CERPHI

 

Rousseau et l’utopie. De l’État insulaire aux cosmotopies

Thèse de doc­to­rat de phi­lo­so­phie, sous la direc­tion de P.-F. Moreau, sou­te­nue le 11 décem­bre 2006 à l’Université de Paris IV - Sorbonne devant un jury com­posé de Bruno Bernadi, Colas Duflo, Pierre-François Moreau et Michel Sénellart.

C’est par une cita­tion de Kant que j’aime­rais com­men­cer ces quel­ques mots de pré­sen­ta­tion pour signa­ler d’emblée l’une des dif­fi­cultés ren­contrées dès le début de cette recher­che : celle de son posi­tion­ne­ment dans le champ des études rous­seauis­tes.

« Si je mets Jean-Jacques Rousseau au milieu de doc­teurs de la Sorbonne, affir­mait Kant dans son Essai sur les mala­dies de la tête, il me semble enten­dre un éclat de rire et cent voix s’écrier : ”Quel fan­taste !“ »

J’ai évoqué cette remar­que dans un cha­pi­tre, où, reve­nant sur la lec­ture de l’abbé de Saint-Pierre par Rousseau et sur la lec­ture de Rousseau par Kant, j’ai tâché de res­ti­tuer la démons­tra­tion de leur cri­ti­que de cette cri­ti­que. J’aime­rais sou­li­gner ici que ce rire peut être inter­prété pré­ci­sé­ment comme un effet de réac­tion à l’encontre de l’uto­pisme de Rousseau. Sa fan­tai­sie, ce serait peut-être alors essen­tiel­le­ment cela : le rôle insi­gne attri­bué à l’ima­gi­na­tion par la méthode uto­pi­que.

L’éditeur des œuvres poli­ti­ques de Rousseau concluait ainsi son intro­duc­tion géné­rale : « Sans doute y a-t-il une part d’utopie dans les rêve­ries poli­ti­ques de celui qui a pro­mené un regard soli­taire non seu­le­ment sur son moi, mais encore sur le monde » (OC III). Pourtant, il s’est trouvé que pour la plu­part des inter­prè­tes de Rousseau – et il y en a eu quel­ques-uns –, cette fan­tai­sie devait rester la part cachée de son œuvre, comme si étaient en jeu sa cohé­rence et son sérieux.

Quel fan­taste aussi alors que celui qui choi­si­rait pré­ci­sé­ment d’étudier, pour eux-mêmes, les rap­ports de Rousseau et de l’utopie. En effet, pour beau­coup une telle ques­tion ne se pose plus ; et pour d’autres, cette ques­tion ne se pose­rait même pas, puis­que la phi­lo­so­phie poli­ti­que de Rousseau serait à cent lieues de nulle part.

Or, les usages exclu­si­ve­ment polé­mi­ques de l’utopie dans les débats sur l’inter­pré­ta­tion de l’œuvre de Rousseau ne sau­raient suf­fire à rendre compte de toute l’ampli­tude de cette notion et des façons dont elle y est à l’œuvre. C’est de cette cons­ta­ta­tion que j’ai dû partir, dans un cha­pi­tre limi­naire consa­cré à une relec­ture des cri­ti­ques de l’œuvre de Rousseau ayant abordé, d’une façon ou d’une autre, le rap­port à l’utopie. Il y avait là matière à réexa­men.

Tant d’auteurs célè­bres ont traité des prin­ci­pes de la phi­lo­so­phie poli­ti­que de Jean-Jacques Rousseau, qu’il n’y a sans doute, pour­rait-on penser, rien d’utile à dire sur ce sujet qui n’ait été déjà dit. Cependant, peut-être serait-on mieux d’accord, peut-être les rap­ports de Rousseau et de l’utopie seraient-ils plus clai­re­ment établis, si l’on avait com­mencé par mieux déter­mi­ner ce concept. C’est ce que j’ai tenté de faire dans cet écrit.

La pre­mière partie de cette thèse, que j’ai l’hon­neur de pré­sen­ter devant vous, est donc une étude des dif­fé­rents contex­tes dans les­quels la ques­tion des rap­ports de Rousseau et de l’utopie peut se poser. Il a fallu d’abord faire le point sur la façon dont cette ques­tion a été for­mu­lée dans le cadre des diver­ses inter­pré­ta­tions de l’œuvre de Rousseau – inter­pré­ta­tions dont il est apparu qu’elles étaient toutes dépen­dan­tes de la défi­ni­tion de l’utopie impli­ci­te­ment rete­nue. Il a fallu ensuite rap­pe­ler l’impor­tance et la richesse des uto­pies des Lumières, et reve­nir sur l’état géné­ral de la pensée de l’utopie au XVIIIe siècle, afin de res­sai­sir le plus pré­ci­sé­ment pos­si­ble la situa­tion par rap­port à laquelle a pu s’élaborer la posi­tion ori­gi­nale de Rousseau, dans un jeu de reprise et de prise de dis­tance.

La deuxième partie a pour objet d’établir un relevé des modè­les et des pro­cé­dés sur les­quels se fonde l’uto­pisme de Rousseau. Il fal­lait mon­trer en effet com­ment les prin­ci­paux lieux de l’utopie sont revi­si­tés, com­ment les réfé­ren­ces et les formes uto­pi­ques sont réu­ti­li­sées dans le cadre d’une méthode conjec­tu­rale qui jus­ti­fie une pensée du pos­si­ble. Le recours à l’his­toire et à la fic­tion, notam­ment, concou­rent à une démons­tra­tion de la diver­sité des modes poten­tiels d’agen­ce­ments col­lec­tifs. C’est dans cette pers­pec­tive que s’ins­crit la relec­ture du Projet de cons­ti­tu­tion pour la Corse, qui, dans notre hypo­thèse, fonc­tionne comme une expé­rience cru­ciale, dans la mesure où c’est sur cette île tex­tuelle que vien­nent se concen­trer les dif­fé­ren­tes carac­té­ris­ti­ques du modèle uto­pi­que, ainsi que les dif­fé­rents pro­blè­mes qui lui sont inhé­rents : le pro­blème du rap­port entre théo­rie et pra­ti­que et le pro­blème des rela­tions de l’île à ce qui l’entoure.

La Corse de Rousseau, qui est cons­truite sur la struc­ture et les prin­ci­pes de l’État insu­laire, offre un excep­tion­nel ter­rain d’obser­va­tion d’une dif­fi­culté du modèle uto­pi­que clas­si­que, c’est-à-dire l’iso­le­ment qui est la raison de son insu­la­rité. En effet, à partir de l’exem­ple corse, peut être reposé le pro­blème des rela­tions inter­na­tio­na­les et du droit des peu­ples dans le cadre de la pensée uto­pi­que. C’est l’objec­tif de la troi­sième partie, dans laquelle ce ques­tion­ne­ment des limi­tes du modèle de l’État insu­laire est déve­loppé en une réflexion sur les cir­cons­tan­ces de leur dépas­se­ment pos­si­ble, don­nant lieu au modèle de la cos­mo­to­pie – un néo­lo­gisme par lequel j’ai voulu dési­gner les uto­pies macro­cos­mi­ques, c’est-à-dire toute réflexion sur l’égalité sociale et le bon­heur qui ne se borne pas aux fron­tiè­res des États.

Le point de départ de cette étude a été une lec­ture croi­sée du traité de Thomas More sur la meilleure forme de gou­ver­ne­ment et de La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon menée dans le cadre d’un mémoire de DEA (dir. P. Carrive, Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne, 1999), dont la conclu­sion condui­sait à mettre en évidence la com­mu­nauté de struc­ture et de prin­ci­pes entre ces textes para­dig­ma­ti­ques du genre uto­pi­que et l’État insu­laire esquissé par Rousseau dans le Projet de cons­ti­tu­tion pour la Corse.

Dans la conti­nuité de ce tra­vail, il m’a alors semblé qu’il était impor­tant de réflé­chir aux phé­no­mè­nes induits par un tel modèle, c’est-à-dire à tous les effets de clô­ture et d’inter­face pro­pres à l’insu­la­rité – effets pré­sents dès l’ori­gine du modèle morien, mais restés long­temps sous-esti­més. C’est une ques­tion qui touche à la situa­tion de l’utopie et à sa pos­si­bi­lité même. Le pro­blème qui se pose à la pensée de l’utopie n’est pas le tota­li­ta­risme, contrai­re­ment à ce que l’on a beau­coup répété ; le pro­blème cen­tral est celui des rap­ports de l’État idéal avec son envi­ron­ne­ment exté­rieur, pro­blème qui est soli­daire de celui de son ins­tau­ra­tion. De ce point de vue, le projet uto­pi­que de Rousseau pour la Corse pou­vait cons­ti­tuer un labo­ra­toire pour cette opé­ra­tion consis­tant à poser les condi­tions de pos­si­bi­lité d’une ouver­ture du modèle insu­laire et condui­sant à pro­lon­ger l’inté­rêt pour les études uto­pien­nes en un inté­rêt pour la ques­tion du cos­mo­po­li­tisme.

C’est donc en ce sens que cette recher­che s’ins­crit au croi­se­ment des études rous­seauis­tes et de l’uto­po­lo­gie pro­pre­ment dite. La pers­pec­tive en est double, puisqu’il s’est agi, d’une part, de mesu­rer la place et le rôle de l’utopie dans la pensée de Rousseau, et, d’autre part, de sou­li­gner l’impor­tance du « moment Rousseau » dans l’his­toire de la pensée uto­piste.

Quelles ont été les prin­ci­pa­les dif­fi­cultés ren­contrées dans ce tra­vail ? Et quel­les ont été les métho­des mises en œuvre pour les sur­mon­ter ?

J’ai déjà évoqué la dif­fi­culté posée par les anti­no­mies de la cri­ti­que. Or, pre­nant appui sur une ana­lyse pré­li­mi­naire des motifs et des res­sorts des débats suc­ces­sifs sur l’uto­pisme de Rousseau – débats dans les­quels la cen­tra­lité de cette ques­tion se trouve confir­mée sur un mode cri­ti­que –, il a été pos­si­ble de sou­li­gner, en retour, l’impor­tance que le rous­seauisme devrait avoir dans le cadre des recher­ches por­tant spé­ci­fi­que­ment sur l’utopie.

Cette pre­mière dif­fi­culté a pu être rame­née au pro­blème d’une défi­ni­tion de l’utopie qui pré­si­de­rait à la recher­che – et par rap­port à laquelle toute lec­ture ne pour­rait être que la véri­fi­ca­tion d’une confor­mité ou d’un écart. La démar­che adop­tée ici a consisté, au contraire, à ne pas partir d’une défi­ni­tion préa­la­ble, mais à se rendre atten­tif à la fois à la façon dont se cons­truit dans l’œuvre de Rousseau une défi­ni­tion de l’utopie à partir de ses usages, et aux modes opé­ra­toi­res spé­ci­fi­ques de la méthode uto­pi­que mise en place. En sor­tant ainsi des sys­tè­mes de défi­ni­tion qui enfer­ment l’utopie dans des oppo­si­tions entre genre et mode, ou entre rêve­rie et prag­ma­tisme, s’est impo­sée la néces­sité d’his­to­ri­ci­ser le concept.

Une autre dif­fi­culté touche à la cons­ti­tu­tion de l’objet lui-même. En effet, si on doit reconnaî­tre l’omni­pré­sence des thèmes uto­pi­ques au XVIIIe siècle, il faut aussi remar­quer la quasi-absence alors de théo­ri­sa­tion de l’utopie. De cette dif­fi­culté à sub­su­mer la diver­sité des modè­les et des expé­rien­ces uto­pi­ques sous un concept thé­ma­tisé en tant que tel par ceux qui y ont pour­tant sans cesse recours, l’Encyclopédie offre un exem­ple tout à fait emblé­ma­ti­que. Pour résu­mer le deuxième cha­pi­tre, qui porte sur ce para­doxe, on peut dire qu’il y a une lacune entre le pre­mier arti­cle du grand dic­tion­naire, « Aguaxima », plante du Brésil dont on ne dit rien d’autre que le nom, et le der­nier, « Zzuéné », ville égyptienne qui cons­ti­tue « le der­nier mot géo­gra­phi­que, et en même temps sans doute celui qui fera la clô­ture de l’Encyclopédie ». En effet, entre les deux, point d’arti­cle « Utopie » dans les dix-sept volu­mes. Pourtant, Diderot pré­ci­sait, dans le pre­mier arti­cle, qu’il fai­sait men­tion de cette plante exo­ti­que « par condes­cen­dance pour cer­tains lec­teurs, qui aiment mieux ne rien trou­ver dans un arti­cle de dic­tion­naire, ou même n’y trou­ver qu’une sot­tise, que de ne point trou­ver l’arti­cle du tout ». Et pour­tant, le der­nier mot de l’Encyclopédie était un nou­veau pré­texte pour réaf­fir­mer l’utopie baco­nienne d’une société de savants. S’ils n’en pro­non­cent jamais le nom, les ency­clo­pé­dis­tes n’en mani­pu­lent donc pas moins les idées uto­pi­ques.

Dans l’œuvre de Rousseau, a for­tiori, les occur­ren­ces du mot lui-même, quoiqu’assez rares, peu­vent être inter­pré­tées comme les indi­ces d’un usage varié, réflé­chi et pro­blé­ma­tisé de l’idée d’utopie.

Pour autant, la place de l’œuvre de Rousseau dans l’his­toire de l’idée d’utopie n’est pas facile à déter­mi­ner. Certes, les uto­pis­tes de l’âge clas­si­que ont été consi­dé­rés comme les « obs­curs pré­cur­seurs » de Rousseau ; la pensée rous­seauiste comme l’ultime avatar des Lumières radi­ca­les ; et la petite société de Clarens comme le der­nier moment de l’utopie nar­ra­tive clas­si­que. S’il est donc assez com­mu­né­ment admis que l’œuvre de Rousseau repré­sente l’abou­tis­se­ment d’une époque, res­tait cepen­dant encore à mon­trer qu’elle peut aussi être consi­dé­rée comme fon­da­trice de l’uto­pisme moderne. Or, pour cela, il fal­lait donc pour­sui­vre l’étude bien au-delà de 1761 (date de La Nouvelle Héloïse) et pren­dre en compte l’inté­gra­lité de l’œuvre – d’autant plus que les occur­ren­ces pré­ci­ses du mot « utopie » sous la plume de Rousseau sont pres­que toutes contem­po­rai­nes de la rédac­tion du Projet pour la Corse et du dénoue­ment de l’Émile.

C’est pour­quoi s’est aussi posé dans cette étude le pro­blème du corpus et de cet ensem­ble stra­ti­fié que cons­ti­tue le « rous­seauisme ». En effet, pour explo­rer tous les ter­rains de l’utopie rous­seauiste, il a été néces­saire d’élargir le champ d’inves­ti­ga­tion, géné­ra­le­ment limité sur cette ques­tion soit au Contrat social, soit à La Nouvelle Héloïse. Il a donc été néces­saire de dépas­ser une répar­ti­tion de fait entre lit­té­ra­ture et phi­lo­so­phie, pour inclure le Projet (sui­vant en cela la voie tracée par l’étude pion­nière du « voyage ima­gi­naire » de Rousseau en Pologne), mais aussi des textes au statut plus mal assuré encore, tels que le dénoue­ment d’Émile et Sophie, ou les Solitaires ou, même, Le Nouveau Dédale, afin de pous­ser aussi loin que pos­si­ble l’hypo­thèse d’un uto­pisme métho­do­lo­gi­que – l’essai en a été fait dans les deux der­niers cha­pi­tres –, jusqu’aux points extrê­mes de l’utopie pirate, du thème aus­tral ou de la pers­pec­tive extra­ter­res­tre.

Enfin, on ne peut taire une dif­fi­culté géné­rale, dont a si bien parlé le roman­cier Hanif Kureishi : celle de l’équilibre à trou­ver et à main­te­nir entre la néces­sité de finir un jour ce que l’on a entre­pris et la néces­sité de lais­ser au tra­vail d’écriture le temps de trou­ver son rythme propre, et d’évoluer d’une cer­taine façon de l’inté­rieur. Cette dif­fi­culté est sans doute com­mune à l’écriture roma­nes­que et au tra­vail de recher­che ; mais le second cas est peut-être par­ti­cu­lier en ce sens que le temps semble par­fois venir appuyer ses hypo­thè­ses. C’est ainsi, du moins, que cer­tains partis pris inter­pré­ta­tifs de cette étude se sont trou­vés étayés par quel­ques ana­ly­ses récen­tes, et par une ten­dance per­cep­ti­ble à la réha­bi­li­ta­tion de l’utopie dans la phi­lo­so­phie poli­ti­que.

Comment résu­mer alors les résul­tats obte­nus ?

Premièrement, en étudiant les ten­ta­tions uto­pien­nes de Rousseau, est appa­rue une ampleur du phé­no­mène uto­pi­que dans son œuvre tout à fait typi­que de la richesse des thèmes et des formes des uto­pies de son siècle. Puisant plus ou moins direc­te­ment à toutes les sour­ces de l’uto­pisme, Rousseau a en retour pro­duit un réser­voir d’uto­pies et la matrice d’une infi­nité de mondes pos­si­bles.

Mais, de plus, réflé­chis­sant au statut de la chi­mère et à la fonc­tion de la fic­tion, il a rendu pos­si­ble une théo­rie posi­tive des pro­cé­du­res uto­pi­ques. Et, au moyen d’expé­rien­ces radi­ca­les de pensée, il a permis une réflexi­vité de la fonc­tion cri­ti­que de l’utopie.

Ainsi, non seu­le­ment son œuvre est-elle éminemment repré­sen­ta­tive de la posi­tion stra­té­gi­que des uto­pies des Lumières, à partir de laquelle les dif­fé­rents cou­rants du genre par­fois conver­gent et par­fois se sépa­rent, mais, en syn­thé­ti­sant les expé­rien­ces uto­pi­ques et en établissant une méthode d’expé­ri­men­ta­tion poli­ti­que, l’œuvre de Rousseau accé­lère la tran­si­tion entre l’utopie nar­ra­tive de l’âge clas­si­que et les uto­pies-pro­gram­mes du socia­lisme uto­pi­que. Le « moment Rousseau » dans l’his­toire de l’idée d’utopie est donc tout à la fois l’abou­tis­se­ment d’une longue tra­di­tion, un exem­ple fort de la crise de l’utopie, et un point de départ pour sa confi­gu­ra­tion moderne.

Deuxièmement, est appa­rue l’ori­gi­na­lité de l’appro­che rous­seauiste du pro­blème posé par le modèle de l’État insu­laire. Au moyen d’un uto­pisme cri­ti­que, Rousseau a fourni le cadre théo­ri­que d’un dépas­se­ment des limi­tes inhé­ren­tes au genre dans sa forme tra­di­tion­nelle, et posé les bases d’une pensée cos­mo­to­pi­que per­met­tant une mise à l’épreuve des idéaux du droit poli­ti­que inter­na­tio­nal.

Si les limi­tes de l’île sont également des limi­tes impo­sées au déve­lop­pe­ment de la théo­rie du contrat social à un niveau supra­na­tio­nal, cette pro­blé­ma­ti­que dif­fuse propre au para­digme de l’État insu­laire peut être refor­mu­lée net­te­ment à partir du Projet de cons­ti­tu­tion pour la Corse – texte qui est à repla­cer dans la pers­pec­tive d’ensem­ble du grand projet de Rousseau des Institutions poli­ti­ques, c’est-à-dire dans le cadre de sa ten­ta­tive, sou­vent ajour­née, de ratio­na­li­sa­tion des ques­tions de poli­ti­que étrangère.

L’utopie ten­drait inexo­ra­ble­ment à la clô­ture. Cette dif­fi­culté appelle un dépas­se­ment de l’utopie par elle-même ; et l’œuvre de Rousseau four­nit les moyens de penser ce dépas­se­ment. On peut en effet y voir à l’œuvre un mou­ve­ment de trans­for­ma­tion et de redé­fi­ni­tion du modèle uto­pi­que abou­tis­sant, par un radi­cal chan­ge­ment d’échelle, au pas­sage de l’utopie insu­laire à ce que nous avons appelé des cos­mo­to­pies. Et c’est para­doxa­le­ment au sein même de l’exposé du modèle de l’État insu­laire que se des­si­nent les condi­tions de pos­si­bi­lité d’un chan­ge­ment de para­digme. L’uto­pisme permet donc de réflé­chir aux pro­jets de paix per­pé­tuelle et de République euro­péenne.

Certaines pro­prié­tés du modèle de l’utopie clas­si­que fai­sant obs­ta­cle aux pro­grès du droit des gens, Rousseau repousse pro­gres­si­ve­ment les limi­tes de ce modèle pour créer les condi­tions de pos­si­bi­lité de son exten­sion et, à terme, d’une pensée de l’uni­ver­sel. Si, par la suite, s’annonce une réflexion cri­ti­que sur les rela­tions inter­na­tio­na­les (qui cons­ti­tuaient le point aveu­gle de l’utopie), c’est que fon­da­men­ta­le­ment nulle part ne peut être can­tonné à une île isolée. L’utopie est immense. Et, par consé­quent, si Rousseau fait explo­ser le modèle para­dig­ma­ti­que de l’utopie en for­çant les fron­tiè­res de l’État insu­laire, ce n’est pas dans un réflexe anti-uto­pi­que, mais au contraire au profit d’un uto­pisme tous azi­muts. Rousseau des­sine une carte uto­pi­que du monde, sur laquelle se déta­chent, entre autres non-lieux, la Cité anti­que, Genève et le Valais, le Forez, Clarens, le désert et la mer, l’île de Saint-Pierre, les îles du Pacifique et les forêts amé­ri­cai­nes, la Corse et la Barbarie. Rousseau ouvre de nou­veaux hori­zons, ima­gine des orga­ni­sa­tions uto­pi­ques trans­ver­sa­les et des échappées vers d’autres mondes, affir­mant par là, de manière rela­tive, par un effet de dépla­ce­ments suc­ces­sifs, l’inclu­sion des uto­pies dans un monde un. Suivant ces lignes de fuite, la pensée cos­mo­to­pi­que s’offre comme le moyen théo­ri­que per­met­tant de pren­dre du recul et de la hau­teur pour consi­dé­rer le pro­ces­sus d’uni­fi­ca­tion du monde, non plus comme une tâche impos­si­ble à réa­li­ser, mais comme une donnée ori­gi­nelle dont l’Humanité ne peut pren­dre cons­cience que peu à peu.

Quelles ont été, enfin, pour nous, les pers­pec­ti­ves ouver­tes par ce tra­vail ?

Alors même que l’acti­vité de recher­che a par­fois ten­dance à couper de l’actua­lité du monde, il me semble, à le relire, qu’on pour­rait pour­tant y trou­ver des éléments qui entrent for­te­ment en réso­nance avec des pro­blé­ma­ti­ques contem­po­rai­nes. Évidemment, toute la réflexion sur les cos­mo­to­pies peut s’ins­crire dans la réflexion sur les moda­li­tés d’une démo­cra­tie cos­mo­po­li­ti­que, et, dans ce domaine, l’his­toire des idées peut four­nir des points de repère ou des points de com­pa­rai­son quant aux voies pos­si­bles de l’élargissement du champ poli­ti­que.

Il est ainsi frap­pant d’enten­dre si sou­vent parler de Lampedusa ces der­niè­res années, cette île dont on peut penser qu’elle servit de modèle à la petite île déserte qui héber­gea les der­niè­res aven­tu­res d’Émile, après son séjour à Alger, et qui est aujourd’hui un des lieux où vien­nent s’échouer les bar­ques sur­char­gées des can­di­dats afri­cains à l’exil. En un même lieu se sont suc­ces­si­ve­ment mani­fes­tés les poten­tia­li­tés cos­mo­to­pi­ques de l’hos­pi­ta­lité et les effets dys­to­pi­ques d’une mon­dia­li­sa­tion asy­mé­tri­que, accen­tuant le contraste entre ce qui pour­rait être et ce qui est.

Un der­nier mot, sur les pers­pec­ti­ves de recher­che ouver­tes par ce tra­vail.

Une des ques­tions à explo­rer davan­tage serait sans doute celle de la trans­mis­sion de la tra­di­tion uto­pi­que au XVIIIe siècle par les dif­fé­rents relais que sont notam­ment les clubs, les pério­di­ques et les tra­duc­tions. Et, plus pré­ci­sé­ment, la pro­chaine étape de cette recher­che sur l’his­toire de l’idée d’utopie cos­mo­po­li­ti­que sera la tra­duc­tion com­men­tée du texte d’un lec­teur écossais du Discours sur l’ori­gine de l’iné­ga­lité qui pro­pose, à titre expé­ri­men­tal, d’établir à l’échelle de la terre entière le projet de gou­ver­ne­ment juste que Thomas More n’avait réservé qu’à un seul peuple.

Mais ceci est une autre fan­tai­sie. Et pour l’heure, je vous remer­cie de votre atten­tion.