CERPHI

 

Lacan avec Sartre, une reprise des concepts existentiels pour la refondation de la psychanalyse

Thèse sou­te­nue le 30 novem­bre 2010, École Normale Supérieure de Lyon, sous la direc­tion de Pierre-François Moreau

Jury : Mme Christiane Alberti, Guillaume Le Blanc, Sophie Marret-Maleval, Pierre-François Moreau (direc­teur), Frédéric Worms.

Ce tra­vail sur « Lacan avec Sartre, une reprise des concepts exis­ten­tiels pour la refon­da­tion de la psy­cha­na­lyse », est le pro­duit d’une his­toire sub­jec­tive et concep­tuelle qui l’a pré­cé­dée, com­pre­nant à la fois un pre­mier élan et un temps d’arrêt, qui a pu être dépassé grâce à plu­sieurs fran­chis­se­ments. Avant de m’inté­res­ser à la psy­cha­na­lyse et à Lacan, je décou­vre L’Être et le Néant de Sartre l’année de l’agré­ga­tion de phi­lo­so­phie et m’engage très rapi­de­ment par la suite dans un doc­to­rat sur le rap­port à autrui chez Sartre, sous la direc­tion de Jacques Colette. Ce qui me pas­sionne alors chez Sartre, c’est le carac­tère concret de sa phi­lo­so­phie qui me semble trai­ter de l’exis­tence contem­po­raine telle qu’on peut l’éprouver. Alors toute jeune agré­gée, je ne par­viens cepen­dant pas à trou­ver le souf­fle pour mener à terme ce tra­vail sans bien saisir ce qui m’arrête en chemin. La décou­verte de la psy­cha­na­lyse et de l’œuvre de Lacan me conduit alors vers d’autres riva­ges qui para­doxa­le­ment m’éloignent un temps de cette recher­che inau­gu­rale pour mieux me per­met­tre d’y reve­nir mais sur un autre mode.

Je m’aper­çois que Lacan n’est pas « cette pièce maî­tresse de l’artille­rie anti-sar­trienne1 » comme on a pu le dire de lui dans les années soixante, qu’il n’est pas celui qui par­ti­cipa à l’enter­re­ment de l’exis­ten­tia­lisme, ni seu­le­ment le repré­sen­tant du struc­tu­ra­lisme dans son ver­sant scien­ti­fi­que. La psy­cha­na­lyse laca­nienne, telle que je la décou­vre, ne cor­res­pond pas à l’idée d’un struc­tu­ra­lisme désin­carné, pur agen­ce­ment de rap­port et de dif­fé­ren­ces au sein d’un sys­tème sans sujet, et qu’elle fait réson­ner quel­que chose de la phi­lo­so­phie de l’exis­tence à des fins nou­vel­les. Pour ma part, je décou­vre aussi Lacan à tra­vers mon lien à Sartre resté ainsi en sus­pend du fait de l’inter­rup­tion de ce pre­mier tra­vail. Le style à l’occa­sion exis­ten­tiel de Lacan cons­ti­tue pour moi un point d’entrée dans ses textes et son ensei­gne­ment. Le terme de reprise, qui fait partie du titre de ma thèse, concerne le rap­port de Lacan à Sartre, mais aussi mon rap­port à l’objet de ma recher­che. Il s’agit d’une reprise d’un tra­vail anté­rieur délaissé un temps, c’est-à-dire d’un « retour à » Sartre, mais avec quel­que chose de nou­veau, qui est doré­na­vant mon rap­port à la psy­cha­na­lyse et à l’élaboration laca­nienne.

Je choi­sis alors ce sujet dans un contexte de civi­li­sa­tion qui n’est plus le même que celui dans lequel je m’apprê­tais à faire mon doc­to­rat la pre­mière fois. La psy­cha­na­lyse est mise en péril par des nou­veaux modè­les d’intel­li­gi­bi­lité du fonc­tion­ne­ment psy­chi­que et de nou­vel­les concep­tions de l’être humain qui ne reconnais­sent ni la valeur de la parole, ni la néces­sité de la réfé­rence au sujet. Il y a donc un enjeu cru­cial pour la psy­cha­na­lyse qui est de répon­dre de ses fon­de­ments face aux dis­cours qui vou­draient l’enter­rer. Mon tra­vail est une façon de rendre compte de l’expé­rience de l’ana­lyse à partir d’une réflexion sur ses concepts fon­da­men­taux. Mais je dirais aussi qu’il s’agit de rendre compte de la connexion entre psy­cha­na­lyse et phi­lo­so­phie, contre toute dis­jonc­tion entre les deux. Mon propre trajet intel­lec­tuel m’y invi­tait, mais l’œuvre de Lacan aussi. En effet, ce qui me semble propre à Lacan, c’est ce rap­port cons­tant à la phi­lo­so­phie depuis la pers­pec­tive psy­cha­na­ly­ti­que, qui est aussi un rap­port au sujet, même s’il ne s’agit plus du sujet de la cons­cience, mais d’un sujet sub­verti par la décou­verte de l’incons­cient. Précisons que l’ensei­gne­ment de Jacques-Alain Miller a fait valoir la valeur de la réfé­rence sar­trienne tout en remar­quant qu’elle était méconnue dans le champ des études laca­nien­nes. C’est aussi grâce à ses intro­duc­tions à la lec­ture des dif­fé­rents sémi­nai­res que j’ai pu m’orien­ter dans mon propos et par­ve­nir à trou­ver des points d’entrée dans le dis­cours de Lacan par­fois très com­plexe, tout en éprouvant la néces­sité de garder la ligne de ma démons­tra­tion du rap­port à Sartre, non pas seu­le­ment ponc­tuel, mais récur­rent, appa­rais­sant sur le mode d’un inva­riant, mobi­lisé de façon dif­fé­rente à chaque fois.

Les dif­fi­cultés de ce tra­vail ont été de ne pas tirer Sartre du côté d’un pré­cur­seur de Lacan, ni Lacan du côté d’un dis­ci­ple de Sartre. Il s’agis­sait de ne pas faire de cette reprise une néga­tion de la dis­conti­nuité. En effet, ce qui reste de Sartre dans l’énonciation laca­nienne est une reprise sur fond de rup­ture, de dépas­se­ment, de confron­ta­tion, qu’il ne fal­lait pas cher­cher à effa­cer. Sous pré­texte de vou­loir rendre compte d’un rap­port, il fal­lait donc éviter d’opérer un for­çage qui aurait déna­tu­rer le sens même de l’œuvre de Lacan. En effet, la ten­ta­tion s’est pré­sen­tée d’offrir une lec­ture des propos de Lacan qui aurait pu conduire à faire de Lacan un sar­trien qui s’ignore. Or le rap­port à Sartre est d’abord au ser­vice d’une relec­ture de Freud, et s’oppose en même temps à la psy­cha­na­lyse exis­ten­tielle. A cet égard, les remar­ques de Pierre-François Moreau mon direc­teur de thèse me condui­sant à pré­ci­ser qu’il ne s’agis­sait pas d’une reprise de la phi­lo­so­phie exis­ten­tielle elle-même mais seu­le­ment de ses concepts, expor­tés dans un autre champ, m’ont permis à de nom­breux endroits de pré­ci­ser ma thèse et de rester au plus près des for­mu­la­tions de Lacan. De plus, la notion de moment phi­lo­so­phi­que dans la phi­lo­so­phie fran­çaise du XXe siècle, moment de l’exis­tence et moment de la struc­ture, tels que Frédéric Worms les a déga­gés, m’a lar­ge­ment aidé à rendre compte des moda­li­tés de la reprise laca­nienne des concepts sar­triens. Il fal­lait en effet sou­li­gner cette dimen­sion de reprise sur fond d’un chan­ge­ment de para­digme, d’un chan­ge­ment d’époque, et aussi d’un chan­ge­ment de type de savoir. Mon ques­tion­ne­ment a donc pu pren­dre une nou­velle tour­nure dont les enjeux sont deve­nus d’autant plus pas­sion­nants qu’ils pou­vaient aussi au-delà de la psy­cha­na­lyse elle-même, témoi­gner d’un mou­ve­ment de la pensée fran­çaise dont Lacan, nourri des œuvres de Sartre, mais aussi de Politzer et de Merleau-Ponty notam­ment, deve­nait le repré­sen­tant. Ainsi tra­vailler sur la reprise des concepts exis­ten­tiels par Lacan au ser­vice de la refon­da­tion de la psy­cha­na­lyse, c’est ins­crire les avan­cées appor­tées par Lacan dans la psy­cha­na­lyse au sein d’un mou­ve­ment de pensée plus vaste, qui n’est pas seu­le­ment celui du struc­tu­ra­lisme, ni seu­le­ment celui de la psy­cha­na­lyse, mais celui de la ren­contre à tra­vers le dis­cours sin­gu­lier de Lacan de deux grands moments de la pensée fran­çaise du XXe siècle, le moment de l’exis­tence et celui de la struc­ture. L’enra­ci­ne­ment du struc­tu­ra­lisme laca­nien dans la pro­blé­ma­ti­que exis­ten­tielle donne une teinte sin­gu­lière à son élaboration, qui témoi­gne de la psy­cha­na­lyse en tant qu’expé­rience sub­jec­tive concrète.

Une autre dif­fi­culté consis­tait à ne pas se conten­ter de dire ce que Lacan pou­vait emprun­ter à Sartre ici et là, c’est-à-dire à dévoi­ler l’ori­gine exis­ten­tielle de son ins­pi­ra­tion dans tel ou tel écrit, mais à mon­trer en quoi son énonciation elle-même don­nait un autre sens aux concepts sar­triens, une nou­velle vie à ces concepts, au sein de la psy­cha­na­lyse qui n’était pour­tant pas leur Umwelt ori­gi­naire. On pour­rait dire qu’en pas­sant de l’Umwelt de la phi­lo­so­phie à celui de la psy­cha­na­lyse, les concepts sar­triens se sont vus détour­nés par Lacan mais aussi réin­ter­pré­tés, refor­mu­lés, res­sus­ci­tés. Il ne s’agit pas de savoir si l’emprunt que fai­sait Lacan était par­fai­te­ment ortho­doxe du point de vue du sens ini­tial de ces concepts, mais plutôt quelle fonc­tion il leur confé­rait. Ainsi la ques­tion d’une onto­lo­gie phé­no­mé­no­lo­gi­que de l’incons­cient dans la der­nière partie de ma thèse ouvre sur une défi­ni­tion du statut éthique de l’incons­cient qui témoi­gne exac­te­ment du rap­port de Lacan à Sartre : d’un côté, la force des démons­tra­tions de l’auteur de L’Être et le Néant peut être récu­pé­rée au ser­vice d’une phé­no­mé­no­lo­gie de l’incons­cient qui n’est pas sans lien avec celle du Pour-soi comme manque d’être, d’un autre côté, il ne s’agit pas d’en rester à une des­crip­tion mais d’en tirer des consé­quen­ces pour la pra­ti­que elle-même de la cure. Si l’incons­cient est un phé­no­mène, c’est aussi une mani­fes­ta­tion qui conduit à un type de pra­ti­que qui amène Lacan à lui attri­buer un statut éthique.

Enfin, une des dif­fi­cultés fut de conju­guer le mou­ve­ment propre à l’élaboration laca­nienne et la mise en exer­gue de cet inva­riant qu’était le rap­port Sartre. D’un côté, il était donc néces­saire d’entrer dans le che­mi­ne­ment même de la pensée de Lacan mais d’un autre côté, il fal­lait aussi écarter ce qui, tout en étant essen­tiel chez Lacan, ne rele­vait plus d’une reprise des concepts exis­ten­tiels. Il fal­lait à la fois pren­dre en compte le struc­tu­ra­lisme de Lacan mais ne pas se lais­ser empor­ter par un désir d’expli­ci­ta­tion des Séminaires en oubliant le lien aux concepts exis­ten­tiels. Cela m’a amenée à lais­ser sciem­ment de côté cer­tains aspects essen­tiels de la théo­rie laca­nienne comme la ques­tion de la signi­fi­ca­tion phal­li­que, de la for­clu­sion du Nom-du-Père, ou même de l’amour et de la jouis­sance dans leur arti­cu­la­tion à l’angoisse. Néanmoins, cela m’a conduit à rendre compte des moda­li­tés de créa­tion du concept de sujet de l’incons­cient, mais aussi de celui de l’objet petit a, concept inventé par Lacan à partir d’une inter­ro­ga­tion sur l’objet de l’angoisse.

Ainsi, sans tirer Lacan du côté d’une psy­cha­na­lyse néo-exis­ten­tielle, il me fal­lait néan­moins appro­cher l’enjeu de son ensei­gne­ment depuis l’inva­riant qu’était le rap­port à la ques­tion de l’exis­tence et du sujet, dans la mesure où c’était là l’enjeu même du tracé que je vou­lais m’employer à faire appa­raî­tre. Ce tracé pre­nait un sens d’autant plus inté­res­sant qu’il ne por­tait pas sur un ou deux temps de son ensei­gne­ment, mais pou­vait se des­si­ner depuis le pre­mier Lacan struc­tu­ra­liste jusqu’au Lacan confronté aux limi­tes du struc­tu­ra­lisme. J’ai ainsi suivi une ligne qui était celle du sujet : du sujet en proie à la folie, au sujet du regard, en en pas­sant par le sujet qui parle et le sujet angoissé, celui qui ne parle pas. Le Lacan qui s’appuie sur Sartre dans « Les propos sur la cau­sa­lité psy­chi­que », n’est pas le même Lacan que le Lacan ex-com­mu­nié de l’IPA qui évoque l’ana­lyse sar­trienne du regard en 1964 pour rendre compte de la pul­sa­tion tem­po­relle de l’incons­cient. Et pour­tant, c’est la même réfé­rence à L’Être et le Néant qui revient, celle d’une part de la contin­gence d’un choix injus­ti­fia­ble, celle d’autre part de la contin­gence du sur­gis­se­ment de l’incons­cient comme d’un regard sou­dain regardé.

Il m’a donc fallu suivre en plu­sieurs temps logi­ques et chro­no­lo­gi­ques dif­fé­rents moments de l’élaboration de Lacan, en mon­trant en quel sens la même réfé­rence à Sartre, et en par­ti­cu­lier au pre­mier Sartre, venait comme en une reprise renou­ve­lée, servir de nou­veaux enjeux au fur et à mesure des avan­cées de Lacan lui-même. Nous avons ainsi décou­vert com­bien Lacan tout en avan­çant, avec Freud et au-delà de lui, était fidèle à des réfé­ren­ces exis­ten­tiel­les réin­ves­ties au sein de com­bats nou­veaux, contre l’organo-dyna­misme d’Henri Ey, contre l’ego­psy­cho­logy d’Hartmann, contre la phi­lo­so­phie exis­ten­tielle elle-même à propos de l’angoisse, ou enfin pour accou­cher d’une véri­ta­ble phé­no­mé­no­lo­gie de l’incons­cient, condui­sant elle-même à l’idée d’un incons­cient éthique. Cette réfé­rence récur­rente à Sartre, par­fois sur le mode de l’impli­cite, nous a permis de mon­trer qu’il ne s’agis­sait pas sim­ple­ment d’une ren­contre for­tuite au sein d’un Séminaire ou d’un écrit, mais véri­ta­ble­ment, pour­rait-on dire, d’un com­pa­gnon de pensée de Lacan, d’un autre à qui il se confronte, contre qui il se pro­nonce et qu’il ne par­vient pas à oublier.

J’ai choisi ainsi, afin de faire surgir la portée de cette reprise de ponc­tuer l’œuvre de Lacan à partir de quatre grands concepts qui pou­vaient eux-mêmes appa­raî­tre comme des concepts exis­ten­tiels : la liberté (et la folie comme son envers), le sujet (et le moi comme un objet), l’angoisse et son objet concret, et enfin la tem­po­ra­lité de l’incons­cient saisie à partir de l’ana­lyse de ce qu’est un regard.

De façon rétro-active, Sartre nous est apparu comme n’étant pas ce grand-père for­clos pour la géné­ra­tion des pen­seurs struc­tu­ra­lis­tes, mais ce phi­lo­so­phe à la pré­sence para­doxale en son époque, réin­vesti par un psy­cha­na­lyste qui tout en l’admi­rant n’a cessé de tra­vailler à se dépren­dre de la fas­ci­na­tion qu’exer­çait sur lui les ana­ly­ses sar­trien­nes. Si Sartre a intro­duit le concret dans la phi­lo­so­phie fran­çaise, nous avons montré com­ment ce concret avait pris pour Lacan un sens nou­veau : ainsi notre thèse est que la psy­cha­na­lyse laca­nienne au miroir des concepts exis­ten­tiels, appa­raît aussi comme une théo­rie qui rend compte d’une expé­rience sub­jec­tive concrète, celle du drame du sujet, comme l’avait nommé Politzer, qui advient à l’exis­tence à tra­vers un récit. Nous avons décou­vert grâce à cette recher­che en quel sens la contin­gence était deve­nue pour Lacan une des voies d’accès royale à l’incons­cient.

Trotigon P., « Le Dernier métaphysicien », in L’ARC n°30, Jean-Paul Sartre, 1966.