CERPHI

 

La fabrique des concepts : recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau

Thèse pré­pa­rée sous la direc­tion de Pierre-François Moreau et sou­te­nue le 18 décem­bre 2004.

Jury : Vincent Carraud, Robert Damien, Catherine Larrère, Michel Sénellart (pré­si­dent).

1. Madame, Messieurs, je tiens d’abord à vous remer­cier d’avoir accepté, malgré mon retard, de dis­cu­ter et de juger la thèse que je viens sou­te­nir aujourd’hui devant vous. Il faut le reconnaî­tre, le chemin fut long de Lyon… à Lyon. Le jeune étudiant – l’un d’entre vous en fut témoin – qui lisait dans un drôle de cahier vert, mal mas­si­coté, qu’il y avait un Impensé de Jean-Jacques Rousseau a pris son temps pour deve­nir ce moins jeune étudiant qui tente aujourd’hui de com­pren­dre com­ment Rousseau a cons­ti­tué sa pensée. J’aurais pu vous deman­der, pour ce retard, l’indul­gence que la para­bole évangélique accorde à l’ouvrier de la onzième heure, me placer sous l’auto­rité tuté­laire de Platon qui nous pré­ve­nait que la phi­lo­so­phie est un long détour, ou celle de Hegel qui obser­vait que l’oiseau de Minerve prend son envol quand vient la nuit. J’aurais pu encore, de façon tout aussi immo­deste mais plus topi­que, me récla­mer de Rousseau lui-même : n’expli­quait-il pas à Christophe de Beaumont com­ment il était devenu auteur à l’âge où on cesse de l’être ? Renonçant d’emblée à de si hautes cau­tions et aux pré­ten­tions qu’elles impli­que­raient, je vou­drais plus modes­te­ment et sim­ple­ment inter­ro­ger à haute voix devant vous la cohé­rence du par­cours qui m’a conduit, au tra­vers de tant de contin­gen­ces, à ces recher­ches sur l’inven­tion concep­tuelle chez Rousseau.

2. Aux sour­ces de ce que je per­siste à dési­gner d’un mot devenu sus­pect comme un enga­ge­ment phi­lo­so­phi­que – vou­lant signi­fier par là qu’avant d’être un métier et même une dis­ci­pline, la phi­lo­so­phie est un rap­port à l’exis­tence – il y eut un inté­rêt pri­mor­dial pour la phi­lo­so­phie poli­ti­que, enten­due en son sens le plus large comme retour réflexif sur la façon dont les hommes ins­ti­tuent leur vie com­mune. L’œuvre de Rousseau, toute son œuvre, a été tout aussi pré­co­ce­ment une de celles qui me par­lait le plus, sur­tout parce qu’elle démon­trait que la pro­fon­deur de la pensée pou­vait aller de pair avec une sorte de véhé­mence qui sem­blait pathé­ti­que à cer­tains et me parais­sait, au contraire, témoi­gner de ce qu’il n’y a de véri­ta­ble pensée sans le sen­ti­ment d’une cer­taine urgence. Paradoxalement, ces deux incli­na­tions pré­co­ces sont res­tées dura­ble­ment dis­so­ciées : ce n’est qu’après bien des détours que je me suis décidé à faire de la pensée de Rousseau l’objet de mes recher­ches et comme à recu­lons que je me suis rési­gné à reconnaî­tre dans celles-ci la matière d’une thèse. Je ten­te­rai de rendre compte de ce qui doit vous paraî­tre une grande perte de temps et une étrange inconsé­quence.

3. Incontestablement, on observe aujourd’hui, en France, un regain d’inté­rêt pour Rousseau. En témoi­gnent, ce qui a son impor­tance dans le micro­cosme phi­lo­so­phi­que hexa­go­nal, l’ins­crip­tion pour l’année 2004-2005 de l’Émile au pro­gramme de l’agré­ga­tion, du second Discours à celui de l’ENS de la rue d’Ulm et du Contrat social à l’ENS-LSH. Une telle conjonc­tion est assez rare pour être signa­lée. Sans doute doit-on la mettre en rap­port avec la paru­tion dans les toutes der­niè­res années de publi­ca­tions rous­seauis­tes assez nom­breu­ses. Les col­lo­ques de Montréal (1998), Nancy (1999) et Paris (2001), de Nanterre (2001 également) ont reflété cet inté­rêt. Plusieurs thèses ont été récem­ment sou­te­nues sur Rousseau : je pense à celles de Blaise Bachofen, Florent Guénard, Gabrielle Radica, Géraldine Lepan, ou encore Martin Rueff et Luc Vincenti. Plusieurs autres sont en cours. Une nou­velle géné­ra­tion de rous­seauis­tes se forme ainsi, parmi les­quels il faut aussi comp­ter André Charrak, Gabriella Silvestrini et Ghislain Waterlot. Également, Céline Spector. Le Groupe Jean-Jacques Rousseau, à la for­ma­tion et aux tra­vaux des­quels je me suis beau­coup donné, est pour nombre d’entre eux un lieu de recher­che com­mune. Cette revi­vis­cence des études rous­seauis­tes est d’autant plus nota­ble qu’elle inter­vient après une période d’assou­pis­se­ment au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt dix : indé­pen­dam­ment des cir­cons­tan­ces qui l’expli­quent, la léthar­gie, durant cette période, des Annales J-J Rousseau est à cet égard emblé­ma­ti­que.

4. Ce temps de latence rela­tif (nous ver­rons qu’il faut nuan­cer cette appré­cia­tion) peut assez aisé­ment s’expli­quer : il a été la consé­quence iné­vi­ta­ble de ce que l’on pour­rait consi­dé­rer comme un âge d’or du Rousseauisme. Après la seconde guerre mon­diale, en à peine trois décen­nies, toute une série d’œuvres majeu­res ont été consa­crées à Rousseau, qui por­tent les noms, pour se limi­ter aux plus mar­quants, de Robert Derathé, Victor Goldschmidt, Robert Masters, Judith Shklar, Jean Starobinski. Jacques Derrida aussi. Dans le même temps, fai­sant la somme de décen­nies d’érudition, étaient mises en chan­tier les entre­pri­ses des Œuvres com­plè­tes, sous la direc­tion de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, et de la Correspondance com­plète, établie par Ralph Alexander Leigh (entre­pri­ses res­pec­ti­ve­ment ache­vées en 1995 et 1998). Au delà de ces monu­ments, il faut comp­ter encore avec une richesse remar­qua­ble de publi­ca­tions : incur­sions majeu­res de « non rous­seauis­tes » comme Louis Althusser ou Henri Gouhier, tra­vaux d’his­to­riens de la pensée comme Michel Launay ou Raymond Trousson. À la fin des années 70, le sen­ti­ment pou­vait pré­va­loir que, concer­nant Rousseau, le ter­rain était déjà à ce point labouré que l’on serait condamné au détail, à la redite, ou au déra­page. La masse impres­sion­nante du grand ouvrage de Victor Goldschmidt, en par­ti­cu­lier, domi­nait le pay­sage et pour ainsi dire fer­mait l’hori­zon. Sans doute fal­lait-il le saut d’une géné­ra­tion pour que soit allégé le poids du res­pect, rela­ti­vi­sée l’évidence de la chose acquise, et que l’on puisse rou­vrir le dos­sier Rousseau à nou­veaux frais. C’est sans doute une des rai­sons qui ont fait de moi, à cer­tains égards, un trans­fuge géné­ra­tion­nel. Le fait, en tout cas, est patent : pour une géné­ra­tion de cher­cheurs, Rousseau, était devenu un violon d’Ingres ou un jardin secret, objet à ce titre de contri­bu­tions pré­cieu­ses et par­fois nova­tri­ces ; mais aucun n’en a fait son objet pre­mier. L’époque en est mani­fes­te­ment reve­nue.

5. Il conve­nait de faire ces remar­ques, aussi pro­saï­ques soient-elles, parce que la recher­che est aussi une pra­ti­que sociale et que de tels fac­teurs y entrent en jeu. On ne sau­rait pour autant s’en conten­ter. Ce que j’ai qua­li­fié d’âge d’or du Rousseauisme a dû pour une part essen­tielle son lustre à ce que les thé­ma­ti­ques de Rousseau y parais­saient direc­te­ment en prise sur les ques­tions du moment. Il n’était pas seu­le­ment objet d’étude mais tout autant de débat. Je me bor­ne­rai à quel­ques exem­ples pour le mon­trer. Si l’ouvrage de Jacob Talmon, paru en 1952, a eu le reten­tis­se­ment que l’on sait, malgré sa fai­blesse scien­ti­fi­que, c’est parce que la thèse qu’il sou­te­nait, dans son outrance même, sou­le­vait un vrai pro­blème, que les fas­cis­mes et le sta­li­nisme posaient avec acuité à la démo­cra­tie et à la pensée de Rousseau en par­ti­cu­lier : celui du rap­port entre la sou­ve­rai­neté du peuple et la liberté des indi­vi­dus. De même, le débat qui court dans les années soixante sur l’éducation contri­bua a faire de nou­veau de l’Émile un livre d’actua­lité, mais pour peu de temps et au prix d’un grave malen­tendu sur un pré­tendu spon­ta­néisme de Rousseau. Plus fon­da­men­tal cer­tai­ne­ment : on doit à Claude Lévi-Strauss d’avoir ins­crit dans la moder­nité l’anthro­po­lo­gie de Rousseau. Même le rôle de faire-valoir que trop sou­vent lui fit jouer la tra­di­tion marxiste – dans laquelle je me suis formé – main­te­nait la pré­sence de Rousseau dans les débats vivants de la pensée poli­ti­que.

6. Il se pour­rait que le reflux des études rous­seauis­tes dans les années quatre vingt et quatre vingt dix soit dû, inver­se­ment, à ce qu’il ne par­lait plus aux ques­tions que l’on s’y posait. Les limi­tes de mon propos excluant la prise en charge de cette ques­tion, je me bor­ne­rai à sug­gé­rer que ce furent des années où l’on crut que la phi­lo­so­phie morale pou­vait tenir lieu de phi­lo­so­phie poli­ti­que, et où l’on pro­clama une com­mu­nion uni­ver­selle sous les espè­ces des droits de l’homme et de l’état de droit. Mais ces années de fin de siècle virent aussi – ces deux dimen­sions sont évidemment corol­lai­res – la dis­lo­ca­tion d’un uni­vers intel­lec­tuel struc­turé depuis long­temps, sous des moda­li­tés mul­ti­ples, par la réfé­rence au marxisme. Celui-ci s’était si for­te­ment lié avec la concep­tion du poli­ti­que carac­té­ri­sée par Cornélius Castoriadis comme pou­voir d’auto-ins­ti­tu­tion de la société que ce socle même des concep­tions moder­nes s’en trou­vait radi­ca­le­ment mis en ques­tion. Comme beau­coup, j’ai reconnu l’impé­rieuse néces­sité de régler mes comp­tes avec ma cons­cience phi­lo­so­phi­que d’autre­fois ; comme quel­ques uns, j’ai voulu suivre la voie de la réflexion et de l’étude plutôt que de la conver­sion et du repen­tir. Il me parut très vite que, dans la double tâche de com­pré­hen­sion et d’héri­tage sous béné­fice d’inven­taire de la moder­nité à laquelle est convo­qué qui­conque, aujourd’hui, veut faire de la phi­lo­so­phie, et sin­gu­liè­re­ment de la phi­lo­so­phie poli­ti­que, la relec­ture du XVIIIe siècle tien­drait lieu de pierre d’achop­pe­ment. Au regard du passé proche de notre pensée, le siècle des Lumières appa­raît comme le lieu où une série de car­re­fours se sont pré­sen­tés, une série de déci­sions ont été prises, qui nous ont « embar­qués » dans la voie où nous nous sommes trou­vés enga­gés, peut-être aussi dans les impas­ses où nous trou­vons blo­qués. Considéré dans la plus longue durée, le XVIIIe relie ces deux gran­des phases de la moder­nité que le Prince de Machiavel et le Manifeste du parti com­mu­niste peu­vent sym­bo­li­ser. Aux regard des Lumières, les deux figu­res de la révi­sion, comme s’il était pos­si­ble à la pensée de reve­nir sur ses pas, et de la main­te­nance, autre­ment dit de la phi­lo­so­phie de l’autru­che, m’appa­ru­rent comme les écueils qu’il était néces­saire d’éviter. De ce point de vue Rousseau me sem­blait pou­voir être d’une aide ines­ti­ma­ble. N’occupe-t-il pas une place essen­tielle si l’on veut reve­nir de façon pro­blé­ma­ti­que sur ce qu’avec Castoriadis j’ai appelé auto-ins­ti­tu­tion de la société ? La posi­tion de dedans / dehors qui est la sienne à l’égard de son siècle, et plus spé­ci­fi­que­ment à l’égard des Lumières, n’est-elle pas celle dont nous avons besoin pour réexa­mi­ner ces car­re­fours et ces déci­sions que j’évoquais, et pour éclairer le cours d’une moder­nité qui, contrai­re­ment à une image répan­due, s’est faite plus contre Rousseau qu’avec lui ?

7. L’explo­ra­tion de la voie ainsi esquis­sée sup­po­sait, pour com­men­cer, de m’en donner les moyens : une véri­ta­ble lec­ture des textes mêmes de Rousseau et une prise en compte plus sys­té­ma­ti­que des tra­vaux qui lui avaient été consa­crés, notam­ment dans la période la plus récente. C’est à quoi je me suis employé durant plus d’une dizaine d’années. Des publi­ca­tions mar­quent les jalons de cette appro­pria­tion. Ce sont pour une part, œuvres per­son­nel­les ou col­lec­ti­ves, une série d’éditions anno­tées et de com­men­tai­res des textes de Rousseau : la Profession de foi du Vicaire savoyard, les Institutions chy­mi­ques, le Contrat social, le Discours sur l’économie poli­ti­que, der­niè­re­ment les Lettres écrites de la Montagne et les Principes du droit de la guerre. Un ensem­ble d’arti­cles et d’inter­ven­tions dans des sémi­nai­res et col­lo­ques ont porté sur tel ou tel point que je pen­sais pou­voir éclairer d’un jour nou­veau. Parallèlement, ne per­dant pas de vue l’hori­zon de mes recher­ches, je me suis atta­ché à des pro­blé­ma­ti­ques plus géné­ra­les de phi­lo­so­phie poli­ti­que : on en trouve la trace publiée dans un livre de vul­ga­ri­sa­tion sur La démo­cra­tie et une étude cen­trée sur la notion de Décision poli­ti­que. Celle-ci m’a permis de me confron­ter avec la pensée de Carl Schmitt et de me confir­mer dans l’idée que l’on pou­vait à partir de Rousseau en pro­duire une lec­ture cri­ti­que.

8. En m’enga­geant dans une telle voie je n’avais cepen­dant pas mesuré le double sys­tème de contrain­tes qu’elle impli­quait : contrainte de l’œuvre d’abord, au ser­vice de laquelle je devais me mettre à raison même de ceux que j’enten­dais lui deman­der, contrain­tes de la recher­che uni­ver­si­taire ensuite, des­quel­les je pen­sais naï­ve­ment m’être une bonne fois dis­pensé le jour où j’avais aban­donné à la cri­ti­que ron­geuse des souris une thèse d’état, impru­dem­ment com­men­cée, sur le concept d’idéo­lo­gie chez Marx. Pourtant, lors­que l’on décou­vre une porte, com­ment éviter d’entrer ? Les Institutions chy­mi­ques allaient m’entraî­ner dans une série de tra­vaux appa­rem­ment bien éloignés de mon propos ini­tial : en est notam­ment découlé le pre­mier volume jamais consa­cré à une étude des rap­ports entre Rousseau et les scien­ces. La confron­ta­tion avec le brouillon de l’arti­cle « Économie », allait me mon­trer le manque de véri­ta­bles tra­vaux géné­ti­ques sur les textes phi­lo­so­phi­ques de Rousseau. La consi­dé­ra­tion désor­mais sys­té­ma­ti­que de cette ques­tion vient de me conduire, avec Gabriella Silvestrini, à l’inven­tion d’une œuvre perdue : la pre­mière sec­tion des Principes du droit de la guerre.

9. La prise en compte des tra­vaux plus récents concer­nant Rousseau a tout aussi for­te­ment conduit à inflé­chir ma démar­che. Il convient d’abord de sou­li­gner que la période de latence dont j’ai parlé plus haut concerne la phi­lo­so­phie fran­çaise, ou plus géné­ra­le­ment fran­co­phone, mais doit être for­te­ment rela­ti­vi­sée dans la sphère anglo-saxonne. C’est par­ti­cu­liè­re­ment des Etats-Unis que, durant cette période, les contri­bu­tions majeu­res sont venues. Les tra­vaux de Judith Shklar déjà évoqués (et encore iné­dits en fran­çais) ont contri­bué à forger une inter­pré­ta­tion de la pensée poli­ti­que de Rousseau qui la sous­trait au prisme révo­lu­tion­naire sous lequel, en France sur­tout, il avait depuis si long­temps été lu. Valorisant la thé­ma­ti­que de la loi plutôt que celle de la sou­ve­rai­neté, cette lec­ture réin­té­grait Rousseau dans la conti­nuité d’un contrac­tua­lisme qui, né avec le jus natu­ra­lisme, aurait trouvé son abou­tis­se­ment chez Kant. C’est ce Rousseau proto-kan­tien que John Rawls fait sien sous la conduite de Judith Shklar et qu’il invo­que, avec Kant, comme un des pro­dro­mes de sa propre théo­rie de la jus­tice. L’emprise que la pensée de Rawls a exercé sur les der­niè­res décen­nies a – en retour – contri­bué à ren­for­cer, sou­vent de façon tacite, cette lec­ture de Rousseau. À bien des égards, me semble-t-il, le succès ren­contré par l’ouvrage de Maurizio Viroli tient à ce qu’il s’ins­crit dans un hori­zon de pensée fort voisin. C’est encore des Etats-Unis, et tou­jours dans la filia­tion de Judith Shklar, que vien­nent les tra­vaux de Patrick Riley : quel­ques contes­ta­bles que puis­sent être cer­tai­nes de ses conclu­sions (je ne revien­drais pas ici sur cet aspect), son immense mérite est d’avoir rou­vert dans toute son étendue la ques­tion de l’ins­crip­tion de Rousseau dans les débats phi­lo­so­phi­ques de son temps et de l’avoir ainsi arra­ché à l’image du pen­seur auto­di­dacte, génie spon­tané sans véri­ta­ble anté­cé­dent, qui a trop long­temps pré­valu. Un béné­fice com­pa­ra­ble, même si ses objets et son orien­ta­tion sont bien dif­fé­rents, peut être tiré de l’ouvrage encore trop peu connu de Mark Hulliung. De façon plus géné­rale, les immen­ses pro­grès que l’his­toire de la phi­lo­so­phie poli­ti­que pré-moderne et moderne a fait dans les der­niè­res décen­nies cons­ti­tuent les bases d’un renou­vel­le­ment indis­pen­sa­ble de notre lec­ture de Rousseau : que l’on songe seu­le­ment aux tra­vaux concer­nant la pro­blé­ma­ti­que théo­lo­gico-poli­ti­que, à l’huma­nisme civi­que, à Machiavel et au moment Machiavélien, à Hobbes, à la phi­lo­so­phie poli­ti­que de Spinoza, aux jus natu­ra­lis­mes et aux monar­cho­ma­ques. Certes encore bien utile, l’ouvrage fon­da­teur de Derathé ne peut plus désor­mais cons­ti­tuer l’état de la ques­tion qu’on pou­vait encore naguère y voir. De même le renou­vel­le­ment des études sur les débats poli­ti­ques gene­vois (je pense notam­ment aux tra­vaux d’Alfred Dufour et Gabriella Silvestrini) modi­fie notre com­pré­hen­sion des raci­nes de la pensée de Rousseau. Conscient de l’apport cons­ti­tué par l’ensem­ble de ces tra­vaux (qui ins­pi­rent sou­vent les arti­sans du renou­veau rous­seauiste), je m’avi­sais aussi qu’à trop vou­loir penser Rousseau dans des conti­nui­tés diver­ses – celle des jus­na­tu­ra­lis­tes, de Malebranche ou de Kant – on ris­quait de man­quer l’effort cons­tant qui est le sien de cons­ti­tuer sa pensée sur le mode de l’écart.

10. La thèse que je sou­tiens aujourd’hui est en quel­que sorte le tribut que je rends à cette double contrainte : elle est aussi le fruit, riche ou maigre ce n’est pas à moi d’en juger, que j’ai pu en tirer, pour ainsi dire par sur­croît. Si la signi­fi­ca­tion, la valeur des thèses de Rousseau et leur ori­gi­na­lité ont été lon­gue­ment inter­ro­gées, si leur cohé­rence – depuis les textes fon­da­teurs d’Ernst Cassirer – a été âprement dis­cu­tée, si leur évolution même a donné lieu à des études (au demeu­rant contra­dic­toi­res), le mode de pensée de Rousseau, la façon de former ses pro­pres thèses, d’élaborer les concepts qu’elles requiè­rent ou qui en décou­lent, n’avaient pas fait l’objet d’une étude sys­té­ma­ti­que. Or c’est dans cette direc­tion que conver­geaient, me sem­blait-il, toute une série d’obser­va­tions que j’avais été conduit à faire au fil des mes lec­tu­res. Plus je cher­chais à com­pren­dre les idées de Rousseau, plus m’appa­rais­sait que cette com­pré­hen­sion était pro­fon­dé­ment modi­fiée si l’on exa­mi­nait de près la façon dont il y était par­venu ou, pour le dire plus exac­te­ment, dont il les avaient pro­dui­tes. Un va et vient entre les objets que je me don­nais, la méthode que je met­tais au point pour les abor­der et la redé­fi­ni­tion de l’objet qui décou­lait de mes résul­tats, a gou­verné de façon pro­gres­si­ve­ment plus cons­ciente mon tra­vail de recher­che. J’en évoquerai suc­cinc­te­ment trois exem­ples.

11 Mon insa­tis­fac­tion devant les com­men­tai­res habi­tuels de la notion d’agré­ga­tion, dans le cha­pi­tre 5 du pre­mier livre du Contrat social, me condui­sit d’abord, au tra­vers de son rap­pro­che­ment avec un pas­sage du Ms de Genève, à y dis­cer­ner un arrière plan chi­mi­que que les Institutions chi­mi­ques per­met­taient d’éclairer. Une enquête dès lors sys­té­ma­ti­que me permit de reconnaî­tre de mul­ti­ples réma­nen­ces de schè­mes chi­mi­ques dans l’œuvre de Rousseau. Mais le plus impor­tant fut de pren­dre cons­cience de ce que ces réfé­ren­ces chi­mi­ques (au demeu­rant le plus sou­vent effa­cées par les der­niè­res rédac­tions) ne rele­vaient ni du simple emprunt de voca­bu­laire, ni de la méta­phore, mais étaient employées comme des outils grâce aux­quels Rousseau for­mait les nou­veaux concepts ou les concepts rema­niés dont il avait besoin. La pre­mière partie de ma thèse relève cer­tains résul­tats de cette enquête.

12. De même, l’examen du brouillon de l’arti­cle « Économie » me condui­sit d’abord à confir­mer que c’était bien en réfé­rence à Diderot que Rousseau avait pour la pre­mière fois employé le concept de volonté géné­rale. Mais une étude appro­fon­die de ce manus­crit, en recons­ti­tuant grâce au tra­vail d’écriture les étapes de la pensée, me permit sur­tout de mettre en lumière dans quel hori­zon pro­blé­ma­ti­que cet emprunt était devenu pos­si­ble et, sur­tout, que sa moda­lité était d’emblée celle d’une prise d’écart. Désormais, j’allais pren­dre au sérieux cette affir­ma­tion des Confessions : Mes manus­crits, ratu­rés, bar­bouillés, mêlés, indé­chif­fra­bles, attes­tent la peine qu’ils m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait fallu trans­crire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. Cette peine que s’était donnée Rousseau valait la peine qu’on s’en donne soi-même. La relec­ture du concept de volonté géné­rale pro­po­sée dans mes troi­sième et qua­trième par­ties en découle en large part.

13. Une ten­ta­tive pour repren­dre à nou­veaux frais la pro­blé­ma­ti­que rous­seauiste de la sou­ve­rai­neté me condui­sit à obser­ver le sin­gu­lier rap­port que Rousseau y entre­te­nait avec Bodin : on ne pou­vait en rendre compte en lis­tant des accords et des dif­fé­rents, Rousseau trai­tant la théo­rie bodi­nienne et son dis­po­si­tif concep­tuel comme un maté­riau dont il se saisit, à la fois de l’inté­rieur et de l’exté­rieur, pour le trans­for­mer dans un mou­ve­ment métho­di­que de prise d’écart. Cette fois encore, je fus conduit à cons­ta­ter que cette pos­ture sin­gu­lière qui de bien des points de vue pour­rait se dire comme tech­ni­que du coucou, gou­ver­nait le rap­port de Rousseau à la plu­part des pen­sées aux­quel­les je le voyais se confron­ter : ainsi Condillac dans le second Discours ou Hobbes dans les Principes du droit de la guerre. C’est ce que j’ai tenté de décrire comme une tech­ni­que de l’héri­tage para­doxal.

14. Le tra­vail de thèse pro­pre­ment dit, si lourd et si éprouvant comme sait qui­conque s’y est livré, en me contrai­gnant à uni­fier, lier, étendre les résul­tats par­tiels que j’avais acquis, m’a permis de les appro­fon­dir et de les recou­per, donc - je l’espère – de cons­ti­tuer un apport nou­veau à notre com­pré­hen­sion de la pensée de Rousseau. Leur cohé­rence m’a porté à décrire ce que j’ai cru pou­voir appe­ler la méthode d’inven­tion concep­tuelle de Rousseau, méthode rele­vant d’une pos­ture intel­lec­tuelle que j’ai décrite comme prise d’écart. Une prise d’écart qui ne s’éloigne pas tant de ce dont elle part qu’elle ne revient en son centre dans un geste – je pèse ce qu’impli­que ce terme – de réfor­ma­tion. Une pos­ture de l’écart cen­tral. J’ai donc aussi été conduit, grâce à cet effort de syn­thèse, à mieux com­pren­dre la pro­fonde cohé­rence entre le mode de pensée de Rousseau, sa façon propre de rai­son­ner en phi­lo­so­phe et, d’autre part, ce que j’avais ini­tia­le­ment voulu y cher­cher : une posi­tion à la fois cen­trale et déca­lée à partir de laquelle inter­ro­ger les fon­de­ments et le cours de la moder­nité poli­ti­que. Me voici donc reconduit, dans des condi­tions pro­fon­dé­ment renou­ve­lées, à ma pro­blé­ma­ti­que ini­tiale.

15. Autant le dire, au risque de vous faire sou­rire, j’ai donc le sen­ti­ment que c’est aujourd’hui que les choses com­men­cent vrai­ment et que je me suis seu­le­ment mis en état de me mettre à l’œuvre. Pour ce faire, en cours de route et dans le pro­lon­ge­ment de mon ébauche de réflexion sur le statut spé­ci­fi­que des concepts de la pensée poli­ti­que (ce que j’ai pu dire du corps poli­ti­que comme concept champ ou de la sou­ve­rai­neté comme concept pro­blème), deux direc­tions de tra­vail se sont impo­sées à moi. La pre­mière, dans laquelle je me suis déjà bien enga­gée, consis­tera en une ten­ta­tive pour mon­trer, de Grotius à Tocqueville et en pre­nant Rousseau comme croi­sée des che­mins, com­ment la ques­tion de l’obli­ga­tion pour­rait bien être le cœur pro­blé­ma­ti­que de la moder­nité poli­ti­que. La seconde, de plus longue haleine et ne pou­vant rele­ver que d’une entre­prise col­lec­tive, serait de tenter sur la longue durée une his­toire du concept de société civile, depuis sa for­ma­tion au XIVe siècle, dans les tra­duc­tions de la Politique d’Aristote, à sa sou­daine éclipse – en plein ciel – dans la Critique de la phi­lo­so­phie de l’État de Hegel par Marx, jusqu’à sa ful­gu­rante et para­doxale réap­pa­ri­tion, à la fin du XXe siècle. En aurai-je le temps, la force, les moyens ?

16. On verra.