CERPHI

 

Raison d’Etat, goût et intérêt chez Baltasar Gracian : normativité et subjectivité baroques à l’âge classique

Thèse de doc­to­rat de phi­lo­so­phie, sou­te­nue le 13 novem­bre 2006, devant un Jury com­posé de Messieurs les Professeurs R. Damien (Président) ; D. Deleule (Directeur), P.-F. Moreau, E. Hidalgo-Serna et A. Tordesillas.

Le tra­vail que je pré­sente aujourd’hui est le résul­tat d’un che­mi­ne­ment que, pour sim­pli­fier, je décri­rai ainsi : je me suis inté­ressé à Gracián, parce que je m’inté­res­sais au baro­que ; et je me suis inté­ressé au baro­que, parce que mon par­cours phi­lo­so­phi­que, marqué par la phé­no­mé­no­lo­gie et l’her­mé­neu­ti­que, m’y a tout natu­rel­le­ment conduit.

Le baro­que cons­ti­tue en effet un « objet » pri­vi­lé­gié pour une phé­no­mé­no­lo­gie et une her­mé­neu­ti­que qui peu­vent avec lui retrou­ver leur ambi­tion pre­mière : décrire les phé­no­mè­nes tels qu’ils appa­rais­sent, et tenter d’en com­pren­dre le sens. Car le baro­que a ceci de par­ti­cu­lier qu’il est en quel­que sorte un pur phé­no­mène, c’est-à-dire un « non-objet », ce qui expli­que la dif­fi­culté que l’on éprouve à en donner une défi­ni­tion claire et dis­tincte. De prime abord, le baro­que semble bien ne pas être autre chose que le nom donné à ce qui échappe à toute nor­ma­ti­vité. Du point de vue esthé­ti­que, par exem­ple, il dési­gne et qua­li­fie une pra­ti­que artis­ti­que non pas déré­gu­lée (ce qui sup­po­se­rait une norme à laquelle il vien­drait s’oppo­ser, la norme clas­si­que, par exem­ple), mais plutôt une pra­ti­que sans norme défi­nie ni même défi­nis­sa­ble a priori. L’évolution même de la notion de « baro­que » dans l’his­toire de l’art est d’ailleurs signi­fi­ca­tive : d’une déter­mi­na­tion stric­te­ment néga­tive chez les pre­miers théo­ri­ciens (Burckhardt et Wölfflin notam­ment), on est passé à une déter­mi­na­tion plei­ne­ment posi­tive (chez Rousset et Tapié, par exem­ple), de sorte que la notion en est venue à dési­gner un ensem­ble de phé­no­mè­nes s’étendant bien au-delà du seul champ artis­ti­que. Ainsi a-t-on parlé, et parle-t-on encore, d’État et de poli­ti­que baro­ques, de société baro­que, de culture baro­que ou du baro­que, et, fina­le­ment, d’époque baro­que, en ce sens que le baro­que est, pour repren­dre l’expres­sion de Maravall, un « concept d’époque », qui se carac­té­rise par la notion de « crise ». Le phé­no­mène baro­que est donc le phé­no­mène d’une époque, celle que l’on nomme également, non sans quel­que para­doxe, « âge clas­si­que ». C’est ce phé­no­mène en tant qu’époque, c’est-à-dire en tant qu’il mani­feste une cer­taine manière d’être à soi, aux autres et au monde, qui a retenu mon inté­rêt : les phé­no­mè­nes baro­ques à l’âge clas­si­que sont-ils, comme on le pense sou­vent, l’irré­gu­la­rité, l’oppo­si­tion ou la contra­dic­tion, le désor­dre et la dis­tor­sion des formes, ou le refus de toute norme donnée ? Phénomènes qui trans­pa­raî­traient, par exem­ple, dans la déme­sure archi­tec­tu­rale qui bou­le­verse la repré­sen­ta­tion clas­si­que de l’espace, par la confu­sion de l’inté­rieur et de l’exté­rieur, ou dans la réac­tion à la rigi­dité de l’ordre poli­ti­que et social, ou bien encore dans l’usage de tech­ni­ques rhé­to­ri­ques et lit­té­rai­res qui inquiè­tent l’usage clas­si­que des règles de la repré­sen­ta­tion. Poser de telles ques­tions, et tenter d’y répon­dre, c’est, iné­luc­ta­ble­ment, être confronté à un pro­blème quasi apo­ré­ti­que, puis­que c’est tenter, d’une manière ou d’une autre, de déter­mi­ner la nor­ma­ti­vité, ne serait-ce que concep­tuelle, d’une époque qui se carac­té­rise d’abord par son refus de toute nor­ma­ti­vité.

Bien évidemment, il ne pou­vait être ques­tion, dans le cadre d’un tra­vail de thèse, de résou­dre un pro­blème qui aurait néces­sité d’envi­sa­ger dans leur tota­lité à la fois chro­no­lo­gi­que et cultu­relle pres­que deux siè­cles d’his­toire des idées. Il s’agis­sait, plus sim­ple­ment, de poser clai­re­ment et dis­tinc­te­ment les termes du pro­blème, afin d’ébaucher quel­ques pistes pos­si­bles de réso­lu­tions. C’est dans ce cadre, d’abord seu­le­ment pro­blé­ma­ti­que, que s’est imposé le « phé­no­mène Gracián ».

On peut en effet parler d’un « phé­no­mène Gracián », pour rendre cette idée, répan­due sous la plume des com­men­ta­teurs, selon laquelle Gracián, qui n’aurait rien inventé, serait néan­moins le plus par­fait repré­sen­tant de son époque, et son œuvre, la plus pure expres­sion de cette « crise » carac­té­ris­ti­que de l’époque baro­que. Gracián serait ainsi le phi­lo­so­phe baro­que par excel­lence, et, de ce point de vue, le « phé­no­mène Gracián » serait à enten­dre au sens quasi phé­no­mé­no­lo­gi­que du terme : les carac­tè­res non sys­té­ma­ti­que, apho­ris­ti­que et allé­go­ri­que de son œuvre mani­fes­te­raient dans toute leur évidence, et réflé­chi­raient, les symp­tô­mes d’une époque mar­quée par la dyshar­mo­nie, le pers­pec­ti­visme onto­lo­gi­que et la désar­ti­cu­la­tion du lan­gage. Il est vrai que le style de Gracián, son lan­gage même, c’est-à-dire sa manière de penser et d’expri­mer cette pensée, sont sur­pre­nants, en quel­que sorte baro­ques. Mais il s’agit de style, donc de forme, non de contenu de pensée ; car, si l’on s’atta­che aux thé­ma­ti­ques abor­dées par Gracián, on n’y trouve rien qui n’ait également été traité par ses contem­po­rains, sou­vent de manière plus sys­té­ma­ti­que : raison d’État, figure du prince, vertu et sagesse stoï­cien­nes, primat de l’appa­rence, confu­sion de la réa­lité et de sa repré­sen­ta­tion, etc., sont, au XVIIe siècle, des lieux com­muns. C’est pour­quoi la spé­ci­fi­cité de l’œuvre de Gracián et, par suite, du « phé­no­mène Gracián » réside moins dans les thèmes envi­sa­gés ou même dans le contenu concep­tuel et séman­ti­que qu’il donne à ces thèmes, que dans la manière de les lier entre eux. C’est cette manière de penser et de faire de la phi­lo­so­phie, en quel­que sorte un manié­risme phi­lo­so­phi­que, qui permet, d’une part, de rendre raison de l’unité d’une œuvre pou­vant, à bien des égards, sem­bler sans unité, et qui permet, d’autre part, de com­pren­dre le sens du phé­no­mène baro­que, qui se mani­feste par un style, c’est-à-dire par une manière d’être et de faire.

Quel rap­port y a-t-il en effet entre ces trai­tés que l’on qua­li­fie en géné­ral de poli­tico-éthique (Le Héros, Le Politique, Le Discreto et l’Oráculo manual) et ce traité de rhé­to­ri­que qu’est l’Agudeza y arte de inge­nio ou ce roman allé­go­ri­que qu’est le Criticón ? De la réponse à cette ques­tion dépend la com­pré­hen­sion du sens d’une pensée qui se déploie dans des direc­tions appa­rem­ment dif­fé­ren­tes, voire contra­dic­toi­res. Mais cette réponse ne peut consis­ter dans la seule consi­dé­ra­tion d’un aspect de l’œuvre, auquel on rédui­rait alors, d’une manière ou d’une autre, le sens de la pensée. Cette réponse, quelle qu’elle soit, exige de pren­dre un risque, que l’on peut qua­li­fier d’her­mé­neu­ti­que : elle sup­pose de déter­mi­ner une clé d’inter­pré­ta­tion qui donne accès au sens de la pensée, et per­mette d’envi­sa­ger l’unité de l’œuvre comme déploie­ment de ce sens. Or, cette clé her­mé­neu­ti­que est donnée par Gracián lui-même, dès les pre­miè­res lignes de son pre­mier ouvrage (Le Héros), lorsqu’il évoque cette raison d’État qui n’est ni poli­ti­que ni économique, mais qu’il appelle raison d’État de soi-même, per­met­tant d’attein­dre, sans règle ou pres­que, l’excel­lence indi­vi­duelle. Une raison d’État indi­vi­duelle dont la nor­ma­ti­vité n’est ni poli­ti­que ni économique est une raison d’État éthique ; et c’est là cer­tai­ne­ment que réside l’ori­gi­na­lité de Gracián, dans un dépla­ce­ment de la notion de raison d’État, d’un domaine ori­gi­nai­re­ment poli­ti­que et économique vers le domaine éthique. Ce dépla­ce­ment a pour consé­quence non seu­le­ment la trans­for­ma­tion de la notion de « raison d’État » elle-même, mais encore l’ébauche de ce que l’on nom­me­rait aujourd’hui une auto­ré­gu­la­tion de la société civile et, au sein de cette société, la ques­tion du lieu du sujet indi­vi­duel, dont la com­plexité exclut toute réduc­tion du rap­port à soi à une simple évidence à soi. Je ne veux pas ici repren­dre le détail des ana­ly­ses, mais seu­le­ment rap­pe­ler les résul­tats aux­quels celles-ci m’ont conduit, et qui, d’une cer­taine manière, sont énoncés dans le titre de cette étude. Ce titre peut être lu dans les deux sens : l’arti­cu­la­tion des notions de raison d’État, de goût et d’inté­rêt chez Gracián permet de com­pren­dre la signi­fi­ca­tion de la carac­té­ris­ti­que pro­pre­ment baro­que de la nor­ma­ti­vité et de la sub­jec­ti­vité à l’âge clas­si­que, en même temps que cette carac­té­ris­ti­que expli­que la néces­sité d’arti­cu­ler ces trois notions. Dans cette cir­cu­la­rité, que l’on peut aisé­ment qua­li­fier d’her­mé­neu­ti­que, se joue à la fois le sens de l’œuvre de Gracián et celui du phé­no­mène baro­que.

Ces résul­tats, donc, sont au nombre de quatre, et ne se situent pas tous sur le même plan : les trois pre­miers sont, dans ma thèse, les conclu­sions des trois par­ties, aux­quel­les ont conduit les ana­ly­ses des textes de Gracián dans leurs rela­tions aux contex­tes théo­ri­ques et his­to­ri­ques. Le qua­trième est métho­do­lo­gi­que : il concerne le sens du phé­no­mène baro­que, tel que le donne à penser la manière dont pense Gracián.

La pre­mière partie, qui porte sur les condi­tions de pos­si­bi­lité du dépla­ce­ment évoqué plus haut, à partir de l’ana­lyse du Héros et, sur­tout, du Politique, fait appa­raî­tre qu’il n’y a pas, à l’âge clas­si­que, deux formes de raison d’État (l’une qui serait « bonne » ou « vraie », et l’autre, « mau­vaise » ou « fausse »), mais une seule et même ratio­na­lité pra­ti­que du gou­ver­ne­ment, qui tente de main­te­nir ensem­ble, dans l’écart même qui les sépare, des exi­gen­ces poli­ti­ques contra­dic­toi­res. Sans doute cet écart expli­que-t-il que l’on puisse parler de « bonne » ou de « mau­vaise » raison d’État, selon que l’on envi­sage l’une ou l’autre de ces exi­gen­ces. Mais la raison d’État n’est pas l’une ou l’autre de ces exi­gen­ces : elle est cet écart lui-même, c’est-à-dire une indé­ter­mi­na­tion théo­ri­que, qui conduit direc­te­ment à la néces­sité d’élaborer une figure poli­ti­que excep­tion­nelle. Celle-ci repré­sente, au sein d’un seul et même centre ou sujet poli­ti­que (Ferdinand, chez Gracián), la capa­cité héroï­que de réunir les contra­dic­tions de la raison d’État. Le prince est ainsi la fic­tion d’un écart enfin résorbé ; un sujet poli­ti­que réel – et tout autant fictif – indi­quant le sens de cette nor­ma­ti­vité poli­ti­que pro­pre­ment baro­que qu’est la raison d’État, à savoir une nor­ma­ti­vité feinte. Il y a là, cer­tai­ne­ment, une piste de recher­che inté­res­sante, qui consis­te­rait à inter­ro­ger cette idée, que l’on trouve chez Foucault notam­ment, selon laquelle la raison d’État cor­res­pon­drait à l’appa­ri­tion d’un souci de l’État en tant que tel, et se dis­tin­gue­rait de la pro­blé­ma­ti­que machia­vé­lienne. Il s’agi­rait alors de ren­ver­ser les termes du pro­blème, en mon­trant que la fic­tion baro­que qu’est la figure du prince à l’âge clas­si­que, n’est pas seu­le­ment l’héri­tage ou l’expres­sion nos­tal­gi­que d’un ordre poli­ti­que dis­pa­rais­sant, mais plutôt l’indi­ca­tion de l’impos­si­bi­lité de penser l’État autre­ment qu’à tra­vers cette figure, c’est-à-dire autre­ment que comme fic­tion. Dès lors, la nor­ma­ti­vité poli­ti­que n’est plus à cher­cher dans le tra­di­tion­nel rap­port ver­ti­cal du prince à ses sujets, ou de l’État aux citoyens, mais dans une régu­la­tion hori­zon­tale des rela­tions entre les indi­vi­dus, qui trouve en elle-même sa propre norme. C’est cette imma­nence de l’auto­ré­gu­la­tion que permet de penser la double nor­ma­ti­vité de la notion de « goût », à laquelle Gracián accorde, notam­ment dans Le Discreto et l’Oráculo manual, une signi­fi­ca­tion essen­tiel­le­ment éthique, et dont la com­pré­hen­sion cons­ti­tue l’objet de la deuxième partie.

D’un côté, en effet, l’objec­ti­vité du goût fonde une éthique du « bon goût », qui pres­crit de réduire l’opa­cité de la manière d’être à soi à la trans­pa­rence de la manière d’être aux autres. De cette publi­cité des indi­vi­dus émerge une forme d’auto­ré­gu­la­tion des rela­tions entre les indi­vi­dus. Mais, d’un autre côté, le juge­ment du goût, pré­serve à ce point la liberté et le génie indi­vi­duels qu’il en devient la norme de tout choix, et ramène, par consé­quent, la trans­pa­rence de la manière d’être aux autres à l’opa­cité de la manière d’être à soi. L’ori­gi­na­lité de Gracián n’est pas de tran­cher en faveur de l’une ou l’autre de ces deux déter­mi­na­tions du goût, mais pré­ci­sé­ment de les main­te­nir ensem­ble, pour faire émerger, de leur contra­dic­tion même, l’écart dans lequel chacun se tient dès lors qu’il par­ti­cipe au com­merce des indi­vi­dus.

Cet écart est en effet cons­ti­tu­tif d’un milieu ou inter­valle qui, bien que néces­sai­re­ment indé­ter­miné, fonde néan­moins la pos­si­bi­lité d’un échange. L’écart inhé­rent à la double nor­ma­ti­vité du goût amé­nage ainsi l’espace d’une civi­lité sociale, à l’ori­gine de ce que l’on nom­mera « société civile ». C’est là une deuxième piste de recher­che : mon­trer com­ment l’auto­ré­gu­la­tion des échanges d’abord seu­le­ment sym­bo­li­ques entre les indi­vi­dus cor­res­pond à une forme de libé­ra­lisme éthique, qui expli­que, sinon l’émergence, du moins le déve­lop­pe­ment d’un libé­ra­lisme économique. Cette piste appa­raît notam­ment à partir de la rela­tion que l’on peut établir entre la notion de goût et celle d’inté­rêt, rela­tion qui tend à mon­trer que, contrai­re­ment à ce qu’écrit Hirschman, il n’y a pas, au XVIIe siècle, une res­tric­tion de la notion d’inté­rêt à sa seule signi­fi­ca­tion économique, mais au contraire un élargissement du sens de cette notion au domaine éthique des inté­rêts sym­bo­li­ques.

Cet élargissement est le point de départ de la troi­sième partie, qui veut établir, à tra­vers l’ana­lyse de l’Oráculo manual et du Criticón, que la pos­si­bi­lité d’un com­merce des indi­vi­dus exige une com­po­si­tion des inté­rêts éthiques, comme il y en a une des inté­rêts économiques, mais qu’à la dif­fé­rence de ceux-ci, les inté­rêts sym­bo­li­ques ne por­tent pas sur l’acqui­si­tion d’un quel­conque objet exté­rieur. L’objet, si l’on peut dire, de ce que Gracián et La Rochefoucauld appel­lent les « inté­rêts d’hon­neur » n’est autre que le sujet inté­ressé lui-même, de sorte que com­po­ser les inté­rêts ainsi enten­dus, c’est néces­sai­re­ment se com­po­ser soi-même. Il y a donc, au prin­cipe de cette com­po­si­tion, une ingé­nio­sité éthique, ou « art de la pru­dence », dont la nor­ma­ti­vité trouve cer­tai­ne­ment son expres­sion la plus adé­quate dans le modèle d’un jeu qui n’a d’autre fina­lité que lui-même : jouer, en ce sens, c’est moins s’assu­jet­tir à des règles en vue d’obte­nir un gain quel­conque, la satis­fac­tion d’un inté­rêt maté­riel par exem­ple, que jouer à jouer, c’est-à-dire intro­duire suf­fi­sam­ment de jeu dans le jeu pour pou­voir jouer non seu­le­ment des règles elles-mêmes, mais encore, et indis­so­cia­ble­ment, de soi. C’est la nor­ma­ti­vité de ce double jeu qu’exprime, en défi­ni­tive, la raison d’État de soi-même : de même que la nor­ma­ti­vité poli­ti­que est pensée à tra­vers la fic­tion d’un sujet qui feint d’unir des exi­gen­ces contra­dic­toi­res, de même la nor­ma­ti­vité éthique, ce que Gracián appelle les « règles de dis­cré­tion », sup­pose la fic­tion d’un centre qui main­tient l’écart oppo­sant la légi­time manière d’être à soi et la néces­saire manière d’être aux autres. Or, donner à voir une telle fic­tion, c’est recou­rir, pré­ci­sé­ment, à un mode fictif, celui de l’allé­go­rie du Criticón : l’objet que recher­chent les deux per­son­na­ges prin­ci­paux – la féli­cité – n’est jamais là où l’on croit le trou­ver, car c’est un objet sans lieu déter­miné ; une indé­ter­mi­na­tion, donc, que pro­duit la perte de l’estan­cia dont Gracián parle au début de l’ouvrage : la perte du lieu propre. Cette perte est un écart, qui a tou­jours déjà intro­duit suf­fi­sam­ment de jeu dans le rap­port à soi pour rendre impos­si­ble cette par­faite coïn­ci­dence à soi-même que cons­ti­tue la féli­cité. Je n’insiste pas trop sur la troi­sième pers­pec­tive de recher­che qu’ouvre cette nor­ma­ti­vité de l’écart. Elle indi­que assez clai­re­ment en effet qu’il n’est d’autre pos­si­bi­lité de penser la sub­jec­ti­vité que sur le mode d’une com­po­si­tion allé­go­ri­que. C’est sans doute cette impos­si­ble plé­ni­tude onto­lo­gi­que qui a conduit cer­tains com­men­ta­teurs à pré­ten­dre que le Criticón cons­ti­tue­rait une rup­ture plus ou moins radi­cale par rap­port aux ouvra­ges pré­cé­dents. Cette rup­ture se mani­fes­te­rait notam­ment dans le pas­sage d’un opti­misme pra­ti­que à un pes­si­misme méta­phy­si­que, de l’exal­ta­tion d’un sujet héroï­que tout-puis­sant à une « démo­li­tion du héros », pour repren­dre l’expres­sion de Paul Bénichou. Il est vrai que tout peut porter à le penser : la dénon­cia­tion des illu­sions et autres appa­ren­ces trom­peu­ses que pro­duit un monde inversé, peuplé d’êtres mons­trueu­se­ment défor­més par une vanité déme­su­rée, semble bien jus­ti­fier ce desen­gaño qui ne pourra trou­ver son plein accom­plis­se­ment qu’à la fin, c’est-à-dire dans la mort. En réa­lité, il n’en est rien, pré­ci­sé­ment parce qu’il n’est ques­tion ici que de desen­gaño et d’allé­go­rie : il s’agit seu­le­ment, en quel­que sorte, de se réveiller, pour suivre le chemin que trace le dis­cours allé­go­ri­que lui-même, dont le sens est tou­jours ailleurs, dans ce lieu qu’indi­que la seule manière de le dire, et dont la décou­verte sup­pose, par consé­quent, le déchif­fre­ment.

Saisir l’unité et la conti­nuité de l’œuvre de Gracián exige en effet de se situer sur un autre plan, celui où nous place ce traité, géné­ra­le­ment qua­li­fié de rhé­to­ri­que, qu’est l’Agudeza y arte de inge­nio. En fait de rhé­to­ri­que, il s’agit plutôt d’épistémologie, puisqu’il n’y est ques­tion que de ce pou­voir que pos­sède l’inge­nio (l’esprit) de pro­duire des « arti­fi­ces concep­tuels », des figu­res, qui sont certes des maniè­res de dire, mais sur­tout, et indis­so­cia­ble­ment, des maniè­res de penser. Or, l’essen­tiel de cette acti­vité ingé­nieuse consiste dans la pro­duc­tion de « connexions » entre les objets, que ce soit sous la forme de « cor­res­pon­dan­ces », de « res­sem­blan­ces », ou même de « dis­sem­blan­ces ». L’Agudeza cons­ti­tue ainsi la clé de voûte de la pensée de Gracián, en même temps qu’elle indi­que clai­re­ment le sens du phé­no­mène baro­que, tel qu’il se mani­feste et se réflé­chit en elle : penser, c’est pro­duire de la rela­tion, quelle que soit la nature de cette rela­tion, donc créer l’arti­fice de l’écart qui rend pos­si­ble la pensée elle-même. Il ne peut donc y avoir d’autre manière de penser et de dire qu’allé­go­ri­que ou, plus géné­ra­le­ment, méta­pho­ri­que : c’est dans l’écart que pro­duit la pensée que se joue son sens. C’est pour­quoi elle ne peut jamais s’appré­hen­der qu’en abîme. On ne peut pas ici (je veux dire à ce moment de l’ana­lyse et, en même temps sur­tout, dans ce lieu) ne pas citer P. Ricœur, qui sou­li­gne qu’il n’y a pas de « lieu non méta­pho­ri­que d’où l’on pour­rait consi­dé­rer la méta­phore, ainsi que toutes les autres figu­res, comme un jeu déployé sous le regard » (MV, p. 25). L’absence d’un tel lieu expli­que alors cer­tai­ne­ment que la pensée de Gracián s’achève, et ne puisse que s’ache­ver, dans une allé­go­rie, qui est en même temps l’accom­plis­se­ment de la pensée baro­que comme pro­blème.

Le titre que donne Gracián à son roman est un néo­lo­gisme, formé sur la notion de « crisis », qui est également le nom et le statut de chacun des cha­pi­tres. Le Criticón est une suc­ces­sion de « crises », si bien que l’on a pu y per­ce­voir l’allé­go­rie du juge­ment, qui s’accom­plit en choix déci­sifs. Mais on peut également y voir l’illus­tra­tion de cette carac­té­ris­ti­que prin­ci­pale que Maravall attri­buait à l’époque baro­que, de dési­gner par la notion de « crise » la phase déci­sive d’une mala­die. Ces deux signi­fi­ca­tions de la « crise » ne sont pas exclu­si­ves l’une de l’autre. Car le Criticón est une allé­go­rie de la sépa­ra­tion ; sépa­ra­tion du sujet d’avec lui-même, que repré­sen­tent les deux per­son­na­ges prin­ci­paux, Andrenio (l’homme natu­rel) et Critilo (l’homme de juge­ment) ; mais sépa­ra­tion aussi, et sur­tout, du lieu propre, de l’estan­cia, que signi­fie alors le départ de ce lieu ori­gi­naire qu’est l’île de Sainte Hélène, la tra­ver­sée mou­ve­men­tée et inquié­tante du monde, et l’arri­vée sur cet autre lieu insu­laire qu’est l’île de l’Immortalité. Le Criticón est la repré­sen­ta­tion d’un écart, au sens que Didier Deleule donne à ce terme : un centre qui n’est ni conci­lia­tion ni ras­sem­ble­ment ni même écartèlement, mais une ten­sion qui sépare et unit les termes en pré­sence (p. 14). C’est cet écart que Gracián pense tout au long de son œuvre ; et la notion d’allé­go­rie doit alors s’enten­dre à la lettre : elle est non pas l’indi­ca­tion d’un sens tou­jours ailleurs, tou­jours dif­fé­rent (ou dif­fé­rant), mais la pensée et le dis­cours en tant qu’ils se créent à même ce non-lieu qu’est le sens qu’ils pen­sent et disent. La « crise » est donc bien la carac­té­ris­ti­que essen­tielle du baro­que, et il faut l’enten­dre comme crise du lieu du sens. De ce point de vue, le baro­que relève plei­ne­ment de cette rup­ture, désor­mais clas­si­que, des mots et des choses, de cette mala­die de la repré­sen­ta­tion qui ne repré­sente plus rien, si ce n’est sa propre mise en abîme. On le cons­tate certes au théâ­tre et en lit­té­ra­ture, notam­ment dans la lit­té­ra­ture pica­res­que, qui est tou­jours la nar­ra­tion d’un égarement, mais aussi en archi­tec­ture, dans l’urba­nisme et même en pein­ture, où, par exem­ple, la confu­sion du dedans et du dehors, des lieux publics et privés, le clair-obscur, enfin, don­nent à voir l’indé­ter­mi­na­tion d’un entre-deux pro­blé­ma­ti­que.

Mais le baro­que ne se réduit pas au cons­tat d’une rup­ture et d’une crise ; il en est, en quel­que sorte, le dépas­se­ment : puis­que le mot ne dit plus la chose, puis­que la repré­sen­ta­tion n’est plus le signe de ce qu’elle repré­sente, alors il ne s’agit pas de réta­blir, dans sa clarté et sa dis­tinc­tion, la vérité de la rela­tion de signi­fi­ca­tion, mais seu­le­ment de com­po­ser des choses avec des mots, ou bien avec des formes et des cou­leurs, et des signi­fiés avec des signi­fiants, donc de pro­duire des fic­tions. Le baro­que, je l’indi­que, pour finir, davan­tage à titre de pers­pec­tive de recher­che que comme résul­tat, le baro­que donc est une forme de sophis­ti­que, la troi­sième peut-être, qui répond à la crise clas­si­que du sens par la com­po­si­tion même de son lieu. Il serait alors cer­tai­ne­ment inté­res­sant de mon­trer que les œuvres baro­ques, quelle que soit leur nature, doi­vent être pen­sées en rela­tion avec la pra­ti­que de la « com­po­si­tion de lieu » des Exercices spi­ri­tuels de Loyola, et que, plus géné­ra­le­ment, la Contre-Réforme, dont le baro­que est, comme on a pu dire, l’expres­sion esthé­ti­que, retrouve, par un retour aux Pères de l’Eglise, les ensei­gne­ments de la Seconde sophis­ti­que.