CERPHI

 

La communication du bien chez Spinoza

Thèse de doc­to­rat sou­te­nue à l’ENS-LSH, le 13 avril 2005, sous la direc­tion de Pierre-François Moreau

Jury : Etienne Balibar, Laurent Bove, Chantal Jaquet, Pierre-François Moreau.

Dans la pré­face de sa thèse sur L’ori­gine du drame baro­que alle­mand, Walter Benjamin écrivait : « le propre de l’écrit phi­lo­so­phi­que, c’est que dans cha­cune de ses ver­sions, il est confronté à la ques­tion de sa pré­sen­ta­tion. » Tel est l’objet de ce tra­vail : non pas étudier une notion du sys­tème spi­no­ziste, mais la manière dont Spinoza pré­sente le bien auquel il pense que sa phi­lo­so­phie conduit. Les com­men­ta­teurs font d’ordi­naire comme si la pensée de Spinoza pou­vait se trans­po­ser d’une forme dans une autre sans déper­di­tion fon­da­men­tale. Même ceux qui ont pris la forme comme objet d’étude ne l’ont fait que pour soup­çon­ner un double lan­gage et décryp­ter un dis­cours dis­si­mulé par pru­dence : ceux-là aussi n’hési­tent donc pas à sépa­rer la forme du contenu pour le trans­po­ser dans une autre.

J’ai pris le parti contraire : étudier la manière dont Spinoza com­mu­ni­que sa pensée, dans l’idée que cette manière peut nous appren­dre quel­que chose sur l’objet prin­ci­pal dont il parle expli­ci­te­ment, à savoir le salut. Sans vou­loir recons­truire le sys­tème, mais tout en sup­po­sant son unité, j’ai cher­ché le salut avec mes moyens, dans le pro­ces­sus même de la lec­ture.

Dans cette lec­ture un mot m’a servi de fil conduc­teur : le verbe gau­dere, que la cin­quième partie de l’Éthique appli­que à Dieu comme aux hommes pour parler de la béa­ti­tude. Comme le gau­dium est une joie qui sur­vient prae­ter spem (contre ou, mieux, par delà tout espoir), il cor­res­pon­dait à mon expé­rience de lec­ture face aux « péri­pé­ties » fina­les de l’Éthique V. Soudain, contre toute attente, nous appre­nons que Dieu aime les hommes, et que la fameuse béa­ti­tude recher­chée, nous y sommes depuis tou­jours. Ce qui parais­sait impos­si­ble sou­dain devient pos­si­ble et paraît réel, au moins le temps de la lec­ture.

Peut-être pou­vait-on aller un peu plus loin, et trans­for­mer cette impres­sion sub­jec­tive en indice. Qui sait si l’appli­ca­tion du mot à Dieu et à la béa­ti­tude n’allait pas au-delà de la pure homo­ny­mie, qui sait si la tor­sion du sens n’était pas concer­tée ? De fait ce revi­re­ment imprévu se tra­duit par une rup­ture géné­rale dans la rigueur du lan­gage. Nous voyons Spinoza pra­ti­quer la méta­phore, la fusion des notions (la gloire iden­ti­fiée au conten­te­ment), et la fic­tion sur­pre­nante d’un com­men­ce­ment de l’éternité : l’auteur fait comme si nous com­men­cions d’être éternel pour, dit-il, mieux expli­quer la chose à son lec­teur.

Or si le gau­dium est d’abord défini selon la durée, comme le pas­sage d’un état à l’autre, il exprime aussi la com­pa­rai­son entre deux états, et fina­le­ment entre deux types d’hommes. On com­prend dès lors qu’il puisse s’appli­quer à l’éternité, bien que celle-ci ne se com­prenne pas par rap­port au temps, car l’objec­tif est de décrire les effets de l’éternité dans le temps, le sur­gis­se­ment de l’éternité dans le temps, et la com­pa­rai­son finale entre le Sage et l’Ignorant, celui qui se sait éternel et celui qui s’ignore lui-même.

Ce n’est donc pas seu­le­ment dans des œuvres de « vul­ga­ri­sa­tion », mais aussi, dans les plus hautes spé­cu­la­tions de l’Éthique, qu’un lan­gage « impro­pre » est requis par Spinoza pour adap­ter sa pensée au lec­teur. Ces obser­va­tions m’ont conduit à exa­mi­ner à nou­veau frais la fameuse expres­sion ad captum vulgi loqui. Cette expres­sion a un statut ambigu chez Spinoza : d’un côté le pro­gramme énoncé au début du Traité de la réforme de l’enten­de­ment com­prend l’exi­gence d’expo­ser la doc­trine ad captum vulgi, mais d’un autre le Traité théo­lo­gico-poli­ti­que nous expli­que qu’en s’adap­tant aux capa­ci­tés du vul­gaire, la parole divine se dégrade néces­sai­re­ment en « révé­la­tion », la connais­sance en com­man­de­ment, et l’adé­quat en ina­dé­quat. Il y a donc pour le phi­lo­so­phe à la fois une néces­sité et une impos­si­bi­lité de parler ad captum vulgi. Mais pour­quoi cette néces­sité ? La pre­mière partie de mon tra­vail répond à cette ques­tion.

C’est dans le Traité de la réforme de l’enten­de­ment que cette exi­gence est ini­tia­le­ment for­mu­lée, et que Spinoza affirme d’emblée que le vrai bien qu’il recher­che, il le veut « com­mu­ni­ca­ble de soi ». Pour com­pren­dre le sens de cette expres­sion je me suis appuyé d’abord sur les tra­vaux de P.-F. Moreau qui a montré com­ment le désir se cons­ti­tuait pro­gres­si­ve­ment à partir des don­nées de la vie com­mune, sans inter­ven­tion exté­rieure ni révé­la­tion. Cependant, en pro­lon­geant le récit jusqu’au pro­gramme final qui asso­cie les autres hommes dans la recher­che du sou­ve­rain bien, j’ai pro­longé aussi l’apport de la vie com­mune à la déci­sion du phi­lo­so­phe de cher­cher le bien. En obser­vant que dans la partie théo­ri­que du Traité, Spinoza pré­sente la vérité comme une fic­tion adé­quate au concept qui l’exprime, j’ai sup­posé qu’il fai­sait là la théo­rie de ce qu’il avait expé­ri­menté dans le préam­bule. De même que la rota­tion d’un demi-cercle cesse d’être une fic­tion dès lors qu’elle est asso­ciée à l’idée vraie de la sphère, de même l’idée, a priori fic­tive, d’un « vrai bien » cesse d’être incer­taine dès lors qu’elle est asso­ciée au sou­ve­rain bien ; or cette idée du sou­ve­rain bien vient de la vie com­mune, et elle reconduit à la com­mu­nauté. Le sou­ve­rain bien est de jouir d’une nature humaine plus forte avec « autant que pos­si­ble » les autres indi­vi­dus. C’est bien l’idée de fic­tion qui est déter­mi­nante, d’une part parce qu’elle peut servir d’ins­tru­ment pour la raison, et d’autre part, parce que son objet est essen­tiel­le­ment la pensée des autres : tout se passe comme si le phi­lo­so­phe ne pou­vait tirer sa force que de la com­mu­nauté vir­tuelle qu’il pres­sent sans pou­voir la décré­ter, parce qu’elle n’est que pos­si­ble.

En exa­mi­nant, dans le sys­tème achevé cette fois, la nature de ce bien (l’amour de Dieu), j’y ai retrouvé le carac­tère sim­ple­ment pos­si­ble de sa com­mu­ni­ca­tion. C’est ainsi que j’ai été conduit à pren­dre mes dis­tan­ces à l’égard de cer­tai­nes gran­des inter­pré­ta­tions du cona­tus qui ten­dent à lire dans l’effort cons­ti­tu­tif de la nature humaine un désir fon­da­men­tal vers la vérité et vers son per­fec­tion­ne­ment, de sorte que la com­mu­ni­ca­tion ne serait plus qu’une révé­la­tion, et tout ce qui y fait obs­ta­cle, une alié­na­tion. J’observe alors que le désir est l’un seu­le­ment des trois affects pri­mai­res, et qu’il tend à s’effa­cer dans la cin­quième partie de l’Éthique. L’amour de Dieu n’est pas l’objet incons­cient de tout désir, il a donc besoin, comme tout affect, d’être « entre­tenu et ren­forcé » pour l’empor­ter sur les autres affects. Or, ce qui géné­ra­le­ment ren­force un amour, ce sont deux fac­teurs prin­ci­paux : la pré­sen­ti­fi­ca­tion de son objet, d’une part, la com­mu­ni­ca­tion de ce désir à des êtres sem­bla­bles à nous d’autre part. Comme Dieu ne peut par défi­ni­tion faire l’objet d’une pré­sen­ti­fi­ca­tion, son amour ne peut être ren­forcé que par sa com­mu­ni­ca­tion aux autres hommes. Et en effet l’homme rai­son­na­ble ne cesse pas d’être aussi conduit comme tout homme par la gloire et l’ambi­tion : son effort pour connaî­tre est ren­forcé par l’effort pour faire connaî­tre. Son ambi­tion prend alors le nom d’ « huma­nité ».

Or l’homme, pré­ci­sé­ment, fait l’objet d’une remar­qua­ble défi­ni­tion : il est défini dans le scolie de la pro­po­si­tion 36, IVe partie, comme étant celui qui a sim­ple­ment le pou­voir, potes­tas, de jouir (gau­dere) du sou­ve­rain bien commun à tous. C’est qu’en effet cette idée est d’abord et sur­tout néces­saire à celui qui veut jouir de ce bien, c’est-à-dire à l’homme conduit par la raison, ou plus exac­te­ment, dit la pro­po­si­tion 36, qui est « sec­ta­teur de la raison ». Il ne s’agit pas de décré­ter une des­ti­na­tion de l’huma­nité, mais plutôt d’étayer l’ambi­tion du dis­ci­ple de la raison. La com­mu­nauté du sou­ve­rain bien appa­raît donc comme un pos­si­ble, non comme un devoir ou une fina­lité, dont tout retard serait une alié­na­tion.

Cette pre­mière partie de ma recher­che me fait donc connaî­tre deux pro­prié­tés de la com­mu­ni­ca­tion. La com­mu­ni­ca­tion n’est pas une étape secondaire, mais un élément cons­ti­tu­tif du bien lui-même. Ce bien n’est pas une des­ti­na­tion de l’huma­nité mais une pos­si­bi­lité, que le phi­lo­so­phe doit explo­rer pour trou­ver lui-même la puis­sance de s’y déter­mi­ner. Est ainsi défini un champ d’action de l’homme ration­nel au sein d’une huma­nité qui ne tend pas néces­sai­re­ment vers le même but, mais qu’il est tou­jours pos­si­ble d’aiguiller en ce sens. Ce sera l’objet des deux par­ties sui­van­tes que d’explo­rer ce champ, sur le plan de la méthode et sur celui de la pra­ti­que, afin de s’appro­cher au plus près de l’essence de la com­mu­ni­ca­tion.

Puisqu’elle consiste non pas à décré­ter ou à déli­vrer une révé­la­tion venue d’en haut, mais à conver­tir le lan­gage et la pensée com­mune à un degré de pos­si­bi­lité supé­rieure, la com­mu­ni­ca­tion peut et doit se faire inter­pré­ta­tion. C’est ce que montre l’examen de la méthode d’inter­pré­ta­tion que pro­pose le Traité théo­lo­gico-poli­ti­que. Il est ordi­nai­re­ment admis que cette méthode porte exclu­si­ve­ment sur le « sens » et non sur le vrai. Entre les deux, une entière solu­tion de conti­nuité, qui consa­cre­rait l’oppo­si­tion radi­cale entre inter­pré­ter et expli­quer, entre l’Ignorant et le Sage, entre le bien et le vrai. L’œuvre de Spinoza se par­ta­ge­rait entre d’un côté la rigueur abso­lue de l’Éthique, de l’autre les œuvres de vul­ga­ri­sa­tion, impu­res, comme le Traité théo­lo­gico-poli­ti­que. Cependant, je me suis demandé com­ment le même Spinoza peut d’un côté appe­ler sens ce que de l’autre il rejette dans le non-sens, comme par exem­ple, le Dieu jaloux. Si l’on veut réunir les deux côtés, il faut sup­po­ser que le sens n’est jamais que le vrai adapté à un public et dans un contexte his­to­ri­que par­ti­cu­liers. C’est pour­quoi l’inter­pré­ta­tion de l’Écriture peut débou­cher sur la plus grande sin­gu­la­rité : ainsi l’ensei­gne­ment du Christ ou l’his­toire du pre­mier homme. L’inter­pré­ta­tion se com­bine donc avec l’expli­ca­tion et inver­se­ment l’expres­sion du vrai est insé­pa­ra­ble d’une inter­pré­ta­tion qui le sin­gu­la­rise dans une his­toire, laquelle permet à la fois de sus­pen­dre et de main­te­nir la pro­mo­tion du sens à la vérité.

C’est cette mise en sus­pens du vrai qu’on peut lire dans un para­gra­phe des Pensées Métaphysiques où Spinoza intro­duit sa propre concep­tion de la vérité dans l’his­toire de la signi­fi­ca­tion du mot qui la dési­gne. Si cepen­dant l’Histoire peut conduire à mani­fes­ter l’essence du vrai, elle ne conduit pas néces­sai­re­ment à son dévoi­le­ment mais plutôt à son dévoie­ment, à moins d’une inter­ven­tion excep­tion­nelle : la vérité est ins­crite dans le récit qui l’enve­loppe et réserve la pos­si­bi­lité de sa com­pré­hen­sion effec­tive. Cet exem­ple par­ti­cu­lier sert de para­digme pour voir pré­ci­sé­ment com­ment Spinoza donne à com­pren­dre à tra­vers l’his­toire du mot la vérité de la chose ; ainsi ceux de loi et de per­fec­tion. Il n’y a pas à rompre avec l’accep­tion com­mune, mais plutôt à par­cou­rir l’espace qui la sépare de la pleine adé­qua­tion à son objet.

Si elle n’est qu’une pos­si­bi­lité, la com­mu­ni­ca­tion peut par­fai­te­ment échouer. C’est ce que mon­trent la cor­res­pon­dance et ses inter­rup­tions. Là où l’on pou­vait atten­dre que se fasse la com­mu­ni­ca­tion du bien ou du moins de la pensée, il n’est prin­ci­pa­le­ment ques­tion que du mal, au point qu’il devient dif­fi­cile de dis­cer­ner si c’est la ques­tion du mal qui fait échouer la com­mu­ni­ca­tion ou bien si c’est au contraire l’échec de la com­mu­ni­ca­tion qui fait surgir la ques­tion du mal au sein de la cor­res­pon­dance. Le mal est un défaut non pas de l’expli­ca­tion, mais plutôt de l’inter­pré­ta­tion : « rien ne peut être dit si cor­rec­te­ment qu’il ne puisse être déformé par une mau­vaise inter­pré­ta­tion ». La cor­res­pon­dance appa­raît ainsi comme une sorte de mise à l’épreuve par Spinoza de la récep­tion de sa pensée : au lieu de les accom­mo­der, il durcit ses pro­po­si­tions jusqu’à la pro­vo­ca­tion, et il décou­vre les rai­sons de repor­ter la publi­ca­tion de l’Éthique. Il en res­sort que le spi­no­zisme ne demande pas un ser­vice de com­mu­ni­ca­tion qui en suive la pro­duc­tion. C’est dans les œuvres mêmes que le lec­teur est appelé à appli­quer posi­ti­ve­ment les pra­ti­ques de la vérité que la méthode réclame.

S’impose donc un devoir de lec­ture. C’est au lec­teur qu’il revient de dis­tin­guer les points où ces pro­cé­du­res de vérité – la fic­tion, l’inter­pré­ta­tion et l’his­toire – peu­vent appa­raî­tre comme néces­sai­res. Elles devien­nent néces­sai­res quand se pose un pro­blème de cohé­rence géné­rale ou de coexis­tence de direc­tions contra­dic­toi­res. La troi­sième partie en pro­pose trois appli­ca­tions, autour des trois grands ouvra­ges de la matu­rité.

J’ai ainsi abordé le Traité théo­lo­gico-poli­ti­que en met­tant en ques­tion ce qui est sou­vent pré­senté comme une réponse : le couple « jus­tice et cha­rité », auquel Spinoza réduit l’ensei­gne­ment de l’Écriture pour mettre fin aux contro­ver­ses. Mais n’est-il pas dou­teux qu’il le puisse, si l’on cons­tate que Spinoza lui-même donne la pri­mauté tantôt à l’une tantôt à l’autre, au point que l’on pour­rait inter­pré­ter tous les conflits inter­nes du Traité comme résul­tant de l’impos­si­ble conci­lia­tion de ces deux vertus ? Ainsi, faut-il obéir à l’État avant tout, tel ce Torquatus que Spinoza donne en exem­ple, sacri­fiant son fils au salut de la patrie, ou faut-il que l’État lui-même concède à la cha­rité, et jusqu’à quel point ? Finalement la ligne de par­tage entre une cha­rité réduite au for inté­rieur et une jus­tice tout exté­rieure se cor­rode au point que l’excep­tion à laquelle semble d’abord être réduite la cha­rité, devient la règle com­plé­men­taire de la cons­ti­tu­tion libre. C’est que la cha­rité est portée par une foi qui se reçoit, se pro­fesse et se trans­met. C’est ainsi l’exi­gence d’une com­mu­ni­ca­tion réci­pro­que, quoi­que asy­mé­tri­que, entre l’ensei­gnant docte et ver­tueux et ses dis­ci­ples qui ali­mente et ren­force l’argu­men­ta­tion finale en faveur de la tolé­rance. Il n’existe jamais une simple rela­tion d’oppo­si­tion entre l’État ten­dan­ciel­le­ment oppres­seur et le Sage ten­dan­ciel­le­ment opprimé, tout dépend en fin de compte de cette classe inter­mé­diaire de ceux que Spinoza nomme les hommes « hon­nê­tes », pas assez sages pour résis­ter à la colère que leur ins­pire le sup­plice des plus hon­nê­tes, mais pas assez fai­bles pour se sou­met­tre et flat­ter.

De même que le couple « jus­tice et cha­rité » peut être com­pris comme le point nodal du Traité théo­lo­gico-poli­ti­que, je pro­pose de voir dans le couple « dis­sen­sion et sédi­tion » celui du Traité poli­ti­que. Maintenir la pos­si­bi­lité des dis­sen­sions tout en empê­chant les sédi­tions, c’est l’objec­tif prin­ci­pal de la poli­ti­que ; elle doit conci­lier liberté et sécu­rité. Spinoza affirme qu’il ne pro­po­sera rien dont l’expé­rience n’ait déjà montré la pos­si­bi­lité ; or, pour illus­trer cette double fin de la poli­ti­que, un seul exem­ple est donné : Hannibal qui sut empê­cher les révol­tes dans son armée. Cette réfé­rence est assu­ré­ment para­doxale, puis­que celui qui attri­bue l’exploit d’Hannibal à sa vertu – Machiavel – ne sépa­rait pas cette vertu de l’inhu­maine cruauté du Carthaginois. Comment dès lors une telle vertu pour­rait-elle se com­mu­ni­quer à ceux qui en font l’épreuve ? Pour Machiavel, la vertu du Prince est par défi­ni­tion incom­mu­ni­ca­ble. Or, on cons­tate que Spinoza fait l’ellipse de cette cruauté, ce qui la rend com­mu­ni­ca­ble. Qu’est-ce alors, pour lui, que cette vertu d’Hannibal ? Il faut recons­ti­tuer, à partir de quel­ques indi­ces, ce qu’a pu en penser Spinoza, et appli­quer au Traité poli­ti­que la méthode d’inter­pré­ta­tion par la conjec­ture. La vertu d’Hannibal, ce serait d’unir les hommes dans une action com­mune contre l’impé­ria­lisme romain, et de par­ve­nir à les conduire comme s’ils étaient libres. Ainsi se véri­fie, en se sin­gu­la­ri­sant dans un exem­ple his­to­ri­que concret et excep­tion­nel, toute la thèse du Traité poli­ti­que, et l’excep­tion qu’est tou­jours la vertu incarne une pos­si­bi­lité qui peut désor­mais servir de norme pour les régi­mes poli­ti­ques futurs.

Enfin c’est, comme je l’ai dit en com­men­çant, par le couple « temps et éternité » que j’ai abordé l’Éthique. Je me suis atta­ché au tout der­nier scolie, qui sort du sys­tème pour rejoin­dre le moment pré­sent, et où le salut est pré­senté in fine comme une simple pos­si­bi­lité (« si la voie qui y conduit paraît dif­fi­cile, encore peut-on le trou­ver »). Au lec­teur qui vou­drait réa­li­ser cette pos­si­bi­lité, il est alors donné un indice : c’est par réfé­rence à la rareté que la dif­fi­culté peut être sur­mon­tée. Or rareté, excep­tion, impli­quent com­pa­rai­son : le sen­ti­ment final de l’Éthique ne nous affran­chit pas de l’Ignorant auquel nous avons à com­pa­rer le Sage pour nous com­pa­rer à nous-même. On aurait donc tort de s’arrê­ter à l’oppo­si­tion d’un Sage vain­queur et d’un Ignorant anéanti, puis­que le per­son­nage réel c’est l’hon­nête homme qui a ter­miné l’Éthique et qui est ainsi appelé à se déter­mi­ner lui-même, c’est-à-dire à se placer sur la corde tendue entre les figu­res du Sage qu’il n’est pas encore et de l’Ignorant qu’il n’est plus. Aussi le gau­dium est-il ici dépourvu de toute envie, de « joie mau­vaise » : cette joie naît de et retourne à la com­mu­ni­ca­tion.

C’est pour­quoi le titre de la thèse est « la com­mu­ni­ca­tion du bien chez Spinoza », et non pas, « la notion de com­mu­ni­ca­tion chez Spinoza ». J’entends la com­mu­ni­ca­tion non pas comme une notion que défi­nit Spinoza, mais comme la manière dont Spinoza traite toutes les ques­tions. En outre, l’objet est pré­ci­sé­ment la com­mu­ni­ca­tion du bien, afin d’intro­duire dans le titre ce qui fait pro­blème : l’usage par le phi­lo­so­phe d’un lan­gage qu’il emprunte au commun tout en le sachant ina­dé­quat.

L’enjeu prin­ci­pal de ce tra­vail est de faire appa­raî­tre une pensée de l’alté­rité au sein d’un sys­tème réputé pour son monisme onto­lo­gi­que et intel­lec­tuel. L’élément déci­sif, c’est une pensée appa­rem­ment étrangère au spi­no­zisme, à savoir le carac­tère sim­ple­ment pos­si­ble du bien commun, sa com­mu­ni­ca­bi­lité. Possibilité n’est pas simple hypo­thèse : éventualité pour ceux à qui elle s’adresse, elle est une néces­sité pour ceux qui la conçoi­vent, l’objet même du désir phi­lo­so­phi­que, c’est-à-dire la puis­sance de la pensée en tant qu’elle se déter­mine par une autre pensée, et ainsi à l’infini. La pensée de la pensée de l’autre ouvre ainsi le pos­si­ble sur la puis­sance. De là aussi la méthode conjec­tu­rale que j’ai à mon tour mise en œuvre pour abor­der les textes, afin d’extra­po­ler à partir de quel­ques indi­ces, ce que pou­vait penser Spinoza, ou ce qu’il nous permet de penser. Si la fécondité d’une telle méthode repose d’abord sur l’inté­rêt intrin­sè­que des pro­blè­mes sou­le­vés, en tant qu’elle élabore des répon­ses conjec­tu­ra­les, elle reste néces­sai­re­ment, comme le disent les Épicuriens, « en attente de confir­ma­tion », c’est-à-dire sus­cep­ti­ble d’être pro­lon­gée, infir­mée ou encore, inter­pré­tée de tra­vers. Comme le dit un pas­sage du Traité poli­ti­que qui m’a paru emblé­ma­ti­que de la manière spi­no­ziste, les esprits humains ne peu­vent tout décou­vrir d’un coup, et seul leur aigui­se­ment mutuel peut par­ve­nir aux solu­tions « que tous approu­vent et aux­quel­les per­sonne n’avait pensé aupa­ra­vant », confor­mé­ment à la nature du gau­dium. C’est pour­quoi je suis heu­reux de pou­voir aujourd’hui pro­po­ser celles-ci à la dis­cus­sion.