CERPHI

 

La fureur et ses éléments. Étude sur le génie mélancolique chez Giordano Bruno

Thèse de doc­to­rat de phi­lo­so­phie, sous la direc­tion de Pierre-François Moreau.

Soutenir. Il n’échappe à per­sonne com­bien ce terme est inap­pro­prié, voire inconve­nant, à l’endroit d’un phi­lo­so­phe tel que Giordano Bruno, lui dont la pensée, par­tout où elle a pu s’expri­mer, fut res­sen­tie à pro­pre­ment parler comme l’insou­te­na­ble. Mais, ne s’agis­sant pour moi que de sou­te­nir mon tra­vail, et non Giordano Bruno lui-même qui sur ce point n’a besoin de per­sonne, l’entre­prise paraît plus aisée. Il n’en est rien cepen­dant.

D’une part, parce que parler devant vous n’est pas sans m’inti­mi­der, d’autre part parce que mon tra­vail n’est qu’un échafaudage des­tiné à dis­pa­raî­tre der­rière l’oeuvre bru­nienne pro­pre­ment dite, la seule digne d’inté­rêt. Il faut m’y essayer tou­te­fois, en accep­tant de m’expli­quer sur mon choix de la Renaissance, de Giordano Bruno, de la mélan­co­lie, et de ma méthode.

Erwin Panofsky, homme dont c’est encore trop peu dire que de dire qu’il fut un génie, voit dans la Renaissance une résis­tance à toute com­par­ti­men­ta­li­sa­tion des savoirs, et pro­pose dans ce sens le concept de ”décom­par­ti­men­ta­li­sa­tion“, à la fois garde-fou et maître-mot d’une démar­che ana­ly­ti­que qui se veut atten­tive à toutes les rela­tions, à toutes les média­tions, à tous les che­mins.

On ne com­par­ti­mente pas la Renaissance. Car, à la Renaissance, tous les savoirs com­mu­ni­quent, se don­nent les uns aux autres, les uns par les autres, réci­pro­que­ment et dans tous les sens. Marsile Ficin est tra­duc­teur, méde­cin, astro­lo­gue, musi­cien, phi­lo­so­phe ; Léonard de Vinci, pein­tre, sculp­teur, archi­tecte, ingé­nieur, mathé­ma­ti­cien, ana­to­miste ; Pontus de Tyard his­to­rien, théo­lo­gien, astro­nome, poète ; Giordano Bruno enfin poète, dra­ma­turge, mathé­ma­ti­cien, astro­nome, kab­ba­liste, magi­cien, phi­lo­so­phe, mys­ti­que... Tous, autant qu’ils sont, sont les incar­na­tions de l’Homme uni­ver­sel, cet homme consommé en tout que Baltasar Gracian revê­tira bien­tôt du titre glo­rieux d’El Discreto.

Mon choix d’un auteur de la Renaissance a été guidé par cette décom­par­ti­men­ta­li­sa­tion des savoirs qui est la réu­nion de tous les savoirs entre eux, ce qui expli­que que, me met­tant au dia­pa­son de Bruno, la mytho­lo­gie, la phi­lo­so­phie, l’his­toire, l’art et la lit­té­ra­ture aient été réunis dans mon tra­vail sur le mode de la plu­ri­dis­ci­pli­na­rité. Cette réu­nion n’est pas quan­ti­ta­tive, mais plutôt qua­li­ta­tive - elle est de l’ordre de la syn­thèse, de la liai­son, de la com­bi­nai­son.

Cet esprit de syn­thèse, qui est à l’oeuvre dans l’art de la mémoire bru­nien, fut mon objec­tif pre­mier, dans la mesure où il per­met­tait de déga­ger ce qui unis­sait Giordano Bruno à l’avant et à l’après, c’est-à-dire ce qui l’unis­sait à l’Antiquité avec la célé­bra­tion du paga­nisme, au Moyen-Âge avec l’adop­tion du modèle cour­tois, mais encore au XVIIe siècle avec le choix d’une esthé­ti­que baro­que, voire à l’hyper­mo­der­nité avec l’ato­mi­sa­tion de la langue en une intui­tion où James Joyce et Samuel Becket devaient bien­tôt se reconnaî­tre.

L’uni­ver­sité, par son ori­gine, par sa voca­tion, par­ti­cipe de cette décom­par­ti­men­ta­li­sa­tion des savoirs et de la pro­mo­tion de cet homme uni­ver­sel auquel Bruno donne le nom de héros. Choisir d’étudier une oeuvre de la Renaissance, ce n’est donc pas seu­le­ment rap­pe­ler la néces­sité de che­mins dans le savoir, mais retrou­ver l’esprit même de l’uni­ver­sité, un lieu où les études sur la Renaissance ne doi­vent pas rester mar­gi­na­les, un lieu où l’ensei­gne­ment de Giordano Bruno doit avoir sa place, car si ce der­nier aimait à dire qu’il était l’aca­dé­mi­cien de nulle aca­dé­mie, c’était pré­ci­sé­ment pour nous signi­fier que, de n’appar­te­nir à aucune en par­ti­cu­lier, il enten­dait bien appar­te­nir à toutes.

Le secret de la réu­nion de tous les savoirs, le secret aussi de la Renaissance, et peut-être bien de toutes les renais­san­ces, est la tra­duc­tion. Marsile Ficin, qui est la source prin­ci­pale de Bruno, sous la pro­tec­tion des Médicis, Cosme, Pierre, Laurent, tra­duit les Hymnes orphi­ques, le Pimandre d’Hermès, les Dialogues de Platon, les Ennéades de Plotin, les trai­tés de Jamblique, de Synésios, de Psellos.

Avec la tra­duc­tion, advient la concorde de tous les savoirs - ce qu’il faut bien nommer, d’une cer­taine manière, la phi­lo­so­phia peren­nis, phi­lo­so­phie pérenne para­doxale, en tant qu’elle vient sou­te­nir une pensée bru­nienne insou­te­na­ble pour l’Église, car atten­ta­toire à ses dogmes. Cette concorde des savoirs n’est pas éclectisme, mais syn­cré­tisme, sym­pho­nie. Traduire, c’est lais­ser remon­ter l’har­mo­nie, celle des auteurs anti­ques comme Héraclite, Empédocle et Lucrèce aux­quels Bruno se réfère, mais celle encore des sages­ses orien­ta­les, arabes, perses, indien­nes, dont Bruno se fait l’her­mé­neute éclairé.

À ce niveau, le Nolain ne se com­porte pas autre­ment qu’un tra­duc­teur, il assume une fonc­tion de pas­seur entre l’Orient et l’Occident, pas­sage d’autant plus jus­ti­fié que la Renaissance ita­lienne naît avec l’exil forcé des byzan­tins Bessarion, Marulle, Pléthon, et cette renais­sance elle-même n’est pos­si­ble qu’en tant qu’elle a été pré­cé­dée et comme pré­pa­rée par la renais­sance perse, celle d’un Sohrawardî, mort à Alep en 1191, et qui ranime dans la phi­lo­so­phie ira­nienne la sagesse des Chaldéens, d’Hermès, de Platon, de Plotin. Les tra­vaux de Corbin l’ont démon­tré de façon magis­trale.

Suivant l’orien­ta­tion de Bruno, nous avons com­mencé par le tra­duire, pour décou­vrir que son latin s’ensour­cait à l’Orient, qui est l’amont de toute renais­sance, et aussi de toute tra­duc­tion. C’est de nous concen­trer sur les oeu­vres lati­nes tar­di­ves de Bruno, et notam­ment sur les oeu­vres magi­ques rédi­gées à Helmstedt en 1590, que nous avons pu déduire, rétros­pec­ti­ve­ment, l’exis­tence d’une expé­rience mys­ti­que bru­nienne, pré­sente dès les pré­mi­ces de la Nolana filo­so­fia.

Ainsi la décom­par­ti­men­ta­li­sa­tion des savoirs, le dia­lo­gue des cultu­res et des civi­li­sa­tions, ne pou­vaient-ils que nous déter­mi­ner à choi­sir, à notre tour, de ”tra­duire“ Giordano Bruno, et notam­ment le centre d’où rayonne la Lampas tri­ginta sta­tua­rum, à savoir le De superna triade, texte qui, comme la plu­part des oeu­vres lati­nes, n’avait pas encore été tra­duit ni étudié en fran­çais.

Pourquoi avoir élu Giordano Bruno, plutôt que Marsile Ficin ou Jean Pic de la Mirandole ? Précisément parce qu’à la Renaissance, il n’est peut-être aucun autre auteur qui ne se soit plus efforcé de syn­thé­ti­ser, d’arti­cu­ler, de relier, l’ensem­ble des sages­ses et des savoirs entre eux, tant sous la forme des arts de la mémoire que sous celle de trai­tés tels le De vin­cu­lis in genere, le De magia, le De magia mathe­ma­tica, les Theses de magia (recueil Noroff, 1891)...

Giordano Bruno meurt malen­contreu­se­ment en 1600, au seuil du XVIIe siècle. Il réca­pi­tule les diver­ses pro­blé­ma­ti­sa­tions de l’homme, de la nature et de l’uni­vers qui naqui­rent du ques­tion­ne­ment des pre­miers renais­sants. À Pétrarque, il emprunte le mythe de Diane et d’Actéon qu’il modi­fie dans le sens de la Fureur divine. De Dante, il retient l’exal­ta­tion de la langue vul­gaire, de Marsile Ficin la thé­ra­pie solaire du satur­nien, de Jean Pic de la Mirandole le dépas­se­ment supra-angé­li­que, de Machiavel l’art poli­ti­que de la cir­cons­tance, de Henri-Corneille Agrippa la phi­lo­so­phie des liens... Mais à chaque fois l’emprunt est le fer­ment d’une pensée nou­velle, à chaque fois la reno­va­tio appa­rente déguise une nova­tio.

Plus encore, Giordano Bruno ins­taure un Art uni­ver­sel, un Art de recher­che qui tend à ména­ger des ponts, des che­mins, des pas­sa­ges, entre tous les savoirs, entre tous les niveaux de la réa­lité, entre toutes les hypo­sta­ses de la triade. Dans ce tra­vail de liai­son, une faculté est pri­vi­lé­giée entre toutes, l’ima­gi­na­tion. La réha­bi­li­ta­tion de la matière, la sub­stance pre­mière et éternelle ”dont toutes les autres sub­stan­ces ne sont que des acci­dents“, se pro­longe dans la réha­bi­li­ta­tion de la matière ima­gi­nale, lieu de tous les pos­si­bles entre les mains de l’artiste.

Ainsi Bruno écrit-il, à l’arti­cle XII du De vin­cu­lis in genere, que l’Art, ”natu­rae aemu­la­trix“, ”vin­cula mul­ti­pli­cat, variat, diver­si­fi­cat, ordi­nat et suc­ces­siva quadam serie com­po­nit“. L’art ima­gi­nal noue et dénoue les formes, mul­ti­plie et diver­si­fie les liens, les com­bine, les modi­fie, les hybride, comme c’est le cas avec les Grotesques bru­niens où l’arti­fi­cia­lisme rejoint le natu­ra­lisme, en s’appuyant sur la notion de ”moyenne nature“ en usage chez des phy­si­ciens comme Pierre Belon.

De même que le ”canis mari­nus“ rap­pro­che le ter­res­tre et le marin ; de même l’ima­gi­na­tion, mixte de sen­sa­tion et de concept, pro­duit des signa­cula qui ras­sem­blent les diver­ses faces de l’uni­vers. La magie de l’art consiste à lier ce qui est séparé, à unir les contrai­res, sui­vant des rap­ports de conti­guïté, d’ana­lo­gies, de cor­res­pon­dan­ces. Rien, abso­lu­ment rien, qui ne puisse, par et dans l’ima­gi­na­tion, s’ajoin­ter.

C’est ici que l’on mesure com­bien l’ima­gi­na­tion bru­nienne n’est plus acé­di­que. L’acedia mona­cale était une forme de replie­ment sur soi, une las­si­tude consé­cu­tive au péché ori­gi­nel. La melan­cho­lia, en revan­che, est une extase, une ouver­ture à l’infini, lequel fonc­tionne tel un sti­mu­lant pour la faculté ima­gi­na­tive, ou, si l’on pré­fère, tel un prin­cipe ins­pi­ra­teur.

Une faculté ima­gi­na­tive qui s’ali­mente au foyer de la mélan­co­lie, pas n’importe laquelle, la mélan­co­lie propre à la génia­lité. La pré­pon­dé­rance de l’humeur noire pro­duit un dérè­gle­ment de l’ima­gi­na­tion, qui four­nit à l’artiste des visions trans­cen­dan­tes qui pren­nent corps en ses oeu­vres.

L’image mélan­co­li­que est le sup­port de l’intel­lec­tion, autant que de la mémo­ri­sa­tion. Le mélan­co­li­que est dis­posé à l’étude, aux arts de la mémoire, à l’abs­trac­tion, dont l’image est une pre­mière moda­lité, et il pos­sède, en outre, une ima­gi­na­tion illi­mi­tée, parce que la ten­sion mélan­co­li­que est un cons­tant désé­qui­li­bre, un excès dura­ble.

Il en résulte que le mélan­co­li­que voit tout en image, au point de deve­nir lui-même une image, une inter­face de contact entre le visi­ble et l’invi­si­ble. Le mélan­co­li­que voit tout en image au point de deve­nir lui-même un mythe créa­teur, qui dé-seg­mente les savoirs, pro­meut la sub­jec­ti­vité, libère l’indi­vidu, et porte le Furieux à la dignité d’alter deus.

C’est la mélan­co­lie qui est le coeur de la pensée bru­nienne, un coeur le plus sou­vent ignoré, pas seu­le­ment parce qu’elle cor­res­pond chez Bruno à une expé­rience per­son­nelle, mais parce qu’elle répond sur­tout à cette ten­ta­tive de nouer les divers aspects de la réa­lité, sur le mode de la déri­va­tion ou de la dégra­da­tion, c’est-à-dire de l’ombre et de l’image. De l’Un-Bien, l’Intellect pre­mier est l’image, qui est le modèle de l’Ame-image, elle-même modèle de l’âme indi­vi­duelle, qui en est une image. La dona­tion est un octroi spé­cu­laire, la rela­tion un vis-à-vis, et toutes deux ren­dent compte de l’économie de l’être.

Comme la mélan­co­lie est essen­tiel­le­ment pro­duc­trice de liens, de liens ima­gi­nai­res, nous nous sommes pro­po­sés de déchif­frer ses images, pour en établir le sens, à savoir la signi­fi­ca­tion et sur­tout l’orien­ta­tion. L’ima­gi­na­tion bru­nienne est méta­mor­phi­que, ce qui veut dire que l’image est méta­mor­phose, ou mieux méta­phore.

La méta­phore est un délo­ge­ment, un dépla­ce­ment. Or étrangement, ces méta­pho­res, que nous avons regrou­pées sous les ensem­bles thé­ma­ti­ques de l’eau, de la terre et du ciel, n’avaient fait l’objet d’aucune étude, alors qu’elles sont bien pré­sen­tes au texte bru­nien, et qu’elles le nour­ris­sent.

Ces méta­pho­res, si déran­gean­tes que l’on avait pré­féré les négli­ger, attes­tent pré­ci­sé­ment d’un déran­ge­ment, d’une ”dé-fami­lia­ri­sa­tion“, essen­tiels, dans la mesure où elles font appa­raî­tre un autre Bruno, un Bruno qui assure le pas de l’imma­nence vers la trans­cen­dance.

En effet, la méta­phore est un choc, et dans ce heurt, en même temps que le sublime, se dévoile l’expé­rience mys­ti­que bru­nienne. Telle expé­rience, qui est une extase, une pré­ci­pi­ta­tion hors de soi, est le sommet de la Fureur de mélan­co­lie.

La mélan­co­lie bru­nienne assure à l’homme un posi­tion­ne­ment entre l’eau, la terre et le ciel, entre l’ima­gi­na­tion, la raison, et l’intui­tion. À étudier cette mélan­co­lie à la fois aqua­ti­que, ter­res­tre et céleste, nous revient le sen­ti­ment perdu d’une pensée humaine accor­dée aux sai­sons, aux cycles, aux ryth­mes.

Les temps que nous vivons nous don­nent plus d’une fois la nos­tal­gie de cette Renaissance, monde non point coupé du tra­gi­que, mais où, du moins, l’homme était cons­tam­ment replongé dans ses eaux pro­fon­des.

Les temps sont venus de repen­ser à ces noces rom­pues. Giordano Bruno nous y aide, et c’est peut-être là la cause la plus intime de mon tra­vail. Car Bruno est le phi­lo­so­phe du oui - du oui sans réti­cence ni res­tric­tion, un oui absolu à tout ce qui est, à la mort même et au bûcher. Ce oui est l’Amor fati, mais il est sur­tout le sen­ti­ment aveu­gle du consen­te­ment confiant et de l’accord à la vie. La musi­que savante manque à notre désir, dira Rimbaud. Sachons décou­vrir en Bruno un poète ins­piré, un poète qui res­ti­tue à l’homme ceci d’essen­tiel que notre époque oublie, la res­pi­ra­tion, qui est, je crois, la mélo­die de la vie.