Thèse soutenue le 29 juin 2013, à l’École normale supérieure de Lyon sous la direction de Pierre-Francois Moreau.
Le président du jury était Chantal Jaquet.
Le jury était composé de Pierre-Francois Moreau, Chantal Jaquet, Lorenzo Vinciguerra, Pascal Sévérac, Delphine Kolesnik.
La philosophie spinoziste m’a toujours semblé être une éthique au sens fort du terme : elle permet en effet d’envisager un cheminement – individuel ou collectif – au sein d’une nature déterminée de part en part et dans laquelle aucune fin n’est assignée aux hommes. C’est là ce qui distingue l’éthique spinoziste d’une morale du devoir-être (devenir soi-même alors que nous ne le serions pas encore) ou encore de la position de valeurs transcendantes (ce qui pose la question des repères que nous pourrions avoir dans nos actions).
Mes travaux portant successivement sur le « travail sur soi » et sur la « puissance d’être et d’agir du cercle d’amis » m’ont alors amenée à interroger la possibilité d’une action à connotation éthique sous une double contrainte : l’impossibilité de se prévaloir d’un libre arbitre permettant aux hommes d’orienter volontairement leurs actions ; et l’absence de sujet clairement assigné pour ces actions, les corps comme les esprits se forgeant pour partie au fil des rencontres. J’ai alors tracé deux pistes au cours de ces premières années de recherche, pistes dont je suis repartie à l’orée de ce travail de thèse : d’une part, le lien fondamental entre la manière (variable) dont nous sommes affectés et la possibilité d’agir en un certain sens ; et d’autre part, la dynamique propre à la connaissance et à l’action, au sens où une idée adéquate en détermine une autre, tout comme le fait d’agir d’une certaine façon nous détermine à désirer agir en un certain sens.
J’ai eu parallèlement l’occasion d’interroger ce que pourrait être une éthique de vie ou éthique du quotidien au contact des médecins rencontrés dans le cadre du laboratoire junior que j’ai fondé et dont je suis responsable : « Enquête sur l’homme vivant : philosophie, biomédecine, pratiques artistiques ». J’entends par ces expressions l’exigence posée par des activités humaines qui impliquent d’appréhender de façon singulière et immanente, et au sein de contraintes internes et externes fortes, des situations également humaines auxquelles on ne peut répondre une fois pour toutes ni une fois pour tous.
C’est à partir de ces premières réflexions et de cette expérience que j’ai alors souhaité revenir à l’éthique spinoziste sous une autre perspective. Y revenir en ce que l’intérêt marqué pour la pensée de Spinoza dans divers cadres et auprès de divers praticiens me confirmait dans l’idée que cette éthique parle aux hommes vivants que nous sommes. Et le faire dans un double mouvement : premièrement, tenter de constituer une « anthropologie éthique », au sens d’une éthique qui s’ancre dans ce que sont les hommes en général, mais sans pour autant se réduire à la manière dont ils se comportent spontanément ; deuxièmement, ne pas penser l’éthique comme théorie (éventuellement appliquée dans un second temps), mais la penser au contraire comme étant elle-même de l’ordre de la pratique, parce que nul ne peut la vivre par procuration. L’éthique comme cheminement et non comme manuel ou règles de bonne conduite ; ou encore l’éthique comme devenir et non comme devenir quelque chose.
Toutefois, il me revenait de justifier cette interprétation de l’éthique de Spinoza en me fondant sur la lettre des textes. J’ai eu pour cela recours à deux démarches méthodologiques : d’une part, fonder cette approche sur des analyses lexico-conceptuelles d’occurrences de termes significatifs ; et d’autre part, dans les moments me paraissant les plus problématiques, confronter la pensée spinoziste à des approches cartésiennes de thématiques semblables (par exemple le passage à l’âge adulte conçu comme rupture et non comme devenir, ou encore la morale de la potestas par distinction avec une éthique de la potentia).
Ainsi, l’étude successive des occurrences dans l’Éthique de fabrica [structure] et de constitutio [état] m’a permis de tenir ensemble la continuité et la variabilité requises pour penser un devenir. Continuité comme permanence de la forme ou nature du corps, variabilité à partir de la définition du corps selon ce qu’il peut, et selon son passage par divers états mémoriels et affectifs. Cela revenait donc à concevoir l’historicité des choses singulières en général, puisqu’elles varient au fil de leurs rencontres avec les autres choses de la nature. Mais plus encore, à concevoir l’historicité des hommes en particulier, en raison des habitudes affectives qu’ils acquièrent au cours du temps, et de la façon dont leur manière d’agir s’en trouve modifiée.
Interroger les conditions ontologiques et physiques d’un certain devenir était requis pour répondre à la question du sujet, ou plus exactement de l’acteur d’un devenir éthique – au sens de celui qui l’incarne, en partant d’une donne dont il n’est pas l’auteur. Autrement dit, puisque proposer une éthique de vie revenait à repenser l’éthique spinoziste sous la perspective d’un devenir, j’en suis rapidement arrivée à la conclusion que le principe anthropologique dans lequel pouvait s’ancrer une éthique ainsi conçue consistait en l’inscription fondamentale, essentielle pourrais-je dire, des hommes dans la temporalité. Et plus encore, cette temporalité devait être à la fois commune à toutes les choses de la nature, spécifique aux hommes et propre à un individu singulier – l’articulation de ces différents niveaux se révélant nodale. Du point de vue de la philosophie spinoziste, cela impliquait de distinguer clairement l’immanence (comme non-transitivité et ne se référant pas à une quelconque transcendance) de l’immédiateté (dans la mesure où l’éthique spinoziste ne consiste pas en une éthique de la rupture dans l’instant, ni en une morale de la conversion).
L’étape suivante consistait alors à réinscrire les actions humaines par lesquelles se traduit l’éthique dans le contexte déterminé mais non finalisé des rencontres fortuites avec les choses extérieures. Ces rencontres sont en effet déterminantes, puisque j’agirai à l’avenir en y étant déterminé par la manière dont je suis affecté par les choses rencontrées. Mais il n’est pas en mon pouvoir de faire que les choses extérieures soient autres qu’elles ne sont, ni même de prévoir complètement ce qu’elles seront. La dimension éthique de mes actions ainsi déterminées ne va donc pas de soi. C’est là le deuxième moment de redéfinition de l’éthique spinoziste, passant d’une morale d’un « pouvoir sur » (les passions, les événements, les mouvements du corps, etc.) à une éthique d’un « pouvoir de » : incarner les circonstances en lien avec son désir, et ainsi y trouver des occasions d’accroître sa puissance. En d’autres termes, passer d’une recherche de la maîtrise de soi et sur soi à une diversification de ses aptitudes faisant que les affects mauvais pour soi aient de fait moins prise sur soi.
J’ai alors construit ce concept d’aptitudes, en étudiant les occurrences d’aptus [apte] et aptior [plus apte] dans l’Éthique. Cela me semblait nécessaire pour reprendre à nouveaux frais une question cruciale dans ma démarche : comment considérer que rien ne fait défaut aux hommes dans ce qu’ils sont – de même que toute chose est parfaite en sa nature –, tout en tenant compte du fait qu’ils ne seront pas nécessairement déterminés à agir de la même manière à l’avenir ? Dit autrement, comment penser l’éventualité du passage à une manière d’être autre, voire la dimension éthique de ce passage, sans être amené à porter un jugement dépréciatif sur ce que sont les hommes dans le moment présent ?
C’est la thématique des aptitudes qui m’a permis d’établir un lien entre anthropologie et éthique : il y a entre hommes des aptitudes communes, de même que les affects des hommes diffèrent des affects des lions autant que la nature humaine diffère de la nature léonine. Nous sommes ici du côté de ce qui explique qu’il n’y a rien de plus utile à un homme qu’un autre homme. Mais dans le même temps, nos aptitudes diffèrent au cours de notre existence : nous pouvons en acquérir, notamment – mais pas seulement – pendant la période d’apprentissage que constitue l’enfance ; mais nous pouvons aussi en perdre, car ces aptitudes ne sont pas toujours « à disposition » une fois acquises, elles doivent être continûment recréées. C’est alors que prennent sens dans un cadre éthique la sensation de soi (à l’occasion de l’affection par une chose extérieure) et l’imagination de modèles (déterminée par la manière dont on est affecté, mais surtout déterminante pour les actions à venir). Ces dernières peuvent être considérées comme inadéquates, mais elles sont effectives et efficaces dans la détermination des actions, et ne peuvent donc être exclues de notre réflexion dans sa spécificité : penser un devenir éthique à partir de l’existence d’hommes qui ne vivent pas sous la conduite de la raison.
Nous retrouvons d’ailleurs les mêmes conclusions à partir de l’étude des occurrences de quantum in se est [autant qu’il est en soi] : nous ne pouvons agir plus qu’il n’est en nous ; mais « ce qui est en nous » varie au cours du temps, et nous disposons donc par-là d’un moyen pour être autrement déterminés à l’avenir. C’est là une inversion de la temporalité de la morale traditionnelle, dans laquelle il s’agit de faire que l’on ne soit plus déterminé par ses affects dans l’instant présent. Dans le cadre de l’éthique spinoziste, il s’agit de modifier en amont la manière dont on est affecté afin d’être autrement déterminé à agir à l’avenir. Pour le dire en termes cartésiens puis en termes spinozistes, il ne s’agit plus d’exercer le pouvoir de l’âme sur les passions et mouvements du corps afin de devenir une grande âme – comme tenterait de le faire un cartésien –, il s’agit, selon la conception spinoziste, d’accroître la puissance de son corps et de son esprit, ce qui se traduira alors par la prééminence en soi des affects joyeux. Et ce sont ces affects joyeux qui feront diminuer l’importance en soi des affects tristes.
C’est donc une éthique humaine dans tous les sens du terme qui se dessine à l’issue de ce parcours : une éthique à taille humaine (et non avec comme référence un Être transcendant), une éthique forgée à même les pratiques et activités humaines (et donc une éthique affective et mémorielle), et enfin une éthique ouverte, à la mesure de la complexité des corps et esprits humains. En d’autres termes, une éthique inscrite dans des histoires singulières, déterminées à être ce qu’elles sont le moment venu, mais jamais prédéterminées ni prédictibles. Le pendant est que cette éthique fait du devenir la texture même de sa vie, invite à s’ouvrir à d’autres manières d’être pour découvrir progressivement celle qui nous convient le mieux. Et celle-ci nous sera singulière, par distinction avec les généralités d’une morale universelle ou le particularisme d’une morale d’un groupe familial, professionnel ou social. C’est dans cette éthique comme devenir que pourrait se penser la rencontre entre singulier et commun.
Ces réflexions ouvrent alors vers plusieurs questions qui affleurent à l’issue de ce travail, questions que j’aimerais approfondir en poursuivant mes lectures de textes de l’âge classique (Spinoza, Descartes, Hobbes), ainsi que le dialogue avec les médecins. Premièrement, me semble requise une compréhension plus fine du lien entre perception des choses extérieures, sensation de soi et représentation des diverses situations de la vie courante : c’est au croisement de ces éléments que sont déterminées nos actions quotidiennes. Deuxièmement, il me semblerait intéressant de mener une réflexion spécifique sur les médiations que pourraient constituer les fictions, les maîtres ou encore les institutions : c’est en partie à ce niveau que se jouent une autre connaissance des choses et de soi et la possibilité d’être, individuellement ou collectivement, « en devenir ». Troisièmement et enfin, cela pourrait mener vers une appréhension plus juste des différents niveaux intermédiaires du commun, entre un général trop lâche pour être vraiment déterminant et une réelle convenance en raison trop peu partagée parmi les hommes dans les faits pour répondre aux exigences que je me suis fixées dans cette recherche. C’est probablement cette dernière question qui reste à la fois la plus ouverte et la plus prégnante à l’issue de ce travail.
Ce qui en résulte, c’est que le type d’éthique que je cherche à penser et à mettre en place ne peut consister en une éthique élaborée à un niveau général avant d’être appliquée dans des situations particulières. Elle consisterait bien plutôt en une anthropologie éthique qui se décline de façon singulière et en commun tout à la fois. Il me semble que c’est là la force et la fragilité (toute humaine) de la pensée éthique de Spinoza.