HDR soutenue le 1er décembre 2012
Jury : François Duchesneau (Université de Montréal), Jacqueline Lagrée (Université de Rennes 1), Denis Kambouchner (Université de Paris 1), Pierre-François Moreau (ENS de Lyon, Directeur), Theo Verbeek(Université d’Utrecht), Patrice Vermeren (Université de Paris 8)
Monsieur le Président,
Madame et Messieurs les membres du jury,
1/ J’ai commencé mes recherches en travaillant sur Descartes et Malebranche et sur leur conception de l’union et de la distinction de l’âme et du corps. Ce travail aboutit à une thèse soutenue en 2003 et au livre qui en était issu en 2009. Pour comprendre ce qu’ils disent sur l’âme et le corps, j’ai lu les médecins de leur temps. Car il m’apparaissait impossible d’étudier ceux qui écrivent en prise sur une science, sans connaître les enjeux et le lexique de cette science.
Cette démarche entraînait d’importants réaménagements par rapport au discours « classique » sur la métaphysique.
D’une part, cette dernière ne pouvait plus être considérée comme indépendante des mutations affectant au même moment les champs du savoir reliés à une pratique expérimentale. La métaphysique nouvelle devait rendre raison de cette expérience dans sa diversité, mais elle devait aussi en tenir compte, en l’informant et en étant informée par elle, et c’étaient ces allers et retours qui m’intéressaient.
On ne pouvait donc plus envisager les thèses métaphysiques comme fixées d’avance et une fois pour toute, ou comme « fondatrices » au sens où cette primitivité serait a priori fermée à toute évolution. Et ce nouveau regard permettait de distinguer, de l’arbre du savoir d’un philosophe à celui d’un autre, et parfois même au sein d’un même arbre, en fonction des moments, des équilibres différents entre les racines, le tronc et les branches.
Alors que Descartes réaménageait, sinon ses thèses, du moins sa manière de les exposer et le point de vue où il se plaçait pour les expliciter, au gré des questions que venait lui poser cette pratique, il m’apparaissait ainsi que Malebranche choisissait davantage, dans les découvertes physiologiques récentes, celles qui illustraient des décisions métaphysiques antérieures. Ce qui se jouait n’était donc rien de moins que ce que Jean-Toussaint Desanti, dans La philosophie silencieuse, nomme un « problème épistémologique » : le moment où une science, non encore développée (la physiologie ici), en appelle à la philosophie (première) pour effectuer des décisions qu’elle n’intègre pas encore. Suivant les moments, Descartes pouvait être amené à mettre l’accent sur la distinction ou sur l’union ; quand Malebranche, au gré des difficultés rencontrées dans la réception de ses textes, prenait du champ par rapport aux questions physiologiques et à leur fort potentiel subversif.
Outre l’importance des corpus médicaux, la thématique de l’union de l’âme et du corps me fit mesurer celle de nombreux auteurs généralement considérés comme « mineurs ».
Tout d’abord, et y compris lorsqu’ils se distinguaient de Descartes, ces auteurs constituaient d’excellents miroirs grossissants pour exhiber les points de fracture et les contrariétés du système de départ. En verbalisant ce qu’ils considéraient comme étant resté mal pensé ou inachevé, souvent au regard des manières contrastées dont la réception s’en était emparée, ils soulignaient que Descartes n’avait pas explicité, ou pas de cette manière, les points considérés. En indiquant leur « bonne » manière de lire les textes, ils réouvraient ainsi, par contrecoup, d’autres lectures possibles dans ces derniers.
Le deuxième intérêt de ces auteurs consistait à exhiber, entre les deux corpus « majeurs » envisagés (ici, Descartes et Malebranche), un point commun ou une différence que l’on ne verrait pas, ou pas aussi clairement, sans cela. L’intervalle qui sépare deux grands philosophes se révélait donc n’être pas un espace vide. Il consistait au contraire en un tissu fourni, où s’éprouvaient les forces de la conceptualité, ses difficultés, ses confrontations à des questions nouvelles et ses tentatives diverses de résolution.
Plusieurs articles et un autre livre (Descartes. Une politique des passions) m’ont permis d’éprouver et de consolider ces hypothèses.
Le « mineur » le plus central dans ces différentes contributions est sans aucun doute Regius. Le retour aux disputes de physiologie soutenues à l’Université d’Utrecht à l’articulation des années 1630 et 1640, sur fond de discussion de la cinquième partie du Discours de la méthode et des Essais, particulièrement de la Dioptrique, contextualisait autrement les Méditations métaphysiques ; la querelle d’Utrecht redonnait toute leur place aux Principes (que Descartes appelle « ma Philosophie » tout au long de cette querelle), par rapport à ces Méditations ; et la métaphore de l’arbre du savoir revêtait son sens plein sur le fond de la parution controversée des Fundamenta Physices, bientôt réécrits et augmentés en Philosophia naturalis.
Mais on ne voyait pas seulement les thèses de Regius irriguer de l’intérieur certains choix de Descartes ; on pouvait en outre en suivre l’influence sur ses principaux correspondants (notamment Élisabeth) et jusque chez Malebranche lui-même, qui mobilisait, non comme des repoussoirs mais comme les seuls arguments susceptibles de rendre raison de la condition déchue de l’âme, certaines analyses de Regius et de Gassendi.
On s’expliquait ainsi beaucoup mieux les réinvestissements contrastés de pans entiers du malebranchisme, dans l’édification des matérialismes des Lumières.
À travers un exemple singulier, c’étaient ainsi les équilibres usuels et scolaires de l’historiographie du cartésianisme, qui se trouvaient bousculés.
2/ Les difficultés et enjeux propres à ces analyses m’amenèrent naturellement à étudier la constitution de cette historiographie scolaire et les outils mobilisés, sans toujours être théorisés comme tels, à cet effet ; elles me conduisirent en outre à problématiser l’histoire de cette historiographie.
À cet égard, le rôle de Victor Cousin et de son entourage m’est apparu comme décisif.
Décidant des programmes des enseignements et des concours de recrutement, ainsi que de leur liste de « bons » auteurs, instigateur des nominations des professeurs à l’Université et dans les lycées, par sélections parcimonieuses dans les rangs des fidèles de son « régiment », Cousin édifia en effet une philosophie officielle, étatique et autoritaire, au sens de résolument hostile à l’expression libre de toute forme d’hétérologie.
Cette philosophie se laisse schématiquement décrire dans les termes d’un spiritualisme promouvant les vertus fondatrices d’un cogito cartésien, dont il s’agit de combattre l’interprétation abstraite et de réhabiliter, contre un baconisme dénoncé comme se limitant aux sciences naturelles, la dimension de part en part expérimentale.
Elle me posa ainsi, d’emblée, deux questions massives et étroitement imbriquées l’une dans l’autre. La première était relative au statut et aux enjeux de cette revendication « empiriste », du côté cousinien. La seconde interrogeait les conséquences de l’explicitation d’une telle exigence, pour la compréhension de l’historiographie du cartésianisme.
Je vais sérier les difficultés et enjeux principaux liés à chacune d’elle.
Tout d’abord, le prisme de la philosophie de l’expérience nous fournissait un moyen efficace de dépasser une alternative dont mes travaux antérieurs avaient montré qu’elle ne rendait pas raison de la complexité des philosophies de l’âge classique : l’opposition entre un empirisme souvent compris comme matérialisme, d’une part, et un idéalisme « pur », de l’autre.
Sur cette opposition théorique s’en greffait une seconde, politique cette fois, entre, d’un côté, une herméneutique « libérale », promouvant une interprétation contournant les questions relatives à la philosophie naturelle, pour requalifier l’ensemble « philosophie » en une psychologie empirique présidant à l’élaboration d’une ontologie ;
et, de l’autre côté, une herméneutique « de gauche », souvent « marxiste », dénonçant l’occultation, dans l’historiographie cousinienne, de toutes les formes de cette philosophie « impure » dont le dix-huitième siècle français marqua la consécration.
Si ma formation philosophique comme mon engagement personnel me faisaient davantage prêter attention à la seconde branche de l’alternative, et comprendre ce qu’une intériorisation complète des critères cousiniens pouvait nous faire manquer pour penser une histoire des idées que l’on qualifierait aujourd’hui de « radicale », il me semblait, aussi, que le point de vue exclusif des « censures » que Cousin fit peser sur cette historiographie, ne suffisait pas à ressaisir le projet général de ces milliers de pages, parfois réécrites jusqu’à sa mort.
L’intérêt le plus manifeste d’une étude serrée de ce corpus me semblait ainsi résider dans la possibilité d’y retrouver à l’œuvre, de façon « secrète », parfois, mais manifeste, toujours, dans des textes et un contexte précis, un dialogue ouvert entre deux camps revendiquant en réalité le même monopole : celui de la philosophie de l’expérience, mais dans des équilibres, des applications et avec des enjeux bien différents.
Outre la reconstitution puis la sélection du corpus pertinent (plusieurs éditions corrigées du même texte, sur plusieurs années, des mémoires, des discours, des articles, des comptes-rendus de séances, mais aussi bon nombre de documents d’archives inédits, obligeant à problématiser des stratégies et à penser des évolutions), la difficulté s’est alors avérée triple.
D’une part, il convenait de reconstituer le cadre sur fond duquel les interrogations cousiniennes étaient susceptibles de prendre tout leur sens. Et les filiations possibles ne manquaient pas. De Laromiguière à Maine de Biran, en passant par les Écossais et les influences venues d’outre-Rhin, chaque philosophie contemporaine semblait avoir apporté sa contribution à l’édification d’un éclectisme qui se dissolvait alors dans une généralité vague.
L’analyse de l’Histoire comparée des systèmes de philosophie, de Degérando, qui connut 4 éditions de 1804 à 1847, m’apparut dès lors comme un moyen particulièrement opportun pour penser ce cadre et ressaisir, par réfractions successives, l’originalité de la position de Cousin et ses évolutions.
D’une part, L’Histoire comparée se construisait autour de clarifications terminologiques décisives, révélatrices de la pression d’un contexte qui accompagna la montée en chaire de Cousin. Contre un empirisme confinant à un matérialisme si excessif que l’historiographie peinait à en fournir des exemples, et un idéalisme « pur », perdu de l’autre côté de la balance, dans les rêveries d’un Descartes trop « abstrait », Degérando revendiquait une « philosophie de l’expérience » médiane, inspirée de Bacon, comme prisme fécond pour repenser les subtilités et les différents équilibres de l’ensemble des philosophies du passé, et promouvoir au présent les vertus d’une assemblée scientifique comme celle de l’Académie de Berlin.
D’autre part, l’approche du corpus cartésien et de ses différentes réceptions, par cette lorgnette de la philosophie de l’expérience, dessinait les contours de ce qui manquait, sinon à Descartes, du moins au Descartes de Cousin, pour servir lui aussi cette philosophie expérimentale. En l’occurrence : une étude incluant les textes de physique et de physiologie, les textes polémiques et la correspondance, particulièrement avec Élisabeth, ou encore le traité des Passions de l’âme, plutôt qu’une approche exclusive à partir du Discours de la méthode, auquel on préfère ôter les Essais, et des Méditations métaphysiques, dont on oublie la sixième, bref, une description précise de ce Descartes même que j’avais antérieurement choisi de placer au cœur de mes recherches.
Les différences entre les éditions successives de L’Histoire comparée permettaient à la fois de suivre l’évolution de Degérando qui, dans l’édition posthume de 1847, allait clairement dans le sens d’une réinsertion de la branche physico-physiologique au cœur de l’arbre philosophique, et de donner un sens aux stratégies cousiniennes, consistant à prendre en compte ou à rejeter, à infléchir ou à corriger, des arguments traversés par la montée en puissance des historiographies concurrentes, parfois au sein de son propre camp. Elles donnaient du sens à la grande différence que j’avais pu constater entre le Descartes sur lequel je travaillais, et un autre Descartes, métaphysicien « dualiste », dont je savais maintenant, en partie, d’où il provenait.
Le retour à ces premières historiographies françaises complexifiait le paysage. Mais en en éclairant la genèse, il permettait aussi d’en ressaisir toute l’actualité.
2/ La seconde difficulté à laquelle je me trouvais confrontée concernait la pertinence des « catégorisations » des intellectuels de cette période, comme des « pros » ou des « anti » cousiniens.
Car les discours les plus ouvertement « adverses » faisaient eux-aussi fond sur la parole cousinienne. Ils n’étaient donc pas les autres absolus de cette parole, mais se constituaient encore, y compris dans leur opposition, dans l’écho de cette dernière. Il s’agissait alors de savoir jusqu’à quel point ils en réinvestissaient le lexique, pour le remodeler et le déplacer.
Ensuite, ceux qui étaient désignés comme des « pro » cousiniens l’étaient le plus souvent, soit par Cousin lui-même, soit par ses opposants, donc dans une entreprise de démarcation des frontières dont le « dedans » et le « dehors » étaient de part en part polémiques.
La figure de Jouffroy était de ce point de vue intéressante : il soulignait lui-même ne s’être jamais réclamé de l’ « école » de Cousin ; il était pourtant annexé par ce dernier, à la fois dans un éloge funèbre et par le processus de censure de ses écrits bien dénoncé par Leroux ; mais il était aussi, pour toutes ces raisons, récupéré par le camp de Leroux et rejeté par certains cousiniens. Il était alors dépeint comme un anti-dogmatique, ayant des sensibilités socialistes voire matérialistes.
Si l’on prend maintenant l’exemple de Damiron, nous voici en présence d’un homme souvent décrit comme mou, consensuel, servile et effacé derrière l’ombre écrasante du Maître. Or l’examen des écrits de celui qui fut le seul à s’atteler à la rédaction de l’histoire « officielle » de la philosophie du XVIIe siècle, révèle de tout autres nuances, qui elles aussi engagent une conception singulière des équilibres qu’il convient d’instaurer, au sein de la nouvelle science de l’homme, entre les « disciplines » et les « méthodes » physiologique et psychologique.
Aussi m’apparut-il à la fois difficile et décisif de penser pour elles-mêmes ces tensions, et de me montrer attentive aux différences voire aux discours hétérodoxes, y compris chez ceux que le chef d’école présentait comme ses lieutenants les plus fidèles.
Troisièmement et enfin, la difficulté était de retracer la trame d’un dialogue de la parole autoritaire elle-même avec cet adversaire qu’elle s’évertuait à baillonner, mais qu’elle n’avait en aucune façon ignoré.
C’est ici que les questions physiologiques, particulièrement celles qui étaient relatives au principe vital, sont de nouveau, dans mon parcours intellectuel, apparues comme les plus opportunes.
Il y avait à cela des raisons à la fois conjoncturelles et théoriques : l’influence encore très forte des idéologues ; l’attention scrupuleuse apportée à ces questions par des maîtres avérés du spiritualisme comme Biran ; les provocations fracassantes de Broussais, contre ce spiritualisme philosophique fomentant un ontologisme médical délétère pour la pratique ; les affrontements de plus en plus forts, au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle, entre les spiritualistes rationnels et les spiritualistes théologiens, entre les partisans de l’école de Paris et les Montpelliérains, et entre les différentes sensibilités au sein de ces quatre camps, à coups de références philosophiques dans lesquelles Descartes jouait toujours un rôle décisif ; les débats et combats, enfin, entre les différentes académies, mais aussi entre médecins et philosophes, au sein des mêmes académies ; tout cela contribuait à tisser la trame d’un contexte complexe dans lequel se croisaient les fils expérimentaux et historiographiques.
Les véritables enjeux des différents dialogues reconstitués dans notre mémoire inédit, étaient ainsi relatifs à la définition et au monopole du véritable rationalisme, qui réunissait les deux camps face aux spiritualistes théologiens et aux partisans d’un retour aux formes et aux qualités en science.
Et ce débat entrainait une réflexion sur l’historiographie du cartésianisme la plus opportune pour servir ce projet.
J’en viens donc aux enjeux qui concernent plus spécifiquement cette historiographie.
L’histoire cousinienne du cartésianisme, c’est chose notoire, repose sur le choix de certains textes contre certains autres, de certaines traductions et de certains prismes (celui de la persécution par exemple), réfractés dans une actualité brûlante où ils deviennent des armes contre les assauts du « sensualisme » sous toutes ses formes. Platon peut alors venir au secours de Descartes, Malebranche, être dénoncé pour ses sensibilités spinozistes le faisant virer au panthéisme, et Leibniz, jouer alternativement le rôle de contrepoids au spinozisme et à un empirisme issu de Locke, ou bien de tentation « animiste », lorsqu’on considère les implications extrêmes de l’harmonie préétablie d’un côté ou de la monadologie, de l’autre, et les difficultés que l’on peut rencontrer à les articuler.
L’histoire cousinienne du cartésianisme, ainsi, pourrait se laisser décrire par trois caractéristiques.
Tout d’abord, il ne s’agit pas tant d’une histoire fictionnelle, que d’une histoire romancée, partiale parce que volontairement partielle et regardant par un seul petit bout de la lorgnette. Il n’y a donc pas fiction parce que le point de vue adopté est en un sens celui de Descartes, ou d’un certain Descartes voire d’une certaine réception considérée comme fidèle à Descartes (lorsque Cousin reprend sans le dire les titres ajoutés par Clerselier au traité de L’Homme, au lieu de citer le texte de L’Homme lui-même, par exemple). Mais il y a mise en roman, parce que ce point de vue n’est pas seulement désigné comme la « bonne » lecture des textes. Il devient le seul possible et ferme tous les autres.
Deuxièmement, l’histoire cousinienne du cartésianisme est une histoire théâtralisée. Elle l’est du côté du metteur en scène, qui en est aussi le principal comédien. Toutes les descriptions qui nous sont données de sa personne et de ses cours montrent à quel point il avait à cœur d’impressionner, au sens malebranchiste du terme, les imaginations échauffées de son auditoire, par des discours grandiloquents. On en retrouve l’oralité dans une prose nous apparaissant aujourd’hui comme difficilement conciliable avec cette même approche « scientifique » des textes qu’il était le premier à revendiquer. Mais surtout, cette histoire est théâtralisée, parce qu’elle met en scène ses « bons », ses « méchants » et même ses « traîtres », en rejetant dans les coulisses de la pensée, non seulement ceux dont elle choisit de ne pas parler, mais aussi ceux qu’elle désigne comme le principe du mal. En l’occurrence, pour le cartésianisme, essentiellement Spinoza et les Jésuites.
Ainsi et enfin, cette histoire est une histoire de familles, au sens fort où, pour reprendre le mot de Damiron, nous sommes tous « du sang » de Descartes. Des lignées « pures » et des recompositions, légitimes ou illégitimes, peuvent alors être distinguées, pour être acceptées ou rejetées.
Mais cette dernière caractéristique implique aussi, à l’inverse, que l’on puisse travailler sur les filiations illégitimes, en insistant sur le côté « filiation ». C’est de cette manière qu’à la suite de Destutt de Tracy, dans son article intitulé « Sur les Lettres de Descartes », paru en 1806 dans La Décade, on peut par exemple reconstituer la branche « Descartes-Regius-Locke ».
L’histoire du cartésianisme selon Cousin ouvrait ainsi plusieurs alternatives à ses lecteurs.
D’une part, le refus d’admettre le Descartes de Cousin pouvait entraîner le rejet massif de toute pensée d’un autre Descartes que le Descartes dominant.
C’est exemplairement le choix de Rochoux, à un point tel, d’ailleurs, que l’on peine à savoir si ce choix est stratégique, ou réellement théorique. Pour penser le dynamisme de la matière, en tout cas, et particulièrement s’agissant des phénomènes vitaux, il faut selon lui opérer un virage absolu en direction d’Épicure, revisité par Gassendi.
Lorsqu’on veut cependant penser un autre Descartes que celui de Cousin, deux possibilités au moins s’ouvrent à nous.
On peut tout d’abord se servir des manques ou des solutions que Cousin indique tout en les qualifiant de « mauvais ». C’est bien ce que propose Degérando, qui exhume d’autres textes et d’autres réseaux argumentatifs. Mais c’est, plus exemplairement encore, la solution proposée par Renouvier. En superposant à la distinction entre métaphysique et physique, une distinction entre physique générale et physique concrète, Renouvier nous permet de trouver, chez Descartes lui-même, la réponse aux critiques venant du camp matérialiste.
La seconde solution consiste à promouvoir ce Descartes totalement opposé à celui de Cousin, qui mène au matérialisme par le mécanisme et emprunte à cette fin la voie royale de la médecine. C’est celui que Marx reprend à Renouvier, pour le relier à Cabanis via Regius et La Mettrie.
Il est une dernière possibilité, qui combine ces trois voies. Elle consiste à répudier d’abord, ouvertement, le Descartes de Cousin, pour pouvoir ensuite en construire un autre, destiné à renforcer le spiritualisme. Bouillier parvient ainsi à substituer au Descartes-dualiste, qui laissait hors de lui l’explication de la force vitale, un Descartes unitariste, faisant son plein droit à une troisième intériorité dépassant du même coup la pseudo-solution duo-dynamiste. Or ce Descartes là permet de réintégrer, au titre de ses postérités possibles devenues pleinement légitimes, une branche empiriste combinant les influences venues d’outre-Manche et des Pays-Bas.
3/ Ces analyses m’ont ainsi permis de revenir au XVIIe siècle pour le lire autrement, et d’apporter des réponses à certaines questions restées en suspens dans mes travaux antérieurs. Et une fois encore, la référence à Regius est ressortie comme fondamentale, à deux titres essentiels.
Ses différents usages ont révélé, premièrement, que selon qu’on se place du point de vue de Descartes et de ses fidèles lieutenants comme Clerselier ou Andreae, ou du point de vue de Regius et des recompositions rendues possibles, sur le plan métaphysique y compris, avec des auteurs comme Locke, on n’obtient évidemment pas la même historiographie du cartésianisme.
La seconde exhume des figures oubliées comme celles de Petrus Wassenaer ou Carolus Fabricius, elle nous fait prendre en compte les nombreuses discussions de Regius chez les médecins, anglais notamment, ainsi que leurs résurgences chez Bayle et aux côtés de Malebranche dans des manuscrits comme L’Âme matérielle, et elle nous permet de rejoindre Cabanis puis Marx, en passant par La Mettrie et Destutt de Tracy.
Mais surtout, la référence à Regius permet de repenser les relations entre cartésianisme et empirisme sur un mode autre que celui d’une adversité. L’empirisme devient l’une des postérités possibles du cartésianisme, voire sa postérité la plus cohérente, car en intégrant les objections des praticiens sur les léthargies, la puissance du corps sur l’âme dans la maladie, ou l’absence d’idée de Dieu chez le fœtus, elle pare aux accusations de dogmatisme et d’abstraction.
Les possibles ouverts par cette hypothèse pour l’interprétation de l’œuvre cartésienne sont multiples. J’en ai déjà exploré quelques-uns dans des articles, notamment dans celui que je consacre au « cartésianisme empirique » d’Élisabeth.
Mais un travail important reste encore à accomplir, par exemple pour montrer en quoi le traité des affections de l’âme de Regius, qui réinvestit des développements des disputes de physiologie et des Fundamenta Physices, peut éclairer de manière nouvelle certains choix du traité des Passions de l’âme. Le prisme des débats cousiniens autour du monopole de la philosophie de l’expérience constitue à cette fin un auxiliaire précieux, pour envisager les deux théories des passions comme deux façons différentes de hiérarchiser un empirisme psychologique et un empirisme physiologique, dans un cadre cartésien commun où chacun des textes valorise telle tendance plutôt que telle autre, plutôt que comme l’opposition entre une théorie des passions « intellectualisée » et une autre, qui réduirait les passions à de simples sensations.
De ces différents sujets, je souhaiterais faire mon prochain livre, qui accompagnera l’édition critique de la traduction française de la Philosophie naturelle par Claude Rouxel, parue à Utrecht en 1686.
Ce travail sur l’historiographie alternative du cartésianisme, enfin, retrouvera l’anthropologie philosophique en son sens moderne dans le cadre du programme ANR « ANTHROPOS », consacré à la physique de l’âme en Europe du XVIIe au XIXe siècles, et que je co-dirige avec Pierre Girard. Ce programme, qui s’articule autour de quatre axes : la réception de la philosophie naturelle de Descartes, le destin de l’empirisme sur le continent, les querelles matérialistes, et la fondation de l’anthropologie, mettra en synergie les compétences linguistiques et scientifiques très complémentaires des membres de l’équipe, dans cet esprit de travail collectif qui caractérise depuis le début nos recherches au sein du CERPHI et de l’UMR 5037.
4/ En conclusion, je souhaiterais revenir sur les principaux outils méthodologiques que j’ai utilisés pour ces analyses. Je les résumerai à trois : le contexte, le prisme et la tendance, à penser, pour cette dernière, en corrélation avec l’inclination.
Le contexte tout d’abord. J’ai déjà dit ce que la prise en considération de ce dernier, via la querelle d’Utrecht par exemple, était susceptible de révéler de nouveau dans des textes souvent étudiés, soit dans leur seule architecture interne, soit en relation avec un contexte, mais appartenant au passé (le contexte passe alors du côté de la « source » potentielle), soit, pour les cousiniens, dans la réfraction d’une actualité venant en retour travestir voire écraser les textes originels. Or la construction d’une histoire rationnelle des idées suppose de conjuguer ces deux approches : l’analyse structurale des textes et l’étude de leur contexte d’élaboration, qui se dédouble, dans le cas particulier des études sur l’historiographie, dans le présent de cette dernière.
Le contexte n’est pas simplement une somme d’influences qui pourraient s’additionner ; il ne peut pas non plus se réduire à l’air du temps : il apporte à la fois des matériaux empiriques, des références, des questions et surtout des conflits. Se situer dans un contexte, c’est effectuer un choix entre des tendances et des possibilités divergentes. Et comme matériaux, références et questions s’incarnent dans des vocabulaires spécialisés, se situer dans un contexte, c’est aussi faire varier le sens des mots, en choisir certains contre d’autres, bref, imposer une stratégie conceptuelle à travers des démarcations lexicales.
Le prisme, maintenant. La fonction première d’un prisme, en photographie notamment, est de redresser l’image projetée sur le dépoli. Un prisme de cristal, en outre, décompose des rayons lumineux. Parler de « prismes » en histoire des idées signifie ainsi deux choses.
Cela veut dire, d’une part, et surtout lorsqu’elles ne se présentent pas comme telles, que toutes les historiographies sont biaisées voire tordues. Elles sont biaisées, au sens où elles ne peuvent représenter l’intégralité des variations de l’image sur laquelle elles se focalisent. Et elles sont tordues, lorsque cette partiellité, surtout lorsqu’elle est tue, dégénère en partialité.
D’autre part, une approche prismatique de l’historiographie a pour fonction de mettre au jour les autres composantes du rayon lumineux considéré. Elle peut faire varier voire tournoyer les points de vue, non en prétendant pallier à la partiellité, mais pour endiguer au maximum le risque de partialité. C’est à cette seule condition que des histoires alternatives à celles de la parole autoritaire peuvent être possibles.
Comment faire alors en sorte de ne pas sombrer alors dans l’histoire fictionnelle ou inventée, qui nous ferait perdre ce rapport originel au texte sans lequel aucune scientificité, donc aucun partage, ne sont envisageables ?
Précisément en travaillant sur les « tendances » et les « inclinations » du texte.
À cet égard, les réflexions méthodologiques de Bordas-Demoulin s’avèrent décisives, y compris dans les conséquences qu’elles ont entraînées sur les réécritures de l’histoire du cartésianisme par Damiron, Bouillier ou Cousin lui-même. Contrairement à une « opinion », une « tendance » n’est pas rigoureusement déterminée. Elle présente donc l’intérêt d’ouvrir à plusieurs lectures possibles, très distinctes les unes des autres voire opposées entre elles, mais toujours appelées par le texte. Selon Bordas-Demoulin, il existe ainsi une « tendance » de Descartes au sensualisme, qui constitue peut-être un « égarement », mais s’avère parfaitement légitime au regard des indéterminations du corpus originel.
Le concept d’ « inclination » sert à raffiner encore cet outil méthodologique, en insistant sur la possibilité, non seulement de reconnaître plusieurs « tendances » dans un même texte, mais aussi de les hiérarchiser et de les combiner différemment, en fonction des contextes et des enjeux. Chez Bordas-Demoulin par exemple, c’est l’inclination leibnizienne qui supplante les tendances lockéenne, malebranchiste et arnaldienne du texte cartésien.
Plus largement pour nous, cela signifie qu’une des particularités, sinon la particularité, de l’œuvre de Descartes, et qui rend raison de ses réceptions parfois opposées les unes aux autres, réside dans la conciliation de toutes ces tendances vraies, mais parfois divergentes entre elles, avec des inclinations différentes en fonction des textes et des questions des interlocuteurs. Une définition matérielle de l’idée peut ainsi revêtir tout son sens dans l’entreprise du traité de L’Homme, et devenir préjudiciable à la bonne compréhension de la progression de l’argumentation, dans les Méditations métaphysiques.
Ainsi la richesse du texte cartésien se trouve-t-elle repensée, contre les Cousiniens mais aussi à partir d’eux. Sans que cela revienne, pour reprendre une expression critique de Cousin, à « se forger un cartésianisme à sa guise », de tels allers et retours contribuent, incontestablement, à démultiplier la puissance de cette philosophie.