CERPHI

 

Éléments pour la reconstruction de la genèse de l’État de droit constitutionnel démocratique des Guerres d’Italie (1494-1559) aux guerres de Religion (1559-1589) : Machiavel, Bodin et la Réforme française.

Thèse de doc­to­rat de phi­lo­so­phie, sou­te­nue le 8 décem­bre2006, devant un Jury com­posé de Messieurs les Professeurs François Dermange (Université de Genève), Frank Lestringant (Université de Paris IV – Sorbonne), Jean-Claude Zancarini (ENS LSH – Lyon), Pierre-François Moreau (ENS LSH – Lyon)

Il m’a semblé impor­tant de rap­pe­ler au moins en partie les cir­cons­tan­ces dans les­quel­les j’ai élaboré ce tra­vail. Sa rédac­tion défi­ni­tive a peut-être été à la fois tar­dive et pré­ci­pi­tée, mais je peux dire que le temps que j’ai passé à le rédi­ger a été inver­se­ment pro­por­tion­nel au temps qu’il m’a fallu pour en forger les hypo­thè­ses. Ce que je pré­sente ici, ce sont donc en quel­que sorte les pre­miers résul­tats sans doute encore par­tiels, étant entendu que l’essen­tiel de mon tra­vail a consisté au cours de toutes ces années à recher­cher un point d’Archimède, ce qui a par­fois tenu de l’errance. Qu’on en juge : j’avais donc com­mencé une thèse et, dans le cadre du DEA, ma pre­mière inten­tion avait été de cons­truire une cri­ti­que des hypo­thè­ses de Michel Foucault sur la psy­chia­trie afin de mon­trer l’effort qui avait été accom­pli au XIXe siècle pour penser, sous l’impul­sion des Lumières, un sujet de droit chez le fou lui-même. Il m’a bien fallu quel­ques années de sémi­naire sur le XVIIe siècle fran­çais et sa sup­po­sée « révo­lu­tion poli­ti­que », quel­ques âpres dis­cus­sions dans et hors sémi­nai­res, pour com­pren­dre que c’était la Réforme qui pour moi était por­teuse de l’émergence d’une raison pra­ti­que et donc de ce sujet de droit nais­sant. Je me trans­por­tai donc du XIXe siècle au XVIe siècle et me retrou­vai face à la ques­tion monar­cho­ma­que, devant étayer mon hypo­thèse selon laquelle le mou­ve­ment de Réforme impulsé par Luther et pour­suivi par Calvin n’avait pas été qu’un épiphénomène, mais, au contraire, un fac­teur déci­sif pour penser un droit de résis­tance qui attes­te­rait la nais­sance de ce sujet de droit. C’est à l’occa­sion d’un col­lo­que qui por­tait sur « le droit de résis­tance du XIIe au XXe » que j’ai rédigé mon pre­mier arti­cle, et je dois à Jean-Claude Zancarini sa publi­ca­tion dans les actes de son col­lo­que. C’est à cette époque également que Pierre-François Moreau a bien voulu repren­dre ma thèse, et c’est grâce au groupe de tra­vail qui œuvrait alors sous sa res­pon­sa­bi­lité, grâce également au sémi­naire de Bernard Roussel, que ce tra­vail a pu abou­tir sous la forme qui est la sienne aujourd’hui.

Cette genèse dif­fi­cile expli­quera sans doute que cette thèse ne se pré­sente pas comme un tra­vail clas­si­que d’his­toire de la phi­lo­so­phie qui aurait consisté à embras­ser l’œuvre des auteurs sur les­quels je me suis appuyée. Ce n’est, par exem­ple, cer­tai­ne­ment pas en spé­cia­liste de Machiavel qu’il m’a paru essen­tiel d’abor­der les quel­ques cha­pi­tres du Prince sur les­quels j’ai jugé bon de m’appuyer pour res­ti­tuer, par la recons­truc­tion pro­po­sée de la genèse de nos États moder­nes, une partie de leur intel­li­gi­bi­lité. Ce n’est pas non plus en spé­cia­liste de l’œuvre de Jean Bodin que j’ai abordé les Six Livres de la République ou com­menté une partie du Colloque entre sept sca­vans ou Heptaplomeres. Et, enfin, je n’ai pas non plus une connais­sance suf­fi­sante de l’ensem­ble des pro­duc­tions de François Hotman, Théodore de Bèze ou Philippe Duplessis Mornay, pour pré­ten­dre rendre compte de leur œuvre res­pec­tive.

L’objet prin­ci­pal de ma réflexion a donc été une his­to­rio­gra­phie fran­çaise cen­trée sur le phé­no­mène abso­lu­tiste, celle contre laquelle je me heur­tais pres­que sys­té­ma­ti­que­ment, et qui ne permet sans doute pas une appro­che satis­fai­sante du pro­blème reli­gieux dans un cadre démo­cra­ti­que, une inter­pré­ta­tion convain­cante du prin­cipe de laï­cité et d’autres ques­tions sen­si­bles qui tour­nent autour des ques­tions de la foi et du savoir.

Cette his­to­rio­gra­phie cen­trée sur le phé­no­mène abso­lu­tiste n’est pas nou­velle. Elle s’est mani­fes­tée à l’issue des guer­res de Religion, et comme un épilogue de celles-ci, par l’accu­sa­tion portée en 1600 par William Barclay au sujet de ceux qu’il bap­ti­sait du nom de « monar­cho­ma­ques » pour avoir cher­ché à détruire les rois. Ce voca­ble, qu’il inven­tait, avait eu pré­ten­tion à dési­gner, à l’époque, des auteurs qui n’avaient rien en commun, puis­que les uns étaient pro­tes­tants, les autres catho­li­ques, si ce n’est de s’en être pris à leur roi, c’est-à-dire, pour les auteurs pro­tes­tants, à Charles IX, du fait des mas­sa­cres qu’il avait lui-même déclen­chés la nuit du 24 août 1572, et pour les ligueurs, à Henri III, pour sa poli­ti­que de conci­lia­tion, puis à Henri IV, pour ses ori­gi­nes héré­ti­ques.

Selon William Barclay, les pro­tes­tants – et pas seu­le­ment fran­çais, puisqu’il pla­çait George Buchanan aux côtés d’Étienne Junius Brutus et de François Hotman – tout comme le catho­li­que extré­miste Jean Boucher avaient déve­loppé des thèses tyran­ni­ci­des : c’était par consé­quent à la vie même des rois à laquelle ils s’en étaient pris alors qu’il n’exis­tait pas d’auto­rité plus élevée que celle du roi qui reçoit son pou­voir de Dieu même, et n’a donc de compte à rendre à per­sonne. Barclay met donc en garde contre toutes les pré­ten­tions reli­gieu­ses à régler les ques­tions pro­pre­ment tem­po­rel­les. Nous ne pou­vons donc que savoir gré à ce der­nier de ce réflexe pré­ven­tif à l’égard de la reli­gion, ainsi que de l’idée qu’on n’avait pu sortir des guer­res de Religion qu’en fai­sant taire les pro­ta­go­nis­tes du conflit reli­gieux, et nous avons ten­dance à épouser spon­ta­né­ment l’idée que les pré­ten­tions reli­gieu­ses, quel­les qu’elles aient été, s’étaient avé­rées la prin­ci­pale menace pour la cohé­sion sociale sans laquelle il n’y a pas de corps poli­ti­que qui puisse se main­te­nir. Et, pense-t-on encore, der­rière le droit divin des rois que défen­dait William Barclay, il y avait l’idée à laquelle nous tenons tous que l’État a ses pro­pres impé­ra­tifs qui ne doi­vent plus lui être dictés par une quel­conque église. Aussi est-ce le gal­li­ca­nisme qui sus­cite actuel­le­ment de nom­breux tra­vaux et réflexions.

Or la réa­lité est bien dif­fé­rente si nous la regar­dons à tra­vers un autre prisme que celui d’un prin­cipe de droit divin s’érigeant au-dessus des pré­ten­tions reli­gieu­ses.

William Barclay, tout d’abord, fut un catho­li­que mili­tant et pro­fon­dé­ment anti-cal­vi­niste : c’est Pierre Bayle qui le note dans son Dictionnaire. On peut me faire ici l’objec­tion que cela ne dimi­nue en rien le mérite qu’a eu Barclay de condam­ner les mena­ces tyran­ni­ci­des qui pesaient effec­ti­ve­ment sur les rois. Certes. Mais encore aurait-il fallu que les écrits des pro­tes­tants et des catho­li­ques aient été de la même teneur, c’est-à-dire tyran­ni­ci­des, thèse contes­ta­ble, concer­nant les hugue­nots j’entends, pour­tant sou­te­nue par Roland Mousnier dans son célè­bre ouvrage L’Assassinat d’Henri IV, et que l’on trouve encore aujourd’hui, pour ne pren­dre que cet exem­ple, dans l’ouvrage de Nicolas Le Roux : Un régi­cide au nom de Dieu. L’assas­si­nat d’Henri III. Outre cela, le loya­lisme des hugue­nots de l’époque est une réa­lité qui n’est pas dou­teuse, véri­fia­ble par les textes qu’ils écrivirent et par les actions qu’ils menè­rent.

Mais loin de renon­cer à cette posi­tion his­to­rio­gra­phi­que de Barclay, les tra­vaux de ces der­niè­res décen­nies se sont plutôt mis au ser­vice de cette idée que l’abso­lu­tisme était une image his­to­rio­gra­phi­que qu’il était urgent de cor­ri­ger, afin qu’on ne qua­li­fie plus le pou­voir absolu de pou­voir « abso­lu­tiste ». Cette image his­to­rio­gra­phi­que, pense-t-on, véhi­cule avec elle l’idée emprun­tée à l’ima­gi­naire révo­lu­tion­naire pour lequel l’« abso­lu­tisme » est une forme arbi­traire de pou­voir. Comme tous les « ismes », cette image néga­tive mas­que­rait l’apport indé­nia­ble du concept de sou­ve­rai­neté abso­lue dans la cons­truc­tion de nos États démo­cra­ti­ques. Aussi « absolu » n’est plus syno­nyme d’« arbi­traire », mais signi­fie qu’une ins­tance est par­ve­nue à s’ériger au-dessus des conflits reli­gieux pour les régler, les arbi­trer. Ainsi Barclay, mais avant lui Jean Bodin, s’étaient-ils effor­cés, tou­jours selon cette his­to­rio­gra­phie, de déga­ger cette posi­tion en inau­gu­rant ainsi une situa­tion plei­ne­ment moderne où la reli­gion pou­vait enfin passer au second plan en ce qu’elle renon­çait à subor­don­ner le poli­ti­que et à pré­ten­dre régler les ques­tions tem­po­rel­les. Dès lors, quoi de plus légi­time que le droit divin des rois pour affir­mer ce rôle d’arbi­tre que pou­vait désor­mais pré­ten­dre exer­cer le monar­que, et trou­ver ainsi une solu­tion à la divi­sion reli­gieuse qui avait, durant trois décen­nies, déchiré le royaume de France.

J’ai donc cher­ché à véri­fier qu’il y avait bien paral­lè­le­ment au concept de sou­ve­rai­neté abso­lue dans les Six Livres de la République cette idée d’une neu­tra­lité de la part du sou­ve­rain. Or, si l’idée est bien pré­sente d’un sou­ve­rain qui ne doit pas pren­dre parti et doit demeu­rer au-dessus des fac­tions, la solu­tion vien­dra, selon ce qu’écrit Bodin, de ce que le sou­ve­rain saura par son exem­ple et par son exem­pla­rité reli­gieuse ins­pi­rer à ses sujets la vraie reli­gion. Voilà un résul­tat inat­tendu pour ceux qui ont ten­dance à voir chez Bodin le pen­seur qui met en place le futur prin­cipe de notre laï­cité.

Ce qui appa­raît sur­tout, c’est donc la pro­jec­tion que nous opé­rons volon­tiers sur l’idée de sou­ve­rai­neté abso­lue, celle d’une neu­tra­lité de l’État de droit ou celle d’un arbi­trage assuré par l’État qui fait appli­quer sa loi. La vision de Bodin, loin d’être une ver­sion sécu­la­ri­sée, repose en réa­lité sur une concep­tion théo­lo­gico-poli­ti­que qui met la reli­gion au fon­de­ment de l’État selon un ordre recom­posé.

En revan­che, c’est en cher­chant à com­pren­dre les propos très ellip­ti­ques du cha­pi­tre des Six Livres de la République où Bodin parle de la divi­sion reli­gieuse, que je suis tombée sur le cha­pi­tre de l’Heptaplomeres, ouvrage pos­té­rieur attri­bué à Bodin, où se trouve mis en scène un dia­lo­gue entre sept savants repré­sen­tant chacun une reli­gion. L’une des ques­tions débat­tues, et qui est remar­qua­ble, est en effet celle de savoir si l’on peut « dis­pu­ter de la reli­gion », c’est-à-dire, dans l’esprit de ceux qui col­lo­quent, de la vérité. Or, à l’excep­tion des repré­sen­tants de Luther et de Calvin, tous répon­dent, même quand ils ne sont pas hos­ti­les à l’idée de dis­cus­sion por­tant sur la reli­gion, qu’il serait dan­ge­reux de com­pro­met­tre l’obéis­sance des sujets en per­met­tant que le doute s’insi­nue dans les esprits. La reli­gion joue donc un rôle poli­ti­que qui paraît essen­tiel pour les tenants des dif­fé­ren­tes reli­gions, à l’excep­tion de Frédéric et de Curce qui sont les repré­sen­tants de la reli­gion réfor­mée.

Il n’y a rien qui enté­rine mieux l’idée d’une figure théo­lo­gico-poli­ti­que de l’État, une fois que le cadre ins­ti­tu­tion­nel de l’Église a été relé­gué au second plan, qu’un fon­de­ment reli­gieux de l’État visant à garan­tir la cohé­sion du corps poli­ti­que et l’obéis­sance des sujets. En revan­che, il n’en va pas de même dans le cadre de la dis­tinc­tion des sphè­res tem­po­relle et spi­ri­tuelle dans la théo­lo­gie de Luther et de Calvin où une éthique fonde d’emblée la sphère des ques­tions tem­po­rel­les sans qu’il soit besoin de com­pen­ser la perte de l’ordre ins­ti­tu­tion­nel par l’appro­che méta­phy­si­que d’une hié­rar­chie natu­relle exis­tant entre les hommes et leur sou­ve­rain, entre ce der­nier et Dieu : ce que l’on observe chez Bodin.

Je ne suis pas cer­taine d’être par­ve­nue à bien rendre compte du chan­ge­ment de statut de la reli­gion au tour­nant des XVe-XVIe siè­cles – ce que j’ai décrit comme l’effa­ce­ment d’un ordre reli­gieux au profit de « la reli­gion » au sens où on l’entend aujourd’hui, soit un domaine placé parmi d’autres –, mais j’ai cru aper­ce­voir dans le Prince de Machiavel des indi­ces de ce chan­ge­ment que je ne suis d’ailleurs pas la seule à avoir rele­vés.

J’ai tout d’abord pensé me repré­sen­ter ce qu’avait pu être la récep­tion de Machiavel dans le royaume de France en pleine muta­tion, muta­tion reli­gieuse et poli­ti­que. J’ai tenu ensuite à défen­dre l’idée que Machiavel était avant tout un chré­tien, mais étant donné la trans­for­ma­tion des récents sou­ve­rains spi­ri­tuels, c’est-à-dire les papes, en véri­ta­bles sou­ve­rains tem­po­rels, un chré­tien en un sens nou­veau, c’est-à-dire plus proche au plan spi­ri­tuel d’un Savonarole que d’un pape, mais, en revan­che, comme conseiller du prince, plus admi­ra­tif de l’habi­leté poli­ti­que d’un Alexandre VI que de la rhé­to­ri­que d’un Savonarole. Pour aller dans ce sens, ce qui m’a paru le plus frap­pant, c’est l’oppo­si­tion très saillante dans les pre­miers cha­pi­tres du Prince entre la nou­veauté (l’idée d’un prin­ci­pat nou­veau, d’un prince nou­veau) et ce qui est pré­senté comme le plus ancien : les « ordres invé­té­rés de la reli­gion » selon l’expres­sion de Machiavel, ce qui venait pour moi confor­ter l’ana­lyse de Hannah Arendt lors­que celle-ci dans son célè­bre arti­cle « Qu’est-ce que l’auto­rité ? » fait état de la dis­pa­ri­tion de la reli­gion, de l’auto­rité et de la tra­di­tion, et avec elles trois, de la peur de l’enfer qu’avait su main­te­nir la « poli­ti­que chré­tienne », c’est-à-dire l’ins­ti­tu­tion ecclé­sias­ti­que romaine, à des­ti­na­tion de tous les sujets. Il me sem­blait donc bien que Machiavel, sans cesser d’être chré­tien, avait fait fi de cette « poli­ti­que chré­tienne », c’est-à-dire à l’instar d’un Luther à la même époque, n’avait pas hésité à s’émanciper de l’ordre ins­ti­tu­tion­nel exis­tant.

Il m’est en outre apparu que, dans les pre­miers cha­pi­tres du Prince, il était fait état d’une confron­ta­tion de deux espè­ces de monar­chie exis­tant à l’époque, la monar­chie du Turc et celle du roi de France. Aussi, il sem­blait que le modèle juri­di­que byzan­tin jouait chez Machiavel le même rôle qu’il joue chez Bodin et d’autres auteurs du XVIe siècle. D’où cette anti­no­mie curieuse pré­sente dans le Prince entre une liberté inex­pug­na­ble de la part de ceux qui en ont fait l’expé­rience, et, d’autre part, la remar­qua­ble sta­bi­lité de la monar­chie abso­lue du Turc qui ne lais­sait en revan­che aucune ini­tia­tive aux sujets.

Cette fas­ci­na­tion n’était en soi pas dif­fé­rente de celle que je lisais chez Jean Bodin à propos de Soliman, à propos des cruau­tés d’un prince qui, nonobs­tant ces der­niè­res, n’en fai­sait pas moins l’admi­ra­tion de l’Occident chré­tien. C’est à nou­veau le modèle monar­chi­que et juri­di­que byzan­tin qui parais­sait jouer un rôle déter­mi­nant dans l’idée de monar­chie abso­lue telle que nous l’avait repré­sen­tée Bodin, et telle qu’elle parais­sait l’ins­pi­rer et le séduire. Ici aussi, et quelle que fût cette monar­chie, c’était la posi­tion abso­lue du sou­ve­rain qui parais­sait être la solu­tion de la divi­sion reli­gieuse. Les ques­tions que je vou­lais dès lors poser étaient : « Que repré­sen­tait donc la Saint-Barthélemy aux yeux de Bodin lui-même ? ». Charles IX avait-il obéi à la raison d’État, comme l’expli­quait la ver­sion offi­cielle que Guy du Faur de Pibrac avait fourni au roi pour sa jus­ti­fi­ca­tion, ou Jean Bodin cher­chait-il à sug­gé­rer plus sub­ti­le­ment qu’on n’empiète pas impu­né­ment sur le pou­voir du sou­ve­rain, sur le pou­voir de l’Un, et que, comme pour la cruauté de Soliman, il fal­lait alors crain­dre le pire, et jus­te­ment du sou­ve­rain lui-même.

J’espère donc avoir montré dans quelle mesure mon tra­vail n’a pas consisté en une étude sys­té­ma­ti­que des auteurs, mais plutôt en un ques­tion­ne­ment por­tant sur le lien qui pou­vait être fait à l’inté­rieur de cer­tains de leurs textes sur ce que deve­nait, dans un moment de crise pour les cités ita­lien­nes et pour le royaume de France, la ques­tion de la cohé­sion, celle de la liberté, et enfin celle de la reli­gion. Voilà pour­quoi dès lors j’avais jugé indis­pen­sa­ble de m’immer­ger dans les pre­miè­res tra­duc­tions fran­çai­ses du Prince (1553) afin de réflé­chir sur ce qu’avait pu repré­sen­ter le propos de Machiavel pour un lec­teur fran­çais de l’époque, et j’y insiste, non pour m’ériger, ce que je ne pou­vais espé­rer, en spé­cia­liste de cet auteur ou de la Florence de l’époque, ni même, comme l’a magis­tra­le­ment fait John Pocock concer­nant la Grande Bretagne, pour cir­cons­crire un « moment machia­vé­lien » fran­çais.

Ce que je rete­nais donc pour ma pro­blé­ma­ti­que, c’était la situa­tion tem­po­relle de Machiavel, le rap­port au passé, l’insis­tance sur le nou­veau et sur la situa­tion bou­le­ver­sée de l’époque.

Pour reve­nir à la ques­tion de l’his­to­rio­gra­phie fran­çaise cen­trée sur l’abso­lu­tisme, face au concept de sou­ve­rai­neté abso­lue, la théo­rie de la sou­ve­rai­neté des réfor­més fait pâle figure. Leur cons­ti­tu­tion­na­lisme est médié­val, a-t-on dit, leur contrat, féodal.

J’ai donc fait retour sur le pré­jugé cen­tral qui inter­dit de voir l’ori­gi­na­lité de la poli­ti­que réfor­mée, en détour­nant de la lec­ture de la Francogallia, par exem­ple, qui est pour­tant un texte d’une richesse extra­or­di­naire, mais qui, en France, n’a tou­jours pas fait l’objet d’une édition cri­ti­que dans l’ensem­ble de ses ver­sions – ce qui l’aug­mente nota­ble­ment. Ce sont des uni­ver­si­tai­res amé­ri­cains qui s’en sont chargé : Ralph Giesey et John Salmon.

Ce pré­jugé pré­sent chez Hannah Arendt consiste à voir dans la Réforme un apo­li­tisme. Pour Arendt, en quit­tant l’ins­ti­tu­tion ecclé­sias­ti­que romaine, les réfor­ma­teurs ont pris ce risque, jugé après coup désas­treux, de mettre fin à la poli­ti­que chré­tienne qui avait jusque là garanti une véri­ta­ble obéis­sance, c’est-à-dire « consen­tie », à l’auto­rité de l’Église – idée que l’on retrouve sous de mul­ti­ples ver­sions chez des auteurs qui voient dans l’auto­rité de l’État la solu­tion répu­bli­caine aux dis­sen­sions qui tra­ver­sent la société civile.

Cependant, et c’est ce que je me suis atta­chée à mon­trer, l’État moderne, sous les aus­pi­ces d’une volonté géné­rale abso­lu­ment sou­ve­raine, n’a que sa force, si l’on peut dire, à oppo­ser à ceux qu’on dési­gne alors comme res­pon­sa­bles d’un conflit né dans la société civile, c’est-à-dire à l’époque dont je parle, ceux aux­quels on pou­vait faire le repro­che d’avoir changé de reli­gion. Et s’il est bien un ensei­gne­ment que nous devons tirer de la Saint-Barthélemy, c’est l’échec du sou­ve­rain absolu à résou­dre un conflit autre­ment qu’en éradiquant, à la Machiavel, ceux qui font obs­ta­cle.

Ce que j’ai cher­ché à mon­trer, c’est que l’État de droit à lui seul, c’est-à-dire l’État qui fait appli­quer la loi, échoue néces­sai­re­ment à résou­dre une situa­tion de conflit entre des valeurs incom­pa­ti­bles entre elles. D’où cette même idée que les prin­ci­pes sur les­quels repo­sent les États de droit cons­ti­tu­tion­nels démo­cra­ti­ques sont nés, en revan­che, de la néces­sité de s’accor­der sur une jus­tice qui soit com­mune à des indi­vi­dus ne par­ta­geant plus les mêmes convic­tions, notam­ment reli­gieu­ses.

En consi­dé­rant les choses ainsi, il est peut-être envi­sa­gea­ble de dépas­ser cette fas­ci­na­tion qu’exerce la raison d’État ou l’État répu­bli­cain uni­taire.

De même, le prin­cipe d’une reli­gion réfor­mée est demeuré jusqu’ici insuf­fi­sam­ment réflé­chi. Il se peut que la Réforme repré­sente le prin­cipe d’une reli­gion moder­ni­sée, un chan­ge­ment quoi qu’il en soit dans la manière de consi­dé­rer la reli­gion. Quand cette der­nière cesse d’être un ordre donné pour rele­ver d’un enga­ge­ment propre, elle déter­mine néces­sai­re­ment les indi­vi­dus en ques­tion à une struc­tu­ra­tion par le bas de leur orga­ni­sa­tion. C’est la ten­sion qui sem­blait pré­sente au sein des assem­blées poli­ti­ques des réfor­més lorsqu’il s’agis­sait pour la majo­rité d’entre eux de faire valoir l’inté­rêt de tous plutôt que la pro­mo­tion de ceux de la classe nobi­liaire.

Aussi je me suis atta­chée à mon­trer que la sou­ve­rai­neté géné­rale gagne­rait à ne plus être pensée comme logi­que­ment uni­taire à partir du moment où c’est le consen­te­ment de ceux qui for­ment un corps poli­ti­que qui doit pré­va­loir. Ainsi, et bien que l’his­to­rio­gra­phie récente se soit atta­chée à inter­dire cette inter­pré­ta­tion, il y a bien un lien entre le contrat des textes réfor­més et le contrat social tel que Rousseau en for­mu­lera la défi­ni­tion.

Au XVIe siècle, la clef des deux répu­bli­ca­nis­mes que j’ai oppo­sés – celui de Bodin et celui des auteurs réfor­més (Hotman, Bèze et Duplessis Mornay) –, rési­de­rait selon moi dans l’exis­tence de deux para­dig­mes sous les­quels les auteurs parais­sent pou­voir être rangés.

Le pre­mier veut qu’on s’ins­pire du modèle byzan­tin qui porte en lui l’idée de monar­chie, le prin­cipe d’une sou­ve­rai­neté abso­lue : ce qui expli­que la fas­ci­na­tion pour Soliman le Magnifique, pour le modèle véni­tien de République marqué sans doute par l’ancienne appar­te­nance de Venise à l’Empire byzan­tin – mais c’est aussi la source grec­que si chère à Hannah Arendt.

Le second, qui ins­pire davan­tage les réfor­més, se réfé­re­rait davan­tage à Rome, la Rome répu­bli­caine plutôt qu’impé­riale, c’est-à-dire la figure d’un Brutus assas­si­nant César parce qu’en vou­lant se faire roi, il trans­gres­sait le tabou romain de la royauté (rap­pe­lons Étienne Junius Brutus). C’est aussi la réfé­rence à Polybe et à l’idée de cons­ti­tu­tion mixte. Pour les réfor­més, il est néces­saire que le pou­voir qui s’exerce sur tous soit consenti. Cette réponse impli­que l’idée d’un pou­voir non plus seu­le­ment légal, mais pro­cé­dant d’une forme de légi­ti­mité fondée sur une auc­to­ri­tas nou­velle qui n’est désor­mais rien moins qu’un fon­de­ment moral ou uni­ver­sel de la poli­ti­que. Il faut donc des rai­sons pour fonder cette légi­ti­mité, qui dépasse la légi­ti­mité par le sang ou par l’ancien­neté des séna­teurs, et nul mieux qu’un droit non pas natu­rel, mais ration­nel, pour satis­faire les atten­tes de ceux qui consen­tent à une auto­rité qui n’est autre qu’eux-mêmes en un corps poli­ti­que.