CERPHI

 

Art d’invention et invention de l’art. Logique, rhétorique et esthétique à la Frühaufklärung. The Art of Invention and the Invention of Art. Logic, Rhetoric and Aesthetics in the Early German Enlightenment

Thèse de doc­to­rat en études ger­ma­ni­ques et en lit­té­ra­ture com­pa­rée, sou­te­nue le 9 décem­bre 2004, sous la direc­tion de MM. Gérard Raulet et Allen Wood

(Ph.D. et thèse de doc­to­rat nou­veau régime : diplôme bina­tio­nal franco-amé­ri­cain, co-tutelle réa­li­sée entre l’uni­ver­sité de Yale, Etats-Unis, et l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences humai­nes de Lyon).

Jury : MM. Gérard Raulet (Directeur de thèse, Ecole Normale Supérieure LSH/Université Paris IV), Allen Wood (Directeur de thèse, Yale/Stanford University), Michel Espagne (CNRS), Pierre-François Moreau (Ecole Normale Supérieure LSH) ( in absen­tia : Cyrus Hamlin, Yale University, Karsten Harries, Yale University, Haun Saussy, Yale University).

Les auteurs aux­quels je me suis inté­res­sée dans ma thèse tels Bacon, Descartes, Wolff et les wolf­fiens avaient tous un même objec­tif : cons­truire une méthode d’inven­tion pour diri­ger les élans créa­tifs en rédui­sant les tâton­ne­ments et le fac­teur du hasard dans les inven­tions.

En même temps, aucun de ces auteurs n’igno­rait que les inven­tions ne sont que très rare­ment métho­di­ques, ordon­nées et que, par défi­ni­tion, inven­ter, c’est inven­ter du nou­veau. Tous avaient donc pré­sent à l’esprit que notre savoir à la fois nous dit et ne nous dit pas où aller, dans quel sens cher­cher. C’est là le para­doxe de toute inven­tion et de toute recher­che : si nous savions déjà où cher­cher, nous n’aurions pas à cher­cher du tout. Autrement dit, qu’il s’agisse d’un tra­vail artis­ti­que ou scien­ti­fi­que, celui-ci com­mence le plus sou­vent par un moment où nous sommes peut-être pous­sés par des ques­tions, des convic­tions, des intui­tions, mais ne savons pas très bien ou nous allons ; puis, le tra­vail suit un ordre de matu­ra­tion qui nous échappe un peu lui aussi.

Bien sûr, c’est exac­te­ment ce qui s’est passé pour ma thèse. En un sens, sa genèse fut longue, com­pli­quée, sinueuse. A l’ori­gine, je savais que je vou­lais tra­vailler sur des ques­tions de théo­rie lit­té­raire au car­re­four de la lit­té­ra­ture et de la phi­lo­so­phie, et que je vou­lais réflé­chir aux liens entre ces deux dis­ci­pli­nes ; la ques­tion n’était pas seu­le­ment de savoir en quel sens la phi­lo­so­phie peut impré­gner les textes lit­té­rai­res, mais aussi et sur­tout en quel sens la poésie cons­ti­tue un type de pensée, de sagesse et d’ins­truc­tion autre que celui propre à la phi­lo­so­phie, un type de pensée qui impli­que des règles et un style par­ti­cu­lier.

De ce point de vue, la poé­ti­que et l’esthé­ti­que de la Frühaufklärung m’intri­guaient par­ti­cu­liè­re­ment, et elles me sem­blaient phi­lo­so­phi­que­ment riches, inex­plo­rées et même incom­pri­ses. Mes lec­tu­res de Martha Nussbaum et d’autres auteurs qui réflé­chis­sent aujourd’hui sur le rap­port entre esthé­ti­que et morale et sur la fonc­tion morale de la lit­té­ra­ture m’ont fait penser que les poé­ti­ques de l’Aufklärung, qui offrent toutes des varia­tions autour de la sen­tence hora­tienne selon laquelle la poésie doit plaire et ins­truire, méri­taient un examen plus détaillé ; et que le mépris géné­ral dans lequel on tenait leur mora­lisme et leur didac­ti­cisme était peut-être injus­ti­fié. A mesure que j’appro­fon­dis­sais mes lec­tu­res des sour­ces pri­mai­res, je com­men­çais à com­pren­dre aussi à quel point ces textes étaient tous nour­ris par les pro­jets pra­ti­ques et péda­go­gi­ques des Lumières ; Allen Wood et Gérard Raulet se sou­vien­dront que j’avais com­mencé par décrire mon sujet de recher­che comme por­tant sur le rap­port entre esthé­ti­que et morale dans la pensée de la Frühaufklärung, et pen­dant un temps, je me suis plon­gée assez inten­sé­ment dans la lec­ture de la phi­lo­so­phie pra­ti­que de l’Aufklärung, dans Wolff mais aussi dans Christian Thomasius et d’autres (ce sont par ailleurs des lec­tu­res et des thèmes que je trouve tou­jours fas­ci­nants). Au fil de mes lec­tu­res, j’ai aussi com­mencé à déve­lop­per un inté­rêt plus spé­ci­fi­que pour Wolff, car il m’est apparu que les auteurs comme Bodmer, Breitinger et Gottsched mais aussi Baumgarten récla­maient d’être lus comme des mem­bres d’une école – celle de Wolff –, et qu’il conve­nait de mieux res­ti­tuer le cadre de la pensée de Wolff pour bien les com­pren­dre.

Quant à Baumgarten, je fus d’abord frap­pée par le manque d’étude phi­lo­lo­gi­que sérieuse et par le fait que les éditions exis­tan­tes, en alle­mand et en fran­çais, ne pro­po­saient toutes – et sans que cela ne soit expli­ci­te­ment indi­qué par les éditeurs – que des tra­duc­tions extrê­me­ment par­tiel­les de l’Aesthetica  ; dans les éditions alle­man­des et fran­çai­ses, on ne trouve ni jus­ti­fi­ca­tion de la pra­ti­que éditoriale, ni table des matiè­res com­plète de l’Aesthetica. Plus géné­ra­le­ment, il m’a semblé que les com­men­ta­teurs de Baumgarten adop­tent des atti­tu­des et pra­ti­ques inter­pré­ta­ti­ves ambi­guës. D’une part, ils mani­fes­tent un désir de voir en Baumgarten le fon­da­teur d’une dis­ci­pline et donc de le réha­bi­li­ter comme phi­lo­so­phe. Les études clas­si­ques sur la nais­sance de l’esthé­ti­que en Allemagne (celles d’Ernst Cassirer, d’Alfred Baeumler, de Heinz Paetzold, Ursula Franke) – études dont j’ai décou­vert plus tard qu’elles s’appuyaient elles-mêmes sur des études plus ancien­nes, datant de la pre­mière moitié du XIXe siècle et reven­di­quant toutes une tra­di­tion esthé­ti­que phi­lo­so­phi­que spé­ci­fi­que­ment alle­mande –, accor­dent géné­ra­le­ment un rôle cru­cial à Baumgarten, qu’elles célè­brent comme l’inven­teur d’une dis­ci­pline nou­velle, l’esthé­ti­que phi­lo­so­phi­que, qu’il aurait cons­truite sur des bases leib­ni­zien­nes et wolf­fien­nes.

D’autre part, ces études adop­tent toutes une pers­pec­tive assez gros­sière.en res­tant à dis­tance des sour­ces. Cela relève appa­rem­ment d’un choix déli­béré : les auteurs en ques­tion reven­di­quent sou­vent expli­ci­te­ment la néces­sité d’une vue loin­taine sur la Frühaufklärung qui consiste selon Robert Sommer à ne pas suivre les wolf­fiens dans tous leurs égarements phi­lo­so­phi­ques. En effet c’est pré­ci­sé­ment cette prise de vue glo­bale d’his­toire des idées sur la genèse de l’objet art et de l’esthé­ti­que moderne qui jus­ti­fie l’inté­rêt qu’ils por­tent aux petits auteurs de la Frühaufklärung. Or, à mesure que j’appro­fon­dis­sais mes lec­tu­res cette pers­pec­tive com­men­çait à me paraî­tre pro­blé­ma­ti­que. Je trou­vais qu’elle don­nait géné­ra­le­ment lieu à des des­crip­tions vagues, incom­plè­tes et sté­réo­ty­pées : je retrou­vais sans cesse le même type d’expli­ca­tion et d’argu­ment (ins­piré sans doute de la pré­sen­ta­tion kan­tienne de la phi­lo­so­phie et de l’esthé­ti­que wolf­fienne) : Baumgarten pour­sui­vrait aux dires des com­men­ta­teurs la réha­bi­li­ta­tion de la per­cep­tion sen­si­ble amor­cée par Leibniz dans son esquisse d’une échelle conti­nue de per­cep­tions allant des per­cep­tions obs­cu­res aux per­cep­tions dis­tinc­tes, contre Descartes qui, lui, défen­drait une posi­tion essen­tiel­le­ment an-esthé­ti­que. Cette réha­bi­li­ta­tion de la per­cep­tion sen­si­ble résul­te­rait chez Baumgarten de sa reprise d’un projet en germe chez Wolff et les Wolffiens, : celui d’une logi­que comme art de la connais­sance sen­si­ble. Baumgarten sou­tien­drait donc que la per­cep­tion sen­si­ble est elle-même une forme de connais­sance sus­cep­ti­ble d’être métho­di­que­ment culti­vée dans une logi­que infé­rieure, ou esthé­ti­que.

Cette expli­ca­tion me sem­blait par­tiel­le­ment juste, mais incom­plète dans la mesure où elle ne ren­dait compte ni de l’argu­ment phi­lo­so­phi­que qui motive pré­ci­sé­ment la réha­bi­li­ta­tion de la per­cep­tion sen­si­ble, ni de la nature du lien entre la ques­tion de l’art et cette volonté de réha­bi­li­ta­tion du sen­si­ble. Elle me sem­blait sus­pecte aussi parce que je la retrou­vais par­tout sous la même forme sté­réo­ty­pée comme si l’on ne pou­vait abor­der Baumgarten que sous un seul angle, comme s’il était condamné à rester un inter­lo­cu­teur mort et muet dont nous ne pou­vions plus enten­dre le propos sans inter­prè­tes.

Je n’avais pas, à l’ori­gine, de meilleu­res pers­pec­ti­ves et expli­ca­tions à offrir, et ce en par­ti­cu­lier pour Baumgarten que je trou­vais her­mé­ti­que et très dif­fi­cile. Mais il me sem­blait qu’il fal­lait mettre pro­vi­soi­re­ment entre paren­thè­ses les dis­cours clas­si­ques sur l’inven­tion de l’esthé­ti­que que je trou­vais dans la lit­té­ra­ture secondaire, qu’il fal­lait pren­dre les textes de Wolff et les textes sur la poé­ti­que et l’esthé­ti­que de la Frühaufklärung comme guide dans ma recher­che, qu’il me fal­lait me plon­ger dans les sour­ces et dans le contexte his­to­ri­que de l’Aufklärung et du wolf­fia­nisme. La ren­contre avec M. Raulet et mon inser­tion dans le groupe de recher­che du C.E.R.P.H.I. sur la phi­lo­so­phie alle­mande ont cons­ti­tué des aides consi­dé­ra­bles pour cette tâche dans la mesure où elles ont contri­bué à forger la convic­tion que la phi­lo­so­phie de Wolff pos­sède une valeur propre et qu’elle offre le cadre sco­laire et le « sous-texte » à tout un demi-siècle de phi­lo­so­phie alle­mande, mais aussi celui de la genèse de la poé­ti­que et de l’esthé­ti­que de la Frühaufklärung.

Mon ambi­tion fut alors de cher­cher à mieux iden­ti­fier le pro­blème qui avait mobi­lisé les Frühaufklärer et qui les avait amenés à for­mu­ler de nou­veaux pro­jets esthé­ti­ques. Cela m’a conduit, après réflexion, à redé­fi­nir mon sujet de thèse. Je pris cons­cience qu’il me fal­lait mettre en sus­pens non seu­le­ment les notions et les ques­tions d’esthé­ti­que clas­si­que dont je n’étais plus sûre qu’elles étaient celles de mes auteurs, mais aussi, pour un temps, mes préoc­cu­pa­tions mora­les et pra­ti­ques, dont je com­pre­nais qu’il fal­lait mieux en ana­ly­ser les pré­mis­ses. Je com­pris qu’il fal­lait me tour­ner vers l’épistémologie et la logi­que pour mieux com­pren­dre les débats dans ce domaine – débats qui pou­vaient avoir motivé les wolf­fiens à tenter de rema­nier la logi­que et de la com­plé­ter par une esthé­ti­que.

C’est ce recen­tre­ment thé­ma­ti­que qui m’a amenée à dépla­cer mon atten­tion vers une nou­velle notion qui com­men­çait à me paraî­tre cen­trale pour les auteurs dont je vou­lais parler : celle de l’inven­tion. Autour d’elle et de ses mul­ti­ples appli­ca­tions, il m’a semblé voir les pièces d’un puzzle, lon­gue­ment mani­pu­lées, subi­te­ment pren­dre figure - ce fut un véri­ta­ble déclic. Il fal­lait, certes, en un sens redé­fi­nir le corpus, remon­ter plus loin, explo­rer d’autres direc­tions, inclure de nou­vel­les lec­tu­res, mais je trou­vais que cette recontex­tua­li­sa­tion don­nait une nou­velle unité à la pensée sur l’art de Wolff et de ses dis­ci­ples. Dans la mesure où elle m’ame­nait à étudier l’inven­tion dans la tra­di­tion rhé­to­ri­que ancienne et cicé­ro­nienne, elle m’a en outre permis de mieux cerner le projet phi­lo­so­phi­que de Baumgarten.

II. En un sens, la nou­velle his­toire que j’ai voulu cons­truire n’est plus cen­trée sur la fon­da­tion de l’esthé­ti­que mais plutôt sur les idées d’inven­tion et de créa­ti­vité. Un reca­dre­ment et un nou­veau point de départ se sont ainsi impo­sés. Il a fallu consi­dé­rer dans un double mou­ve­ment deux tra­di­tions : d’une part celle de l’héri­tage aris­to­té­li­cien et cicé­ro­nien pour lequel l’inven­tion cons­ti­tue la pre­mière étape de l’argu­men­ta­tion (« inven­ter », signi­fiant alors « trou­ver un sujet »), et d’autre part celle de la tra­di­tion moderne et baco­nienne pour laquelle la notion d’inven­tion pos­sède un sens plus res­treint, exclu­si­ve­ment logi­que et non plus rhé­to­ri­que. Pour l’archi­tec­ture de ma thèse, j’ai décidé de faire remon­ter l’his­toire à son com­men­ce­ment moderne chez Bacon qui par­tage avec ses contem­po­rains l’idée qu’il faut enten­dre la notion « inven­tion » au sens res­treint et logi­que et com­prend en pre­mier l’inven­tion au sens de décou­verte d’une nature nou­velle, inconnue. J’ai ainsi choisi de consa­crer le pre­mier cha­pi­tre à une ana­lyse du débat clas­si­que sur l’inven­tion avant de me tour­ner vers Wolff et ses dis­ci­ples : il était, me semble-t-il, néces­saire de bien mar­quer les dif­fé­ren­tes étapes du débat et aussi de mon­trer qu’il existe plu­sieurs pro­ta­go­nis­tes dans mon his­toire qui certes enga­geait Baumgarten et sa fon­da­tion de l’esthé­ti­que, mais aussi d’autres auteurs et d’autres argu­ments ; il me sem­blait en effet impor­tant de ne pas foca­li­ser toute mon atten­tion sur Baumgarten, mais de mesu­rer les apports res­pec­tifs des dif­fé­rents pro­ta­go­nis­tes au débat qui fut le leur.

Ce n’est en par­ti­cu­lier pas Baumgarten mais bien Bacon et ses suc­ces­seurs de l’Age clas­si­que qui com­men­cent à réflé­chir à la nature de l’inven­tion et à la manière de conce­voir une méthode d’inven­tion au sens moderne ; ce sont eux aussi qui com­men­cent à démo­lir et recons­truire l’orga­non de la phi­lo­so­phie, ainsi qu’à regrou­per et redé­fi­nir les arts libé­raux. On observe de fait à l’Age clas­si­que – chez Bacon mais aussi dans la tra­di­tion car­té­sienne et leib­ni­zienne -, com­ment se fait jour, dans le cadre d’une réflexion sur la logi­que et ses arts auxi­liai­res un nou­veau débat sur le statut des dif­fé­rents arts libé­raux impli­quant non seu­le­ment la logi­que et les mathé­ma­ti­ques mais aussi (puis­que toute pensée dépend de signes et requiert le lan­gage) la rhé­to­ri­que, la gram­maire et enfin la poé­ti­que et l’esthé­ti­que. Cette réflexion sur le tri­vium et ses pos­si­bles restruc­tu­ra­tions qui engage le lien entre pensée et lan­gage me paraît pri­mor­diale pour com­pren­dre la réforme de la logi­que et l’esthé­ti­que de Baumgarten, et elle a semble-t-il été com­plè­te­ment igno­rée par tous les com­men­ta­teurs qui, je l’ai dit, se conten­tent géné­ra­le­ment de ren­voyer le lec­teur à la clas­si­fi­ca­tion des connais­san­ces chez Leibniz pour expli­quer la fon­da­tion de la pre­mière esthé­ti­que.

Par ailleurs, ce n’est pas chez Baumgarten mais chez Wolff que se mani­feste d’abord une nou­velle atti­tude du phi­lo­so­phe vis-à-vis des arts ; Wolff qui tôt dans sa car­rière fut amené à donner des cours sur l’archi­tec­ture (consi­dé­rée alors comme l’une des bran­ches des mathé­ma­ti­ques appli­quées) fut en effet le pre­mier à réha­bi­li­ter les connais­san­ces et les apti­tu­des de l’arti­san comme pré­mis­ses d’une méthode d’inven­tion phi­lo­so­phi­que. Contre Descartes et Leibniz qui sou­tien­nent que l’arti­san n’a nulle ins­truc­tion métho­di­que à offrir au phi­lo­so­phie, Wolff affirme qu’il peut au contraire y avoir un appren­tis­sage mutuel, et que le phi­lo­so­phe dési­reux d’établir une phi­lo­so­phie des arts doit s’inté­res­ser à ce qui se passe dans les ate­liers de l’arti­san et acqué­rir ses tech­ni­ques.

Et ce n’est pas Baumgarten mais ses contem­po­rains Bodmer, Breitinger et Gottsched qui à partir d’une réflexion sur des exem­ples lit­té­rai­res concrets com­men­cent à déve­lop­per un nou­veau para­digme de l’art que j’ai qua­li­fié de « para­digme heu­ris­ti­que » ; en outre, ils adop­tent déjà une pers­pec­tive com­pa­ra­tiste et élargissent leur réflexion de la poésie aux autres arts repré­sen­ta­tifs (en par­ti­cu­lier à la pein­ture), comme le fera aussi Baumgarten. C’est pour­quoi j’ai décidé de leur consa­crer aussi un cer­tain espace dans ma thèse avant de me tour­ner vers Baumgarten.

Le mérite de Baumgarten consiste fina­le­ment à uti­li­ser les acquis de la tra­di­tion wolf­fienne anté­rieure pour réa­gen­cer le sys­tème et ména­ger un espace pour la phi­lo­so­phie des arts. Cette phi­lo­so­phie des arts, ou esthé­ti­que, est un second art d’inven­tion qui com­plète la logi­que comme pre­mier art d’inven­tion. Elle est fondée sur une cer­taine exten­sion et une nou­velle divi­sion de la notion moderne d’inven­tion. Après avoir subi une res­tric­tion séman­ti­que radi­cale au XVIe et XVIIe siècle (chez des auteurs comme Bacon, Pierre de la Ramée et Descartes, je viens de l’indi­quer), la notion se trouve réin­ves­tie à nou­veau d’un sens large chez Baumgarten : comme chez Cicéron et comme dans la tra­di­tion rhé­to­ri­que ancienne, elle s’appli­que à toutes sortes d’argu­ments, aux démons­tra­tions phi­lo­so­phi­ques mais aussi aux argu­ments du poète et de l’ora­teur. En même temps, Baumgarten n’en revient pas sim­ple­ment à une concep­tion cicé­ro­nienne de l’inven­tion, car il intro­duit le par­tage ancien entre inven­tion phi­lo­so­phi­que et rhé­to­ri­que à l’inté­rieur de la logi­que, en dis­tin­guant entre un art d’inven­tion logico-phi­lo­so­phi­que visant à établir la cohé­rence d’un dis­cours et à aug­men­ter la pro­fon­deur de nos connais­san­ces, et un art d’inven­tion esthé­ti­que visant (comme la rhé­to­ri­que ancienne) à pro­duire un argu­ment intui­ti­ve­ment clair, beau, plai­sant, convain­cant. L’esthé­ti­que de Baumgarten est une méthode d’inven­tion qui concerne ce der­nier type d’argu­ment ; en même temps, elle par­tage non seu­le­ment un cer­tain nombre de carac­té­ris­ti­ques struc­tu­rel­les avec la logi­que mais s’appli­que à culti­ver la créa­ti­vité artis­ti­que enten­due, dans un sens moderne, comme ori­gi­na­lité.

III. Recentrer le débat de la Frühaufklärung autour de la notion d’inven­tion permet de voir que la tra­di­tion esthé­ti­que du XVIIIe siècle est une tra­di­tion hété­ro­gène et plu­rielle pro­po­sant plu­sieurs options pour penser l’art et la phi­lo­so­phie de l’art qu’il convient de bien démar­quer : la pensée de l’art et de la phi­lo­so­phie de l’art de l’Aufklärung se dis­tin­gue par des traits impor­tants de celles qui sui­vent, telles l’esthé­ti­que de Kant et celles de l’idéa­lisme alle­mand.

Dans la conclu­sion de ma thèse, je me suis concen­trée sur la rup­ture intro­duite par Kant. J’ai sou­tenu que Kant rompt avec l’esthé­ti­que de la Frühaufklärung en un sens radi­cal dans la mesure où il change d’option métho­do­lo­gi­que : il aban­donne le projet anté­rieur d’un art d’inven­ter et le rem­place par la méthode cri­ti­que qui ne vise plus désor­mais à aug­men­ter nos connais­san­ces, mais seu­le­ment à cir­cons­crire ce que nous pou­vons savoir.

Mais si la rup­ture intro­duite par Kant fut sans doute cru­ciale (et méri­te­rait sans doute que l’on s’y inté­resse de plus près encore), Kant ne fut pas le seul à récu­ser le projet esthé­ti­que de ces pré­dé­ces­seurs de la Frühaufklärung. Pour mieux com­pren­dre et décrire à la fois l’his­toire des idées de cette période et la spé­ci­fi­cité de l’esthé­ti­que des wolf­fiens, il fau­drait exa­mi­ner plus en détail les rai­sons et les moda­li­tés des rup­tu­res ulté­rieu­res. Autrement dit, après avoir pris une pers­pec­tive volon­tai­re­ment locale et contex­tuelle en nous foca­li­sant sur un moment précis d’une his­toire, il serait éclairant de reve­nir à une pers­pec­tive plus glo­bale et d’exa­mi­ner les résis­tan­ces et objec­tions que les phi­lo­so­phes de la fin du XVIIIe siècle ont oppo­sées à la pre­mière esthé­ti­que.

Car il suffit d’y regar­der de plus près pour com­pren­dre que l’hypo­thèse selon laquelle Baumgarten lui-même n’aurait pas connu de récep­tion en Allemagne en raison de son obs­ti­na­tion à écrire en latin est peu plau­si­ble. A la dif­fé­rence du public d’aujourd’hui, les lec­teurs du XVIIIe siècle étaient encore fami­liers du wolf­fia­nisme et du débat sur l’art d’inven­ter - on trouve des ébauches d’autres pro­jets d’art d’inven­ter jusqu’à la fin du XVIII siècle. Par ailleurs, l’obs­ta­cle lin­guis­ti­que semble en fait moins rédhi­bi­toire que ce que cer­tains cri­ti­ques ont sug­géré ; d’ailleurs il y avait aussi les écrits de Meier (des mil­liers de pages, certes peu diges­tes, mais toutes en alle­mand) dont l’objec­tif prin­ci­pal fut de dif­fu­ser et popu­la­ri­ser la pensée de Baumgarten. Baumgarten a donc eu des lec­teurs, et même de grands lec­teurs. Les écrits de Lessing, de Kant, Herder, Hegel et d’autres mon­trent qu’ils ont tous atten­ti­ve­ment lu Baumgarten.

Cependant, il est vrai qu’il ne repren­nent pas son esthé­ti­que à leur compte. Il est cer­tain que l’esthé­ti­que de Baumgarten a donné lieu à des résis­tan­ces, et à des résis­tan­ces extrê­me­ment pro­duc­ti­ves dans la mesure où elles ont conduit ses suc­ces­seurs à pro­po­ser un grand nombre de pro­jets esthé­ti­ques alter­na­tifs. Pour mieux com­pren­dre et jus­ti­fier l’inté­rêt de l’esthé­ti­que de Baumgarten, il faudra mieux encore exa­mi­ner ces résis­tan­ces et alter­na­ti­ves. Une hypo­thèse que j’ai avancé dans ma conclu­sion pour expli­quer l’aban­don du projet de Baumgarten consiste à inter­pré­ter celui-ci comme l’une des consé­quen­ces de l’aban­don plus géné­ral d’une concep­tion de la phi­lo­so­phie comme art d’inven­ter dont le succès ou la pro­duc­ti­vité com­men­cent à paraî­tre dou­teux aux yeux des phi­lo­so­phes post­wolf­fiens comme Kant et d’autres. Il semble s’agir d’un chan­ge­ment de para­digme très global, mais qui affecte aussi le domaine esthé­ti­que ; les phi­lo­so­phes com­men­cent à aban­don­ner l’idée de l’esthé­ti­que comme méthode de pro­duc­tion et de juge­ment, à reve­nir vers une pers­pec­tive qui envi­sage l’art comme mani­fes­ta­tion d’un don divin ou natu­rel, et à conce­voir la phi­lo­so­phie de l’art ou l’esthé­ti­que selon de nou­veaux modè­les (comme cri­ti­que ou comme science doc­tri­nale). Plus loin, il semble que les suc­ces­seurs de Baumgarten chan­gent non seu­le­ment de concep­tion dis­ci­pli­naire de l’esthé­ti­que (ou phi­lo­so­phie de l’art) mais aussi de concep­tion de l’art, et que ce que j’ai appelé le « para­digme heu­ris­ti­que de l’art » selon lequel l’art nous offre des lunet­tes pour mieux voir la réa­lité com­mence pro­gres­si­ve­ment à perdre du ter­rain à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Même si les phi­lo­so­phes main­tien­nent d’abord une concep­tion repré­sen­ta­tive de l’art, ils sem­blent de plus en plus vou­loir défi­nir le plai­sir pro­pre­ment esthé­ti­que non plus comme le plai­sir de créa­tion/recréa­tion d’une image pos­sé­dant une valeur de réa­lité (comme cela était le cas dans la tra­di­tion wolf­fienne), mais au contraire comme un plai­sir résul­tant de la cons­cience du spec­ta­teur que l’art qu’il contem­ple n’est pas la réa­lité – un plai­sir qui n’est par consé­quent que sub­jec­tif. Mais ces chan­ge­ments sont fort com­plexes. Leur étude per­met­trait de des­si­ner une « his­toire » de l’argu­ment esthé­ti­que sans doute bien dif­fé­rente de celle qu’on a l’habi­tude de lire. C’est de cette his­toire peut-être qu’il fau­drait partir pour mieux com­pren­dre ce que pour­rait signi­fier aujourd’hui une éventuelle réac­ti­va­tion de l’argu­ment « oublié » des Frühaufklärer – j’ai signalé dans la der­nière partie de ma conclu­sion quel­ques pistes dans cette direc­tion ; j’ai briè­ve­ment indi­qué ce que pour­rait être ses apports dans les débats actuels sur l’art – tels que ceux dans l’esthé­ti­que ana­ly­ti­que sur l’art comme une forme de lan­gage ou comme rai­son­ne­ment contre­fac­tuel sur un monde pos­si­ble, ou celui por­tant actuel­le­ment sur la créa­ti­vité dans les scien­ces et dans les arts, ou encore le débat logi­que sur une logi­que abduc­tive d’inven­tion. L’appro­fon­dis­se­ment de ces pistes pour­rait cons­ti­tuer l’un des pro­lon­ge­ments pos­si­bles de ce tra­vail.