CERPHI

 

Puissance et individu chez Descartes, Hobbes et Spinoza

Thèse soutenue le 15 novembre 2004, sous la direction de Pierre-François Moreau.

Notre tra­vail peut se défi­nir comme une ten­ta­tive pour com­pren­dre la nature de la puis­sance dans la diver­sité des champs où elle prend sens et où elle s’élabore, à savoir la méta­phy­si­que, l’éthique et la poli­ti­que. L’examen des phi­lo­so­phies de Descartes, Hobbes et Spinoza s’est imposé il y a quatre ans comme le plus appro­prié à cette fin dans la mesure où chacun d’eux sem­blait pro­po­ser une concep­tion par­ti­cu­lière de la puis­sance et par­ti­ci­per par là-même à un échange poly­pho­ni­que, qu’il était déci­sif de recons­truire dans toute sa com­plexité.

Notre hypo­thèse de départ était celle d’une néces­saire arti­cu­la­tion des deux aspects du pou­voir d’agir humain, celui du pou­voir déci­sion­naire et celui de la puis­sance d’exé­cu­tion, conçue comme une actua­lité, pour rendre compte de la puis­sance en géné­ral, et de la maî­trise des pas­sions en par­ti­cu­lier. En d’autres termes, l’oppo­si­tion com­mu­né­ment admise entre une puis­sance-potes­tas, et une puis­sance-poten­tia, qui s’exclue­raient néces­sai­re­ment l’une l’autre, autre­ment dit entre un pou­voir de faire ou de ne pas faire, abso­lu­ment libre, et une force qui se déploie sans réserve et sans reste et s’ins­crit dans l’ordre de la néces­sité, nous parais­sait devoir être remise en cause pour autant qu’elle masque la réa­lité du deve­nir-puis­sant, lequel impli­que à la fois une déci­sion et l’ins­tal­la­tion de celle-ci dans la durée sous la forme d’une dis­po­si­tion, autre­ment dit d’une puis­sance actuelle. Or, cette oppo­si­tion a sou­vent été convo­quée pour dis­tin­guer prin­ci­pa­le­ment Descartes de Spinoza, mais aussi Spinoza de Hobbes, (voire même Hobbes de Descartes).

Nous avons donc cru pou­voir mettre au jour la com­plexité de cette réa­lité poly­sé­mi­que qu’est la puis­sance en ana­ly­sant com­ment les posi­tions de nos auteurs, aussi dis­so­nan­tes soient-elles, se nour­ris­sent l’une de l’autre, et sur­tout, pour quel­les rai­sons elles ne peu­vent man­quer de le faire, par­fois malgré elles1. Contre la ten­ta­tion de leur réduc­tion à une pensée tran­chée et aisé­ment iden­ti­fia­ble, nous avons tâché de déployer leurs impli­ci­tes, afin de mon­trer que les défi­ni­tions que nos auteurs don­nent de la puis­sance, aussi uni­vo­ques sem­blent-elles, recou­vrent les deux aspects de l’arti­cu­la­tion pré­cé­dem­ment men­tion­née.

Très rapi­de­ment, des dif­fi­cultés métho­do­lo­gi­ques n’ont pas manqué de surgir : com­ment confron­ter les ana­ly­ses de nos auteurs, quel ordre adop­ter et quelle pers­pec­tive pri­vi­lé­gier ? Est-il pos­si­ble de com­pa­rer l’usage que dif­fé­ren­tes phi­lo­so­phies font d’une même notion sans passer à côté de leur sin­gu­la­rité ? Le tra­vail com­pa­ra­tif ne devait-il pas se faire néces­sai­re­ment au détri­ment de l’ana­lyse interne et de l’appro­fon­dis­se­ment des doc­tri­nes ? On ne peut en effet oublier qu’un concept tire son sens du sys­tème dans lequel il est inséré et que par consé­quent le ques­tion­ne­ment commun que révèle l’usage d’un même concept doit faire une place au rema­nie­ment spé­ci­fi­que que lui impose chaque auteur.

Ces dif­fi­cultés sont ren­for­cées par le fait que Descartes, contrai­re­ment à Hobbes et à Spinoza, réserve la puis­sance à Dieu et ne l’attri­bue pas à l’homme. Alors que le concept de « puis­sance » orga­nise de manière expli­cite les phi­lo­so­phies de Hobbes et de Spinoza, il semble absent de la pensée car­té­sienne de l’homme, qui pré­fère les termes de force « vis » ou de faculté « facultas ». Ce cons­tat, pro­blé­ma­ti­que dans la pers­pec­tive d’une com­pa­rai­son, nous a cepen­dant permis de repren­dre à nou­veaux frais la ques­tion des moda­li­tés de celle-ci. En effet, cette dif­fé­rence irré­duc­ti­ble entre Descartes d’une part, Hobbes et Spinoza de l’autre, ouvrait sur la néces­sité de deux types d’ana­ly­ses : tout d’abord, la recher­che des filia­tions et contre-filia­tions et des points de frac­ture par où un sys­tème ouvre la voie à un autre, sans tomber dans l’écueil de la fic­tion d’un temps commun irré­ver­si­ble et cumu­la­tif ; ensuite, la mise au jour des ana­lo­gies de struc­tu­res pro­pres à éclairer le concept de « puis­sance » dans son lien avec l’indi­vidu.

Nous avons donc cher­ché à déve­lop­per un plan de réflexion qui révèle non seu­le­ment les désac­cords – sou­vent notés par la lit­té­ra­ture de com­men­taire – mais aussi les connexions et les points de conver­gence entre Descartes, Hobbes et Spinoza. Derrière les objec­tions et les cri­ti­ques qui oppo­sent Descartes, Hobbes et Spinoza, il est pos­si­ble de retrou­ver des affi­ni­tés, qui font signe, sinon vers la réa­lité de la puis­sance, tout du moins vers une com­pré­hen­sion plus « com­plète » de celle-ci. Cette « com­plé­tude » ne prend ni la forme d’une jux­ta­po­si­tion, ni même celle d’une simple varia­tion, mais davan­tage celle d’un noyau d’intel­li­gi­bi­lité que font appa­raî­tre des déve­lop­pe­ments mul­ti­ples. Cependant, l’émergence des simi­li­tu­des struc­tu­rel­les n’efface pas la sin­gu­la­rité des thèses sou­te­nues. Certaines dif­fé­ren­ces sem­blent bien irré­duc­ti­bles et ne peu­vent pré­ten­dre à une équivalence dans un autre sys­tème. Nous nous sommes donc effor­cés d’éclairer, par leur confron­ta­tion réci­pro­que, les œuvres de nos auteurs en sou­li­gnant les fais­ceaux de conver­gence comme les incom­pa­ti­bi­li­tés, et à tra­vers eux de viser la réa­lité de l’expé­rience humaine.

Le tra­vail com­pa­ra­tif que nous avons mené nous a permis d’abou­tir à un cer­tain nombre de résul­tats.

Dans un pre­mier temps, nous avons exa­miné la dimen­sion phy­si­que de la puis­sance et son enra­ci­ne­ment dans la méta­phy­si­que. Plus pré­ci­sé­ment, c’est la force d’iner­tie car­té­sienne dans sa parenté avec le cona­tus spi­no­ziste conçu comme effort pour per­sé­vé­rer dans son être, et avec le cona­tus hob­be­sien, qui a d’abord retenu notre atten­tion. Qu’il s’agisse de la réé­cri­ture par Spinoza des Principes de la phi­lo­so­phie de Descartes, ou de la contro­verse sur la Dioptrique entre Descartes et Hobbes, ces deux rap­ports tra­his­sent une rela­tion par­ti­cu­lière d’emprunt intel­lec­tuel. Pour Spinoza et Hobbes, Descartes n’est pas un phi­lo­so­phe comme les autres. Son œuvre offre des pos­si­bi­li­tés qui ne ren­voient pas seu­le­ment à des insuf­fi­san­ces, comme les posi­tions cri­ti­ques de ceux-là ten­dent par­fois à le faire croire. Au contraire, il est pos­si­ble de trou­ver dans sa phi­lo­so­phie des éléments concep­tuels qui éclairent posi­ti­ve­ment la pro­duc­tion de leurs thèses. Spinoza et Hobbes ne sont pas des car­té­siens au sens strict, mais ils se situent dans un hori­zon car­té­sien par leur pro­blé­ma­ti­que et leur lexi­que. Ainsi, si la puis­sance spi­no­ziste se dis­tin­gue de la force car­té­sienne par son inté­rio­rité par­ti­cu­lière, qui n’est pas non plus celle du cogito, et par son ins­crip­tion dans la sub­stance imma­nente, elle appa­raît aussi comme le résul­tat de trans­for­ma­tion et de dépla­ce­ment d’un maté­riau car­té­sien. Si la Dioptrique de Descartes n’exerce pas le même type de contrainte sur Hobbes que les Principes de la phi­lo­so­phie sur Spinoza, il n’en demeure pas moins que la concep­tion non-mimé­ti­que de la repré­sen­ta­tion qu’elle sou­tient est reprise par Hobbes qui ouvre et étend sa per­ti­nence aux domai­nes anthro­po­lo­gi­ques et poli­ti­ques. Le cona­tus hob­be­sien ne s’enra­cine pas dans une méta­phy­si­que de la sub­stance, mais se réa­lise dans le monde des repré­sen­ta­tions que ces der­niè­res elles-mêmes sus­ci­tent. La puis­sance se mani­feste par ses signes chez Hobbes alors qu’elle se mani­feste davan­tage par ses effets chez Spinoza. Il y a là une diver­gence radi­cale entre une puis­sance conçue comme essen­tiel­le­ment com­pa­ra­tive et exté­rieure à son sujet et une puis­sance pensée comme l’être d’une inté­rio­rité qui n’est pas média­ti­sée par autre chose que par la sub­stance imma­nente. Le rap­port à Descartes éclaire ainsi les diver­gen­ces de Hobbes et de Spinoza.

Que le concept de puis­sance humaine n’émerge pas sous l’impul­sion de Descartes ne nous inter­dit donc pas de penser que c’est sa réflexion qui rend pos­si­ble son appa­ri­tion comme déter­mi­na­tion fon­da­men­tale de l’homme. Cependant, pour le mon­trer, il nous est apparu néces­saire de ris­quer l’hypo­thèse d’une puis­sance humaine car­té­sienne qui ne pren­drait pas le nom de poten­tia. En effet, même si Descartes mani­feste une pré­fé­rence mar­quée pour le concept de « force » (vis) lorsqu’il s’agit de l’homme, et qu’il récuse l’idée d’un cona­tus, d’une ten­dance dans le champ anthro­po­lo­gi­que, il est pos­si­ble de faire appa­raî­tre des frag­ments concep­tuels qui, soit font une place à l’idée de puis­sance-poten­tia, soit éclairent son élaboration à venir. Nous sommes cons­cients de la pru­dence avec laquelle la notion de « frag­ments concep­tuels » doit être uti­li­sée, mais elle nous a paru féconde dans le cadre de notre tra­vail. Ainsi, la défi­ni­tion de l’usage des pas­sions comme « dis­po­sant l’âme à vou­loir les choses que la nature dicte nous être utiles et à per­sis­ter en cette volonté », le main­tien de l’équivocité du sujet des pas­sions, la nature du cha­touille­ment, l’impor­tance déci­sive, au sens propre, de l’estime de soi et de la force d’âme, la concep­tion de la géné­ro­sité comme auto-affec­tion, sont autant d’indi­ces frag­men­tai­res d’une proxi­mité entre Descartes et Spinoza, pour­tant étiquetés res­pec­ti­ve­ment « phi­lo­so­phe de la volonté » et « phi­lo­so­phe de la puis­sance ».

L’hypo­thèse selon laquelle le concept de « per­fec­tion » pou­vait être un des relais qui menait de la « force » à la « puis­sance » nous est appa­rue féconde. En effet, Spinoza, en neu­tra­li­sant le sens nor­ma­tif de la per­fec­tion car­té­sienne pour ne conser­ver que l’affir­ma­tion de l’iden­tité de l’être et de la per­fec­tion for­mu­lée par Descartes, pose les condi­tions d’une puis­sance non réfé­ren­tielle, qui n’aurait pas à rejoin­dre ce dont elle serait sépa­rée. L’attri­bu­tion exclu­sive de la puis­sance à Dieu par Descartes s’expli­que ainsi par l’incom­men­su­ra­bi­lité de la force humaine et de la puis­sance divine, ma per­fec­tion étant normée par celle de Dieu. De ce point de vue, Spinoza se sépare autant de Descartes que de Hobbes dans la mesure où pour ce der­nier, ma puis­sance n’a d’exis­tence que par la repré­sen­ta­tion que les autres s’en font.

Dès lors, on com­prend pour­quoi notre tra­vail ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’indi­vidu. En effet, c’est par la mise en œuvre de la puis­sance d’agir que l’indi­vi­dua­lité se déter­mine. La puis­sance sup­pose l’indi­vidu et le cons­ti­tue. Si exis­ter, c’est agir, alors l’indi­vidu n’est pas pen­sa­ble en dehors de la puis­sance. Qu’elle prenne la forme de la force d’âme, de la joie, ou des moyens de la conser­va­tion de soi, la puis­sance met en ques­tion à la fois la manière dont les hommes se conser­vent dans leur unité et celle par laquelle ils se dis­tin­guent les uns des autres. Ainsi le refus car­té­sien d’attri­buer à l’homme une puis­sance a pour cor­ré­lat la théo­rie de la créa­tion conti­nuée qui dénie à l’homme le pou­voir de se conser­ver. Pour Spinoza, les varia­tions de puis­sance du corps dus à la ren­contre de l’exté­rio­rité, peu­vent abou­tir à la mort d’une indi­vi­dua­lité et à la nais­sance d’une autre, au cours d’une même vie, par la modi­fi­ca­tion du rap­port de mou­ve­ments et de repos. Pour Hobbes, l’indi­vidu tente d’assu­rer son inté­grité par l’aug­men­ta­tion de sa puis­sance dif­fé­ren­tielle, mais celle-ci appa­raît contre-pro­duc­tive dans l’état de nature puisqu’elle abou­tit à sa des­truc­tion. Alors que la puis­sance divine est cons­ti­tu­tive de l’indi­vi­dua­li­sa­tion humaine et de ses capa­ci­tés d’émancipation chez Descartes et Spinoza, quoi­que de façon dif­fé­rente, l’ori­gi­na­lité de Hobbes en la matière consiste dans le fait que l’indi­vidu ne ren­voie qu’à lui-même et que son épanouissement le rive aux autres.

Dans un second temps, nous avons suivi le mou­ve­ment de la puis­sance de l’indi­vidu qui appa­raît d’abord minée par l’impuis­sance. La puis­sance s’éprouve ori­gi­nai­re­ment comme impuis­sance dans la mesure où le mou­ve­ment dyna­mi­que qui la carac­té­rise est contre­carré. L’indi­vidu désire quel­que chose, mais il n’y par­vient jamais d’emblée. Sans faire de Descartes, Hobbes et Spinoza trois par­ti­cu­la­ri­sa­tions d’un unique modèle, on peut déga­ger une préoc­cu­pa­tion qui leur est com­mune : elle se nour­rit de l’actua­lité his­to­ri­que et se défi­nit très lar­ge­ment comme l’expé­rience de l’impuis­sance. Comment rendre compte de cette expé­rience ? La nature de celle-ci dépend étroitement d’une part, de la concep­tion des rap­ports de force dans la nature, d’autre part, des pas­sions prin­ci­pa­les qui régis­sent notre affec­ti­vité. Il s’agit de voir que si pour Spinoza et Hobbes, l’impuis­sance est struc­tu­relle, c’est néan­moins pour des rai­sons oppo­sées : la for­tune spi­no­ziste nous asser­vit parce qu’elle impli­que l’iné­ga­lité irré­duc­ti­ble de la puis­sance des modes, alors que c’est l’égalité rela­tive des hommes dans l’état de nature hob­be­sien qui inter­dit toute sta­bi­li­sa­tion de leur rap­port mutuel. L’imi­ta­tion des affects ne joue d’ailleurs pas dans le même sens chez chacun de ces auteurs. Si pour Spinoza, elle prend d’abord la forme du par­tage de la joie et de la tris­tesse2, donc d’une cer­taine com­mu­nauté d’affects, elle paraît3 d’emblée liée chez Hobbes à des affects géné­ra­teurs d’inso­cia­bi­lité comme l’envie et la jalou­sie. En revan­che, pour Descartes, l’impuis­sance n’est que conjonc­tu­relle car la sou­mis­sion à la for­tune relève moins du décou­ra­ge­ment que du manque de cou­rage.

Dans l’examen du trai­te­ment par nos auteurs du topos phi­lo­so­phi­que des biens péris­sa­bles que sont les plai­sirs, les riches­ses et l’hon­neur, c’est l’ana­lyse de l’hon­neur qui s’avè­rera la plus féconde pour notre propos : en effet, l’atta­che­ment à l’hon­neur peut être inter­prété comme le signe de l’impuis­sance la plus grande, mais aussi comme la connais­sance de ce qui fait notre valeur, et par consé­quent comme l’élément moteur du deve­nir-puis­sant. Par sa proxi­mité avec l’estime de soi, la gloire et la fierté, l’hon­neur défi­nit une autre figure de l’ambi­va­lence de la puis­sance.

Il est inté­res­sant de cons­ta­ter qu’en dépit d’une pro­blé­ma­ti­sa­tion dif­fé­rente des formes par­ti­cu­liè­res de l’impuis­sance, on retrouve chez nos trois auteurs une même struc­ture concer­nant la puis­sance de l’impuis­sance. La ten­dance natu­relle de l’impuis­sance à s’auto-ren­for­cer en réac­tion à la tris­tesse même qu’elle sus­cite est ainsi une idée pré­sente chez Descartes, Hobbes et Spinoza. Le diver­tis­se­ment pas­ca­lien est le modèle de cette puis­sance d’auto-engen­dre­ment de l’impuis­sance. L’impuis­sance est une moda­lité de la vie à part entière qui mani­feste une capa­cité à pro­duire les condi­tions de sa conser­va­tion, même si l’indi­vidu croit alors la résor­ber. En d’autres termes, l’impuis­sance, parce qu’elle est un mou­ve­ment dyna­mi­que qui vise sa propre sup­pres­sion, se redou­ble en cher­chant à se sur­mon­ter. La super­sti­tion spi­no­ziste, le redou­ble­ment hob­be­sien de l’impuis­sance par le lan­gage et celui, car­té­sien, par le mau­vais usage de la volonté, quoi­que plus exté­rieurs, témoi­gnent de la puis­sance créa­trice d’illu­sions de l’impuis­sance, et cor­ré­la­ti­ve­ment expli­que son iner­tie. La puis­sance de l’impuis­sance se mani­feste aussi par la satis­fac­tion mini­male qu’elle pro­cure, qu’il s’agisse de la pas­si­vité joyeuse chez Spinoza, de la vic­toire ponc­tuelle et du consen­te­ment au moin­dre mal chez Hobbes ou du conten­te­ment illu­soire chez Descartes. C’est parce que l’impuis­sance n’est pas exempte de joie que l’amorce du cycle de la puis­sance est retar­dée. Dès lors, com­ment penser le deve­nir-puis­sant ?

C’est l’objet de notre troi­sième partie : si l’impuis­sance se carac­té­rise par une ins­ta­bi­lité, que celle-ci se mani­feste dans le tiraille­ment car­té­sien, le flot­te­ment spi­no­ziste, ou l’oscil­la­tion hob­be­sienne entre la crainte et l’espoir, alors il faut penser l’ins­tal­la­tion dans un régime de puis­sance. Le régime de la puis­sance, conçu comme l’orga­ni­sa­tion et la dis­po­si­tion des phé­no­mè­nes men­taux et cor­po­rels, coïn­cide avec un cer­tain usage des repré­sen­ta­tions. Cette pra­ti­que de soi, si elle accorde une place consé­quente à la puis­sance de l’ima­gi­na­tion, ne s’avère effi­cace dans la durée que lorsqu’elle fait inter­ve­nir des repré­sen­ta­tions vraies : la puis­sance de l’ima­gi­na­tion déconnec­tée de celle de l’enten­de­ment ne permet pas un épanouissement dura­ble. Mais d’où le vrai tire-t-il sa puis­sance ? N’est-elle pas sou­mise à cer­tai­nes condi­tions ?

A cette ques­tion, nos auteurs don­nent des répon­ses dif­fé­ren­tes, mais dont on peut penser qu’elles se nour­ris­sent les unes les autres dans leur oppo­si­tion même. En effet, même si Spinoza ne peut que récu­ser la thèse car­té­sienne selon laquelle le cri­tère de la juste repré­sen­ta­tion des choses est la valeur du libre-arbi­tre, il n’en demeure pas moins que cette connais­sance de la valeur du libre-arbi­tre s’accom­pa­gne d’une affec­tion par­ti­cu­lière : la joie inté­rieure. La théo­rie car­té­sienne des émotions inté­rieu­res accorde ainsi une place déci­sive à l’affect de joie, que Spinoza repren­dra à son compte. Plus pré­ci­sé­ment, le pri­vi­lège accordé par Descartes à la joie inté­rieure contre-balance la pri­mauté de l’amour dans l’ordre de déno­mi­na­tion des pas­sions, et joue un rôle de relais avec la théo­rie des pas­sions de Spinoza. Spinoza ne fait que réin­ter­pré­ter la thèse car­té­sienne des émotions inté­rieu­res en un sens non car­té­sien quand il montre que le vrai ne peut être puis­sant que s’il est un affect. Tout se passe comme si Spinoza radi­ca­li­sait une thèse pré­sente chez Descartes, et sub­sti­tuait à la théo­rie car­té­sienne de la puis­sance des repré­sen­ta­tions celle de la puis­sance des affects. La néces­sité d’une dimen­sion affec­tive de la vérité est aussi mani­feste dans la concep­tion car­té­sienne de la géné­ro­sité comme auto-affec­tion, mais Descartes n’en fait pas une loi de la puis­sance.

Au pro­blème de la puis­sance du vrai, Hobbes répond d’une manière qui est à la fois proche et éloignée de celle de Spinoza. En effet, pour Hobbes aussi, l’ima­gi­na­tion et l’affect sont des éléments cons­ti­tu­tifs du deve­nir-puis­sant : le calcul qui abou­tit à l’établissement du Léviathan ne fait pas l’économie d’une cer­taine anti­ci­pa­tion ima­gi­na­tive, mais c’est à l’affect de la crainte qu’il confère une impor­tance déter­mi­nante. Le vrai doit donc être vécu affec­ti­ve­ment pour être puis­sant. Si nos trois auteurs des­si­nent trois façons qu’a cette loi de se mani­fes­ter, il n’en demeure pas moins que des diver­gen­ces nota­bles sub­sis­tent.

La plus déter­mi­nante concerne la manière de conce­voir le deve­nir-puis­sant pro­pre­ment dit, ou le pas­sage de l’impuis­sance à la puis­sance. De ce point de vue, il nous semble que la cri­ti­que que Spinoza adresse à Descartes dans la pré­face de la 5e partie de l’Ethique vaut aussi pour Hobbes. En effet, aux yeux de Spinoza, les pen­sées de Descartes et de Hobbes ne pren­nent pas pour objet un homme réel dans la mesure où elles thé­ma­ti­sent le deve­nir-puis­sant comme un saut qui méconnaît l’ordre de la néces­sité. Ni l’estime de soi, ni la crainte ne peu­vent être au prin­cipe de l’ins­tal­la­tion dans un régime de puis­sance car la trans­cen­dance qu’elles impli­quent, celle de la juste repré­sen­ta­tion de ce qui fait notre valeur ou celle de la puis­sance contrai­gnante du sou­ve­rain, ne peut suf­fire à orien­ter autre­ment et dura­ble­ment le com­por­te­ment des indi­vi­dus.

Néanmoins, en pro­po­sant de s’appuyer sur l’imma­nence de l’utile afin de ne pas parler d’un homme qui n’existe pas, Spinoza ne néglige-t-il pas une condi­tion indis­pen­sa­ble du deve­nir-puis­sant ? Si l’on se réfère au pro­lo­gue du Traité de la réforme de l’enten­de­ment, il semble que la sortie de la vie misé­ra­ble passe par une réso­lu­tion qui trouve ensuite à se confor­ter. Si la phi­lo­so­phie de Spinoza s’élabore en partie à partir des pistes amor­cées par la réflexion de Descartes, force est de cons­ta­ter qu’elle ne peut pas non plus faire l’économie de ce qu’elle rejette pour­tant, à savoir l’idée d’une déci­sion qui vient com­men­cer un nouvel ordre.

D’une façon symé­tri­que, nous avons vu que la réso­lu­tion car­té­sienne et le sen­ti­ment de cette réso­lu­tion, s’ils défi­nis­sent la géné­ro­sité, doi­vent cepen­dant être ren­for­cés par l’habi­tude et l’exer­cice. On trouve chez Descartes comme chez Spinoza l’idée d’une pra­ti­que de soi qui s’incarne dans l’ins­ti­tu­tion de nou­vel­les asso­cia­tions4. Or, celle-ci n’est sus­cep­ti­ble de par­ti­ci­per à la maî­trise des pas­sions que si elle n’est pas seu­le­ment événementielle, mais aussi struc­tu­relle. La liberté car­té­sienne ne se réduit pas à un pou­voir de faire ou de ne pas faire. La réso­lu­tion intro­duit une dis­conti­nuité dans la vie de l’indi­vidu, mais celle-ci ne doit pas mas­quer la suc­ces­sion de micros-déci­sions, et la force d’âme qui les sous-tend, les­quel­les intro­dui­sent par là-même une conti­nuité. D’une manière plus géné­rale, la poten­tia ne s’oppose pas pure­ment et sim­ple­ment à la potes­tas. L’emprunt intel­lec­tuel ne se fait donc pas para­doxa­le­ment uni­que­ment dans un seul sens. Nous avons sou­li­gné que la lec­ture spi­no­ziste de Descartes est un prisme dou­ble­ment défor­mant : la cri­ti­que spi­no­ziste fait de Descartes le repré­sen­tant de la phi­lo­so­phie de la volonté abso­lue, mais c’est aussi la pensée spi­no­ziste qui révèle l’impor­tance de l’habi­tude conçue comme une dis­po­si­tion ancrée dans le corps et l’esprit, c’est-à-dire actuelle, dans la pensée car­té­sienne des pas­sions. La cri­ti­que spi­no­ziste touche son but si l’on consi­dère que Descartes ne renonce pas à l’idée d’une essence que l’on aurait à rejoin­dre, mais elle méconnaît la place qu’il fait à une cer­taine pra­ti­que de soi, c’est-à-dire à la néces­sité de mettre en œuvre la géné­ro­sité, qui est une force déter­mi­née dans sa cau­sa­lité et non seu­le­ment une faculté qui s’actua­li­se­rait sur simple déci­sion. Le couple déter­mi­na­tion interne/ auto-déter­mi­na­tion nous a semblé rendre compte des inflexions que Spinoza et Descartes font subir res­pec­ti­ve­ment à la notion de liberté.

Si l’on admet que la dis­tinc­tion de la potes­tas et de la poten­tia chez Hobbes ren­voie à celle du pou­voir ins­ti­tué dans la sphère poli­ti­que, et du pou­voir indi­vi­duel de l’homme, alors l’arti­cu­la­tion des deux est le pro­blème de l’ins­ti­tu­tion poli­ti­que, que Hobbes résout avec sa théo­rie de l’auto­ri­sa­tion. La coexis­tence paci­fi­que de la liberté indi­vi­duelle et d’un pou­voir poli­ti­que absolu impli­que de penser une ins­ti­tu­tion qui reconnaît le désir de puis­sance dif­fé­ren­tiel des indi­vi­dus et l’intè­gre dans son fonc­tion­ne­ment, au lieu de cher­cher à le réduire. Néanmoins, nous nous sommes rendus compte, à la lec­ture d’un texte récent de Jean Terrel, que l’on pou­vait consi­dé­rer la dis­cus­sion du De Cive sur la dis­tinc­tion du droit et de son exer­cice comme équivalent à une arti­cu­la­tion de la potes­tas et de la poten­tia, et nous nous pro­met­tons d’y reve­nir.

Sont ensuite envi­sa­gées dans une ultime partie les condi­tions poli­ti­ques d’une éthique de la puis­sance. Il ne s’agit plus ici de voir com­ment l’indi­vidu accède par ses pro­pres forces aux moyens de son épanouissement, mais d’exa­mi­ner le cadre ins­ti­tu­tion­nel qui rend pos­si­ble cet épanouissement. Cette démar­che semble d’autant plus néces­saire que la poli­ti­que défi­nit une moda­lité de la puis­sance qui n’est certes pas celle d’une réap­pro­pria­tion de soi par la connais­sance, mais qui permet néan­moins une pros­pé­rité maté­rielle et morale acces­si­ble à tous. Or, l’avè­ne­ment de celle-ci est for­te­ment entravé, sur­tout à l’époque de nos auteurs, par la pré­ten­tion concur­rente de la théo­lo­gie à offrir le salut. C’est la raison pour laquelle une cri­ti­que de l’abus de pou­voir par les théo­lo­giens n’est pas suf­fi­sante et doit s’accom­pa­gner d’une ten­ta­tive de déter­mi­na­tion des moda­li­tés d’une poli­ti­sa­tion légi­time du reli­gieux. De ce point de vue, la réflexion spi­no­ziste sur la dimen­sion poli­ti­que de la cha­rité et de la jus­tice appa­raît comme le pro­lon­ge­ment de pistes esquis­sées par Descartes. Toutefois, la ques­tion d’un bon usage poli­ti­que du reli­gieux n’est thé­ma­ti­sée véri­ta­ble­ment que par Hobbes et Spinoza, quoi­que de façon dif­fé­rente, dans le cadre d’une exé­gèse bibli­que par­ti­cu­lière. Nous avons sou­tenu l’hypo­thèse selon laquelle la théo­cra­tie revêt un carac­tère matri­ciel pour chacun d’eux. Celui-ci a pour cor­ré­lat l’actua­li­sa­tion de cer­tains des modes opé­ra­toi­res du pou­voir théo­cra­ti­que, et la défi­ni­tion d’une phi­lo­so­phie poli­ti­que. Une fois les leçons tirées de la réus­site et de l’échec de la théo­cra­tie, il est en effet pos­si­ble d’envi­sa­ger les dif­fé­ren­tes façons dont le pou­voir est exercé sur des indi­vi­dus par des indi­vi­dus dont ont ne peut atten­dre qu’ils se com­por­tent de façon rai­son­na­ble.

La relec­ture croi­sée des œuvres de Descartes, Hobbes et Spinoza nous a ainsi permis d’élucider par­tiel­le­ment les rap­ports que la puis­sance entre­tient avec ses ori­gi­nes, ainsi qu’avec les dif­fé­rents lieux où elle prend sens et se donne une exis­tence. Nous avons pu mesu­rer à quel point les auteurs ne se lais­sent pas faci­le­ment enfer­més dans une posi­tion claire et tran­chée. C’est à nos yeux un des béné­fi­ces de la démar­che com­pa­ra­tive que de faci­li­ter la mise au jour de ce qui demeure impli­cite dans une pensée. Ce tra­vail appelle d’autres recher­ches des­ti­nées à appro­fon­dir la ques­tion de la puis­sance. Il faudra notam­ment voir com­ment le pas­sage de la concep­tion aris­to­té­li­cienne de la puis­sance à la concep­tion actuelle de la puis­sance s’opère dans l’his­toire de la phi­lo­so­phie par le biais de la théo­lo­gie et de la bio­lo­gie ; mais aussi exa­mi­ner chez d’autres car­té­siens les dif­fé­ren­tes façons dont la potes­tas et la poten­tia sont sus­cep­ti­bles de s’arti­cu­ler ; notre tra­vail trou­vera aussi un pro­lon­ge­ment dans l’étude de l’usage du concept d’ins­ti­tu­tion à l’âge clas­si­que.

Cet esprit de la philosophie comparée, qui a animé notre travail, est clairement formulé par P.-F. Moreau : « [...] l’étude des polémiques [...] nous permet de comprendre, dans le meilleur des cas, l’enjeu de l’édification des systèmes. Simplement, il faut éviter de prendre au pied de la lettre ce qui est affirmé dans le contenu de la controverse : la polémique externe doit être saisie comme révélatrice de la polémique constitutive du système », « Qu’est-ce que la philosophie ? Spinoza et la pratique de la démarcation », Hobbes e scienza e politica, actes du colloque d’Urbino, 14-17 octobre 1988, sous la dir. de D. Bostrenghi, Bibliopolis, 1992, p. 54, note 1.

« Qui imagine détruit ce qu’il aime sera triste ; et, s’il l’imagine conservé, joyeux », Ethique III, XIX, p. 235. Cependant, ce mécanisme ne préjuge pas de la suite, car, comme nous l’avons vu, l’imitation des affects peut donner lieu à un processus plus complexe et produire, à partir de la joie d’autrui, des passions tristes comme la jalousie. De la même façon, la jalousie première hobbesienne peut donner lieu à un rapprochement ponctuel entre les hommes jaloux.

Comme nous l’avons souligné, Hobbes ne la thématise pas explicitement.

« encore que chaque mouvement de la glande semble avoir été joint par la nature à chacune de nos pensées, dès le commencement de notre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude », Passions de l’âme, art. 50, AT XI, 368-369.