CERPHI

 

Descartes et les cartésianismes. De prismes en prismes. (Physiologie et psychologie. L’empirisme cartésien aux miroirs cousiniens)

HDR sou­te­nue le 1er décem­bre 2012

Jury : François Duchesneau (Université de Montréal), Jacqueline Lagrée (Université de Rennes 1), Denis Kambouchner (Université de Paris 1), Pierre-François Moreau (ENS de Lyon, Directeur), Theo Verbeek(Université d’Utrecht), Patrice Vermeren (Université de Paris 8)

Monsieur le Président,

Madame et Messieurs les mem­bres du jury,

1/ J’ai com­mencé mes recher­ches en tra­vaillant sur Descartes et Malebranche et sur leur concep­tion de l’union et de la dis­tinc­tion de l’âme et du corps. Ce tra­vail abou­tit à une thèse sou­te­nue en 2003 et au livre qui en était issu en 2009. Pour com­pren­dre ce qu’ils disent sur l’âme et le corps, j’ai lu les méde­cins de leur temps. Car il m’appa­rais­sait impos­si­ble d’étudier ceux qui écrivent en prise sur une science, sans connaî­tre les enjeux et le lexi­que de cette science.

Cette démar­che entraî­nait d’impor­tants réa­mé­na­ge­ments par rap­port au dis­cours « clas­si­que » sur la méta­phy­si­que.

D’une part, cette der­nière ne pou­vait plus être consi­dé­rée comme indé­pen­dante des muta­tions affec­tant au même moment les champs du savoir reliés à une pra­ti­que expé­ri­men­tale. La méta­phy­si­que nou­velle devait rendre raison de cette expé­rience dans sa diver­sité, mais elle devait aussi en tenir compte, en l’infor­mant et en étant infor­mée par elle, et c’étaient ces allers et retours qui m’inté­res­saient.

On ne pou­vait donc plus envi­sa­ger les thèses méta­phy­si­ques comme fixées d’avance et une fois pour toute, ou comme « fon­da­tri­ces » au sens où cette pri­mi­ti­vité serait a priori fermée à toute évolution. Et ce nou­veau regard per­met­tait de dis­tin­guer, de l’arbre du savoir d’un phi­lo­so­phe à celui d’un autre, et par­fois même au sein d’un même arbre, en fonc­tion des moments, des équilibres dif­fé­rents entre les raci­nes, le tronc et les bran­ches.

Alors que Descartes réa­mé­na­geait, sinon ses thèses, du moins sa manière de les expo­ser et le point de vue où il se pla­çait pour les expli­ci­ter, au gré des ques­tions que venait lui poser cette pra­ti­que, il m’appa­rais­sait ainsi que Malebranche choi­sis­sait davan­tage, dans les décou­ver­tes phy­sio­lo­gi­ques récen­tes, celles qui illus­traient des déci­sions méta­phy­si­ques anté­rieu­res. Ce qui se jouait n’était donc rien de moins que ce que Jean-Toussaint Desanti, dans La phi­lo­so­phie silen­cieuse, nomme un « pro­blème épistémologique » : le moment où une science, non encore déve­lop­pée (la phy­sio­lo­gie ici), en appelle à la phi­lo­so­phie (pre­mière) pour effec­tuer des déci­sions qu’elle n’intè­gre pas encore. Suivant les moments, Descartes pou­vait être amené à mettre l’accent sur la dis­tinc­tion ou sur l’union ; quand Malebranche, au gré des dif­fi­cultés ren­contrées dans la récep­tion de ses textes, pre­nait du champ par rap­port aux ques­tions phy­sio­lo­gi­ques et à leur fort poten­tiel sub­ver­sif.

Outre l’impor­tance des corpus médi­caux, la thé­ma­ti­que de l’union de l’âme et du corps me fit mesu­rer celle de nom­breux auteurs géné­ra­le­ment consi­dé­rés comme « mineurs ».

Tout d’abord, et y com­pris lorsqu’ils se dis­tin­guaient de Descartes, ces auteurs cons­ti­tuaient d’excel­lents miroirs gros­sis­sants pour exhi­ber les points de frac­ture et les contra­rié­tés du sys­tème de départ. En ver­ba­li­sant ce qu’ils consi­dé­raient comme étant resté mal pensé ou ina­chevé, sou­vent au regard des maniè­res contras­tées dont la récep­tion s’en était empa­rée, ils sou­li­gnaient que Descartes n’avait pas expli­cité, ou pas de cette manière, les points consi­dé­rés. En indi­quant leur « bonne » manière de lire les textes, ils réou­vraient ainsi, par contre­coup, d’autres lec­tu­res pos­si­bles dans ces der­niers.

Le deuxième inté­rêt de ces auteurs consis­tait à exhi­ber, entre les deux corpus « majeurs » envi­sa­gés (ici, Descartes et Malebranche), un point commun ou une dif­fé­rence que l’on ne ver­rait pas, ou pas aussi clai­re­ment, sans cela. L’inter­valle qui sépare deux grands phi­lo­so­phes se révé­lait donc n’être pas un espace vide. Il consis­tait au contraire en un tissu fourni, où s’éprouvaient les forces de la concep­tua­lité, ses dif­fi­cultés, ses confron­ta­tions à des ques­tions nou­vel­les et ses ten­ta­ti­ves diver­ses de réso­lu­tion.

Plusieurs arti­cles et un autre livre (Descartes. Une poli­ti­que des pas­sions) m’ont permis d’éprouver et de conso­li­der ces hypo­thè­ses.

Le « mineur » le plus cen­tral dans ces dif­fé­ren­tes contri­bu­tions est sans aucun doute Regius. Le retour aux dis­pu­tes de phy­sio­lo­gie sou­te­nues à l’Université d’Utrecht à l’arti­cu­la­tion des années 1630 et 1640, sur fond de dis­cus­sion de la cin­quième partie du Discours de la méthode et des Essais, par­ti­cu­liè­re­ment de la Dioptrique, contex­tua­li­sait autre­ment les Méditations méta­phy­si­ques ; la que­relle d’Utrecht redon­nait toute leur place aux Principes (que Descartes appelle « ma Philosophie » tout au long de cette que­relle), par rap­port à ces Méditations ; et la méta­phore de l’arbre du savoir revê­tait son sens plein sur le fond de la paru­tion contro­ver­sée des Fundamenta Physices, bien­tôt réé­crits et aug­men­tés en Philosophia natu­ra­lis.

Mais on ne voyait pas seu­le­ment les thèses de Regius irri­guer de l’inté­rieur cer­tains choix de Descartes ; on pou­vait en outre en suivre l’influence sur ses prin­ci­paux cor­res­pon­dants (notam­ment Élisabeth) et jusque chez Malebranche lui-même, qui mobi­li­sait, non comme des repous­soirs mais comme les seuls argu­ments sus­cep­ti­bles de rendre raison de la condi­tion déchue de l’âme, cer­tai­nes ana­ly­ses de Regius et de Gassendi.

On s’expli­quait ainsi beau­coup mieux les réin­ves­tis­se­ments contras­tés de pans entiers du male­bran­chisme, dans l’édification des maté­ria­lis­mes des Lumières.

À tra­vers un exem­ple sin­gu­lier, c’étaient ainsi les équilibres usuels et sco­lai­res de l’his­to­rio­gra­phie du car­té­sia­nisme, qui se trou­vaient bous­cu­lés.

2/ Les dif­fi­cultés et enjeux pro­pres à ces ana­ly­ses m’ame­nè­rent natu­rel­le­ment à étudier la cons­ti­tu­tion de cette his­to­rio­gra­phie sco­laire et les outils mobi­li­sés, sans tou­jours être théo­ri­sés comme tels, à cet effet ; elles me condui­si­rent en outre à pro­blé­ma­ti­ser l’his­toire de cette his­to­rio­gra­phie.

À cet égard, le rôle de Victor Cousin et de son entou­rage m’est apparu comme déci­sif.

Décidant des pro­gram­mes des ensei­gne­ments et des concours de recru­te­ment, ainsi que de leur liste de « bons » auteurs, ins­ti­ga­teur des nomi­na­tions des pro­fes­seurs à l’Université et dans les lycées, par sélec­tions par­ci­mo­nieu­ses dans les rangs des fidè­les de son « régi­ment », Cousin édifia en effet une phi­lo­so­phie offi­cielle, étatique et auto­ri­taire, au sens de réso­lu­ment hos­tile à l’expres­sion libre de toute forme d’hété­ro­lo­gie.

Cette phi­lo­so­phie se laisse sché­ma­ti­que­ment décrire dans les termes d’un spi­ri­tua­lisme pro­mou­vant les vertus fon­da­tri­ces d’un cogito car­té­sien, dont il s’agit de com­bat­tre l’inter­pré­ta­tion abs­traite et de réha­bi­li­ter, contre un baco­nisme dénoncé comme se limi­tant aux scien­ces natu­rel­les, la dimen­sion de part en part expé­ri­men­tale.

Elle me posa ainsi, d’emblée, deux ques­tions mas­si­ves et étroitement imbri­quées l’une dans l’autre. La pre­mière était rela­tive au statut et aux enjeux de cette reven­di­ca­tion « empi­riste », du côté cou­si­nien. La seconde inter­ro­geait les consé­quen­ces de l’expli­ci­ta­tion d’une telle exi­gence, pour la com­pré­hen­sion de l’his­to­rio­gra­phie du car­té­sia­nisme.

Je vais sérier les dif­fi­cultés et enjeux prin­ci­paux liés à cha­cune d’elle.

Tout d’abord, le prisme de la phi­lo­so­phie de l’expé­rience nous four­nis­sait un moyen effi­cace de dépas­ser une alter­na­tive dont mes tra­vaux anté­rieurs avaient montré qu’elle ne ren­dait pas raison de la com­plexité des phi­lo­so­phies de l’âge clas­si­que : l’oppo­si­tion entre un empi­risme sou­vent com­pris comme maté­ria­lisme, d’une part, et un idéa­lisme « pur », de l’autre.

Sur cette oppo­si­tion théo­ri­que s’en gref­fait une seconde, poli­ti­que cette fois, entre, d’un côté, une her­mé­neu­ti­que « libé­rale », pro­mou­vant une inter­pré­ta­tion contour­nant les ques­tions rela­ti­ves à la phi­lo­so­phie natu­relle, pour requa­li­fier l’ensem­ble « phi­lo­so­phie » en une psy­cho­lo­gie empi­ri­que pré­si­dant à l’élaboration d’une onto­lo­gie ;

et, de l’autre côté, une her­mé­neu­ti­que « de gauche », sou­vent « marxiste », dénon­çant l’occulta­tion, dans l’his­to­rio­gra­phie cou­si­nienne, de toutes les formes de cette phi­lo­so­phie « impure » dont le dix-hui­tième siècle fran­çais marqua la consé­cra­tion.

Si ma for­ma­tion phi­lo­so­phi­que comme mon enga­ge­ment per­son­nel me fai­saient davan­tage prêter atten­tion à la seconde bran­che de l’alter­na­tive, et com­pren­dre ce qu’une inté­rio­ri­sa­tion com­plète des cri­tè­res cou­si­niens pou­vait nous faire man­quer pour penser une his­toire des idées que l’on qua­li­fie­rait aujourd’hui de « radi­cale », il me sem­blait, aussi, que le point de vue exclu­sif des « cen­su­res » que Cousin fit peser sur cette his­to­rio­gra­phie, ne suf­fi­sait pas à res­sai­sir le projet géné­ral de ces mil­liers de pages, par­fois réé­cri­tes jusqu’à sa mort.

L’inté­rêt le plus mani­feste d’une étude serrée de ce corpus me sem­blait ainsi rési­der dans la pos­si­bi­lité d’y retrou­ver à l’œuvre, de façon « secrète », par­fois, mais mani­feste, tou­jours, dans des textes et un contexte précis, un dia­lo­gue ouvert entre deux camps reven­di­quant en réa­lité le même mono­pole : celui de la phi­lo­so­phie de l’expé­rience, mais dans des équilibres, des appli­ca­tions et avec des enjeux bien dif­fé­rents.

Outre la recons­ti­tu­tion puis la sélec­tion du corpus per­ti­nent (plu­sieurs éditions cor­ri­gées du même texte, sur plu­sieurs années, des mémoi­res, des dis­cours, des arti­cles, des comp­tes-rendus de séan­ces, mais aussi bon nombre de docu­ments d’archi­ves iné­dits, obli­geant à pro­blé­ma­ti­ser des stra­té­gies et à penser des évolutions), la dif­fi­culté s’est alors avérée triple.

D’une part, il conve­nait de recons­ti­tuer le cadre sur fond duquel les inter­ro­ga­tions cou­si­nien­nes étaient sus­cep­ti­bles de pren­dre tout leur sens. Et les filia­tions pos­si­bles ne man­quaient pas. De Laromiguière à Maine de Biran, en pas­sant par les Écossais et les influen­ces venues d’outre-Rhin, chaque phi­lo­so­phie contem­po­raine sem­blait avoir apporté sa contri­bu­tion à l’édification d’un éclectisme qui se dis­sol­vait alors dans une géné­ra­lité vague.

L’ana­lyse de l’Histoire com­pa­rée des sys­tè­mes de phi­lo­so­phie, de Degérando, qui connut 4 éditions de 1804 à 1847, m’appa­rut dès lors comme un moyen par­ti­cu­liè­re­ment oppor­tun pour penser ce cadre et res­sai­sir, par réfrac­tions suc­ces­si­ves, l’ori­gi­na­lité de la posi­tion de Cousin et ses évolutions.

D’une part, L’Histoire com­pa­rée se cons­trui­sait autour de cla­ri­fi­ca­tions ter­mi­no­lo­gi­ques déci­si­ves, révé­la­tri­ces de la pres­sion d’un contexte qui accom­pa­gna la montée en chaire de Cousin. Contre un empi­risme confi­nant à un maté­ria­lisme si exces­sif que l’his­to­rio­gra­phie pei­nait à en four­nir des exem­ples, et un idéa­lisme « pur », perdu de l’autre côté de la balance, dans les rêve­ries d’un Descartes trop « abs­trait », Degérando reven­di­quait une « phi­lo­so­phie de l’expé­rience » médiane, ins­pi­rée de Bacon, comme prisme fécond pour repen­ser les sub­ti­li­tés et les dif­fé­rents équilibres de l’ensem­ble des phi­lo­so­phies du passé, et pro­mou­voir au pré­sent les vertus d’une assem­blée scien­ti­fi­que comme celle de l’Académie de Berlin.

D’autre part, l’appro­che du corpus car­té­sien et de ses dif­fé­ren­tes récep­tions, par cette lor­gnette de la phi­lo­so­phie de l’expé­rience, des­si­nait les contours de ce qui man­quait, sinon à Descartes, du moins au Descartes de Cousin, pour servir lui aussi cette phi­lo­so­phie expé­ri­men­tale. En l’occur­rence : une étude incluant les textes de phy­si­que et de phy­sio­lo­gie, les textes polé­mi­ques et la cor­res­pon­dance, par­ti­cu­liè­re­ment avec Élisabeth, ou encore le traité des Passions de l’âme, plutôt qu’une appro­che exclu­sive à partir du Discours de la méthode, auquel on pré­fère ôter les Essais, et des Méditations méta­phy­si­ques, dont on oublie la sixième, bref, une des­crip­tion pré­cise de ce Descartes même que j’avais anté­rieu­re­ment choisi de placer au cœur de mes recher­ches.

Les dif­fé­ren­ces entre les éditions suc­ces­si­ves de L’Histoire com­pa­rée per­met­taient à la fois de suivre l’évolution de Degérando qui, dans l’édition pos­thume de 1847, allait clai­re­ment dans le sens d’une réin­ser­tion de la bran­che phy­sico-phy­sio­lo­gi­que au cœur de l’arbre phi­lo­so­phi­que, et de donner un sens aux stra­té­gies cou­si­nien­nes, consis­tant à pren­dre en compte ou à reje­ter, à inflé­chir ou à cor­ri­ger, des argu­ments tra­ver­sés par la montée en puis­sance des his­to­rio­gra­phies concur­ren­tes, par­fois au sein de son propre camp. Elles don­naient du sens à la grande dif­fé­rence que j’avais pu cons­ta­ter entre le Descartes sur lequel je tra­vaillais, et un autre Descartes, méta­phy­si­cien « dua­liste », dont je savais main­te­nant, en partie, d’où il pro­ve­nait.

Le retour à ces pre­miè­res his­to­rio­gra­phies fran­çai­ses com­plexi­fiait le pay­sage. Mais en en éclairant la genèse, il per­met­tait aussi d’en res­sai­sir toute l’actua­lité.

2/ La seconde dif­fi­culté à laquelle je me trou­vais confron­tée concer­nait la per­ti­nence des « caté­go­ri­sa­tions » des intel­lec­tuels de cette période, comme des « pros » ou des « anti » cou­si­niens.

Car les dis­cours les plus ouver­te­ment « adver­ses » fai­saient eux-aussi fond sur la parole cou­si­nienne. Ils n’étaient donc pas les autres abso­lus de cette parole, mais se cons­ti­tuaient encore, y com­pris dans leur oppo­si­tion, dans l’écho de cette der­nière. Il s’agis­sait alors de savoir jusqu’à quel point ils en réin­ves­tis­saient le lexi­que, pour le remo­de­ler et le dépla­cer.

Ensuite, ceux qui étaient dési­gnés comme des « pro » cou­si­niens l’étaient le plus sou­vent, soit par Cousin lui-même, soit par ses oppo­sants, donc dans une entre­prise de démar­ca­tion des fron­tiè­res dont le « dedans » et le « dehors » étaient de part en part polé­mi­ques.

La figure de Jouffroy était de ce point de vue inté­res­sante : il sou­li­gnait lui-même ne s’être jamais réclamé de l’ « école » de Cousin ; il était pour­tant annexé par ce der­nier, à la fois dans un éloge funè­bre et par le pro­ces­sus de cen­sure de ses écrits bien dénoncé par Leroux ; mais il était aussi, pour toutes ces rai­sons, récu­péré par le camp de Leroux et rejeté par cer­tains cou­si­niens. Il était alors dépeint comme un anti-dog­ma­ti­que, ayant des sen­si­bi­li­tés socia­lis­tes voire maté­ria­lis­tes.

Si l’on prend main­te­nant l’exem­ple de Damiron, nous voici en pré­sence d’un homme sou­vent décrit comme mou, consen­suel, ser­vile et effacé der­rière l’ombre écrasante du Maître. Or l’examen des écrits de celui qui fut le seul à s’atte­ler à la rédac­tion de l’his­toire « offi­cielle » de la phi­lo­so­phie du XVIIe siècle, révèle de tout autres nuan­ces, qui elles aussi enga­gent une concep­tion sin­gu­lière des équilibres qu’il convient d’ins­tau­rer, au sein de la nou­velle science de l’homme, entre les « dis­ci­pli­nes » et les « métho­des » phy­sio­lo­gi­que et psy­cho­lo­gi­que.

Aussi m’appa­rut-il à la fois dif­fi­cile et déci­sif de penser pour elles-mêmes ces ten­sions, et de me mon­trer atten­tive aux dif­fé­ren­ces voire aux dis­cours hété­ro­doxes, y com­pris chez ceux que le chef d’école pré­sen­tait comme ses lieu­te­nants les plus fidè­les.

Troisièmement et enfin, la dif­fi­culté était de retra­cer la trame d’un dia­lo­gue de la parole auto­ri­taire elle-même avec cet adver­saire qu’elle s’évertuait à baillon­ner, mais qu’elle n’avait en aucune façon ignoré.

C’est ici que les ques­tions phy­sio­lo­gi­ques, par­ti­cu­liè­re­ment celles qui étaient rela­ti­ves au prin­cipe vital, sont de nou­veau, dans mon par­cours intel­lec­tuel, appa­rues comme les plus oppor­tu­nes.

Il y avait à cela des rai­sons à la fois conjonc­tu­rel­les et théo­ri­ques : l’influence encore très forte des idéo­lo­gues ; l’atten­tion scru­pu­leuse appor­tée à ces ques­tions par des maî­tres avérés du spi­ri­tua­lisme comme Biran ; les pro­vo­ca­tions fra­cas­san­tes de Broussais, contre ce spi­ri­tua­lisme phi­lo­so­phi­que fomen­tant un onto­lo­gisme médi­cal délé­tère pour la pra­ti­que ; les affron­te­ments de plus en plus forts, au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle, entre les spi­ri­tua­lis­tes ration­nels et les spi­ri­tua­lis­tes théo­lo­giens, entre les par­ti­sans de l’école de Paris et les Montpelliérains, et entre les dif­fé­ren­tes sen­si­bi­li­tés au sein de ces quatre camps, à coups de réfé­ren­ces phi­lo­so­phi­ques dans les­quel­les Descartes jouait tou­jours un rôle déci­sif ; les débats et com­bats, enfin, entre les dif­fé­ren­tes aca­dé­mies, mais aussi entre méde­cins et phi­lo­so­phes, au sein des mêmes aca­dé­mies ; tout cela contri­buait à tisser la trame d’un contexte com­plexe dans lequel se croi­saient les fils expé­ri­men­taux et his­to­rio­gra­phi­ques.

Les véri­ta­bles enjeux des dif­fé­rents dia­lo­gues recons­ti­tués dans notre mémoire inédit, étaient ainsi rela­tifs à la défi­ni­tion et au mono­pole du véri­ta­ble ratio­na­lisme, qui réu­nis­sait les deux camps face aux spi­ri­tua­lis­tes théo­lo­giens et aux par­ti­sans d’un retour aux formes et aux qua­li­tés en science.

Et ce débat entrai­nait une réflexion sur l’his­to­rio­gra­phie du car­té­sia­nisme la plus oppor­tune pour servir ce projet.

J’en viens donc aux enjeux qui concer­nent plus spé­ci­fi­que­ment cette his­to­rio­gra­phie.

L’his­toire cou­si­nienne du car­té­sia­nisme, c’est chose notoire, repose sur le choix de cer­tains textes contre cer­tains autres, de cer­tai­nes tra­duc­tions et de cer­tains pris­mes (celui de la per­sé­cu­tion par exem­ple), réfrac­tés dans une actua­lité brû­lante où ils devien­nent des armes contre les assauts du « sen­sua­lisme » sous toutes ses formes. Platon peut alors venir au secours de Descartes, Malebranche, être dénoncé pour ses sen­si­bi­li­tés spi­no­zis­tes le fai­sant virer au pan­théisme, et Leibniz, jouer alter­na­ti­ve­ment le rôle de contre­poids au spi­no­zisme et à un empi­risme issu de Locke, ou bien de ten­ta­tion « ani­miste », lorsqu’on consi­dère les impli­ca­tions extrê­mes de l’har­mo­nie préé­ta­blie d’un côté ou de la mona­do­lo­gie, de l’autre, et les dif­fi­cultés que l’on peut ren­contrer à les arti­cu­ler.

L’his­toire cou­si­nienne du car­té­sia­nisme, ainsi, pour­rait se lais­ser décrire par trois carac­té­ris­ti­ques.

Tout d’abord, il ne s’agit pas tant d’une his­toire fic­tion­nelle, que d’une his­toire roman­cée, par­tiale parce que volon­tai­re­ment par­tielle et regar­dant par un seul petit bout de la lor­gnette. Il n’y a donc pas fic­tion parce que le point de vue adopté est en un sens celui de Descartes, ou d’un cer­tain Descartes voire d’une cer­taine récep­tion consi­dé­rée comme fidèle à Descartes (lors­que Cousin reprend sans le dire les titres ajou­tés par Clerselier au traité de L’Homme, au lieu de citer le texte de L’Homme lui-même, par exem­ple). Mais il y a mise en roman, parce que ce point de vue n’est pas seu­le­ment dési­gné comme la « bonne » lec­ture des textes. Il devient le seul pos­si­ble et ferme tous les autres.

Deuxièmement, l’his­toire cou­si­nienne du car­té­sia­nisme est une his­toire théâ­tra­li­sée. Elle l’est du côté du met­teur en scène, qui en est aussi le prin­ci­pal comé­dien. Toutes les des­crip­tions qui nous sont don­nées de sa per­sonne et de ses cours mon­trent à quel point il avait à cœur d’impres­sion­ner, au sens male­bran­chiste du terme, les ima­gi­na­tions échauffées de son audi­toire, par des dis­cours gran­di­lo­quents. On en retrouve l’ora­lité dans une prose nous appa­rais­sant aujourd’hui comme dif­fi­ci­le­ment conci­lia­ble avec cette même appro­che « scien­ti­fi­que » des textes qu’il était le pre­mier à reven­di­quer. Mais sur­tout, cette his­toire est théâ­tra­li­sée, parce qu’elle met en scène ses « bons », ses « méchants » et même ses « traî­tres », en reje­tant dans les cou­lis­ses de la pensée, non seu­le­ment ceux dont elle choi­sit de ne pas parler, mais aussi ceux qu’elle dési­gne comme le prin­cipe du mal. En l’occur­rence, pour le car­té­sia­nisme, essen­tiel­le­ment Spinoza et les Jésuites.

Ainsi et enfin, cette his­toire est une his­toire de famil­les, au sens fort où, pour repren­dre le mot de Damiron, nous sommes tous « du sang » de Descartes. Des lignées « pures » et des recom­po­si­tions, légi­ti­mes ou illé­gi­ti­mes, peu­vent alors être dis­tin­guées, pour être accep­tées ou reje­tées.

Mais cette der­nière carac­té­ris­ti­que impli­que aussi, à l’inverse, que l’on puisse tra­vailler sur les filia­tions illé­gi­ti­mes, en insis­tant sur le côté « filia­tion ». C’est de cette manière qu’à la suite de Destutt de Tracy, dans son arti­cle inti­tulé « Sur les Lettres de Descartes », paru en 1806 dans La Décade, on peut par exem­ple recons­ti­tuer la bran­che « Descartes-Regius-Locke ».

L’his­toire du car­té­sia­nisme selon Cousin ouvrait ainsi plu­sieurs alter­na­ti­ves à ses lec­teurs.

D’une part, le refus d’admet­tre le Descartes de Cousin pou­vait entraî­ner le rejet massif de toute pensée d’un autre Descartes que le Descartes domi­nant.

C’est exem­plai­re­ment le choix de Rochoux, à un point tel, d’ailleurs, que l’on peine à savoir si ce choix est stra­té­gi­que, ou réel­le­ment théo­ri­que. Pour penser le dyna­misme de la matière, en tout cas, et par­ti­cu­liè­re­ment s’agis­sant des phé­no­mè­nes vitaux, il faut selon lui opérer un virage absolu en direc­tion d’Épicure, revi­sité par Gassendi.

Lorsqu’on veut cepen­dant penser un autre Descartes que celui de Cousin, deux pos­si­bi­li­tés au moins s’ouvrent à nous.

On peut tout d’abord se servir des man­ques ou des solu­tions que Cousin indi­que tout en les qua­li­fiant de « mau­vais ». C’est bien ce que pro­pose Degérando, qui exhume d’autres textes et d’autres réseaux argu­men­ta­tifs. Mais c’est, plus exem­plai­re­ment encore, la solu­tion pro­po­sée par Renouvier. En super­po­sant à la dis­tinc­tion entre méta­phy­si­que et phy­si­que, une dis­tinc­tion entre phy­si­que géné­rale et phy­si­que concrète, Renouvier nous permet de trou­ver, chez Descartes lui-même, la réponse aux cri­ti­ques venant du camp maté­ria­liste.

La seconde solu­tion consiste à pro­mou­voir ce Descartes tota­le­ment opposé à celui de Cousin, qui mène au maté­ria­lisme par le méca­nisme et emprunte à cette fin la voie royale de la méde­cine. C’est celui que Marx reprend à Renouvier, pour le relier à Cabanis via Regius et La Mettrie.

Il est une der­nière pos­si­bi­lité, qui com­bine ces trois voies. Elle consiste à répu­dier d’abord, ouver­te­ment, le Descartes de Cousin, pour pou­voir ensuite en cons­truire un autre, des­tiné à ren­for­cer le spi­ri­tua­lisme. Bouillier par­vient ainsi à sub­sti­tuer au Descartes-dua­liste, qui lais­sait hors de lui l’expli­ca­tion de la force vitale, un Descartes uni­ta­riste, fai­sant son plein droit à une troi­sième inté­rio­rité dépas­sant du même coup la pseudo-solu­tion duo-dyna­miste. Or ce Descartes là permet de réin­té­grer, au titre de ses pos­té­ri­tés pos­si­bles deve­nues plei­ne­ment légi­ti­mes, une bran­che empi­riste com­bi­nant les influen­ces venues d’outre-Manche et des Pays-Bas.

3/ Ces ana­ly­ses m’ont ainsi permis de reve­nir au XVIIe siècle pour le lire autre­ment, et d’appor­ter des répon­ses à cer­tai­nes ques­tions res­tées en sus­pens dans mes tra­vaux anté­rieurs. Et une fois encore, la réfé­rence à Regius est res­sor­tie comme fon­da­men­tale, à deux titres essen­tiels.

Ses dif­fé­rents usages ont révélé, pre­miè­re­ment, que selon qu’on se place du point de vue de Descartes et de ses fidè­les lieu­te­nants comme Clerselier ou Andreae, ou du point de vue de Regius et des recom­po­si­tions ren­dues pos­si­bles, sur le plan méta­phy­si­que y com­pris, avec des auteurs comme Locke, on n’obtient évidemment pas la même his­to­rio­gra­phie du car­té­sia­nisme.

La seconde exhume des figu­res oubliées comme celles de Petrus Wassenaer ou Carolus Fabricius, elle nous fait pren­dre en compte les nom­breu­ses dis­cus­sions de Regius chez les méde­cins, anglais notam­ment, ainsi que leurs résur­gen­ces chez Bayle et aux côtés de Malebranche dans des manus­crits comme L’Âme maté­rielle, et elle nous permet de rejoin­dre Cabanis puis Marx, en pas­sant par La Mettrie et Destutt de Tracy.

Mais sur­tout, la réfé­rence à Regius permet de repen­ser les rela­tions entre car­té­sia­nisme et empi­risme sur un mode autre que celui d’une adver­sité. L’empi­risme devient l’une des pos­té­ri­tés pos­si­bles du car­té­sia­nisme, voire sa pos­té­rité la plus cohé­rente, car en inté­grant les objec­tions des pra­ti­ciens sur les léthar­gies, la puis­sance du corps sur l’âme dans la mala­die, ou l’absence d’idée de Dieu chez le fœtus, elle pare aux accu­sa­tions de dog­ma­tisme et d’abs­trac­tion.

Les pos­si­bles ouverts par cette hypo­thèse pour l’inter­pré­ta­tion de l’œuvre car­té­sienne sont mul­ti­ples. J’en ai déjà exploré quel­ques-uns dans des arti­cles, notam­ment dans celui que je consa­cre au « car­té­sia­nisme empi­ri­que » d’Élisabeth.

Mais un tra­vail impor­tant reste encore à accom­plir, par exem­ple pour mon­trer en quoi le traité des affec­tions de l’âme de Regius, qui réin­ves­tit des déve­lop­pe­ments des dis­pu­tes de phy­sio­lo­gie et des Fundamenta Physices, peut éclairer de manière nou­velle cer­tains choix du traité des Passions de l’âme. Le prisme des débats cou­si­niens autour du mono­pole de la phi­lo­so­phie de l’expé­rience cons­ti­tue à cette fin un auxi­liaire pré­cieux, pour envi­sa­ger les deux théo­ries des pas­sions comme deux façons dif­fé­ren­tes de hié­rar­chi­ser un empi­risme psy­cho­lo­gi­que et un empi­risme phy­sio­lo­gi­que, dans un cadre car­té­sien commun où chacun des textes valo­rise telle ten­dance plutôt que telle autre, plutôt que comme l’oppo­si­tion entre une théo­rie des pas­sions « intel­lec­tua­li­sée » et une autre, qui rédui­rait les pas­sions à de sim­ples sen­sa­tions.

De ces dif­fé­rents sujets, je sou­hai­te­rais faire mon pro­chain livre, qui accom­pa­gnera l’édition cri­ti­que de la tra­duc­tion fran­çaise de la Philosophie natu­relle par Claude Rouxel, parue à Utrecht en 1686.

Ce tra­vail sur l’his­to­rio­gra­phie alter­na­tive du car­té­sia­nisme, enfin, retrou­vera l’anthro­po­lo­gie phi­lo­so­phi­que en son sens moderne dans le cadre du pro­gramme ANR « ANTHROPOS », consa­cré à la phy­si­que de l’âme en Europe du XVIIe au XIXe siè­cles, et que je co-dirige avec Pierre Girard. Ce pro­gramme, qui s’arti­cule autour de quatre axes : la récep­tion de la phi­lo­so­phie natu­relle de Descartes, le destin de l’empi­risme sur le conti­nent, les que­rel­les maté­ria­lis­tes, et la fon­da­tion de l’anthro­po­lo­gie, mettra en syner­gie les com­pé­ten­ces lin­guis­ti­ques et scien­ti­fi­ques très com­plé­men­tai­res des mem­bres de l’équipe, dans cet esprit de tra­vail col­lec­tif qui carac­té­rise depuis le début nos recher­ches au sein du CERPHI et de l’UMR 5037.

4/ En conclu­sion, je sou­hai­te­rais reve­nir sur les prin­ci­paux outils métho­do­lo­gi­ques que j’ai uti­li­sés pour ces ana­ly­ses. Je les résu­me­rai à trois : le contexte, le prisme et la ten­dance, à penser, pour cette der­nière, en cor­ré­la­tion avec l’incli­na­tion.

Le contexte tout d’abord. J’ai déjà dit ce que la prise en consi­dé­ra­tion de ce der­nier, via la que­relle d’Utrecht par exem­ple, était sus­cep­ti­ble de révé­ler de nou­veau dans des textes sou­vent étudiés, soit dans leur seule archi­tec­ture interne, soit en rela­tion avec un contexte, mais appar­te­nant au passé (le contexte passe alors du côté de la « source » poten­tielle), soit, pour les cou­si­niens, dans la réfrac­tion d’une actua­lité venant en retour tra­ves­tir voire écraser les textes ori­gi­nels. Or la cons­truc­tion d’une his­toire ration­nelle des idées sup­pose de conju­guer ces deux appro­ches : l’ana­lyse struc­tu­rale des textes et l’étude de leur contexte d’élaboration, qui se dédou­ble, dans le cas par­ti­cu­lier des études sur l’his­to­rio­gra­phie, dans le pré­sent de cette der­nière.

Le contexte n’est pas sim­ple­ment une somme d’influen­ces qui pour­raient s’addi­tion­ner ; il ne peut pas non plus se réduire à l’air du temps : il apporte à la fois des maté­riaux empi­ri­ques, des réfé­ren­ces, des ques­tions et sur­tout des conflits. Se situer dans un contexte, c’est effec­tuer un choix entre des ten­dan­ces et des pos­si­bi­li­tés diver­gen­tes. Et comme maté­riaux, réfé­ren­ces et ques­tions s’incar­nent dans des voca­bu­lai­res spé­cia­li­sés, se situer dans un contexte, c’est aussi faire varier le sens des mots, en choi­sir cer­tains contre d’autres, bref, impo­ser une stra­té­gie concep­tuelle à tra­vers des démar­ca­tions lexi­ca­les.

Le prisme, main­te­nant. La fonc­tion pre­mière d’un prisme, en pho­to­gra­phie notam­ment, est de redres­ser l’image pro­je­tée sur le dépoli. Un prisme de cris­tal, en outre, décom­pose des rayons lumi­neux. Parler de « pris­mes » en his­toire des idées signi­fie ainsi deux choses.

Cela veut dire, d’une part, et sur­tout lorsqu’elles ne se pré­sen­tent pas comme telles, que toutes les his­to­rio­gra­phies sont biai­sées voire tor­dues. Elles sont biai­sées, au sens où elles ne peu­vent repré­sen­ter l’inté­gra­lité des varia­tions de l’image sur laquelle elles se foca­li­sent. Et elles sont tor­dues, lors­que cette par­tiel­lité, sur­tout lorsqu’elle est tue, dégé­nère en par­tia­lité.

D’autre part, une appro­che pris­ma­ti­que de l’his­to­rio­gra­phie a pour fonc­tion de mettre au jour les autres com­po­san­tes du rayon lumi­neux consi­déré. Elle peut faire varier voire tour­noyer les points de vue, non en pré­ten­dant pal­lier à la par­tiel­lité, mais pour endi­guer au maxi­mum le risque de par­tia­lité. C’est à cette seule condi­tion que des his­toi­res alter­na­ti­ves à celles de la parole auto­ri­taire peu­vent être pos­si­bles.

Comment faire alors en sorte de ne pas som­brer alors dans l’his­toire fic­tion­nelle ou inven­tée, qui nous ferait perdre ce rap­port ori­gi­nel au texte sans lequel aucune scien­ti­fi­cité, donc aucun par­tage, ne sont envi­sa­gea­bles ?

Précisément en tra­vaillant sur les « ten­dan­ces » et les « incli­na­tions » du texte.

À cet égard, les réflexions métho­do­lo­gi­ques de Bordas-Demoulin s’avè­rent déci­si­ves, y com­pris dans les consé­quen­ces qu’elles ont entraî­nées sur les réé­cri­tu­res de l’his­toire du car­té­sia­nisme par Damiron, Bouillier ou Cousin lui-même. Contrairement à une « opi­nion », une « ten­dance » n’est pas rigou­reu­se­ment déter­mi­née. Elle pré­sente donc l’inté­rêt d’ouvrir à plu­sieurs lec­tu­res pos­si­bles, très dis­tinc­tes les unes des autres voire oppo­sées entre elles, mais tou­jours appe­lées par le texte. Selon Bordas-Demoulin, il existe ainsi une « ten­dance » de Descartes au sen­sua­lisme, qui cons­ti­tue peut-être un « égarement », mais s’avère par­fai­te­ment légi­time au regard des indé­ter­mi­na­tions du corpus ori­gi­nel.

Le concept d’ « incli­na­tion » sert à raf­fi­ner encore cet outil métho­do­lo­gi­que, en insis­tant sur la pos­si­bi­lité, non seu­le­ment de reconnaî­tre plu­sieurs « ten­dan­ces » dans un même texte, mais aussi de les hié­rar­chi­ser et de les com­bi­ner dif­fé­rem­ment, en fonc­tion des contex­tes et des enjeux. Chez Bordas-Demoulin par exem­ple, c’est l’incli­na­tion leib­ni­zienne qui sup­plante les ten­dan­ces lockéenne, male­bran­chiste et arnal­dienne du texte car­té­sien.

Plus lar­ge­ment pour nous, cela signi­fie qu’une des par­ti­cu­la­ri­tés, sinon la par­ti­cu­la­rité, de l’œuvre de Descartes, et qui rend raison de ses récep­tions par­fois oppo­sées les unes aux autres, réside dans la conci­lia­tion de toutes ces ten­dan­ces vraies, mais par­fois diver­gen­tes entre elles, avec des incli­na­tions dif­fé­ren­tes en fonc­tion des textes et des ques­tions des inter­lo­cu­teurs. Une défi­ni­tion maté­rielle de l’idée peut ainsi revê­tir tout son sens dans l’entre­prise du traité de L’Homme, et deve­nir pré­ju­di­cia­ble à la bonne com­pré­hen­sion de la pro­gres­sion de l’argu­men­ta­tion, dans les Méditations méta­phy­si­ques.

Ainsi la richesse du texte car­té­sien se trouve-t-elle repen­sée, contre les Cousiniens mais aussi à partir d’eux. Sans que cela revienne, pour repren­dre une expres­sion cri­ti­que de Cousin, à « se forger un car­té­sia­nisme à sa guise », de tels allers et retours contri­buent, incontes­ta­ble­ment, à démul­ti­plier la puis­sance de cette phi­lo­so­phie.