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L’ambivalence de la notion d’action. Un exemple de diffusion de la Dynamique de Leibniz : La correspondance entre Leibniz et De Volder.

Thèse soutenue à l’Université de Paris IV-Sorbonne, le 6 décembre 2003 sous la direction de Michel Fichant

Monsieur le Président, Messieurs les mem­bres du jury :

Je vou­drais tout d’abord pré­ci­ser l’ori­gine du tra­vail que je pré­sente devant vous aujourd’hui.

Ma curio­sité pour ce que Leibniz dési­gne sou­vent comme “le détail de ce qui change” a d’abord pris la forme d’un inté­rêt pour la pré­sence, dans les textes de Leibniz, d’un concept aris­to­té­li­cien retra­vaillé : l’enté­lé­chie enten­due comme puis­sance d’actua­li­sa­tion. Cette pre­mière figure de concep­tua­li­sa­tion du chan­ge­ment fut l’objet de mon mémoire de maî­trise. Son étude dans le texte leib­ni­zien condui­sait à pré­ci­ser plu­sieurs choses : d’une part, m’inté­res­ser à l’émergence de la notion d’enté­lé­chie condui­sait néces­sai­re­ment à enten­dre que cette notion est intro­duite par Leibniz au moment même où il invente ce qu’il dési­gne comme une science nou­velle de la puis­sance et de l’action, à savoir la Dynamique. Il s’agis­sait donc de com­pren­dre le sens de la pré­sence de ce voca­ble d’ori­gine aris­to­té­li­cienne au moment même de l’inven­tion d’une science nou­velle. D’autre part, cette ques­tion avait pour cor­ré­lat immé­diat l’idée que la Dynamique scel­lait une indis­tinc­tion entre la phy­si­que et la méta­phy­si­que dont l’un des pre­miers témoi­gna­ges était la pré­sence même de cette notion d’enté­lé­chie uti­li­sée à la fois pour penser la force qui se conserve et l’unité de la sub­stance, en un sens, elle anti­ci­pait une concep­tion dyna­mi­que de la sub­stance que Leibniz dési­gnera plus tard par le voca­ble de monade. Enfin, elle condui­sait à inter­ro­ger le pro­ces­sus de concep­tua­li­sa­tion propre à la phi­lo­so­phie de Leibniz : pro­ces­sus dans lequel la resé­man­ti­sa­tion de termes anciens accom­pa­gne tou­jours le trans­fert non seu­le­ment du voca­bu­laire, mais du contexte pro­blé­ma­ti­que dans lequel le concept s’ins­cri­vait ini­tia­le­ment.

Si, en un pre­mier temps, mon inté­rêt s’est porté sur les condi­tions d’émergence de cette science nou­velle, il m’a paru bien vite néces­saire de prêter atten­tion à la manière dont la science nou­velle se dif­fu­sait ou, pour le dire autre­ment, à la manière dont Leibniz pro­cé­dait à des publi­ci­sa­tions dif­fé­ren­ciées de la Dynamique : il en déli­vrait ainsi quel­ques éléments dans les Journaux savants de l’époque, écrivait des textes entiè­re­ment consa­crés à la science nou­velle, dont il retar­dait sans cesse la publi­ca­tion, il en dis­cu­tait dans des cor­res­pon­dan­ces choi­sies.

À l’évidence, ce qui nous importe ici n’est pas tant la dis­tinc­tion entre des formes d’expres­sion dis­tinc­tes d’une même pensée, mais la démons­tra­tion en acte de la manière dont chaque mode de dif­fu­sion induit un énoncé théo­ri­que dis­tinct au point que nous essayons de saisir la manière dont la forme d’expres­sion est véri­ta­ble­ment partie pre­nante d’une forme d’élaboration théo­ri­que.

Si bien que j’ai voulu com­pren­dre com­ment s’était ins­ti­tué, pour une grande part par la volonté même de Leibniz, à la fois une ten­sion entre la science inven­tée et la science publi­ci­sée ainsi qu’une stra­té­gie de dif­fu­sions dif­fé­ren­ciées. C’est dans ce cadre que je me suis alors inté­res­sée à ce que deve­nait une science une fois qu’elle échappait à son auteur, si l’on peut dire, c’est-à-dire que je me suis inté­res­sée aux formes que pou­vait pren­dre la réfé­rence à la Dynamique de Leibniz au XVIII° siècle en pre­nant au sérieux le mot de Y. Belaval pour qui dif­fu­ser, c’est d’abord défor­mer, inven­ter un autre auteur, une autre science.

Mais si l’inven­tion de la science n’a de sens que dans sa publi­ci­sa­tion et si, cor­ré­la­ti­ve­ment, la dif­fu­sion se révèle être une forme d’inven­tion, il me fal­lait com­pren­dre la part que Leibniz pre­nait à cette seconde inven­tion dans la dif­fu­sion qu’il maî­tri­sait, autre­ment dit dans les textes de Dynamique trans­mis ou publiés de son vivant. De sorte que, inter­ro­geant la dis­tinc­tion tran­chée pro­po­sée par Reichenbach entre un contexte de décou­verte et un contexte de jus­ti­fi­ca­tion, j’ai essayé de voir en quel sens une forme de dif­fu­sion bien par­ti­cu­lière, celle qui est ins­crite dans l’inte­rac­tion dia­lo­gi­que, à savoir la Correspondance, fai­sait de cette écriture par­ti­cu­lière de la science le spec­ta­cle d’une science en acte.

C’est dans la conti­nuité et l’arti­cu­la­tion de ces deux démar­ches, que s’ins­crit mon tra­vail de thèse sur l’ambi­va­lence de la notion d’action étudiée à partir d’un exem­ple para­dig­ma­ti­que de dif­fu­sion de la Dynamique qu’est la Correspondance entre Leibniz et le phy­si­cien et phi­lo­so­phe hol­lan­dais De Volder.

Rappelons-les :

  • Celle d’une exigence de restitution génétique du concept d’entéléchie - qui conduit nécessairement à interroger la notion métaphysique d’action dans son rapport à la puissance et la notion dynamique d’action dans son rapport à la force -
  • Et celle de l’attention portée aux rapports complexes entre invention et diffusion de la science,

Si nous défi­nis­sons dans la suite de M. Fichant la Dynamique comme une Dynamique de l’action - de telle sorte qu’avant l’intro­duc­tion de la notion d’action motrice il ne soit pas pos­si­ble de parler de Dynamique au sens leib­ni­zien - cela a, en effet, comme pre­mière consé­quence que l’action comme objet de la Dynamique - c’est-à-dire d’abord comme objet d’une estime ou d’un calcul - n’appa­raît qu’après 1690 rem­pla­çant la force comme prin­cipe de conser­va­tion.

Corrélativement, on trouve dans les textes de Leibniz anté­rieurs et pos­té­rieurs à cette année-là, la pré­sence d’un autre voca­ble d’action, exclu­si­ve­ment ancré dans le champ méta­phy­si­que et que l’on peut sché­ma­ti­que­ment défi­nir comme l’essence de la sub­stance, de sorte qu’une réci­pro­cité s’ins­ti­tue dans les textes tar­difs entre la sub­stance et l’action : toute sub­stance est active, tout ce qui est actif est sub­stan­tiel.

On peut enten­dre cette acti­vité comme une figure de l’action, sans y voir de nuance concep­tuelle majeure, dans la mesure où il s’agit de défi­nir, dans le champ méta­phy­si­que, l’action, tout comme l’acti­vité, par la notion d’expres­sion.

Le pre­mier pro­blème auquel nous nous sommes atte­lés fut alors celui de com­pren­dre le sens de ce qui se donne d’emblée, dans le voca­ble d’action, comme une homo­ny­mie : c’est-à-dire l’uti­li­sa­tion d’un même terme avec deux sens dif­fé­rents. Ne s’agit-il pas plutôt d’un terme dépo­si­taire du même sens mais ins­crit dans deux champs momen­ta­né­ment dis­tin­gués : celui de la méta­phy­si­que et celui de la phy­si­que dyna­mi­que ?

Ce qui nous a conduit à for­mu­ler l’hypo­thèse qu’il s’agit plutôt d’une ambi­va­lence, c’est-à-dire d’un terme pris sous deux aspects dif­fé­rents, sans que pour autant s’y trouve une ambi­guïté ou une contra­dic­tion, c’est l’intri­ca­tion entre ces notions à l’oeuvre dans la Correspondance entre Leibniz et De Volder. En effet, d’une manière réci­pro­que, l’action for­melle ou motrice telle que la défi­nit Leibniz en 1689 dans la Dynamica de poten­tia, enten­due comme la racine abs­traite de toute action, est ce qui permet de penser l’essence de la sub­stance. En retour, l’action dyna­mi­que ne se com­prend que grâce aux éléments méta­phy­si­ques qui à la fois la cons­ti­tuent et per­met­tent de la penser. De sorte que ce qui se révèle être ici une incom­plé­tude réci­pro­que laisse enten­dre la véri­ta­ble fonc­tion de la Dynamique saisie comme science nou­velle.

En effet, la Correspondance avec de Volder révèle deux défi­ni­tions conver­gen­tes de la Dynamique : l’une qui en fait une mesure de la per­fec­tion ou de la réa­lité, l’autre qui en fait un prin­cipe d’intel­li­gi­bi­lité de cette réa­lité sub­stan­tielle. La Dynamique, en son accep­tion res­treinte de science de la puis­sance et de l’action, semble ainsi per­met­tre d’intro­duire l’idée qu’une intel­li­gi­bi­lité peut pren­dre la forme d’une mesure, et c’est en ce sens que l’on com­prend la pré­sence de la Mathesis méta­phy­si­que - expres­sion qui ne semble à notre connais­sance, n’appa­raî­tre que dans cette cor­res­pon­dance dans tout le corpus leib­ni­zien -. Cette notion de mathe­sis méta­phy­si­que est enten­due non pas tant comme un domaine de savoir spé­ci­fi­que, mais comme une forme d’intel­li­gi­bi­lité sin­gu­lière à laquelle seule l’action, prise dans son ambi­va­lence permet d’accé­der : l’intel­li­gi­bi­lité des degrés de per­fec­tion pré­sents dans tout élément sub­stan­tiel.

Pour com­pren­dre que l’homo­ny­mie de l’action se révèle être une ambi­va­lence, il nous a fallu élucider le rap­port entre ces deux aspects de l’action (dyna­mi­que et méta­phy­si­que), ce que nous avons fait grâce à une double démar­che. Dans un pre­mier temps, il nous a paru oppor­tun de croi­ser une appro­che géné­ti­que de la notion d’action avec son ins­crip­tion contex­tuelle, afin de saisir l’émergence séman­ti­que de la notion d’action, en liai­son à la fois avec ses pos­si­bles filia­tions et avec le cadre contex­tuel dans lequel iné­vi­ta­ble­ment elle s’ins­cri­vait.

Cette méthode nous per­met­tait de com­pren­dre la cons­ti­tu­tion du sens de la notion d’action, mais lais­sait pour une part de côté son carac­tère opé­ra­toire, si l’on peut dire, c’est-à-dire la manière dont Leibniz uti­lise cette notion d’action dans ses écrits, dans ses cor­res­pon­dan­ces pour pro­duire une intel­li­gi­bi­lité renou­ve­lée de la sub­stance et une autre idée de la science.

Autrement dit, ce qu’il nous fal­lait saisir c’est la manière dont Leibniz fait tra­vailler la notion d’action dans ses textes. Il nous a paru qu’un ins­tru­ment adé­quat pour saisir cette science en acte était la notion de style que nous avons redé­fi­nie à partir de l’accep­tion qu’en pro­pose G.G. Granger dans son Essai sur une phi­lo­so­phie du style (1968). Nous croyons à la per­ti­nence de cet outil pour ana­ly­ser cer­tains textes leib­ni­ziens, dès lors qu’on défi­nit le style comme une rela­tion entre une struc­tu­ra­tion latente (c’est-à-dire une forme démons­tra­tive non encore expri­mée, mais qui se révèle en creux sous forme d’indi­ces) et une struc­tu­ra­tion mani­feste (qui est la forme d’expres­sion de cette démons­tra­tion). En effet, Leibniz lui-même nous incite à le lire sur ce mode, rap­pe­lons qu’il écrit à Johann Bernoulli en sep­tem­bre 1699 : ”Pour convain­cre les hommes en méta­phy­si­que, il est néces­saire d’écrire d’une autre manière, dont j’ai conçu la forme plutôt en mon esprit, que je ne l’ai expri­mée net­te­ment“.

C’est pour cette raison que nous insis­tons, dans l’usage du mot style, sur deux dimen­sions, deux fonc­tions serait-il plus oppor­tun de dire : la pre­mière, c’est sa capa­cité à pro­duire des varia­tions concep­tuel­les, c’est-à-dire sa capa­cité inno­vante, la seconde, c’est sa fonc­tion indi­vi­duante, c’est-à-dire sa capa­cité à saisir la sin­gu­la­rité d’une pensée en train de se cons­ti­tuer. C’est à notre sens la raison pour laquelle cet ins­tru­ment est par­ti­cu­liè­re­ment appro­prié pour ana­ly­ser une Correspondance : lieu où la science nou­velle se trans­forme sous les impul­sions dia­lo­gi­ques par les­quel­les la pensée sin­gu­lière s’affirme et s’uni­ver­sa­lise du même mou­ve­ment, autre­ment dit devient science.

Grâce à l’uti­li­sa­tion conjointe de cette méthode et de l’ins­tru­ment d’ana­lyse qu’est le style, il nous a semblé pos­si­ble d’appor­ter, en par­ti­cu­lier, un nouvel éclairage sur deux aspects de la pensée de Leibniz : le pre­mier a trait au statut de la science grâce à l’ana­lyse de cette science nou­velle qu’est la Dynamique. Le second concerne la manière dont l’iden­ti­fi­ca­tion de l’action et de la per­cep­tion, - iden­ti­fi­ca­tion qui n’est rendue pos­si­ble que par la média­tion néces­saire de l’action dyna­mi­que - conduit à penser autre­ment le rôle de la per­cep­tion dans la pensée leib­ni­zienne de la sub­stance.

Si nous repre­nons rapi­de­ment le pre­mier élément, nous défen­dons l’idée que la Dynamique est une science nou­velle dans la mesure où elle permet de mettre au jour une science mixte, si l’on reprend le mot de Gueroult. En effet, l’ana­lyse de la Correspondance entre Leibniz et de Volder a permis de mon­trer de quelle manière l’intri­ca­tion fon­da­tion­nelle du dyna­mi­que et du méta­phy­si­que dans la science nou­velle ou encore leur infor­ma­tion réci­pro­que ne per­met­tait plus de faire une dis­tinc­tion nette entre des domai­nes sépa­rés du savoir. Et Leibniz ne cesse d’affir­mer que c’est dans le connu­bium des scien­ces que la nou­veauté peut émerger. À cet égard, la Dynamique cons­ti­tue un exem­ple par­fait de cette méthode d’inven­tion qu’est la mixité des scien­ces.

Conséquemment, cela pro­pose une nou­velle idée de la science dans la mesure où ce qui fait le départ entre les dif­fé­ren­tes scien­ces ce ne sont pas tant leur objet que leur forme d’expres­sion cor­ré­lée à leur mode d’intel­li­gi­bi­lité, lui-même fondé sur des degrés de réa­lité de sorte que la démar­ca­tion entre les scien­ces se fait à partir de leurs degrés de per­fec­tion ou de réa­lité en der­nier res­sort.

Le second élément est lié au pre­mier au point qu’on peut l’enten­dre comme une consé­quence -pour la défi­ni­tion de la per­cep­tion - de l’émergence de cette expres­sion de science mixte.

En effet, si l’action signale en sa racine même autre­ment dit comme action for­melle, la pré­sence irré­duc­ti­ble de la sub­stan­tia­lité en elle, en tant qu’elle est une action sur soi et par soi, autre­ment dit en tant qu’elle est une actio in se ipsum, et si,, cor­ré­la­ti­ve­ment, cette action peut faire l’objet d’une mesure, s’il est donc pos­si­ble par elle d’esti­mer les degrés de réa­lité (ou de per­fec­tion) dans les choses, alors lors­que l’action prend la forme de la per­cep­tion ou s’exprime pour­rait-on dire de façon plus adé­quate comme per­cep­tion, on peut dif­fé­ren­cier par là des per­cep­tions plus ou moins dis­tinc­tes et pro­duire une hié­rar­chie entre les sub­stan­ces. Cela permet ulti­me­ment de lever les apo­ries appa­ren­tes rela­ti­ves à la notion de corps et de répon­dre à la ques­tion de savoir non pas s’il y a ou non des corps pour Leibniz, nous fai­sons ici réfé­rence à l’extrait célè­bre d’une lettre à De Volder à l’issue de laquelle De Volder croit que Leibniz sup­prime les corps, et s’en indi­gne, mais plutôt à quel­les condi­tions de lisi­bi­lité de la réa­lité, en d’autres termes, à quel­les condi­tions d’intel­li­gi­bi­lité, un corps peut-il deve­nir une sub­stance cor­po­relle ? C’est en effet en fai­sant l’hypo­thèse que la cau­sa­lité est enten­due, fon­da­men­ta­le­ment, par Leibniz comme une cau­sa­lité per­cep­tive que l’on com­prend que Leibniz ne se soucie pas tant d’expli­quer com­ment les corps appa­rais­sent, mais plutôt à quel­les condi­tions ils sont intel­li­gi­bles et si la per­cep­tion, iden­ti­fiée à l’action, est une forme élaborée de sub­stan­tia­lité, elle est la garan­tie de cette intel­li­gi­bi­lité.

Nous vou­drions dire un mot encore des pro­blè­mes que l’on a pu ren­contrer dans ce tra­vail :

- Le pre­mier touche à la place de la Dynamique de Leibniz dans l’his­toire des idées est pro­blé­ma­ti­que : on s’est demandé pour­quoi la science que Leibniz pro­pose comme réponse aux insuf­fi­san­ces du méca­nisme car­té­sien est passée sous silence dans une his­toire clas­si­que de la phy­si­que. Quelle est donc la sin­gu­la­rité de cette science de la Dynamique qui fait qu’elle n’est pas consi­dé­rée comme une étape impor­tante entre Galilée, Descartes et Newton dans une his­toire clas­si­que des théo­ries du mou­ve­ment. Quelle est la signi­fi­ca­tion de cet écart ou de cette absence pour l’his­to­rien des idées ?

J’ai essayé de répon­dre à cette ques­tion en me deman­dant non pas quelle péren­nité pour­rait avoir cette science, mais quelle défi­ni­tion nou­velle de la science et quelle méthode elle appor­tait, afin de voir dans la Dynamique sa fécondité, tant pour la démar­ca­tion des savoirs que pour les normes d’intel­li­gi­bi­lité inter­nes à cette science.

- Le deuxième pro­blème concerne l’idée récur­rente selon laquelle la mesure de l’action for­melle selon l’inten­sion et l’exten­sion - qui cons­ti­tue l’un des moments concep­tuels forts de la Dynamica de poten­tia - a une ori­gine sco­las­ti­que. Cela posait pro­blème car la reprise de ce motif sco­las­ti­que ins­cri­vait la pensée de Leibniz dans un cadre extrê­me­ment convenu. À chaque époque, pour inter­pré­ter la pensée de Galilée, tout comme celle de Descartes, on convo­que ce motif désor­mais clas­si­que de la quan­ti­fi­ca­tion de la qua­lité uti­lisé par les phy­si­ciens du XIV° siècle. Le pro­blème était de savoir si, encore une fois, on en fai­sait un ins­tru­ment de réduc­tion de la nou­veauté de la pensée de Leibniz ou bien si on avait réel­le­ment les moyens d’attes­ter de cette influence médié­vale.

Au terme de ce tra­vail, on peut dire que la réfé­rence à la double estime de l’inten­sion et de l’exten­sion a une véri­ta­ble fécondité dans la pensée de Leibniz : elle lui permet de pro­po­ser une nou­velle figure de la Mathesis : une mathe­sis méta­phy­si­que. Cela, c’est pour la dimen­sion heu­ris­ti­que de la réfé­rence, motif que Leibniz uti­lise à plu­sieurs repri­ses par exem­ple pour la notion d’enté­lé­chie. Mais il reste néan­moins à s’assu­rer des condi­tions effec­ti­ves d’une filia­tion directe, même si la men­tion répé­tée de Suisset dans dif­fé­rents textes de Leibniz et l’infor­ma­tion pro­po­sée par Robinet dans l’Iter ita­li­cum selon laquelle Leibniz a lu durant son voyage en Italie des textes des Calculatores cor­ro­bo­rent cette hypo­thèse.

- Le troi­sième pro­blème, parmi d’autres, concerne le trai­te­ment de la Correspondance comme corpus. Le fait de faire de la Correspondance un corpus est d’abord apparu comme un pro­blème car il était dif­fi­cile de la lire comme un texte théo­ri­que, au même titre que le De Ipsa Natura, contem­po­rain du début de la Correspondance. Il a donc fallu donner un statut à la part d’inte­rac­tion, à la logi­que per­sua­sive ou à la réten­tion que Leibniz met­tait en place. C’est à partir de cela qu’en ten­tant de ren­ver­ser la dif­fi­culté, j’ai conçu la Correspondance comme un labo­ra­toire d’écriture, ce qui permet de com­pren­dre en quel sens la dif­fu­sion est une logi­que, pour une part, à tout le moins, inven­tive. De telle sorte que c’est selon cette appro­che que l’on com­prend que les Correspondances croi­sées que nous étudions cons­ti­tuent un échange à trois voix dans lequel on décou­vre que l’adhé­sion de Johann Bernoulli se révèle - dans l’échange qu’il entre­tient avec de Volder -plus hési­tante qu’il ne le montre à Leibniz.

Par la cons­truc­tion de cet échange à trois voix, on a pu dis­tin­guer trois choses :

  • La manière dont les modalités démonstratives utilisées par Leibniz varient en fonction des adresses différenciées ;
  • La fonction de passeur de Johann Bernoulli qui reformule les propos de Leibniz afin de les rendre audibles à de supposés cartésiens,
  • L’utilisation que Leibniz lui-même fait de la Correspondance comme d’un laboratoire d’expérimentation théorique.

En un sens, nous avons mis au jour la manière dont la logi­que de dif­fu­sion devient pour une part une forme d’inven­tion, lorsqu’on se rend compte que, par l’adresse, le dis­cours devient inven­tif.

Perspectives

S’il me fal­lait esquis­ser quel­ques mots sur les pers­pec­ti­ves lais­sées ouver­tes à l’issue de cette pre­mière plon­gée dans le corpus leib­ni­zien, je dirai que j’aurais plai­sir à emprun­ter d’autres voies pour pour­sui­vre le chemin sim­ple­ment abordé ici :

  • En premier lieu, j’aimerais regarder de près ce que Leibniz a effectivement eu entre les mains comme textes des Calculatores et de Galilée lors de son séjour à Florence au moment de la rédaction de la Dynamica de potentia ainsi que les différentes variantes du manuscrit même de la Dynamica pour voir dans quelle mesure l’hypothèse d’une influence de la physique médiévale des Calculatores peut se trouver confirmée ou nuancée ;
  • en deuxième lieu, j’aimerais pouvoir confronter dans le détail la Correspondance avec Papin et Celle avec de Volder pour voir dans quelle mesure l’instrument qu’est le style peut contribuer à éclairer l’émergence de modalités démonstratives spécifiques et la répartition des arguments en fonction des savants auxquels s’adresse Leibniz ;
  • En troisième lieu, j’aimerais interroger la postérité de la Dynamique selon une double perspective :
    • D’une part, en me demandant dans quelle mesure la confrontation des Correspondances de Leibniz avec Jacob Hermann, Christian Wolff ou même Johann Bernoulli avec les textes manifestes de la Dynamique publiés soit dans les Acta Eruditorum soit dans les Mémoires de l’Académie de St-Pétersbourg après la mort de Leibniz constituent ou non une reprise du projet général de la Dynamique ou bien ne sont que la reprise de ce que Leibniz désigne comme « la partie mathématique de ma Dynamique » ;
    • D’autre part, en me demandant également dans quelle mesure, a contrario, la Dynamique est présente dans une conception de la substance et de la perception qui demeurera après Leibniz, sans forcément la conscience ou la reprise explicite de l’arrière-fond dynamique qui a permis cette refonte métaphysique.

On pour­rait ainsi mesu­rer si la Dynamique de l’action est une paren­thèse dans l’his­toire des idées ou si elle tra­vaille dis­crè­te­ment les textes qui lui suc­cè­dent au point que seule une nou­velle figure du style pour­rait faire émerger cette filia­tion enfouie en attente de son actua­li­sa­tion, dans une forme d’expres­sion enfin expli­ci­tée.