulées à cette exigence d’historicisation, les trois questions qui ont d’abord orienté mon travail ont été les suivantes : 1/ Quel rapport les notions leibniziennes d’organisme, de vie et d’appétit entretiennent-elles avec les connaissances physiologiques de Leibniz ? 2/ Peut-il y avoir un lien entre la pertinence biologique que les commentateurs du XXe siècle accordent aux textes spinozistes et leibniziens et le fait que ces deux auteurs se dispensent, dans leurs ouvrages les plus synthétiques, de toute considération technique sur les corps vivants ? 3/ Est-ce que la pertinence biologique de leurs philosophies n’est pas directement indexée, dans l’esprit des commentateurs, sur le caractère prétendument anti-mécaniste de leurs propos ?
Le corpus leibnizien présentait des caractères opposés à ceux des textes spinozistes. En dépit de l’abondance des références à la médecine cependant, ou peut-être à cause d’elle, l’établissement du rapport précis entre les thèses métaphysiques et les phénomènes empruntés aux sciences de la vie n’en demeurait pas moins délicat.
Cette difficulté a d’abord imposé de s’attarder sur le moment où Leibniz articule pour la première fois la question de la nature des corps vivants avec la réhabilitation des formes substantielles. Il convenait d’établir précisément le statut discursif ou illustratif des phénomènes du vivant que Leibniz oppose à Arnauld – et surtout de déterminer sur quelles conceptions d’Arnauld jouent ces appels à l’expérience. J’ai pu en particulier mesurer combien la représentation de vivants dans d’autres vivants, lieu commun qui circule beaucoup au tournant des Lumières, bénéficie d’interprétations extrêmement divergentes – voire équivoques, comme l’a suggéré la confrontation systématique de la conception leibnizienne des machines de la nature avec les divers phénomènes qui sont chargés de l’illustrer.
Les difficultés de l’appréhension du rapport entre la métaphysique et les observations microscopiques oblige ensuite à s’interroger plus généralement sur la lecture qu’il convient de faire de ces emprunts aux sciences médicales et des concepts qui sont chargés de résumer ces emprunts. En particulier, les enjeux philosophiques ou théologiques des phénomènes médicaux empêchent de faire correspondre immédiatement les notions d’organismes et de vie à ce qui serait supposé être, chez chaque auteur, leurs synonymes. Il ne me semble pas suffisant, par exemple, de traduire immédiatement « organisme » par « ordre » (chez Grew et Leibniz) ou par « finalité » (chez Stahl). C’est ce qui a imposé d’inclure dans ma thèse des explications de texte longues – et peut-être un peu trop analytiques : ainsi rédigées, elles ont permis de ne pas simplement révéler le ou les signifiés de ces concepts fondamentaux ; mais de mettre au jour leurs fonctions en dépit des tensions qu’ils recèlent – et, bien souvent, révèlent.
Autrement dit, seule la relecture et l’approfondissement des sources médicales devaient permettre d’établir sans faux-semblant téléologique les positions spinozistes et leibniziennes. Ce cheminement m’instruisait sur le traitement qu’il convenait de faire du corpus médical :
En premier lieu, il me démontrait la nécessité d’étendre mes lectures à des ouvrages de médecine dont l’intérêt n’avait pas été retenu par la postérité et de les étudier avec suffisamment d’attention pour ne s’arrêter ni à ce qui y apparaissait le plus pittoresque, ni aux projets annoncés dans les préfaces. C’est, par exemple, ce qui m’a permis de mesurer le hiatus entre la conception que Sténon se fait du mouvement musculaire et le réductionnisme que l’on lui a imputé, parce que l’on s’en est souvent tenu aux seules déclarations générales livrées dans la dédicace au grand duc de Florence. Mon entreprise se devait de montrer comment, précisément et par différence, les énoncés abstraits s’incarnaient ou se modalisaient dans une anatomie.
En deuxième lieu, la mise au jour des débats médicaux révélait que les découvertes attribuées à tel ou tel médecin n’étaient parfois que les expressions individuelles de topoï partagés dont on ne peut pas se contenter de distribuer la paternité. Le lien entre la philosophie et les corpus médicaux ne saurait donc se résumer à une relation d’influence ou d’emprunt. Non pas seulement parce que ces influences seraient de fait difficilement assignables, mais aussi pour des raisons de fond : d’une part, parce que cela masquerait la complexité des rapports instaurés entre médecine et philosophie, et, d’autre part, parce que cela reviendrait à méconnaître ce que cela signifie, pour un auteur, d’en lire un autre.
En troisième lieu, la détermination de ces débats scientifiques de l’âge classique m’a permis d’envisager la dimension historique de mon enquête selon trois aspects :
1/ Le premier est le caractère profondément historique non seulement des concepts et des problèmes, mais aussi des phénomènes. Par exemple, ce que l’on entend par « organes », par « structures » et par « fonctions » ne peut bénéficier d’une définition atemporelle. Ce qui change autour de 1660 avec l’affinement des expérimentations, ce n’est pas seulement la nature de l’anatomie comme pratique, mais aussi la nature de son objet : c’est-à-dire ce qui se phénoménalise sous le nom d’organe. Ce qu’est la vie même, à une époque donnée, n’est pas séparable de cette histoire des phénomènes et des pratiques. Elle n’est pas un point fixe dont la philosophie de la biologie pourrait simplement se rapprocher.
2/ Ensuite, reconstruire les polémiques médicales propres à l’âge classique est le moyen de prouver combien ce que nous, lecteurs du XXe siècle, prenons pour acquis ou évident, témoigne le plus souvent de décisions philosophiques parfaitement assumées par ces auteurs. En quelque sorte, mon travail de conceptualisation des sources médicales se trouvait quasi accompli après la lecture sérieuse des textes et leur mise en résonance, ouvrant pour moi la voie à une sélection de textes et de médecins.
3/ Enfin, les débats du XVIIe siècle, autant que leur interprétation au cours des siècles suivants, doivent pouvoir nous instruire sur les enjeux masqués des perspectives actuelles. Ne serait-ce qu’en dépaysant notre propre contexte scientifique, ou en montrant ce qu’il doit parfois à une lecture orientée de l’époque moderne. C’est en partie dans cette optique que j’ai entrepris de mettre au jour les enjeux théologiques de la notion de vie. J’ai mentionné – et je voudrais approfondir ce point – de quelle manière le XIXe siècle, par le biais de ses ouvrages d’histoire de la médecine, aussi bien que par ses traductions, nous a transmis de manière déformée ces textes de l’âge classique. Je me suis arrêtée sur deux exemples. La traduction trop libre que Théodore Blondin fait de Stahl lui permet d’en concilier les thèses avec le christianisme. Et choisir comme Daremberg, puis Canguilhem, d’illustrer la position iatromécaniste par un extrait de Baglivi coupé de son contexte témoigne plus des conditions de la réception que des enjeux du texte lui-même. On ne peut donc faire abstraction des différents temps de la transmission, du choix et de l’instrumentalisation des textes, depuis le tout premier XVIIIe siècle, avec la Bibliothèque choisie de Le Clerc, jusqu’au XXe siècle.
J’ai d’abord cru que le rapprochement entre Spinoza et Leibniz ne serait éclairant que par différence et pour élucider deux interprétations radicalement distinctes de phénomènes parfois semblables et de partis pris mécanistes ponctuellement comparables. Deux premiers constats étroitement dépendants m’ont amenée à revoir cette hypothèse de travail :
1/ D’abord, au-delà de leurs divergences, Spinoza et Leibniz prennent très au sérieux d’une part le caractère provisoire de nos connaissances anatomiques ; de l’autre, le déplacement récent des frontières usuelles entre les animaux et les autres corps organisés, dont il n’y a aucune raison d’exclure a priori qu’ils soient animés et susceptibles de sensation.
2/ Pour comprendre le retrait comparable de la physiologie chez les deux auteurs, il me fallait affronter un obstacle : une fois que l’on a enregistré la critique spinoziste et leibnizienne de l’union de l’âme et du corps, ne serait-il pas trivial de souligner que ces deux auteurs excluent les précisions anatomiques qui abondent chez Descartes ? Ce présupposé laissait cependant inexpliqués trois éléments : i/ pourquoi Malebranche ou Locke, qui refusent chacun à leur manière l’union cartésienne, ne laissent pas de mentionner les conditions cérébrales de la sensation ? ii/ en quoi est-ce que le « parallélisme » empêcherait de préciser quels sont les corrélats physiques des pensées de l’âme, quand bien même il n’y aurait entre eux aucune relation causale ? iii/ de quelle façon le rejet de la causalité psycho-physique justifie-t-il le déplacement, voir l’éclipse, d’une conception de l’utile articulée spécifiquement au problème de la conservation de la vie organique, c’est-à-dire de la végétation ?
J’ai donc tenté de montrer ce qui autorise l’occultation d’une anatomie du corps propre dans les deux philosophies : le corps n’appartient à l’âme que pour autant qu’elle en représente les modifications. Or ce lien représentatif interdit d’éclairer la confusion des sensations par la physiologie. Ce qui signifie, en creux, que la porte d’entrée de la physiologie dans la métaphysique est la passivité de l’âme, dont les diverses facultés doivent être rapportées, sans en menacer l’unité, aux modifications variables et ponctuelles du corps.
C’est surtout l’importance de la douleur, laquelle manifeste pour Malebranche, Bayle ou Locke le caractère non représentatif de nos sensations, qui démontre le mieux l’originalité de ce geste commun à Spinoza et Leibniz. Sans cet aspect-là de mon travail, je n’aurais pas su « dépayser » ma compréhension scolaire des conceptions spinoziste et leibnizienne de l’union.
À l’issue de ce travail, il m’est apparu en effet que pour Spinoza et Leibniz, les phénomènes de l’union, c’est-à-dire les modifications notables et simultanées de l’âme et de son corps, étaient expliqués et modalisés par leur intégration sous un point de vue plus large : rendre intelligible l’union suppose de tenir compte des relations causales ou expressives souvent inapparentes entre tous les corps et tous les esprits. Réciproquement, si l’explication de l’union qui fait intervenir une physiologie encore partielle et erronée est disqualifiée chez ses deux auteurs, c’est parce qu’elle impose de tenir pour plus déterminantes les données lacunaires du sentiment que les liens complexes, mais bien réels, entre un individu et ce qui l’entoure.
Un tel résultat signifie d’abord qu’approcher les métaphysiques spinozistes et leibniziennes par le biais de l’angle apparemment réducteur des sciences médicales permet d’éclairer sous un jour nouveau au moins deux éléments relativement massifs dans l’histoire de la philosophie : d’une part, l’articulation entre le pouvoir de la raison et l’interprétation de ce qui se manifeste dans nos sensations ; d’autre part, la dépendance de l’individu par rapport à ces phénomènes dont il n’est pas la cause adéquate.
Un tel résultat justifie ensuite a posteriori d’étudier de manière conjointe l’épistémologie de la science des corps et les positions métaphysiques, qui se déterminent l’une l’autre en creux. On le voit pour la question du siège de l’âme, où le mode d’investigation des corps vivants, par l’analyse sensible, empêche directement de concevoir une topique des facultés de l’âme.
En définitive, se sont dessinés quatre niveaux de détermination réciproque des exigences métaphysiques et de la physiologie :
1/ Le premier niveau de complexité est celui de mon constat inaugural : celui de l’absence relative d’une anatomie du corps propre au cœur du traitement de l’individu et de la nature de l’âme.
2/ Le second est celui des deux raisons concurrentes de cette absence. C’est notamment en tant que lecteurs des médecins que Spinoza et Leibniz ont été tous deux conduits à retarder l’intervention de la physiologie : d’une part parce qu’ils ont enregistré, de manière parfaitement savante et déterminée, le caractère inachevé du savoir physiologique qui suppose de ne pas se contenter des connaissances disponibles ; d’autre part, cet inachèvement même empêche de rapporter la perception sensible à une physiologie animale, c’est-à-dire, en l’occurrence, à un sens commun cérébral.
3/ Le troisième niveau est celui du mode d’intégration des connaissances médicales dans les écrits philosophiques : Spinoza et Leibniz font des résultats critiques de l’anatomie comparée une lecture heuristique qui n’a pas seulement un rôle second dans leurs philosophies. Geste fascinant chez ces deux auteurs, l’interprétation spontanée des expériences sensibles les plus familières est constamment repensée à partir des conséquences dérangeantes de l’intégration incessante de phénomènes nouveaux à l’intérieur du champ de l’expérience.
4/ Le quatrième niveau est la façon dont ces choix philosophiques imposent de redéfinir plus généralement le rôle de la physiologie. Il est possible de dire que Spinoza comme Leibniz forgent une conception « a-physiologique » de la vie et de l’appétit qui ne sont plus ordonnés à la végétation et sa conservation. Or c’est précisément la détermination de trois problèmes nouveaux posés par l’évolution des sciences médicales et liés à l’émergence de la notion d’organisation, qui permettent de comprendre l’origine et le sens de ce déplacement – autant, d’ailleurs, que les nettes lignes de partage entre Spinoza et Leibniz.
Il demeure cependant un problème que je n’ai pas pu aborder de front mais qui affleure à plusieurs moments de ma thèse. La conception représentative de l’union laisse un champ philosophique en partie inexpliqué : comment, compte tenu de l’occultation de l’anatomie du corps propre, rendre compte de la diversité des esprits, et de leurs différentes complexions ? Pour étudier ce problème je dispose déjà de certains matériaux : à la fin du XVIIe siècle, certaines synthèses médicales s’efforcent de concilier la théorie cartésienne des passions avec la théorie des humeurs pour expliquer la différence entre les esprits. Il m’est déjà apparu que ce champ classique et médical avait été en partie négligé précisément parce qu’il ne s’inscrivait pas sous les problèmes du partage entre mécanisme et animisme. De ce fait, prolonger mon enquête dans cette direction me permettrait d’éprouver ma méthode comparative et de montrer mieux encore combien la lecture croisée des ouvrages médicaux et des grands textes philosophiques révèle les débats masqués par les catégories historiographiques comme celles du mécanisme, de l’animisme et du vitalisme. Cet enjeu me semble d’autant plus important que le voile que ces catégories jettent sur ce qu’elles prétendent éclairer est en partie construit par les savants de l’âge classique.
Je vous remercie de votre attention.