Thèse de Doctorat soutenue à Paris IV Sorbonne le 8 décembre 2008
Sous la direction de Pierre-François Moreau
Notre travail s’inscrit à la suite d’un travail de DEA qui avait porté sur les passions chez Descartes et Spinoza. Cette étude qui avait nécessité également des recherches sur des œuvres philosophiques d’Aristote (la Poétique, le livre II de la Rhétorique), des réflexions sur le rôle chez les stoïciens et la lecture de pièces tragiques, nous a conduit à l’idée d’une relation qui restait à définir entre des philosophies et le théâtre tragique de l’Âge Classique. L’hypothèse qui s’est imposée initialement à nous est que le spinozisme est une philosophie qui a dissous le tragique mais suite à une suggestion de P.-F Moreau, le terme de dissolution a été remplacé par le terme d’effacement. Cette première hypothèse de travail aurait dû donc déboucher sur une monographie consacrée aux procédures d’effacement du tragique dans le spinozisme mais assez rapidement, il nous a paru important d’étendre cette hypothèse à d’autres auteurs de cette époque et d’impliquer également dans la recherche le théâtre tragique du XVIIe siècle (et plus particulièrement, les pièces et les écrits théoriques de Corneille et de Racine). Le titre définitif de la thèse est donc devenu : Descartes, Pascal, Spinoza et la question de l’effacement du tragique.
Ce changement de titre n’a pas eu seulement des conséquences d’ordre quantitatif par l’ajout de deux autres philosophes. Il a complexifié l’hypothèse initiale. Si au départ, il s’agissait simplement d’étudier dans le corpus spinoziste les relations entre des œuvres et le tragique et d’y repérer des procédures d’effacement, il s’est agi, après avoir pris cette décision philosophique, de voir dans ces philosophies, des philosophies proposant chacune à leur manière des solutions au tragique qui seraient des solutions alternatives au procédé aristotélicien de la catharsis, repris par les Classiques malgré son obscurité. Ces philosophies seraient même plus heureuses que le théâtre dans les résolutions pouvant être apportées au tragique.
Pour ce faire, il a fallu prendre en compte une série de difficultés.
Le premier problème a fait l’objet d’un traitement qui a impliqué une réflexion sur le statut du texte philosophique : le discours philosophique se réduit-il à sa pure littéralité ? Si tel est le cas, la question du tragique n’a pas à être posée, l’idée de tragique n’affleurant pas directement à la surface des textes. Ce problème a été résolu par un jugement critique porté sur toute approche purement positiviste des textes à partir d’un prolongement donné à la conception deleuzienne de la philosophie : la philosophie pensée comme étant une activité créant des concepts ne peut se réduire aux seuls concepts qu’elle crée ; les effets qu’ils produisent autorisent des conceptualisations qui ne sont pas explicitement présentes dans le texte.
Le deuxième problème a trait à ce qui pouvait justifier un rapprochement entre le théâtre et la philosophie. Il a été établi que les relations idéales mises en lumière en son temps par Cassirer entre Corneille et Descartes pouvaient s’étendre au théâtre tragique et à d’autres philosophies de cette époque, celles de Pascal et Spinoza notamment. Ces philosophies, par des procédures de résolution du tragique, proposent une alternative au procédé souvent jugé obscur de la catharsis. Les philosophies seraient, plus à même que le théâtre tragique, de remédier au péril du tragique. Il a donc fallu repérer dans leurs œuvres ce qui pouvait justifier un point de vue critique sur les conditions de la représentation théâtrale.
Le troisième problème implique que soit justifié un tel choix d’auteurs. Deux raisons expliquent un tel choix. Primo, ces doctrines sont sans doute les doctrines les plus impliquées dans le tragique, sans qu’il s’agisse forcément de voir en elles des philosophies tragiques. Secundo, elles contribuent également à déplacer la question de la résolution sur un autre terrain. Il ne s’agit plus de savoir qui, du théâtre ou de la philosophie, est le plus efficace, il s’agit de savoir qui, de la raison ou de la foi, donne la règle à suivre, sachant que l’on peut se demander si le tragique s’efface vraiment.
Pour répondre à ces trois problèmes, il a fallu s’entendre sur ce qui peut définir le tragique pour un homme du XVIIe siècle. Si pour un homme de l’Antiquité, il a trait au péril de la démesure qui expose à la vengeance des forces divines, il a une autre forme pour un homme de l’Âge Classique. Il se définit à partir de relations – disproportionnées entre sa nature et ses fins (Pascal), – entre l’état du savoir et les ambitions de la raison (Descartes), – entre l’homme et son rapport inégal avec la Nature (Spinoza) et d’une thématique complexe impliquant les couples conceptuels capacité/incapacité ; impuissance/puissance et possibilité/impossibilité. En résumé, le tragique menace quand l’individu qui peut répondre à ce à quoi il est disposé par sa nature ou son être, se mesure d’abord à des formes d’incapacité ou d’impuissance, dans lesquelles sont mêlés l’impossible et le possible.
Un quatrième problème a surgi à partir de cette définition générale du tragique. Pour commencer, il a fallu à partir des œuvres retenues dégager pour chacune d’elle l’idée de tragique ; ce qui, pour certaines œuvres, a conduit à des conceptualisations différentes du tragique. Ensuite, il a fallu s’interroger sur les modalités de résolution du tragique. Comme le terme d’effacement n’était pas toujours adéquat, d’autres termes ont été mobilisés, notamment les termes de libération, d’évitement ou de dépassement.
Le cinquième problème a porté sur l’organisation générale du travail, à savoir le plan à adopter et les œuvres à impliquer dans la démonstration. L’approche des trois philosophes s’est organisée à partir d’un problème général les touchant et impliquant le tragique. Pour Descartes, la question a porté sur les voies à emprunter pour que la raison se rende capable des fins auxquelles elle est ordonnée ; pour Pascal, il s’est agi d’établir comment l’homme peut se déterminer autrement qu’à partir d’une condition irrémédiablement tragique. Pour Spinoza, l’accent a été mis sur les conditions d’acquisition de la puissance. Il en a découlé pour le démarrage de chaque partie la prise en compte de l’œuvre où ces questions ont trouvé à se formuler pour la première fois, les Olympica pour Descartes, le Court Traité pour Spinoza et les textes qui, chez Pascal, l’impliquent dans la vision tragique des Jansénistes. Pour le théâtre, le choix s’est fait à partir des textes de théoriciens de cette époque, et de ceux de Corneille et Racine. Dans ce projet, quatre études de commentateurs furent d’une précieuse lecture pour la mise en œuvre de la démonstration : l’ouvrage de Saverio Ansaldi portant sur Spinoza et le Baroque, l’étude de Tony Gheeraert sur la Catharsis impensable, l’article que J.-L. Marion consacre au renversement sémantique de la notion de capacité au XVIIe siècle, enfin le commentaire que P.-F. Moreau fait du proemium du TIE.
La première partie de ce travail a cherché à répondre à un triple objectif. Etablir pour commencer des relations concevables entre ces philosophies et le théâtre à partir d’un discours qu’elles autorisent sur le théâtre, la représentation ou la théâtralité et établir les limites que ces philosophies assignent à la représentation théâtrale. Puis il s’est agi de voir le nouveau cadre donné à la catharsis à partir des conditions nouvelles de la représentation. La primauté donnée au voir sur l’entendre fait dépendre la catharsis d’une relation entre le spectateur et un spectacle qui se donne à voir et qui est adapté à ses capacités visuelles. La purgation s’effectue donc à partir de ses capacités de réception visuelles. Pour finir, à partir de l’étude de trois pièces traitant de la même thématique, le point a été fait sur le type de tragique à l’œuvre sur les scènes théâtrales de cette époque. Que pouvait être le tragique donné à voir dans les théâtres ?
Les trois autres parties ont cherché à montrer en quoi Descartes, Pascal et Spinoza proposent une alternative au procédé de la catharsis à partir de procédures d’effacement ou de dépassement du tragique.
La partie sur Descartes a pris comme point de départ le texte des Olympica compris comme venant se substituer à la science admirable qui avait d’abord suscité l’enthousiasme dans l’esprit du jeune Descartes et qui exprime un tragique de la raison : ne pas pouvoir naître à elle-même en raison de difficultés faisant émerger l’impossibilité dans une tâche jugée initialement possible et à laquelle la raison ne peut renoncer. Puis cette problématique poursuivie et affinée par Descartes a été étudiée à partir des œuvres ultérieures. Mais cette question n’a pas fait l’objet d’un traitement linéaire et progressif. Il y a des œuvres qui ont une position tragique et des textes qui ont une position non tragique. Les lettres de 1630 et leur “ouverture tragique”, le Discours de la Méthode et les Meditationes sont à ranger dans la première catégorie ; les Regulae dans la seconde ; les textes cartésiens sur la morale ont eux une position plus intermédiaire puisque tout en assurant la promotion d’une morale résolument non tragique, ils permettent de dégager des aspects essentiels du tragique. Il est apparu que les procédures de résolution du tragique étaient variables. Par exemple, dans la morale par provision, le tragique est affaire d’évitement ; dans la morale ultérieure, il est plutôt affaire d’effacement. Ces procédures d’évitement et d’effacement conçues à partir d’une raison au fait de ses limites, de ses capacités et de ses règles d’exercice, offrent une alternative claire et distincte à la catharsis.
La partie sur Pascal est la partie à la faveur de laquelle se conçoit le déplacement de la problématique initiale sur un autre terrain. L’effacement du tragique, privilège de la raison, n’est pas concevable pour Pascal, dans la mesure où, pour lui, le tragique lié au péché ne peut être effacé. Pour lui, il ne peut être question que d’un dépassement du tragique puisqu’il est impossible à l’homme d’en revenir à sa première nature, celle qu’il avait avant le péché et dont sa seconde nature garde des traces. Qu’elle n’ait point été complètement effacée explique que sa condition soit tragique et non simplement dramatique : comment retrouver un état dont il garde une trace mais qu’il ne peut clairement percevoir en raison de l’obscurcissement de ses facultés ? Trois orientations ont été suivies dans cette partie. Il a fallu préciser en quoi consistait le tragique chez Pascal, étant donné ses liens avec les Jansénistes ; le travail a conclu à l’originalité du tragique pascalien dans sa formulation et dans sa présentation tout en précisant qu’il reste malgré tout tributaire des grands thèmes jansénistes : le péché, la grâce, (...). Sa conception du tragique a été précisée dans un second temps à partir des Pensées : liée à la condition de l’homme, cette idée est construite sur les thèmes du caché et du visible, puis elle se précise à partir de leurs effets sur l’agir de l’homme et de son histoire. Le caché pour l’homme amputé et privé de Dieu ; le visible notamment pour tout ce qui porte l’empreinte de cette condition. Trois conceptions du tragique ont été ainsi dégagées : 1) Un tragique de condition, 2) Un tragique d’aveuglement 3) Ce qu’on pourrait nommer paradoxalement un tragique non tragique puis dans un troisième temps, la question du dépassement est abordée à partir de la foi, de la religion chrétienne et de la place centrale du Christ qui seules proposent des solutions au tragique.
Avec Spinoza, on est revenu à des procédures de résolution produites par la raison. Comme chez Descartes, il n’y a pas chez Spinoza de traitement linéaire du tragique. Il ne se formule pas forcément sur les mêmes bases selon les œuvres et les procédures de résolution ne sont pas forcément toujours les mêmes. Dans le Court Traité, il se conçoit dans le plan métaphysico-éthique, dans le TIE, dans un plan éthico-épistémologique, dans le TTP, dans le plan de l’histoire, dans l’Ethique, il a une assise anthropologique et cosmologique. Il en résulte, malgré une problématique commune, des définitions nombreuses du tragique et des procédures de résolution relevant de l’évitement comme dans le Court Traité, de la libération comme dans le TTP ou de l’effacement comme dans l’Ethique.
Cette démonstration nous a permis de mettre en perspective les points suivants : il n’y a pas de séparation entre les questions traitées au théâtre et celles traitées par les philosophes ; les traitements philosophiques du tragique sont plus efficaces que ceux qui sont à l’œuvre au théâtre ; l’idée de tragique qui se conçoit à partir des œuvres philosophiques de Descartes, Pascal et Spinoza est plus large que celle qui est propre au théâtre de leur temps où elle est réduite à ses aspects ethico-politiques. Ces penseurs lui ont en effet donné une place dans les domaines métaphysique, épistémologique et anthropologique. Là est sans doute la raison de cet avantage qu’ils ont sur les auteurs et les théoriciens du théâtre : leur idée du tragique est plus adéquate à la situation de l’homme du XVIIe siècle mais cela explique également le déplacement de la problématique exposée plus haut. Qui, de la raison ou de la foi, est la mieux placée pour résoudre le tragique ? Ces questions, quel que soit le lieu où elles se posent, n’en montrent pas moins la relation qu’il y a entre le tragique et la raison. Que deux parmi les plus grandes époques de la philosophie aient été des siècles où la tragédie a été florissante ne suffit pas ; encore faut-il les explorer : c’est ce que nous sommes proposé de faire dans ce travail en limitant cette recherche à la philosophie et au théâtre à l’Âge Classique.