CERPHI

HDR sou­te­nue le 14 novem­bre 2014 à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon

Jury : H. Bost (EPHE), L. Foisneau (EHESS), C. Gautier (ENS Lyon), Ch. Jaquet (Université Paris I), D. Jalobeanu (Université de Bucarest), P-F. Moreau (direc­teur de l’HDR, ENS de Lyon), J. Terrel (Université de Bordeaux III).

M. le Président, mes­da­mes et mes­sieurs les mem­bres du jury, je veux d’abord vous remer­cier sin­cè­re­ment d’avoir rendu pos­si­ble cette sou­te­nance, et je me pro­pose pour com­men­cer de res­sai­sir l’état pré­sent de ma réflexion, en bonne partie emprun­tée à d’autres dont je suis le pro­duit, mais un pro­duit je l’espère encore indé­cis et ins­ta­ble. Si ma recher­che peut s’enten­dre, comme le pré­tend le titre que j’ai donné à mon dos­sier, comme une enquête sur « les ori­gi­nes anglai­ses de la moder­nité », cela peut sem­bler ne pas rendre raison de mon tra­vail ces dix der­niè­res années. Mes recher­ches ont en effet com­mencé en se cen­trant sur le 17e siècle, et prin­ci­pa­le­ment sur Hobbes dont j’ai tra­duit un livre et auquel j’ai consa­cré ma thèse sou­te­nue en 2004. Il s’agis­sait pour moi, de mon­trer, en par­tant de l’ima­gi­na­tion ou de la fancy comme res­source com­mune de la phi­lo­so­phie natu­relle et poli­ti­que, et de la pensée his­to­ri­que et reli­gieuse de Hobbes, que son maté­ria­lisme et l’unité sys­té­ma­ti­que de sa phi­lo­so­phie sont à pren­dre au sérieux, et que l’inter­pré­ta­tion, riche et para­doxal de Cassirer, notam­ment, ins­cri­vant Hobbes, au côté de Descartes, dans un mou­ve­ment d’intel­lec­tua­li­sa­tion pro­gres­sive des phé­no­mè­nes de la nature, culmi­nant avec Kant, pou­vait certes rendre compte d’un effet his­to­ri­que pos­si­ble des thèses du De Corpore, mais non de sa signi­fi­ca­tion, dès lors qu’on l’établit à partir de sa struc­ture interne et de la manière dont cette struc­ture inflé­chit ce dont Hobbes pou­vait héri­ter. Voilà pour­quoi ma thèse était cen­trée sur le De Corpore et la mesure dans laquelle il permet de com­pren­dre la cohé­rence de l’ensem­ble de l’œuvre de Hobbes. Tous mes tra­vaux ulté­rieurs, du col­lo­que Hobbes : nou­vel­les lec­tu­res, à Bordeaux en 2007 et la cons­ti­tu­tion à cette occa­sion du Groupe Hobbes, jusqu’à la publi­ca­tion en 2011 de mon livre, Principe de la phi­lo­so­phie chez Hobbes, visaient à déve­lop­per les consé­quen­ces de ma lec­ture de l’arti­cu­la­tion du fon­de­ment et du sys­tème dans la pensée de Hobbes, pour com­pren­dre sa théo­rie des pas­sions et de l’action, son anthro­po­lo­gie morale et poli­ti­que, ou encore sa pensée de Dieu.

Si ma recher­che était alors, via la figure de Hobbes, concer­née par la ques­tion de la moder­nité, ce n’était donc pas au sens où je pré­ten­dais contri­buer direc­te­ment, de manière cri­ti­que ou posi­tive, à ces grands récits de la moder­nité, ces fres­ques s’effor­çant d’en res­sai­sir l’émergence et le déve­lop­pe­ment. Néanmoins, cette ques­tion de l’ori­gine de la moder­nité cen­trée sur l’Angleterre était d’emblée le point de conver­gence de mes tra­vaux, parce que c’est le cœur de l’inter­ro­ga­tion his­to­ri­que de Bacon et Hobbes eux-mêmes. La prise de cons­cience de cette ligne direc­trice expli­que même l’élargissement à l’œuvre de Bacon, depuis 2011 puis mon entrée à l’ENS de Lyon, et l’esprit dans lequel je l’ai abordé à tra­vers divers arti­cles et l’inédit, Bacon et le gou­ver­ne­ment du savoir, que j’ai soumis à votre juge­ment, tra­vail que je vais pour­sui­vre avec la publi­ca­tion, chez Classiques Garnier, des œuvres com­plè­tes de Bacon en fran­çais que J.Berthier, N.Dubos et moi-même diri­geons. Cette inter­ro­ga­tion his­to­ri­que se dégage en effet, comme étant leur plus grande ori­gi­na­lité par­ta­gée, à savoir l’inten­tion de com­pren­dre com­ment, pour­quoi, à quel­les condi­tions ins­ti­tu­tion­nel­les, reli­gieu­ses et scien­ti­fi­ques une phi­lo­so­phie fait événement, au point de par­ti­ci­per à une reconfi­gu­ra­tion glo­bale du cours de l’his­toire qu’elle s’efforce inlas­sa­ble­ment de com­pren­dre et de pré­ci­pi­ter ; une ambi­tion déme­su­rée et peut-être iné­dite, et qui n’avait d’égal sans doute que cette gigan­tes­que mise en scène de l’his­toire et du ques­tion­ne­ment éthique et méta­phy­si­que qu’offrait Shakespeare dans son théâ­tre. Il m’est apparu en outre que faire naître la moder­nité en Angleterre – ou du moins un ver­sant cru­cial de cette moder­nité – était une hypo­thèse sérieuse, mise en œuvre par le sémi­naire que J.Berthier et moi-même y consa­crons depuis 2013, et qu’elle était l’occa­sion de décou­vrir et d’éprouver un cer­tain nombre de mes choix his­to­rio­gra­phi­ques :

Tout d’abord, l’idée même d’une his­toire des concepts, com­prise comme his­toire des pra­ti­ques de lan­gage et des inven­tions concep­tuel­les par les­quel­les les hommes réflé­chis­sent et inflé­chis­sent les événements et leurs pra­ti­ques, mais sans pré­ten­dre jamais que ces événements et ces pra­ti­ques ne sont que l’incar­na­tion de ces concepts. Construire une his­toire des idées abs­trac­tion faite des cir­cons­tan­ces, ou penser que le réel n’est qu’une expres­sion du ration­nel pour refu­ser cette sépa­ra­tion par­ta­gent a contra­rio un même pré­sup­posé sur le mode d’être his­to­ri­que de l’idée et l’hori­zon social et pra­ti­que étroit de ceux qui les for­mu­lent, impli­quant que l’idée se sou­tient d’elle-même, alors qu’elle est plus sou­vent la res­sai­sie pro­jec­tive, tou­jours his­to­ri­que dans son inten­tion et sa signi­fi­ca­tion, de l’expé­rience qui la rend pos­si­ble.

Cette his­to­ri­ci­sa­tion de l’idée est en même temps com­pli­quée par l’étude indis­pen­sa­ble des sys­tè­mes de pensée en eux-mêmes. Il ne s’agit pas seu­le­ment d’y voir la pré­ten­tion des phi­lo­so­phes, sans cesse répé­tée et tou­jours échouée, à cons­ti­tuer un espace séman­ti­que auto­nome, leur prê­tant ainsi une naï­veté dont les his­to­riens de la pensée que nous sommes sont sup­po­sés exempts. Il s’agit d’abord d’y voir la démar­che même par laquelle, en pleine cons­cience de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont socia­le­ment, les phi­lo­so­phes (qui sont aussi des poli­ti­ques, des juris­tes, des théo­lo­giens, des péda­go­gues ou encore des méde­cins) se sai­sis­sent de réseaux séman­ti­ques divers, par­fois étrangers les uns aux autres, par­fois en lutte voire en contra­dic­tion les uns avec les autres. Ce fai­sant, ils les inflé­chis­sent, les syn­thé­ti­sent, les font tenir ensem­ble à toute force, ou les décons­trui­sent, ren­ver­sent leur évaluation, à partir d’une cons­cience de leur temps, et en vu d’une dis­po­si­tion poli­ti­que, reli­gieuse, scien­ti­fi­que nou­velle. De ce point de vue, Bacon et Hobbes sont exem­plai­res.

Ils sont également exem­plai­res en ceci qu’ils réflé­chis­sent leur temps pour y voir ce qui pré­pare et appelle une telle démar­che, un temps de crise, d’hési­ta­tions, de ten­sions affai­blis­sant les dis­po­si­tifs anté­rieurs et ren­dant pos­si­bles de nou­veaux. Ni la pos­si­bi­lité d’une nou­veauté phi­lo­so­phi­que, ni son effi­cience his­to­ri­que ne sont pen­sées par eux comme rele­vant du seul geste phi­lo­so­phi­que : cette pos­si­bi­lité et cette effec­ti­vité enga­gent donc une ren­contre avec la poli­ti­que, au sens large – par exem­ple la situa­tion his­to­ri­que et sociale de l’Angleterre – comme au sens plus étroit et étatique – la trans­for­ma­tion encore indé­cise, tou­jours déjà com­men­cée, des ins­ti­tu­tions gou­ver­ne­men­ta­les. Leur œuvre se com­prend donc à condi­tion de faire droit à cette cons­cience qu’ils par­ta­gent, et dont ils font le cœur d’une pensée nou­velle, nou­velle pour leur temps et nou­velle dans l’his­toire : nou­velle pour leur temps puisqu’à toute époque les nou­veau­tés épistémiques (celles des pré­so­cra­ti­ques, des astro­no­mes éthiopiens, du moment Socrate, de la sco­las­ti­que,…) n’ont été pos­si­bles que par cette his­to­ri­cité, et nou­velle tout de même dans l’his­toire puis­que, si ces condi­tions de la nou­veauté doi­vent être sim­ple­ment répé­tées, et non inau­gu­rées, à l’orée du 17e siècle, s’il faut accom­pa­gner et pré­ci­pi­ter ce retour des Muses par lequel Pétrarque défi­nit déjà la Lumière nou­velle de la Renaissance, contri­buant à sécu­la­ri­ser cette image, le faire en pleine cons­cience de cette arti­cu­la­tion du phi­lo­so­phi­que et du poli­ti­que semble avoir cons­ti­tué pour Bacon et Hobbes un moment inédit, qui impli­que une confi­gu­ra­tion assez nou­velle du temps his­to­ri­que dans laquelle le pré­sent n’est que le pro­duit pro­vi­soire, équivoque et ins­ta­ble du passé, et le pré­lude indé­cis, indé­fini dans sa signi­fi­ca­tion et sa durée, d’un avenir com­plè­te­ment ouvert que la pensée peut et doit anti­ci­per, cons­ti­tuant un rap­port cri­ti­que à l’his­toire du pré­sent et du passé.

C’est pour cela qu’une telle pos­ture tra­vaille encore notre concept de moder­nité (qui ne se réduit nul­le­ment à une répé­ti­tion de la que­relle des Anciens et des Modernes), que ce soit pour sou­te­nir sa per­ti­nence ou pour la nier, affir­mer que rien de telle qu’une rup­ture moderne n’a eu lieu, ou sou­te­nir qu’une telle rup­ture est une catas­tro­phe dont nous payons encore le prix. Car, s’agis­sant du pre­mier point, on a tou­jours en his­toire de bonnes rai­sons de nier qu’il y ait des rup­tu­res : tous les concepts nou­veaux ont des pré­cé­dents, ou sont le fruit de concepts anté­rieu­res, tous les phé­no­mè­nes sociaux sont des trans­for­ma­tions sur le temps long, tout événement est le pré­ci­pité d’une dia­chro­nie qu’il pro­longe sous d’autres formes. Et un tel magma his­to­ri­que (pour repren­dre la for­mule de Castoriadis) permet de sou­li­gner à son gré les conti­nui­tés ou les nou­veau­tés, et inter­roge sur­tout la per­ti­nence de penser en termes de rup­tu­res, qui plus est une rup­ture aussi glo­bale que la moder­nité. L’his­toire du mot moderne lui-même, et de ses équivalents, accroît la per­plexité en pro­blé­ma­ti­sant le rap­port entre moder­nité et rup­ture. Nombre d’époques ont leurs moder­nes, depuis le 5e siècle qui en invente le mot en latin, se pen­sant par dépas­se­ment de l’époque pré­cé­dente, ou par imi­ta­tion d’une époque plus ancienne et meilleure, par dessus un temps inter­mé­diaire, des moder­nes dont on ne peut per­ce­voir la moder­nité qu’à tra­vers des recons­truc­tions his­to­ri­ques com­plexes.

Et lorsqu’on se place sur le seul ter­rain de l’his­toire intel­lec­tuelle, la dif­fi­culté est accrue. S’il y a une chose dont je suis sûr, dans mon par­cours, c’est que je n’ai jamais réussi à croire, malgré tous mes efforts, que la moder­nité ait pu com­men­cer avec le cogito car­té­sien, la loi de la chute des corps, ou le retour des Muses dans la poésie ita­lienne du 15e siècle, ou même l’excom­mu­ni­ca­tion de Luther, lorsqu’on isole chacun de ces éléments pour en faire une ori­gine. Même si l’on res­treint le champ de la nou­veauté – moder­nité intel­lec­tuelle ou phi­lo­so­phi­que –, ses fac­teurs et ses consé­quen­ces débor­dent lar­ge­ment ce champ. Si le sou­ve­nir de Maurice Thorez pro­fes­sant en 1946 dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne que la révo­lu­tion marxiste pro­lé­ta­rienne a com­mencé avec le cogito car­té­sien ne peut que faire sou­rire, il y a là quel­que chose de net­te­ment moins risi­ble si l’on revient au moment de la pensée de Descartes à l’aune d’un temps saisi glo­ba­le­ment, dans lequel un cer­tain rap­port his­to­ri­que de la phi­lo­so­phie et de la poli­ti­que pou­vait être en bonne partie bou­le­versé par cette déci­sion phi­lo­so­phi­que – 1e condi­tion –, et si on entend bien – 2e condi­tion – l’effi­cience d’une pensée, même défor­mée, comme l’ensem­ble de ses impacts his­to­ri­ques divers, phi­lo­so­phi­ques ou non, en tant qu’ils par­ti­ci­pent plei­ne­ment de ce qu’on a pu appe­ler le sens déve­loppé de cette pensée.

Ces deux condi­tions dépen­dent d’ailleurs l’une de l’autre, car le sens déve­loppé ainsi défini dépend des déci­sions phi­lo­so­phi­ques qui font l’iden­tité d’une pensée. On ne peut retra­cer le déploie­ment de la signi­fi­ca­tion d’une pensée jusqu’au point où les dis­tor­sions opé­rées par les divers contex­tes de sa récep­tion font émerger tout autre chose, sans saisir, au moins par anti­ci­pa­tion, les cri­tè­res d’iden­ti­fi­ca­tion de la dite pensée. Or, si l’on fait dépen­dre ces cri­tè­res de la seule lec­ture interne d’une phi­lo­so­phie, on ne peut certes pas résis­ter à l’objec­tion de la tra­hi­son : lors­que le sens ini­tial d’une pensée n’est que dans la struc­ture des textes qu’elle pro­duit, la cohé­rence interne des grands sys­tè­mes phi­lo­so­phi­ques confère une part trop grande d’arbi­traire au par­tage de l’essen­tiel et de l’acces­soire qui seul permet d’évaluer le point à partir duquel la défor­ma­tion fait émerger autre chose. Mais, si l’on ajoute, à cette néces­saire appro­che interne, la recons­ti­tu­tion, à partir de son inten­tion, du geste phi­lo­so­phi­que lui-même, de ses opé­ra­tions sur ce qui le pré­cède ou sur son contexte, qui, exté­rieurs ou non au champ phi­lo­so­phi­que, ne vient pas l’infor­mer de l’exté­rieur, mais s’y trou­vent ori­gi­nai­re­ment réfor­més par une inten­tion phi­lo­so­phi­que, on vise une iden­tité plus confuse, certes, mais qui a la plas­ti­cité et l’his­to­ri­cité que l’on prête à la pos­té­rité de cette pensée, sans perdre pour autant son sens et son iden­tité pro­pres. La micro-ana­lyse de textes isolés prend alors autant d’impor­tance que la com­pré­hen­sion de l’ensem­ble du sys­tème qu’ils for­ment pour appré­hen­der ce geste.

C’est de ce point de vue que la moder­nité fait à mon sens l’iden­tité du geste phi­lo­so­phi­que baco­nien et hob­be­sien, une moder­nité pensée comme la répé­ti­tion d’une ren­contre du phi­lo­so­phi­que et du poli­ti­que (en un sens large qui englobe les effets socio-his­to­ri­ques de tous les aspects ins­ti­tu­tion­nels et scien­ti­fi­ques de la culture), une ren­contre visant à les reconfi­gu­rer et à s’accom­plir par l’expres­sion phi­lo­so­phi­que et poli­ti­que, et une répé­ti­tion qui s’effec­tue en pleine cons­cience, donc se pré­pare à partir d’une visée posi­tive et confi­gu­ra­trice de l’usage cri­ti­que de la raison sur un maté­riau his­to­ri­que. Cette iden­tité de la pensée de Bacon et de Hobbes expli­que leurs rap­ports à la poli­ti­que de leur temps, ou à l’his­to­rio­gra­phie. Plus encore, la phi­lo­so­phie elle-même, chez eux, en tant qu’elle se pense à partir d’un passé de l’huma­nité, qui per­siste de manière pro­blé­ma­ti­que, et d’un avenir ouvert (sous les concepts de pro­gramme ou de méthode, dans l’idée d’écrire de sim­ples éléments de science, ou d’un dis­cours poli­ti­que qui relève au moins autant de la des­crip­tion que de l’appel à la réforme ins­ti­tu­tion­nelle), une telle phi­lo­so­phie impli­que en elle la pos­ture nar­ra­to­lo­gi­que d’une his­toire à écrire. Cette iden­tité expli­que aussi leur rap­port au reli­gieux : la refonte de l’his­toire sacrée dans l’his­toire pro­fane, chez Hobbes, ainsi que l’idée d’une anthro­po­lo­gie du phé­no­mène reli­gieux, le tout culmi­nant dans sa cons­cience si aiguë d’une his­toire idéo­lo­gi­que où s’inter­pé­nè­trent le phi­lo­so­phi­que, le reli­gieux et le poli­ti­que ; la relève du projet escha­to­lo­gi­que des Ecritures par le projet phi­lo­so­phico-poli­ti­que chez Bacon, pour en main­te­nir les espoirs, ou encore la forme assez nou­velle qu’il donne à l’image tra­di­tion­nelle des deux livres, de la nature et des Ecritures. Tout ceci prend sens au regard de cette idée de la moder­nité que Bacon et Hobbes cons­ti­tuent en cons­ti­tuant leur pensée.

Un tel concept intè­gre également les dif­fé­rents fac­teurs de moder­nité à titre de pré­mis­ses néces­sai­res : la Réforme pro­tes­tante, la dis­lo­ca­tion du nœud ins­ti­tu­tion­nel du pro­gres­sus intel­lec­tuel et de la pro­vi­dence formé aux 11e et 12e siè­cles lors­que se forme l’ins­ti­tu­tion sco­las­ti­que, les renais­san­ces pétrar­quéenne et répu­bli­caine et la repré­sen­ta­tion des affai­res humai­nes sous la caté­go­rie de vicis­si­tude qu’elles impli­quent, le déve­lop­pe­ment cri­ti­que de la rhé­to­ri­que et de la dia­lec­ti­que dans une réflexion sur l’éducation et la cultura animi, et sur le concept d’inven­tion, dans l’huma­nisme, une réflexion qui a permis de dépas­ser, à partir de Bacon au moins, la dis­tinc­tion entre vita contem­pla­tiva et vita activa, le renou­vel­le­ment de l’his­to­rio­gra­phie pro­duit par l’his­toire natu­relle (contri­buant à ravi­ver le scep­ti­cisme), par la réflexion juri­di­que – un Bodin montre bien son impor­tance dans l’émergence d’une cons­cience his­to­ri­que du poli­ti­que –, ou enfin par la cri­ti­que de la sco­las­ti­que, déve­lop­pant, à partir du 15e siècle, les pra­ti­ques phi­lo­lo­gi­ques et la science des textes dont nous sommes encore les héri­tiers, et qui ont permis la réé­mer­gence des pla­to­nis­mes et des phi­lo­so­phies hel­lé­nis­ti­ques, le renou­vel­le­ment de la lec­ture d’Aristote, et la sortie des uni­ver­si­tés, grâce à l’impri­me­rie, du ques­tion­ne­ment phi­lo­so­phi­que. Ces éléments, dont la liste n’est pas exhaus­tive et qui n’ont rien de spé­ci­fi­que­ment anglais, ainsi que les résis­tan­ces qu’ils ont ren­contrées, Bacon et Hobbes s’en empa­rent et les intè­grent, et ce fai­sant les élargissent et les trans­for­ment.

Une telle sché­ma­ti­sa­tion de la moder­nité se retrouve dans ses pos­té­ri­tés, par reprise, par­tielle ou aug­men­tée, mais aussi par rejet, et ce n’est pas un hasard si le dis­cours anti-moderne s’empare si sou­vent de ces figu­res anglai­ses, et adopte cepen­dant, dans sa forme, leur pos­ture cri­ti­que, his­to­rio­gra­phi­que et récu­sa­trice. Le sup­posé risque maté­ria­liste et nihi­liste de la pensée moderne, par exem­ple, si lour­de­ment sou­li­gné par l’anti-moder­nisme bien moderne d’un Joseph de Maistre ou d’un Leo Strauss, trouve chez Bacon et Hobbes de quoi exem­pli­fier le diag­nos­tic. De Bacon à la révo­lu­tion fran­çaise, pour de Maistre, il n’y a qu’un pas. Si Strauss pense in fine que c’est Machiavel le Christophe Colomb de la moder­nité, Hobbes reste pour lui l’auteur du pre­mier sys­tème moderne, parce que le scep­ti­cisme y devient une cri­ti­que ins­tau­ra­trice, sur le plan poli­ti­que et épistémique, le maté­ria­lisme y devient l’hori­zon indé­pas­sa­ble de la science, mais sur­tout, une poli­ti­que désen­chan­tée y devient l’abou­tis­se­ment, enfin expli­cite, de la nou­velle ère qui est la nôtre.

On peut aussi rat­ta­cher à ce schème de la moder­nité les concepts-clés aux­quels on l’iden­ti­fie le plus sou­vent : 1) d’abord l’auto­no­mie ration­nelle du geste cri­ti­que, des Lumières à leurs récu­sa­tions, par­ta­geant ce même geste inau­guré par Bacon qui en pro­blé­ma­ti­sent déjà cepen­dant l’auto­no­mie ; 2) l’idée moderne d’une méthode, par le concept baco­nien d’inven­tion, pensée au regard de ce que inven­tio et metho­dus devien­nent au cours du 16e siècle, et for­mu­lée comme un pro­blème, récu­rent de Descartes à Feyerabend au moins, celui de savoir s’il peut exis­ter une méthode a priori, et si l’auto­no­mie de la science en a besoin ; 3) l’idée de pro­grès qui émerge, chez Bacon, sous la forme, non d’une loi de l’his­toire, mais d’une pensée de la vicis­si­tude des affai­res humai­nes que le gou­ver­ne­ment doit affron­ter, peut-être en vain, idée de pro­grès dont le rap­port à une éventuelle pro­vi­dence est donc direc­te­ment pro­blé­ma­tisé, et une idée de pro­grès dis­cu­tée par Hobbes, sans atten­dre pour cela la cri­ti­que des Lumières ; 4) une idée de sys­tème visé comme une cons­truc­tion dyna­mi­que et his­to­ri­que, vivant de contra­dic­tions et de résis­tan­ces inter­nes, ani­mant les par­ties du savoir et les époques his­to­ri­ques les fai­sant entrer en crise, se déve­lop­per et se trans­for­mer – ces motifs sont mis en œuvre et par­fois for­mu­lés avant que Hegel ne s’en empare ; 5) un empi­risme, enfin, intrin­sè­que­ment ration­nel, qui ne se réduit pas à une atten­tion aux faits, mais qui est, en outre, dès la pensée baco­nienne, expé­rience de ce qui nous fait, nous condi­tionne mais nous donne aussi ce fai­sant puis­sance de penser et d’agir, voire de cri­ti­quer et de décons­truire ce qui nous condi­tionne, une expé­rience qui éclaire la manière dont Locke ou Hume radi­ca­li­sent et adap­tent cette idée sémi­nale, au-delà de ce que Bacon en fait, et qui déjoue bien des cri­ti­ques de ce qu’il est convenu d’appe­ler l’empi­risme clas­si­que, expli­quant qu’il y ait des motifs quasi-phé­no­mé­no­lo­gi­ques ou pré-freu­diens chez Hobbes ou Hume, ou que Dewey puisse, avec la luci­dité his­to­ri­que qui le carac­té­rise, appa­ren­ter son geste à celui de Bacon, ou que l’on puisse user de motifs fou­cal­diens pour rendre compte de ce que font Bacon ou Hobbes, sans que ces motifs parais­sent leur être exté­rieurs.

Tous ces concepts sont anti­ci­pés, en deçà de leur déno­mi­na­tion, émergeant dans ces ori­gi­nes bien anglai­ses de la moder­nité, parce qu’ils s’y trou­vent certes comme un contenu séman­ti­que struc­tu­rant une pensée, mais sur­tout comme autant de char­ges pro­blé­ma­ti­ques nou­vel­les, nées conjoin­te­ment mais sépa­ra­bles les unes des autres, et dis­po­ni­bles ainsi pour des reconfi­gu­ra­tions par­tiel­les et nou­vel­les ulté­rieu­res, au fil des événements poli­ti­ques, reli­gieux et scien­ti­fi­ques qui les modi­fient et qu’elles contri­buent à trans­for­mer ou à blo­quer, pro­dui­sant d’autres nou­veau­tés qui dif­frac­tent les diver­ses formes de moder­ni­tés qui font la com­plexité de notre temps. En ce sens, nous appar­te­nons encore à cette époque ouverte par l’Angleterre du temps de Bacon et Hobbes, même si bien d’autres situa­tions et bien d’autres pen­sées ont pro­duit, en Angleterre ou ailleurs, autre chose et plus. Même la cri­ti­que de la moder­nité s’ins­crit dans cette moder­nité, parce que c’est elle qui pro­meut un tel concept et une telle pra­ti­que de la cri­ti­que, et toute post­mo­der­nité n’est qu’une autre manière d’être et de rester moderne, en répé­tant ce geste, et non une sortie de cette généa­lo­gie.

L’axe Bacon-Hobbes permet enfin de voir le carac­tère ori­gi­nai­re­ment poli­ti­que du projet moderne. L’idée qu’une radi­ca­lité des Lumières n’émergerait qu’à la fin du 17e siècle soit parce que, comme J. Israel, on reste sous l’emprise de la Whig Story et de sa lec­ture de la Glorious Revolution, pour effa­cer ce qu’a eu de révo­lu­tion­naire pour le meilleur et pour le pire l’expé­rience à laquelle Bacon et Hobbes ont arti­culé leur œuvre, l’abso­lu­tisme anglais, amorcé au len­de­main de la guerre des Deux Roses et culmi­nant avec Jacques 1e, soit parce que, comme Koselleck, on se foca­lise sur la Révolution Française et ses condi­tions intel­lec­tuel­les et socia­les d’émergence, pour arti­cu­ler la dif­fu­sion de l’atti­tude cri­ti­que à l’abso­lu­tisme fran­çais, plus tardif, oubliant ainsi l’avan­cée anglaise et son rythme propre. Cette idée d’une moder­nité d’abord intel­lec­tuelle et morale, plus ou moins cri­ti­que à l’égard des ins­ti­tu­tions, semble devoir pour le moins s’accom­mo­der, si c’est pos­si­ble, à ce qui se joue chez Hobbes et Bacon, et qui com­pli­que le lien entre exer­cice de la cri­ti­que et contes­ta­tion des ins­ti­tu­tions. De ce point de vue, la liai­son kan­tienne entre cri­ti­que et obéis­sance est déjà une his­toire ancienne au moment où il la for­mule. En somme, la moder­nité n’est pas d’abord un événement intel­lec­tuel et moral, devenu poli­ti­que, mais un motif d’emblée phi­lo­so­phi­que et poli­ti­que, dans ses condi­tions d’émergence et dans l’inten­tion séman­ti­que et pra­ti­que qui l’a pré­ci­pi­tée.

Je sou­tien­drai volon­tiers, pour conclure, et tout en sous­cri­vant aux objec­tions qu’on lui oppose, qu’un événement comme la moder­nité n’appa­raît que si l’on fait droit, au moins à titre de méthode, à l’ambi­tion d’une his­toire glo­ba­li­sante, d’une appro­che his­to­rio­gra­phi­que prête à faire inter­ve­nir à peu près tout, parce qu’il n’y a qu’à ce niveau global qu’une telle nou­veauté est iden­ti­fia­ble, là où, dans le détail, le regard de l’his­to­rien ne fait le plus sou­vent appa­raî­tre à bon droit que des conti­nui­tés. Lorsqu’on se concen­tre sur un champ, on court en outre tou­jours le risque de pro­duire ce que Bacon appe­lait des sys­tè­mes empi­ri­ques, en sup­po­sant une auto­no­mie de l’his­toire de la théo­lo­gie sacrée, de la méde­cine, de la poli­ti­que, de la phy­si­que, des mathé­ma­ti­ques qui pro­dui­rait le nou­veau d’elle-même pour ensuite le dif­fu­ser : une étude de la migra­tion des concepts pour­rait mon­trer (c’est une hypo­thèse) qu’aucune dis­ci­pline n’est auto­nome dans son his­toire. Inversement, lorsqu’on se place d’emblée à un niveau global, on court certes le risque, cette fois, des sys­tè­mes ration­nels sub­sti­tuant au réel de sim­ples cons­truc­tions lan­ga­giè­res, des « toiles d’arai­gnée » de l’esprit, dirait Bacon. Mais on peut aussi, tou­jours avec Bacon, espé­rer que cette cons­truc­tion imite l’abeille : recueillir les fruits éparses de l’expé­rience des livres et des choses, pour bâtir des modè­les, tou­jours prêt certes à être éprouvés au contact de cette matière, mais une telle épreuve n’est pos­si­ble que par l’ambi­tion du modèle. La réfu­ta­tion empi­ri­que n’atteint que la théo­rie déme­su­rée et par là-même réfu­ta­ble, et donc tout aussi néces­saire à l’épreuve de vérité empi­ri­que que la fac­tua­lité. Définir et user de cette manière de la moder­nité reste peut-être un concept de phi­lo­so­phes pour com­pren­dre des phi­lo­so­phes, mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas his­to­ri­que et his­to­rien dans sa démar­che et dans sa visée. Parce que les phi­lo­so­phes sont deve­nus his­to­riens et usa­gers de l’his­toire, et qu’il n’en est que plus néces­saire d’assu­mer, en outre, y com­pris sur une matière poli­ti­que et scien­ti­fi­que pré­sente, tant elle est char­gée du passé, cette déme­sure du phi­lo­so­phi­que sur laquelle j’espère ne jamais céder, et sur­tout pas sur le seul motif de crain­dre l’erreur et le ridi­cule auquel un tel geste, un peu fou, est conduit si sou­vent pour n’avoir pas cédé sur son désir, et dont un Bacon ou un Hobbes offrent de si fas­ci­nants exem­ples. Lorsqu’on vise autre chose que la trop ras­su­rante et pour­tant néces­saire fac­tua­lité, on ren­contre ce risque du ridi­cule et de la confu­sion, que je suis venu courir ici, devant vous, que je m’efforce tou­jours de courir dans mon ensei­gne­ment, si impor­tant pour moi, mais qui n’est jamais qu’une manière de res­sen­tir cette forme d’épreuve de vérité dont la recher­che est fina­le­ment notre pro­fes­sion.