HDR soutenue le 14 novembre 2014 à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon
Jury : H. Bost (EPHE), L. Foisneau (EHESS), C. Gautier (ENS Lyon), Ch. Jaquet (Université Paris I), D. Jalobeanu (Université de Bucarest), P-F. Moreau (directeur de l’HDR, ENS de Lyon), J. Terrel (Université de Bordeaux III).
M. le Président, mesdames et messieurs les membres du jury, je veux d’abord vous remercier sincèrement d’avoir rendu possible cette soutenance, et je me propose pour commencer de ressaisir l’état présent de ma réflexion, en bonne partie empruntée à d’autres dont je suis le produit, mais un produit je l’espère encore indécis et instable. Si ma recherche peut s’entendre, comme le prétend le titre que j’ai donné à mon dossier, comme une enquête sur « les origines anglaises de la modernité », cela peut sembler ne pas rendre raison de mon travail ces dix dernières années. Mes recherches ont en effet commencé en se centrant sur le 17e siècle, et principalement sur Hobbes dont j’ai traduit un livre et auquel j’ai consacré ma thèse soutenue en 2004. Il s’agissait pour moi, de montrer, en partant de l’imagination ou de la fancy comme ressource commune de la philosophie naturelle et politique, et de la pensée historique et religieuse de Hobbes, que son matérialisme et l’unité systématique de sa philosophie sont à prendre au sérieux, et que l’interprétation, riche et paradoxal de Cassirer, notamment, inscrivant Hobbes, au côté de Descartes, dans un mouvement d’intellectualisation progressive des phénomènes de la nature, culminant avec Kant, pouvait certes rendre compte d’un effet historique possible des thèses du De Corpore, mais non de sa signification, dès lors qu’on l’établit à partir de sa structure interne et de la manière dont cette structure infléchit ce dont Hobbes pouvait hériter. Voilà pourquoi ma thèse était centrée sur le De Corpore et la mesure dans laquelle il permet de comprendre la cohérence de l’ensemble de l’œuvre de Hobbes. Tous mes travaux ultérieurs, du colloque Hobbes : nouvelles lectures, à Bordeaux en 2007 et la constitution à cette occasion du Groupe Hobbes, jusqu’à la publication en 2011 de mon livre, Principe de la philosophie chez Hobbes, visaient à développer les conséquences de ma lecture de l’articulation du fondement et du système dans la pensée de Hobbes, pour comprendre sa théorie des passions et de l’action, son anthropologie morale et politique, ou encore sa pensée de Dieu.
Si ma recherche était alors, via la figure de Hobbes, concernée par la question de la modernité, ce n’était donc pas au sens où je prétendais contribuer directement, de manière critique ou positive, à ces grands récits de la modernité, ces fresques s’efforçant d’en ressaisir l’émergence et le développement. Néanmoins, cette question de l’origine de la modernité centrée sur l’Angleterre était d’emblée le point de convergence de mes travaux, parce que c’est le cœur de l’interrogation historique de Bacon et Hobbes eux-mêmes. La prise de conscience de cette ligne directrice explique même l’élargissement à l’œuvre de Bacon, depuis 2011 puis mon entrée à l’ENS de Lyon, et l’esprit dans lequel je l’ai abordé à travers divers articles et l’inédit, Bacon et le gouvernement du savoir, que j’ai soumis à votre jugement, travail que je vais poursuivre avec la publication, chez Classiques Garnier, des œuvres complètes de Bacon en français que J.Berthier, N.Dubos et moi-même dirigeons. Cette interrogation historique se dégage en effet, comme étant leur plus grande originalité partagée, à savoir l’intention de comprendre comment, pourquoi, à quelles conditions institutionnelles, religieuses et scientifiques une philosophie fait événement, au point de participer à une reconfiguration globale du cours de l’histoire qu’elle s’efforce inlassablement de comprendre et de précipiter ; une ambition démesurée et peut-être inédite, et qui n’avait d’égal sans doute que cette gigantesque mise en scène de l’histoire et du questionnement éthique et métaphysique qu’offrait Shakespeare dans son théâtre. Il m’est apparu en outre que faire naître la modernité en Angleterre – ou du moins un versant crucial de cette modernité – était une hypothèse sérieuse, mise en œuvre par le séminaire que J.Berthier et moi-même y consacrons depuis 2013, et qu’elle était l’occasion de découvrir et d’éprouver un certain nombre de mes choix historiographiques :
Tout d’abord, l’idée même d’une histoire des concepts, comprise comme histoire des pratiques de langage et des inventions conceptuelles par lesquelles les hommes réfléchissent et infléchissent les événements et leurs pratiques, mais sans prétendre jamais que ces événements et ces pratiques ne sont que l’incarnation de ces concepts. Construire une histoire des idées abstraction faite des circonstances, ou penser que le réel n’est qu’une expression du rationnel pour refuser cette séparation partagent a contrario un même présupposé sur le mode d’être historique de l’idée et l’horizon social et pratique étroit de ceux qui les formulent, impliquant que l’idée se soutient d’elle-même, alors qu’elle est plus souvent la ressaisie projective, toujours historique dans son intention et sa signification, de l’expérience qui la rend possible.
Cette historicisation de l’idée est en même temps compliquée par l’étude indispensable des systèmes de pensée en eux-mêmes. Il ne s’agit pas seulement d’y voir la prétention des philosophes, sans cesse répétée et toujours échouée, à constituer un espace sémantique autonome, leur prêtant ainsi une naïveté dont les historiens de la pensée que nous sommes sont supposés exempts. Il s’agit d’abord d’y voir la démarche même par laquelle, en pleine conscience de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont socialement, les philosophes (qui sont aussi des politiques, des juristes, des théologiens, des pédagogues ou encore des médecins) se saisissent de réseaux sémantiques divers, parfois étrangers les uns aux autres, parfois en lutte voire en contradiction les uns avec les autres. Ce faisant, ils les infléchissent, les synthétisent, les font tenir ensemble à toute force, ou les déconstruisent, renversent leur évaluation, à partir d’une conscience de leur temps, et en vu d’une disposition politique, religieuse, scientifique nouvelle. De ce point de vue, Bacon et Hobbes sont exemplaires.
Ils sont également exemplaires en ceci qu’ils réfléchissent leur temps pour y voir ce qui prépare et appelle une telle démarche, un temps de crise, d’hésitations, de tensions affaiblissant les dispositifs antérieurs et rendant possibles de nouveaux. Ni la possibilité d’une nouveauté philosophique, ni son efficience historique ne sont pensées par eux comme relevant du seul geste philosophique : cette possibilité et cette effectivité engagent donc une rencontre avec la politique, au sens large – par exemple la situation historique et sociale de l’Angleterre – comme au sens plus étroit et étatique – la transformation encore indécise, toujours déjà commencée, des institutions gouvernementales. Leur œuvre se comprend donc à condition de faire droit à cette conscience qu’ils partagent, et dont ils font le cœur d’une pensée nouvelle, nouvelle pour leur temps et nouvelle dans l’histoire : nouvelle pour leur temps puisqu’à toute époque les nouveautés épistémiques (celles des présocratiques, des astronomes éthiopiens, du moment Socrate, de la scolastique,…) n’ont été possibles que par cette historicité, et nouvelle tout de même dans l’histoire puisque, si ces conditions de la nouveauté doivent être simplement répétées, et non inaugurées, à l’orée du 17e siècle, s’il faut accompagner et précipiter ce retour des Muses par lequel Pétrarque définit déjà la Lumière nouvelle de la Renaissance, contribuant à séculariser cette image, le faire en pleine conscience de cette articulation du philosophique et du politique semble avoir constitué pour Bacon et Hobbes un moment inédit, qui implique une configuration assez nouvelle du temps historique dans laquelle le présent n’est que le produit provisoire, équivoque et instable du passé, et le prélude indécis, indéfini dans sa signification et sa durée, d’un avenir complètement ouvert que la pensée peut et doit anticiper, constituant un rapport critique à l’histoire du présent et du passé.
C’est pour cela qu’une telle posture travaille encore notre concept de modernité (qui ne se réduit nullement à une répétition de la querelle des Anciens et des Modernes), que ce soit pour soutenir sa pertinence ou pour la nier, affirmer que rien de telle qu’une rupture moderne n’a eu lieu, ou soutenir qu’une telle rupture est une catastrophe dont nous payons encore le prix. Car, s’agissant du premier point, on a toujours en histoire de bonnes raisons de nier qu’il y ait des ruptures : tous les concepts nouveaux ont des précédents, ou sont le fruit de concepts antérieures, tous les phénomènes sociaux sont des transformations sur le temps long, tout événement est le précipité d’une diachronie qu’il prolonge sous d’autres formes. Et un tel magma historique (pour reprendre la formule de Castoriadis) permet de souligner à son gré les continuités ou les nouveautés, et interroge surtout la pertinence de penser en termes de ruptures, qui plus est une rupture aussi globale que la modernité. L’histoire du mot moderne lui-même, et de ses équivalents, accroît la perplexité en problématisant le rapport entre modernité et rupture. Nombre d’époques ont leurs modernes, depuis le 5e siècle qui en invente le mot en latin, se pensant par dépassement de l’époque précédente, ou par imitation d’une époque plus ancienne et meilleure, par dessus un temps intermédiaire, des modernes dont on ne peut percevoir la modernité qu’à travers des reconstructions historiques complexes.
Et lorsqu’on se place sur le seul terrain de l’histoire intellectuelle, la difficulté est accrue. S’il y a une chose dont je suis sûr, dans mon parcours, c’est que je n’ai jamais réussi à croire, malgré tous mes efforts, que la modernité ait pu commencer avec le cogito cartésien, la loi de la chute des corps, ou le retour des Muses dans la poésie italienne du 15e siècle, ou même l’excommunication de Luther, lorsqu’on isole chacun de ces éléments pour en faire une origine. Même si l’on restreint le champ de la nouveauté – modernité intellectuelle ou philosophique –, ses facteurs et ses conséquences débordent largement ce champ. Si le souvenir de Maurice Thorez professant en 1946 dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne que la révolution marxiste prolétarienne a commencé avec le cogito cartésien ne peut que faire sourire, il y a là quelque chose de nettement moins risible si l’on revient au moment de la pensée de Descartes à l’aune d’un temps saisi globalement, dans lequel un certain rapport historique de la philosophie et de la politique pouvait être en bonne partie bouleversé par cette décision philosophique – 1e condition –, et si on entend bien – 2e condition – l’efficience d’une pensée, même déformée, comme l’ensemble de ses impacts historiques divers, philosophiques ou non, en tant qu’ils participent pleinement de ce qu’on a pu appeler le sens développé de cette pensée.
Ces deux conditions dépendent d’ailleurs l’une de l’autre, car le sens développé ainsi défini dépend des décisions philosophiques qui font l’identité d’une pensée. On ne peut retracer le déploiement de la signification d’une pensée jusqu’au point où les distorsions opérées par les divers contextes de sa réception font émerger tout autre chose, sans saisir, au moins par anticipation, les critères d’identification de la dite pensée. Or, si l’on fait dépendre ces critères de la seule lecture interne d’une philosophie, on ne peut certes pas résister à l’objection de la trahison : lorsque le sens initial d’une pensée n’est que dans la structure des textes qu’elle produit, la cohérence interne des grands systèmes philosophiques confère une part trop grande d’arbitraire au partage de l’essentiel et de l’accessoire qui seul permet d’évaluer le point à partir duquel la déformation fait émerger autre chose. Mais, si l’on ajoute, à cette nécessaire approche interne, la reconstitution, à partir de son intention, du geste philosophique lui-même, de ses opérations sur ce qui le précède ou sur son contexte, qui, extérieurs ou non au champ philosophique, ne vient pas l’informer de l’extérieur, mais s’y trouvent originairement réformés par une intention philosophique, on vise une identité plus confuse, certes, mais qui a la plasticité et l’historicité que l’on prête à la postérité de cette pensée, sans perdre pour autant son sens et son identité propres. La micro-analyse de textes isolés prend alors autant d’importance que la compréhension de l’ensemble du système qu’ils forment pour appréhender ce geste.
C’est de ce point de vue que la modernité fait à mon sens l’identité du geste philosophique baconien et hobbesien, une modernité pensée comme la répétition d’une rencontre du philosophique et du politique (en un sens large qui englobe les effets socio-historiques de tous les aspects institutionnels et scientifiques de la culture), une rencontre visant à les reconfigurer et à s’accomplir par l’expression philosophique et politique, et une répétition qui s’effectue en pleine conscience, donc se prépare à partir d’une visée positive et configuratrice de l’usage critique de la raison sur un matériau historique. Cette identité de la pensée de Bacon et de Hobbes explique leurs rapports à la politique de leur temps, ou à l’historiographie. Plus encore, la philosophie elle-même, chez eux, en tant qu’elle se pense à partir d’un passé de l’humanité, qui persiste de manière problématique, et d’un avenir ouvert (sous les concepts de programme ou de méthode, dans l’idée d’écrire de simples éléments de science, ou d’un discours politique qui relève au moins autant de la description que de l’appel à la réforme institutionnelle), une telle philosophie implique en elle la posture narratologique d’une histoire à écrire. Cette identité explique aussi leur rapport au religieux : la refonte de l’histoire sacrée dans l’histoire profane, chez Hobbes, ainsi que l’idée d’une anthropologie du phénomène religieux, le tout culminant dans sa conscience si aiguë d’une histoire idéologique où s’interpénètrent le philosophique, le religieux et le politique ; la relève du projet eschatologique des Ecritures par le projet philosophico-politique chez Bacon, pour en maintenir les espoirs, ou encore la forme assez nouvelle qu’il donne à l’image traditionnelle des deux livres, de la nature et des Ecritures. Tout ceci prend sens au regard de cette idée de la modernité que Bacon et Hobbes constituent en constituant leur pensée.
Un tel concept intègre également les différents facteurs de modernité à titre de prémisses nécessaires : la Réforme protestante, la dislocation du nœud institutionnel du progressus intellectuel et de la providence formé aux 11e et 12e siècles lorsque se forme l’institution scolastique, les renaissances pétrarquéenne et républicaine et la représentation des affaires humaines sous la catégorie de vicissitude qu’elles impliquent, le développement critique de la rhétorique et de la dialectique dans une réflexion sur l’éducation et la cultura animi, et sur le concept d’invention, dans l’humanisme, une réflexion qui a permis de dépasser, à partir de Bacon au moins, la distinction entre vita contemplativa et vita activa, le renouvellement de l’historiographie produit par l’histoire naturelle (contribuant à raviver le scepticisme), par la réflexion juridique – un Bodin montre bien son importance dans l’émergence d’une conscience historique du politique –, ou enfin par la critique de la scolastique, développant, à partir du 15e siècle, les pratiques philologiques et la science des textes dont nous sommes encore les héritiers, et qui ont permis la réémergence des platonismes et des philosophies hellénistiques, le renouvellement de la lecture d’Aristote, et la sortie des universités, grâce à l’imprimerie, du questionnement philosophique. Ces éléments, dont la liste n’est pas exhaustive et qui n’ont rien de spécifiquement anglais, ainsi que les résistances qu’ils ont rencontrées, Bacon et Hobbes s’en emparent et les intègrent, et ce faisant les élargissent et les transforment.
Une telle schématisation de la modernité se retrouve dans ses postérités, par reprise, partielle ou augmentée, mais aussi par rejet, et ce n’est pas un hasard si le discours anti-moderne s’empare si souvent de ces figures anglaises, et adopte cependant, dans sa forme, leur posture critique, historiographique et récusatrice. Le supposé risque matérialiste et nihiliste de la pensée moderne, par exemple, si lourdement souligné par l’anti-modernisme bien moderne d’un Joseph de Maistre ou d’un Leo Strauss, trouve chez Bacon et Hobbes de quoi exemplifier le diagnostic. De Bacon à la révolution française, pour de Maistre, il n’y a qu’un pas. Si Strauss pense in fine que c’est Machiavel le Christophe Colomb de la modernité, Hobbes reste pour lui l’auteur du premier système moderne, parce que le scepticisme y devient une critique instauratrice, sur le plan politique et épistémique, le matérialisme y devient l’horizon indépassable de la science, mais surtout, une politique désenchantée y devient l’aboutissement, enfin explicite, de la nouvelle ère qui est la nôtre.
On peut aussi rattacher à ce schème de la modernité les concepts-clés auxquels on l’identifie le plus souvent : 1) d’abord l’autonomie rationnelle du geste critique, des Lumières à leurs récusations, partageant ce même geste inauguré par Bacon qui en problématisent déjà cependant l’autonomie ; 2) l’idée moderne d’une méthode, par le concept baconien d’invention, pensée au regard de ce que inventio et methodus deviennent au cours du 16e siècle, et formulée comme un problème, récurent de Descartes à Feyerabend au moins, celui de savoir s’il peut exister une méthode a priori, et si l’autonomie de la science en a besoin ; 3) l’idée de progrès qui émerge, chez Bacon, sous la forme, non d’une loi de l’histoire, mais d’une pensée de la vicissitude des affaires humaines que le gouvernement doit affronter, peut-être en vain, idée de progrès dont le rapport à une éventuelle providence est donc directement problématisé, et une idée de progrès discutée par Hobbes, sans attendre pour cela la critique des Lumières ; 4) une idée de système visé comme une construction dynamique et historique, vivant de contradictions et de résistances internes, animant les parties du savoir et les époques historiques les faisant entrer en crise, se développer et se transformer – ces motifs sont mis en œuvre et parfois formulés avant que Hegel ne s’en empare ; 5) un empirisme, enfin, intrinsèquement rationnel, qui ne se réduit pas à une attention aux faits, mais qui est, en outre, dès la pensée baconienne, expérience de ce qui nous fait, nous conditionne mais nous donne aussi ce faisant puissance de penser et d’agir, voire de critiquer et de déconstruire ce qui nous conditionne, une expérience qui éclaire la manière dont Locke ou Hume radicalisent et adaptent cette idée séminale, au-delà de ce que Bacon en fait, et qui déjoue bien des critiques de ce qu’il est convenu d’appeler l’empirisme classique, expliquant qu’il y ait des motifs quasi-phénoménologiques ou pré-freudiens chez Hobbes ou Hume, ou que Dewey puisse, avec la lucidité historique qui le caractérise, apparenter son geste à celui de Bacon, ou que l’on puisse user de motifs foucaldiens pour rendre compte de ce que font Bacon ou Hobbes, sans que ces motifs paraissent leur être extérieurs.
Tous ces concepts sont anticipés, en deçà de leur dénomination, émergeant dans ces origines bien anglaises de la modernité, parce qu’ils s’y trouvent certes comme un contenu sémantique structurant une pensée, mais surtout comme autant de charges problématiques nouvelles, nées conjointement mais séparables les unes des autres, et disponibles ainsi pour des reconfigurations partielles et nouvelles ultérieures, au fil des événements politiques, religieux et scientifiques qui les modifient et qu’elles contribuent à transformer ou à bloquer, produisant d’autres nouveautés qui diffractent les diverses formes de modernités qui font la complexité de notre temps. En ce sens, nous appartenons encore à cette époque ouverte par l’Angleterre du temps de Bacon et Hobbes, même si bien d’autres situations et bien d’autres pensées ont produit, en Angleterre ou ailleurs, autre chose et plus. Même la critique de la modernité s’inscrit dans cette modernité, parce que c’est elle qui promeut un tel concept et une telle pratique de la critique, et toute postmodernité n’est qu’une autre manière d’être et de rester moderne, en répétant ce geste, et non une sortie de cette généalogie.
L’axe Bacon-Hobbes permet enfin de voir le caractère originairement politique du projet moderne. L’idée qu’une radicalité des Lumières n’émergerait qu’à la fin du 17e siècle soit parce que, comme J. Israel, on reste sous l’emprise de la Whig Story et de sa lecture de la Glorious Revolution, pour effacer ce qu’a eu de révolutionnaire pour le meilleur et pour le pire l’expérience à laquelle Bacon et Hobbes ont articulé leur œuvre, l’absolutisme anglais, amorcé au lendemain de la guerre des Deux Roses et culminant avec Jacques 1e, soit parce que, comme Koselleck, on se focalise sur la Révolution Française et ses conditions intellectuelles et sociales d’émergence, pour articuler la diffusion de l’attitude critique à l’absolutisme français, plus tardif, oubliant ainsi l’avancée anglaise et son rythme propre. Cette idée d’une modernité d’abord intellectuelle et morale, plus ou moins critique à l’égard des institutions, semble devoir pour le moins s’accommoder, si c’est possible, à ce qui se joue chez Hobbes et Bacon, et qui complique le lien entre exercice de la critique et contestation des institutions. De ce point de vue, la liaison kantienne entre critique et obéissance est déjà une histoire ancienne au moment où il la formule. En somme, la modernité n’est pas d’abord un événement intellectuel et moral, devenu politique, mais un motif d’emblée philosophique et politique, dans ses conditions d’émergence et dans l’intention sémantique et pratique qui l’a précipitée.
Je soutiendrai volontiers, pour conclure, et tout en souscrivant aux objections qu’on lui oppose, qu’un événement comme la modernité n’apparaît que si l’on fait droit, au moins à titre de méthode, à l’ambition d’une histoire globalisante, d’une approche historiographique prête à faire intervenir à peu près tout, parce qu’il n’y a qu’à ce niveau global qu’une telle nouveauté est identifiable, là où, dans le détail, le regard de l’historien ne fait le plus souvent apparaître à bon droit que des continuités. Lorsqu’on se concentre sur un champ, on court en outre toujours le risque de produire ce que Bacon appelait des systèmes empiriques, en supposant une autonomie de l’histoire de la théologie sacrée, de la médecine, de la politique, de la physique, des mathématiques qui produirait le nouveau d’elle-même pour ensuite le diffuser : une étude de la migration des concepts pourrait montrer (c’est une hypothèse) qu’aucune discipline n’est autonome dans son histoire. Inversement, lorsqu’on se place d’emblée à un niveau global, on court certes le risque, cette fois, des systèmes rationnels substituant au réel de simples constructions langagières, des « toiles d’araignée » de l’esprit, dirait Bacon. Mais on peut aussi, toujours avec Bacon, espérer que cette construction imite l’abeille : recueillir les fruits éparses de l’expérience des livres et des choses, pour bâtir des modèles, toujours prêt certes à être éprouvés au contact de cette matière, mais une telle épreuve n’est possible que par l’ambition du modèle. La réfutation empirique n’atteint que la théorie démesurée et par là-même réfutable, et donc tout aussi nécessaire à l’épreuve de vérité empirique que la factualité. Définir et user de cette manière de la modernité reste peut-être un concept de philosophes pour comprendre des philosophes, mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas historique et historien dans sa démarche et dans sa visée. Parce que les philosophes sont devenus historiens et usagers de l’histoire, et qu’il n’en est que plus nécessaire d’assumer, en outre, y compris sur une matière politique et scientifique présente, tant elle est chargée du passé, cette démesure du philosophique sur laquelle j’espère ne jamais céder, et surtout pas sur le seul motif de craindre l’erreur et le ridicule auquel un tel geste, un peu fou, est conduit si souvent pour n’avoir pas cédé sur son désir, et dont un Bacon ou un Hobbes offrent de si fascinants exemples. Lorsqu’on vise autre chose que la trop rassurante et pourtant nécessaire factualité, on rencontre ce risque du ridicule et de la confusion, que je suis venu courir ici, devant vous, que je m’efforce toujours de courir dans mon enseignement, si important pour moi, mais qui n’est jamais qu’une manière de ressentir cette forme d’épreuve de vérité dont la recherche est finalement notre profession.