CERPHI

 

« Humanisme, platonisme et panthéisme. Recherches sur la Renaissance et l’âge classique » et « Toland et Leibniz. L’invention du néospinozisme »

HDR sou­te­nue le 12 décem­bre 2006, à l’Université de Paris IV

Sous la direc­tion de Pierre-François Moreau.

Jury pré­sidé par Michel Fichant : Vittoria Perrone Compagni, Gianni Paganini, Antony McKenna, Pierre-François Moreau.

Je vou­drais com­men­cer par remer­cier les mem­bres du jury d’être là, et d’avoir bien voulu consa­crer un peu de leur temps à cette sou­te­nance, et pré­sen­ter en quel­ques mots les orien­ta­tions prin­ci­pa­les de mes recher­ches. Depuis ma thèse, mon tra­vail his­to­ri­que s’est orga­nisé autour de trois figu­res prin­ci­pa­les :

  1. autour de Giordano Bruno, avec d’abord la traduction de la Cabale du cheval Pégase, puis avec mon travail de thèse consacré à la dialectique de la cause, du principe et de l’un.
  2. autour de John Toland, avec deux éditions et un mémoire inédit consacré à ses échanges avec Leibniz.
  3. autour de Juda Abravanel et de ses Dialoghi d’amore, avec l’édition entreprise avec Saverio Ansaldi de la traduction française de Pontus de Tyard.

Chacun de ces sujets d’étude a été aussi l’occa­sion de cir­cu­ler un peu au voi­si­nage des textes qui m’ont servi de points d’atta­che, ou de postes d’obser­va­tion. D’abord par curio­sité, mais, aussi, à la réflexion, pour des rai­sons métho­do­lo­gi­ques.

Concernant Bruno, plutôt que de céder à la fas­ci­na­tion de l’infini, j’ai pré­féré me consa­crer à l’isa­gogé de cette phi­lo­so­phie qui pro­pose de penser l’être et la nature indé­pen­dam­ment de la figure de l’ordre ou du monde. Mon enquête, en cela, s’étayait sur Bruno comme sur un témoin exem­plaire de son temps : elle regar­dait plus lar­ge­ment ce moment de confu­sion et de crise qu’on appelle la Renaissance, et visait à res­ti­tuer à ce temps les coor­don­nées méta­phy­si­ques d’une expé­rience que je tâchais d’appré­hen­der dans sa spé­ci­fi­cité. D’où un livre inten­tion­nel­le­ment désé­qui­li­bré consa­cré pour une part impor­tante à d’autres auteurs : prin­ci­pa­le­ment aux deux Pic, à Ficin, et à Pomponazzi. La thèse en était simple : l’être n’est pas un pro­blème, et ne tire sa consis­tance et sa puis­sance que de sa conver­ti­bi­lité avec l’un. En d’autres termes : la logi­que de l’être n’a rien à nous appren­dre. J’ai passé près de cinq ans à explo­rer ce cadre vide.

Il fal­lait peut-être en passer par là pour être en mesure de saisir le sens de la lec­ture imma­nen­tiste de Platon, de la doc­trine de l’immense, de la pro­duc­ti­vité de la matière, et de la conti­nuité des formes. Ainsi que du dia­lo­gue engagé avec les tra­di­tions du péri­pa­té­tisme médié­val. Au terme de ce tra­vail, cette isa­gogé de Bruno était un peu devenu la mienne : un ins­tru­ment ou une intro­duc­tion per­met­tant d’appré­hen­der un mode de phi­lo­so­pher à l’œuvre dans beau­coup d’autres textes et chez beau­coup d’autres auteur, y com­pris chez ceux qui ne par­ta­geaient pas les doc­tri­nes pro­pre­ment dites de Bruno. Elle a sur­tout été néces­saire pour donner sens au « pla­to­nisme » de la Renaissance, et d’abord à cette « logi­que » de l’idée ou de l’essence qui, à mon avis du moins, rend si dérou­tante l’appré­hen­sion des textes de l’époque. Cette doc­trine, j’ai tenté de l’arti­cu­ler au « pla­to­nisme », sinon de Platon lui-même, et à la doc­trine de l’idée inter­pré­tée d’abord à la lumière de dia­lo­gues de la matu­rité et des spé­cu­la­tions rela­ti­ves à la divi­sion du continu.

A partir de ce tra­vail de thèse, j’ai engagé une recher­che sur les « mathé­ma­ti­ques » de Bruno, avec l’inten­tion de pren­dre appui sur la dia­lec­ti­que des­cen­dante esquis­sée seu­le­ment dans De l’infi­nito, mais dont les hési­ta­tions et les apo­ries ne seront par­tiel­le­ment levées que plus tard, dans textes de 1591. Ce tra­vail m’a conduit à mener en paral­lèle une recher­che sur le Commentaire du Parménide de Ficin qui sert mani­fes­te­ment de matrice à la spé­cu­la­tion de Bruno : la remon­tée vers l’un qui fai­sait l’objet du De la causa, cède la place à la consi­dé­ra­tion du « nombre infini » ouverte dans la seconde hypo­thèse, et à la série de ses effets, l’uni­vers infini, la doc­trine des mona­des et la logi­que du mini­mum qui, elles, se rap­por­tent à l’ato­misme de la qua­trième hypo­thèse. Ce tra­vail inédit à ce jour a nourri mes autres recher­ches, lar­ge­ment déter­mi­nées par cette doc­trine de l’idée.

Cette recher­che un peu aus­tère, je m’en suis délassé avec mes tra­vaux sur Toland et Léon Hébreu, mais sans en aban­don­ner fina­le­ment la pers­pec­tive par­ti­cu­lière : l’enquête sur la logi­que spé­cu­la­tive du pla­to­nisme.

Avec Toland, très loin de mon épicentre, j’ai pris le parti d’explo­rer ces failles ou ces frac­tu­res qui m’appa­rais­sent fina­le­ment comme des effets loin­tains et dif­fé­rés de la « crise huma­niste », en m’impo­sant ainsi un point de vue plutôt rétros­pec­tif que pros­pec­tif sur ces Lumières nais­san­tes.

Ce biais his­to­ri­que a été ma raison d’être dans l’uni­vers peu fami­lier de l’âge clas­si­que. Mon sous-titre, « l’inven­tion du néo-spi­no­zisme », est sans doute un peu trom­peur. Dans la mesure où mon tra­vail sur Toland s’atta­che à mettre en avant l’impor­tance de la « Réfutation de Spinoza », j’ai en effet de sérieux doutes sur le pré­tendu « spi­no­zisme » des Lumières. Peut-être parce qu’ici encore ma cons­truc­tion est d’abord méta­phy­si­que, et que le nœud de l’affaire me paraît tenir à l’impro­ba­ble thèse d’une cau­sa­lité uni­vo­que de l’attri­but. Si je donne à penser Toland à comp­ter parmi les inven­teurs du « maté­ria­lisme » des Lumières, c’est que je le consi­dère comme un témoin par­ti­cu­liè­re­ment lucide des dif­fi­cultés spé­cu­la­ti­ves et des apo­ries que la pensée des Lumières aura à affron­ter, sans d’ailleurs tou­jours y pren­dre garde, ni cer­tai­ne­ment être tou­jours à la hau­teur des enjeux en ques­tion.

Mon inté­rêt était ailleurs. Dans le dia­lo­gue engagé avec Leibniz, à l’ombre de quel­ques savan­tes prin­ces­ses. Mon projet a été d’en épuiser les atten­dus, autant que pos­si­ble. D’où les nom­breux détours, les mul­ti­ples excur­sions et d’impro­ba­bles effets de com­po­si­tion, comme l’impor­tant détour caba­lis­ti­que autour de Wachter de Henry More et de la grande Anne Conway. En écrivant ce roman d’une ren­contre, j’ai essayé cons­tam­ment d’ajus­ter les gran­des idées aux peti­tes intri­gues, et j’y ai été aidé par la nature même du maté­riau que j’ai livré mon édition du dos­sier rela­tif aux Lettres à Serena : pour l’essen­tiel de courts textes, très cir­cons­tan­ciés, dont l’inté­rêt phi­lo­so­phi­que n’allait pas de soi. J’ai pré­féré cette pers­pec­tive au tableau un peu mono­tone que Jonathan Israel pro­pose des Lumières qu’il appelle « radi­ca­les », fai­sant mienne, pour l’occa­sion, la devise d’un célè­bre détec­tive anglais : « mieux valent des bali­ver­nes clai­res qu’une vérité confuse ». Et j’entends, par « bali­ver­nes », les rai­sons dia­lec­ti­ques telles que Platon les défi­nit lui-même dans son Parménide.

L’édition des Dialogues d’amour, entre­prise avec Saverio Ansaldi, a d’abord été faite, de mon point de vue au moins, dans un souci péda­go­gi­que de dif­fu­sion : il s’agis­sait de mettre à dis­po­si­tion l’un des textes les plus lus du XVIe siècle. Le titre d’abord avait éveillé ma curio­sité : chacun sait bien que de tels dia­lo­gues sont pour ainsi dire impos­si­bles. Tout comme l’his­toire un peu badine de ce Philon pour­chas­sant bien mala­droi­te­ment, et si vai­ne­ment, de ses assi­dui­tés la mali­cieuse Sophie. Mais la petite his­toire s’enra­ci­nait dans un plus grand drame, celui de l’Expulsion. A la lumière de ce trau­ma­tisme, le jeu lit­té­raire pre­nait alors une autre dimen­sion, autre­ment plus néces­saire. La ques­tion que j’ai d’abord eue à me poser était simple : quel inté­rêt un Juif élevé dans la plus grande tra­di­tion intel­lec­tuelle du monde séfa­rade a bien pu trou­ver aux spé­cu­la­tions ita­lien­nes de son époque ? Les Dialogues, sou­vent lus uni­la­té­ra­le­ment comme mani­feste néo­pla­to­ni­cien agré­menté, pour le goût du public, de curio­si­tés hébraï­ques, devait pren­dre un sens tout dif­fé­rent. Pour aller vite, j’ai acquis assez vite la cer­ti­tude que cette culture latine ou ita­lienne, sans être tout à fait ines­sen­tielle, res­tait lar­ge­ment super­fi­cielle, sinon super­fé­ta­toire, et que le fond de l’affaire tenait à un dia­lo­gue avec la tra­di­tion et la culture phi­lo­so­phi­que et rab­bi­ni­que du judaïsme ibé­ri­que. A cet égard, la grande ques­tion était, comme tou­jours, de savoir que faire de Maïmonide. Les choses ont été plus clai­res quand j’ai pris la mesure de l’hori­zon his­to­ri­que des Dialogues qui confronte ce que j’ai tenté de défi­nir comme l’utopie fara­bienne, celle de la « pre­mière aca­dé­mie des Arabes » (Maïmonide com­pris), la crise aver­roïste (moment qui inclut Ibn Bajja et Ibn Tufayl). Il m’est apparu qu’aussi bien Isaac Abravanel que son fils Juda, comme nombre de leurs contem­po­rains, réflé­chis­saient mani­fes­te­ment l’Expulsion comme l’effet dif­féré de cette crise intel­lec­tuelle, poli­ti­que et reli­gieuse. Sans en avoir d’abord l’inten­tion, je me suis fina­le­ment atta­ché à ce « mythe vrai­sem­bla­ble » de la moder­nité juive. Cet arrière-plan, lui-même assez com­plexe à démê­ler pour moi, même à gros traits, m’est apparu cons­ti­tuer le fond ori­gi­nal sur lequel Juda dépo­sait les cou­leurs du pla­to­nisme flo­ren­tin, avec des effets de com­po­si­tion assez sin­gu­liers, mais très pré­gnants. J’ai livré, dans mon mémoire de syn­thèse, quel­ques consi­dé­ra­tions un peu libres sur le sens que j’ai donné au tra­vail d’anno­ta­tion de ces Dialogues, qui a été pour moi une sorte de navi­ga­tion par­ti­cu­liè­re­ment chao­ti­que.

Les his­to­riens de la phi­lo­so­phie de la Renaissance ont sou­vent pour tra­vers de se poser des ques­tions en appa­rence très inu­ti­les et éloignées de ce que devrait être leur recher­che. La pre­mière est de savoir ce qu’ils font là, plutôt qu’ailleurs, à tenter de lire des textes dont bien sou­vent l’ins­crip­tion dans la tra­di­tion phi­lo­so­phi­que leur paraît sou­vent, et à eux les pre­miers, tel­le­ment pro­blé­ma­ti­que. Cette inter­ro­ga­tion, j’ai essayé de m’en expli­quer, est d’abord com­man­dée par la nature de bien des énoncés et des regis­tres dis­cur­sifs aux­quels on a affaire, et qui, bien sou­vent, ne parais­sent viser qu’à déjouer la forme du sys­tème, l’hori­zon de l’iden­tité du sujet et de l’objet, au profit d’une pensée du para­doxe et de la contra­dic­tion.

J’ai passé du temps à me deman­der, depuis mon tra­vail de thèse, com­ment ces choses-là étaient écrites, et ce que signi­fiait ce mode de phi­lo­so­pher qui fai­sait si peu de cas de la façade, et ten­dait si sou­vent à pré­sen­ter l’hori­zon du sys­tème comme un simple effet de figu­ra­tion. C’est dans cet esprit que j’ai res­senti la néces­sité de m’inté­res­ser à l’his­to­rio­gra­phie de la Renaissance, à celle du moins qui, depuis Cassirer, tâchait d’inter­pré­ter cet état de fait. D’Individu et cosmos, tout comme des écrits de Panofsky, j’ai sur­tout retenu la leçon néga­tive : les phi­lo­so­phes de l’époque de l’Humanisme livrent à la « moder­nité » des apo­ries qu’ils sont inca­pa­bles de résou­dre, faute de concepts nou­veaux et de soli­des fon­de­ments. Cassirer et Panofsky allait encore plus loin, oppo­sant cet « huma­nisme » qui s’abîme dans la contem­pla­tion mélan­co­li­que des ruines du passé, à l’« huma­nisme » authen­ti­que du clas­si­cisme alle­mand qui par­vient à réin­ves­tir ces traces, et à les réin­sé­rer dans le deve­nir his­to­ri­que : en s’empa­rant de ces sou­ve­nirs-témoins, à remet­tre le temps en marche. J’ai tenté de résis­ter, autant que pos­si­ble, à cette illu­sion her­mé­neu­ti­que qui vise à « com­pren­dre » ces œuvres et à les réins­crire dans le « pré­sent éternel » de l’esprit humain. Mon idée de l’his­toire est dif­fé­rente, et l’hori­zon d’une « genèse de la moder­nité » ne m’a jamais fas­ciné. Pour le dire de manière un peu libre, je me suis consa­cré plutôt aux traces de ce qui n’est jamais advenu. C’est une autre manière de com­pren­dre le métier d’his­to­rien, et de s’inter­ro­ger aussi sur notre pré­sent. Elle n’est en rien ori­gi­nale, mais elle mobi­lise assu­ré­ment d’autres caté­go­ries que celles de l’her­mé­neu­ti­que ins­pi­rée du néo-kan­tisme ou de la phé­no­mé­no­lo­gie.

C’est muni de ces idée que j’ai cru pou­voir consi­dé­rer que les « apo­ries » mises en avant par Cassirer méri­taient d’être envi­sa­gées non pas du point de vue de leurs solu­tions sys­té­ma­ti­que, mais dans la pers­pec­tive des contra­dic­tions qu’elles met­tent en scène. Non pas en tant qu’elles abo­lis­sent l’ordre du concept, mais en tant qu’elles subor­don­nent son hori­zon sys­té­ma­ti­que à une logi­que dif­fé­rente. C’est en ce sens que mon tra­vail m’a fina­le­ment conduit à pren­dre très au sérieux ce pla­to­nisme pour lequel, aux dires d’Aristote, « l’infini et l’indé­ter­miné englo­bent et défi­nis­sent ». Et sur­tout à réflé­chir sur les effets d’un tel prin­cipe sur notre acti­vité de figu­ra­tion.

C’est à la lumière de cette logi­que de l’idée que j’ai tenté de défi­nir un style de pensée que je pen­sais retrou­ver dans beau­coup des textes que j’ai eu l’occa­sion d’abor­der. En ce sens, j’ai pensé pou­voir carac­té­ri­ser, de manière encore pro­blé­ma­ti­que, l’Humanisme comme une « pensée cli­ni­que », une pensée qui ne regarde pas l’homme, mais l’« humain », et la série indé­fi­nie de ses « condi­tion » ou de ses vir­tua­li­tés. C’était pren­dre au sérieux deux choses : la trans­cen­dance de l’idée ou de la norme, et sur­tout la doc­trine du mélange. Par cette inter­pré­ta­tion, j’entends d’abord défi­nir le point de vue qui a été le mien face à des textes au pre­mier abord assez dérou­tants.

Par l’expres­sion de « pensée cli­ni­que », je veux d’abord carac­té­ri­ser un degré ou un niveau de géné­ra­lité du dis­cours : celui qui ne vise ni le genre ni le sin­gu­lier, mais le cas d’espèce. Et qui réflé­chit la nature com­mune à partir de ces vir­tua­li­tés spé­ci­fi­ques ou de ces « rai­sons » tou­jours sus­cep­ti­ble de venir à l’expé­rience. Ce type d’uni­ver­sa­lité est évidemment au cœur du dis­cours médi­cal et juri­di­que qui me paraît infor­mer la pers­pec­tive propre de cet « huma­nisme ».

Cette pensée de l’espèce ne se rap­porte pas exclu­si­ve­ment ni néces­sai­re­ment au pla­to­nisme, puisqu’elle informe lar­ge­ment les spé­cu­la­tions rela­ti­ves aux formes spé­ci­fi­ques des phi­lo­so­phes et méde­cins du Moyen âge : j’ai tenté de sug­gé­rer la chose à partir de Pietro d’Abano et de Pomponazzi. Elle trouve cepen­dant, à mes yeux, dans le pla­to­nisme, des coor­don­nées logi­ques et méta­phy­si­ques par­ti­cu­liè­re­ment convain­can­tes, ne serait-ce qu’au tra­vers la thèse de la trans­cen­dance du prin­cipe idéal qui impose bien de réflé­chir la variété fon­da­men­tale des par­ti­ci­pants dis­tri­bués, comme le dit Plutarque, au voi­si­nage d’un fan­tasme, ou encore, pour repren­dre une expres­sion bru­nienne, sous l’ombre de l’idée. Tout cela, il ne suffit pas de le dire ; encore faut-il en mesu­rer les effets, et les limi­tes.

Ces consi­dé­ra­tions, j’ai dans l’idée qu’elles nous débar­ras­sent salu­tai­re­ment de la doc­trine de l’homme, sin­gu­liè­re­ment mise à mal au moins depuis Pic, au profit de l’idée d’huma­nité, enten­due comme un hori­zon extrê­me­ment large de pos­si­bles, puisqu’elle embrasse aussi bien les vies subli­mes et angé­li­ques que les exis­ten­ces bri­sées et végé­ta­ti­ves, de la manie pau­li­nienne à la cata­to­nie du Tasse. Cette cli­ni­que et l’idée d’une cau­sa­lité de l’espèce me parais­sent encore rendre raison de l’exi­gence, par­tout pré­sente, de subor­don­ner la doc­trine de l’ins­ti­tu­tion et de l’ordre, à une pro­blé­ma­ti­que de la cons­ti­tu­tion et de la com­plexion, sujette aux méta­mor­pho­ses, qui défi­nit, je crois, le lieu propre aussi bien de la « vérité effec­tive » machia­vé­lienne, que de la magie d’Agrippa, ces deux piliers de la phi­lo­so­phie pra­ti­que de l’époque de la Renaissance.

A mes yeux sur­tout, cette doc­trine de l’idée et de l’espèce cons­ti­tue sans doute une cons­truc­tion ad hoc pour y voir un peu plus clair dans le laby­rin­the de la phi­lo­so­phie de l’amour et de la sub­jec­ti­vité. J’ai passé du temps à tenter de com­pren­dre ce que Cassirer vou­lait dire en sou­te­nant que, faute d’accé­der à l’hori­zon du sys­tème et à la pers­pec­tive de l’iden­tité du sujet et de l’objet, le « moi » de Bruno se trou­vait, dans son rap­port à l’objet, dans la situa­tion de l’« englo­bant-englobé ». J’ai fini par trou­ver dans la cli­ni­que de l’amour de Ficin, de Léon et de Bruno de quoi donner sens à cette situa­tion, à partir d’une riche dia­lec­ti­que du désir et de la repré­sen­ta­tion, qui me ren­voyait fina­le­ment à la doc­trine pla­to­ni­cienne de l’âme comme mélange, tierce essence et lien. En un mot, le désir n’est pas la faculté d’un sujet ou d’une âme, mais le prin­cipe même de l’exis­tence d’un sujet à pro­pre­ment parler. C’est le sens de la for­mule de Ficin qui, en sou­te­nant que « l’homme, c’est l’âme », énonce d’abord une exi­gence, un tâche ou un idéal, celle de se rendre « humain », – à la manière encore de Montaigne qui défi­nit la per­fec­tion humaine par la capa­cité « de jouir loya­le­ment de son être ». La ques­tion est encore au cœur des Dialoghi d’amore, dont le fameux pas­sage consa­cré à l’andro­gyne bibli­que met en scène une genèse ana­lo­gue de l’âme. Et cette dif­fi­culté ne sau­rait évidemment être réso­lue en répé­tant, comme saint Thomas contre Averroès, que « l’homme pense » : au regard des atten­dus que j’ai faits miens, la for­mule appa­raît lar­ge­ment vide de sens et sonne comme une cha­ri­ta­ble péti­tion de prin­cipe.

A la réflexion, c’est bien autour de cette idée d’une « cli­ni­que huma­niste » que ce sont orga­ni­sés mes tra­vaux, depuis la ques­tion de la dia­lec­ti­que de l’idée, jusqu’à peut-être mon jeu de patience sur Toland et Leibniz. J’ai dans l’idée qu’une telle pensée du sujet fait, pour ainsi dire, époque, et qu’il serait inté­res­sant de pro­lon­ger sur ces bases l’enquête un peu rapide que Foucault a consa­cré à la Renaissance, dans le pre­mier cha­pi­tre de son Histoire de la folie. Non pour en réfu­ter les conclu­sions, mais plutôt pour les déve­lop­per et leur donner une autre arma­ture. C’est la raison pour laquelle j’ai aussi été par­ti­cu­liè­re­ment atten­tif, en lisant Cassirer et Panofsky par exem­ple, au diag­nos­ti­que d’échec intel­lec­tuel qu’ils por­taient tous deux sur la phi­lo­so­phie de la Renaissance, et au fait que ce diag­nos­ti­que s’appuyait lar­ge­ment sur des caté­go­ries dont le sens psy­cho­pa­tho­lo­gi­que me parais­sait évident et, en un sens, plei­ne­ment jus­ti­fié. Au bout du compte, il fal­lait rendre raison du fait que l’expé­rience du sujet, dans son rap­port à ses objets de désir et de connais­sance, ne se laisse pas enfer­mer dans la tran­quille soli­tude du cogito, mais se livre à tra­vers le destin d’un Actéon ou dans l’étrange navi­ga­tion d’un Montaigne. Si l’amour est le nom géné­ri­que de ce pro­ces­sus para­doxal de sub­jec­ti­va­tion, la ques­tion se pose bien de savoir quel­les peu­vent être les formes de l’expé­rience pos­si­ble de soi, du monde, de l’his­toire et de l’exis­tence civile, au regard de cet « Humanisme » un peu pro­blé­ma­ti­que.

Je résu­me­rai volon­tiers tout cela par cette unique ques­tion, qui est celle de la phi­lo­so­phie de l’amour qui m’a tant occupé : que signi­fie habi­ter une demeure étrangère ? C’est la raison pour laquelle j’ose à peine remer­cier la très longue série de ceux et celles qui, d’une manière ou d’une autre, ont bien voulu m’accor­der leur hos­pi­ta­lité. Je dirai seu­le­ment un der­nier mot de cette pré­cieuse ins­ti­tu­tion qu’est le CNRS, en remer­ciant sur­tout mes deux direc­teurs qui m’ont cons­tam­ment sou­tenu et m’ont permis d’y tra­vailler en très grande liberté.