CERPHI

 

Maine de Biran et Bergson. Science et philosophie. La question de la psychologie subjective.

Thèse de doc­to­rat sou­te­nue le 3 décem­bre 2003

Université Paris 7 – Denis Diderot

Directeur de recher­che : Pr. Dominique LECOURT

Résumé

Etude com­pa­ra­tive des œuvres de Maine de Biran (1766-1824) et Henri Bergson (1859-1941) mon­trant qu’elles arti­cu­lent les pro­blè­mes, phi­lo­so­phi­que de l’indi­vi­dua­lité psycho-bio­lo­gi­que et épistémologique de la défi­ni­tion des objets, métho­des et rap­ports de la psy­cho­lo­gie et des scien­ces de la nature. Contre l’objec­ti­va­tion phi­lo­so­phi­que et natu­ra­liste de la pensée, Biran et Bergson défi­nis­sent la cons­cience comme acte, dua­lité et indi­vi­dua­lité et fon­dent sur l’expé­rience sub­jec­tive de la cons­cience et du corps une psy­cho­lo­gie phi­lo­so­phi­que posi­tive, auto­nome et irré­duc­ti­ble aux scien­ces objec­ti­ves.


Selon des enjeux dif­fé­rents chez les deux auteurs, cette fon­da­tion sup­pose le dépas­se­ment de la méta­phy­si­que sub­stan­tielle et la refonte de la théo­rie de la repré­sen­ta­tion et de la connais­sance, notam­ment à partir de la défi­ni­tion motrice de la per­cep­tion. Elle impli­que la généa­lo­gie cri­ti­que des concepts des scien­ces objec­ti­ves (cau­sa­lité ana­lo­gi­que chez Biran ; ana­lyse logi­que et spa­tiale, mesure et déter­mi­nisme chez Bergson) qui fon­dent le projet illé­gi­time de décom­po­si­tion, d’expli­ca­tion et de repré­sen­ta­tion logi­que, spa­tiale, ima­gi­na­tive et orga­ni­que de la pensée (empi­risme sen­sua­liste, Idéologie, phré­no­lo­gie ; asso­cia­tion­nisme, psy­cho­phy­sio­lo­gie, loca­li­sa­tions céré­bra­les des sou­ve­nirs). Contre l’intros­pec­tion, elle fait coïn­ci­der la méthode psy­cho­lo­gi­que avec l’acte indi­vi­duel et indi­vi­duant de la cons­cience (réflexion bira­nienne de la volonté sub­jec­tive, intui­tion berg­so­nienne de la durée créa­trice).

Néanmoins, l’arti­cu­la­tion de la cons­cience et de la vie (effort moteur réflexif, affec­ti­vité orga­ni­que chez Biran ; coex­ten­si­vité cons­cience-vie chez Bergson) exige d’unir la psy­cho­lo­gie et la bio­lo­gie et, à la condi­tion de dis­tin­guer cause sub­jec­tive et condi­tions objec­ti­ves de la pensée, d’inté­grer à la psy­cho­lo­gie les résul­tats et rec­ti­fi­ca­tions des scien­ces du vivant (phy­sio­lo­gie ; évolutionnisme) et de l’esprit (psy­chia­trie ; psy­cho­pa­tho­lo­gie, neu­ro­pa­tho­lo­gie).

Notre pre­mière voie d’appro­che médi­cale de la ques­tion phi­lo­so­phi­que de l’indi­vi­dua­lité, déployée dans notre D. E. A. consa­cré à l’indi­vidu et au médi­ca­ment, nous ren­voyait, d’une part, à la ques­tion méta­phy­si­que de l’union de l’âme et du corps et, d’autre part, aux ques­tions épistémologiques que sou­lè­vent, d’une part, la phi­lo­so­phie de l’esprit contem­po­raine et, en par­ti­cu­lier, le projet de natu­ra­li­sa­tion de l’esprit et, d’autre part, cer­tains pos­tu­lats fon­da­teurs des scien­ces cog­ni­ti­ves. Le dis­po­si­tif concep­tuel de la phi­lo­so­phie de l’esprit, alliant maté­ria­lisme, psy­cho­lo­gisme, natu­ra­lisme et men­ta­lisme, et l’ana­lyse cog­ni­ti­viste de la pensée en états et pro­ces­sus men­taux sus­cep­ti­bles de cor­res­pon­dre à des états céré­braux nous inci­taient à poser à nou­veaux frais la ques­tion phi­lo­so­phi­que de l’indi­vi­dua­lité et à la pré­ci­ser sous la forme de la ques­tion épistémologique de la défi­ni­tion de la psy­cho­lo­gie, de ses fon­de­ments, objets et métho­des et, enfin, de ses rap­ports avec la phi­lo­so­phie et avec les scien­ces objec­ti­ves de la nature et du vivant.

Sans faire abs­trac­tion de l’his­to­ri­cité des scien­ces et de la phi­lo­so­phie qui, au XXe siècle, a conféré à ces ques­tions une acuité nou­velle, il nous sem­blait indis­pen­sa­ble, afin d’en éclairer les enjeux, de faire retour sur le XIXe siècle, consi­déré comme un moment par­ti­cu­lier de l’his­toire des scien­ces, carac­té­risé par l’auto­no­mi­sa­tion des scien­ces de la vie et par la cons­ti­tu­tion de la science psy­cho­lo­gi­que, et comme un moment par­ti­cu­lier de l’his­toire de la phi­lo­so­phie, marqué par l’empi­risme, l’asso­cia­tion­nisme et par le posi­ti­visme. Précisément, dans ce contexte scien­ti­fi­que et phi­lo­so­phi­que, il appa­rais­sait que les oeu­vres de Maine de Biran et de Bergson étaient ani­mées par les pro­blé­ma­ti­ques indis­so­cia­bles de l’indi­vi­dua­lité et de la défi­ni­tion de la psy­cho­lo­gie. Biran et Bergson ten­tent, en effet, de conce­voir l’indi­vi­dua­lité humaine à partir du pro­blème de l’indi­vi­dua­lité de la cons­cience et de son arti­cu­la­tion avec la vie. Partant, ils renou­vel­lent la ques­tion de l’union de l’âme et du corps et assi­gnent à la phi­lo­so­phie la tâche de défi­nir les objets, les métho­des et les rela­tions de la psy­cho­lo­gie et de la bio­lo­gie.

Il nous sem­blait, dès lors, légi­time et fécond de com­pa­rer leurs pen­sées, non pas en vue de mettre à l’épreuve l’hypo­thèse d’un Maine de Biran pré­cur­seur de Bergson, ni de tracer une his­toire du « spi­ri­tua­lisme » fran­çais, tant l’étiquette demeure pro­blé­ma­ti­que pour les deux auteurs, mais en vue d’éclairer et de sou­li­gner l’actua­lité d’un pro­blème phi­lo­so­phi­que.

Ainsi nous avons dégagé l’orien­ta­tion phi­lo­so­phi­que com­mune à Maine de Biran et Bergson : pre­miè­re­ment, ils rejet­tent le dua­lisme ; deuxiè­me­ment, ils affir­ment la spé­ci­fi­cité du vivant et l’auto­no­mie de la bio­lo­gie et, troi­siè­me­ment, ils exi­gent que l’union de la psy­cho­lo­gie et de la bio­lo­gie, indis­pen­sa­ble, selon eux, à la connais­sance de l’homme, ne contre­vienne ni à l’auto­no­mie de la psy­cho­lo­gie, ni à la spé­ci­fi­cité des métho­des que la phi­lo­so­phie élabore pour elle. Penser l’indi­vi­dua­lité, indis­so­lu­ble­ment bio­lo­gi­que et psy­cho­lo­gi­que, impli­que, pour Maine de Biran et pour Bergson, de faire droit à la réflexi­vité de la cons­cience et à la spé­ci­fi­cité de l’expé­rience sub­jec­tive. Pour eux, la cons­cience et la pensée ne peu­vent être rava­lées au rang d’objets et la psy­cho­lo­gie doit se fonder sur une méthode sub­jec­tive, réflexive ou intui­tive. Partant, la scien­ti­fi­cité de la psy­cho­lo­gie est assu­rée par la posi­ti­vité de l’expé­rience sub­jec­tive de la cons­cience qui en cons­ti­tue à la fois l’objet et la méthode, par sa coïn­ci­dence avec la phi­lo­so­phie et par son irré­duc­ti­bi­lité aux scien­ces de l’objec­ti­vité. Pour Maine de Biran, l’acte volon­taire et réflexif qui défi­nit la cons­cience impli­que que celle-ci ne peut être connue qu’au tra­vers du redou­ble­ment réflexif que le sujet en accom­plit. La science objec­tive du vivant ne peut, de fait, pré­ten­dre à la connais­sance de la pensée ni de sa cause, mais seu­le­ment à la connais­sance de ses condi­tions objec­ti­ves, affec­ti­ves ou motri­ces. Pour Bergson, la tem­po­ra­lité de la cons­cience impli­que qu’elle ne peut être connue que de l’intui­tion sub­jec­tive qui en pro­longe l’acte créa­teur. L’intui­tion phi­lo­so­phi­que permet de dis­tin­guer et d’arti­cu­ler le mou­ve­ment cons­cient de la vie et les condi­tions maté­riel­les dans les­quel­les il s’actua­lise. De fait, en se sai­sis­sant de la ques­tion de l’indi­vi­dua­lité, Maine de Biran et Bergson fon­dent une psy­cho­lo­gie phi­lo­so­phi­que, libé­rée de la phi­lo­so­phie intel­lec­tua­liste et intros­pec­tion­niste de la cons­cience, et une phi­lo­so­phie ori­gi­nale de la sub­jec­ti­vité, carac­té­ri­sée par le rejet de toute forme d’objec­ti­visme, qu’il soit de nature psy­cho­lo­gi­que ou natu­ra­liste. Si la cons­cience se défi­nit comme un acte, la sub­jec­ti­vité n’est pas un sub­strat et le sujet n’est plus un maître, il n’en cons­ti­tue pas moins l’objet de la psy­cho­lo­gie.

L’inté­rêt de la com­pa­rai­son des pen­sées bira­nienne et berg­so­nienne tenait, en outre, à la ten­sion entre leur intui­tion com­mune et leurs diver­gen­ces. Celles-ci n’ont pas été trai­tées pour elles-mêmes, mais afin de mon­trer qu’elles nais­saient de la ques­tion même de l’indi­vi­dua­lité et de la dif­fi­culté de penser ensem­ble la cons­cience et la vie. Précisément, elles peu­vent être défi­nies comme deux ten­dan­ces de la phi­lo­so­phie de la vie. Pour Maine de Biran, la cons­cience s’éprouve dans l’oppo­si­tion de l’acti­vité de la volonté et de la pas­si­vité du corps propre. L’acti­vité de la cons­cience se réflé­chit, dans l’effort moteur, à partir de la résis­tance du corps propre et elle est affec­tée par la réfrac­tion en elle du sen­ti­ment de l’exis­tence causé par la vie des orga­nes. Maine de Biran affirme la trans­cen­dance du corps propre, néan­moins il pro­blé­ma­tise la pré­sence de la vie à la cons­cience affec­tée. Ainsi la phi­lo­so­phie bira­nienne de la vie s’ins­crit dans la psy­cho­lo­gie, tandis que la science du vivant demeure un dehors de la psy­cho­lo­gie, puis­que la cons­cience ne sau­rait être expli­quée par le vivant. Chez Bergson, l’intui­tion décou­vre l’iden­tité de la cons­cience et de la vie. Dans cette pers­pec­tive spi­ri­tua­liste, l’exclu­si­vité de la méthode intui­tive en psy­cho­lo­gie ne contre­dit pas le prin­cipe de la natu­ra­li­sa­tion de la cons­cience, bien qu’elle en défi­nisse les termes de manière ori­gi­nale : c’est l’indé­ter­mi­na­tion de la cons­cience qui expli­que l’action du vivant, la per­cep­tion et l’inten­tion­na­lité. Néanmoins, alors que dans l’œuvre berg­so­nienne, la phi­lo­so­phie de la cons­cience s’élargit en phi­lo­so­phie de la vie, la pensée berg­so­nienne ouvre la voie à une phi­lo­so­phie où la cons­cience est dans la vie et s’expli­que par elle.

Dans un pre­mier temps consa­cré à la cri­ti­que de la méta­phy­si­que sub­stan­tielle, nous avons montré que, pour Maine de Biran et pour Bergson, la méta­phy­si­que sub­stan­tia­liste et dua­liste, les monis­mes et le paral­lé­lisme qui en décou­lent cons­ti­tuent le fon­de­ment de l’objec­ti­va­tion de la pensée et du projet scien­ti­fi­que de sa repré­sen­ta­tion et de sa loca­li­sa­tion.

Nous avons ana­lysé la cri­ti­que bira­nienne de la méta­phy­si­que sub­stan­tielle. Pour Biran, celle-ci pro­cède du mépris du fait pri­mi­tif, dual et aper­cep­tif, de l’effort moteur et de l’igno­rance de l’iden­tité de la cons­cience et de volonté. La phi­lo­so­phie de l’âme, réi­fiant la cau­sa­lité du moi, conçoit la pensée en termes de pas­si­vité, elle fonde aussi bien l’innéisme que l’empi­risme sen­sua­liste et rend pos­si­ble, de fait, l’annexion de la psy­cho­lo­gie à la phy­sio­lo­gie, soit sous la forme de l’ani­misme et du vita­lisme, soit sous la forme de l’Idéologie. Nous avons sou­li­gné l’impli­ca­tion réci­pro­que de la méta­phy­si­que sub­stan­tielle de et du projet de repré­sen­ta­tion de la pensée : d’une part, la phi­lo­so­phie sub­stan­tia­liste pré­sup­pose que l’on pour­rait connaî­tre la pensée en adop­tant un point de vue objec­tif, exté­rieur au moi et anté­rieur à son expé­rience et, d’autre part, l’idée de sub­stance, parce qu’elle est issue de la réflexion sub­jec­tive, recèle une réfé­rence réma­nente à la résis­tance du corps et, par consé­quent, à la matière et à l’espace, objets de la repré­sen­ta­tion imagée. Ainsi la réi­fi­ca­tion du moi dans l’âme permet la repré­sen­ta­tion ima­gi­na­tive et orga­ni­que de la pensée. C’est, par consé­quent, au nom de la dis­tinc­tion entre la repré­sen­ta­tion qui fonde la connais­sance des seuls phé­no­mè­nes objec­tifs et la réflexion qui, seule, fonde la connais­sance de la pensée cons­ciente que Maine de Biran cri­ti­que le dua­lisme et les monis­mes idéa­liste spi­ri­tua­liste, d’une part, et sen­sua­liste maté­ria­liste, d’autre part. Enfin, nous avons montré que, pour Bergson, l’objec­ti­va­tion de la pensée pro­cé­dait non seu­le­ment de l’intru­sion des concepts scien­ti­fi­ques dans la psy­cho­lo­gie, mais aussi et plus fon­da­men­ta­le­ment de l’impor­ta­tion dans les scien­ces de la vie et du cer­veau des pré­sup­po­sés méta­phy­si­ques dua­lis­tes et déter­mi­nis­tes qui cons­ti­tuent le paral­lé­lisme psycho-phy­si­que.

Nous avons montré que, de manière dif­fé­rente chez les deux auteurs, la cri­ti­que du dua­lisme s’effec­tuait à partir de la concep­tion de la cons­cience comme un acte recé­lant une dua­lité. Maine de Biran et Bergson dépla­cent le pro­blème de la dua­lité du plan de la sub­stance au plan de la cons­cience. Chez Biran, la cons­cience se défi­nit comme l’acte volon­taire et réflexif du sujet. Le fait pri­mi­tif de la cons­cience, l’effort moteur, dis­tin­gue et relie deux termes, le moi et le corps propre. L’enjeu fon­da­men­tal de la phi­lo­so­phie consiste, dès lors, à rendre compte de l’unité duale de l’effort et de la cons­cience, mais aussi de l’indi­vi­dua­lité de la pensée, déchi­rée entre cons­cience d’acti­vité et pas­si­vité de la cons­cience. Pour Bergson, la cons­cience est l’acte même de durer. La psy­cho­lo­gie de la dua­lité dis­tin­gue des formes d’actes, l’acte exten­sif de la per­cep­tion et l’acte inten­sif de la mémoire, l’action et le rêve, l’intel­li­gence et l’intui­tion. Elle fait fond sur un monisme de la durée qui est aussi un dua­lisme de la ten­dance, où toute réa­lité, de l’esprit à la matière, cor­res­pond à un degré de ten­sion de la durée, à une direc­tion du mou­ve­ment de la cons­cience elle-même, bref à un acte et non à une chose. Seul ce monisme de la durée peut rendre compte, selon Bergson, de la cons­cience per­cep­tive et de l’union, dans l’indi­vi­dua­lité humaine, de la matière et de la mémoire.

Nous avons dis­tin­gué les cri­ti­ques bira­nienne et berg­so­nienne de la méta­phy­si­que sub­stan­tielle. Chez Biran, dans la période qui sépare le Mémoire sur la décom­po­si­tion de la pensée (1804-1805) des Rapports des scien­ces natu­rel­les avec la psy­cho­lo­gie (1813-1815), cette cri­ti­que pro­cède de l’irré­duc­ti­bi­lité du point de vue sub­jec­tif, fon­da­teur de la psy­cho­lo­gie, au point de vue objec­tif tant scien­ti­fi­que qu’onto­lo­gi­que. Sous la forme de la méta­phy­si­que sub­stan­tielle, l’onto­lo­gie contre­vient à l’exi­gence de posi­ti­vité de la psy­cho­lo­gie bira­nienne. De fait, la phi­lo­so­phie bira­nienne se retreint à la psy­cho­lo­gie, renonce à la connais­sance abso­lue de l’union de l’âme et du corps et quitte le plan de l’onto­lo­gie pour rejoin­dre celui de l’épistémologie. Chez Bergson, en revan­che, la cri­ti­que de la méta­phy­si­que sub­stan­tielle s’effec­tue dans le cadre de l’onto­lo­gie spi­ri­tua­liste.

Néanmoins, nous avons montré que Maine de Biran et Bergson fon­daient tous deux la psy­cho­lo­gie sur une inter­ro­ga­tion de nature épistémologique. L’édification de la psy­cho­lo­gie sub­jec­tive ne requiert pas l’adop­tion d’une thèse dua­liste ou anti-maté­ria­liste, mais l’adop­tion du point de vue de la cons­cience. Pour Maine de Biran, un tel requi­sit inter­di­rait à la psy­cho­lo­gie l’accès au statut de science posi­tive. Pour Bergson, le spi­ri­tua­lisme appa­raît comme l’abou­tis­se­ment de la psy­cho­lo­gie intui­tive et de la décou­verte de l’iden­tité de la cons­cience, de la durée et de la vie. Par consé­quent, Biran et Bergson nous mon­trent que la ques­tion de la rela­tion de l’esprit et de la matière céré­brale et l’adop­tion d’une onto­lo­gie, dua­liste ou maté­ria­liste, ne cons­ti­tuent pas un préa­la­ble néces­saire à la ques­tion de la psy­cho­lo­gie ; seule la déter­mi­na­tion des métho­des pro­pres aux scien­ces de la nature et aux scien­ces de l’esprit cons­ti­tue un tel préa­la­ble. Par consé­quent, aujourd’hui, l’adop­tion du maté­ria­lisme au point de départ et au fon­de­ment de la phi­lo­so­phie de l’esprit et de la psy­cho­lo­gie semble cri­ti­ca­ble, puisqu’elle fait courir le risque de résor­ber le ques­tion­ne­ment épistémologique dans l’onto­lo­gie et de négli­ger la spé­ci­fi­cité sub­jec­tive de la pensée et de sa connais­sance. Inversement, pour repren­dre les termes de Searle dans La Redécouverte de l’esprit, l’affir­ma­tion de la réa­lité et de la spé­ci­fi­cité du « mental » et l’épistémologie en pre­mière per­sonne ne peu­vent être tenues pour le cor­ré­lat, ni pour le reli­quat d’une posi­tion onto­lo­gi­que dua­liste.

Dans un deuxième temps, nous avons montré que la cri­ti­que de la psy­cho­lo­gie objec­tive impli­quait, pour Maine de Biran et Bergson, une refonte de la phi­lo­so­phie de la connais­sance. Ainsi les phi­lo­so­phies bira­nienne et berg­so­nienne de la per­cep­tion per­met­tent de rendre compte de la capa­cité repré­sen­ta­tive de la cons­cience, tout en la pré­ser­vant elle-même de toute objec­ti­va­tion et de toute repré­sen­ta­tion.

Nous avons ana­lysé et rap­pro­ché les cri­ti­ques bira­nienne et berg­so­nienne des doc­tri­nes de la connais­sance, innéis­tes et idéa­lis­tes, empi­ris­tes et réa­lis­tes. Nous avons montré que, pour les deux phi­lo­so­phes, les concep­tions intel­lec­tua­lis­tes et sen­sua­lis­tes de la repré­sen­ta­tion se révè­lent également inca­pa­bles de rendre compte de la per­cep­tion et de la cons­ti­tu­tion de l’objec­ti­vité.

Nous avons montré que, pour Maine de Biran et pour Bergson, les doc­tri­nes innéiste et idéa­liste, d’une part, et sen­sua­liste et réa­liste maté­ria­liste, d’autre part, condui­saient, selon des écueils dif­fé­rents, au projet de la connais­sance objec­tive et repré­sen­ta­tive de la pensée. Pour Maine de Biran, les doc­tri­nes innéiste et empi­riste se mêlent, du fait de leurs insuf­fi­san­ces pro­pres, dans les phi­lo­so­phies « mixtes » de Condillac et de Kant. Malgré leur oppo­si­tion prin­ci­pielle, ces der­niè­res abou­tis­sent à la réduc­tion de la pensée à la sen­sa­tion et à l’ima­gi­na­tion, à la réduc­tion de la connais­sance à l’ana­lo­gie et à la géné­ra­li­sa­tion des phé­no­mè­nes et elles font, par consé­quent, le lit du projet de repré­sen­ta­tion orga­ni­que de la pensée. Pour Bergson, l’oscil­la­tion de la phi­lo­so­phie de la connais­sance entre l’idéa­lisme et le réa­lisme, entre les concep­tions du monde comme réa­lité et comme repré­sen­ta­tion et les concep­tions du cer­veau comme chose et comme repré­sen­ta­tion, conduit fina­le­ment au paral­lé­lisme psy­cho­phy­sio­lo­gi­que, qui en cons­ti­tue comme un mixte contra­dic­toire et qui fonde le projet de la repré­sen­ta­tion céré­brale de la pensée.

Nous avons montré qu’en des termes dif­fé­rents, Maine de Biran et Bergson dénon­cent la com­pré­hen­sion intel­lec­tua­liste de la cons­cience qui confond la connais­sance et la vie et qui conduit à réduire la per­cep­tion à la sen­sa­tion : pour Biran, l’empi­risme et le sen­sua­lisme incluent, à tort, la cons­cience réflé­chie dans la sen­sa­tion ; pour Bergson, idéa­lisme et réa­lisme défi­nis­sent, à tort, le rap­port per­cep­tif au monde comme une connais­sance désin­té­res­sée.

De fait, nous avons ana­lysé la cri­ti­que, com­mune aux deux auteurs, de la phi­lo­so­phie de la sen­sa­tion. Pour Biran comme pour Bergson, la per­cep­tion et la repré­sen­ta­tion ne déri­vent pas de la sen­sa­tion. Pour Biran, la phi­lo­so­phie de la sen­sa­tion manque la réflexi­vité de la cons­cience qui, seule, rend pos­si­ble la per­cep­tion et la cons­cience d’objet. Pour Bergson, la psy­cho­lo­gie asso­cia­tion­niste qui ne conçoit qu’une dif­fé­rence de degré entre la sen­sa­tion et la repré­sen­ta­tion et qui, de fait, confond sen­sa­tion et sou­ve­nir ne peut conce­voir la per­cep­tion que comme une hal­lu­ci­na­tion vraie : elle ne permet pas de com­pren­dre com­ment quel­que chose peut appa­raî­tre, com­ment nous pou­vons avoir cons­cience de quel­que chose. Enfin, pré­sup­po­sant la cons­cience d’objet dans l’objec­ti­vité, le sen­sua­lisme, pour Biran, et le réa­lisme, pour Bergson, mènent néces­sai­re­ment à l’objec­ti­va­tion de la pensée, à l’épiphénoménisme et au maté­ria­lisme.

Nous avons rap­pro­ché les concep­tions bira­nienne et berg­so­nienne de la per­cep­tion et de la repré­sen­ta­tion fon­dées sur l’acti­vité motrice du sujet. Pour Maine de Biran et Bergson, per­cep­tion et repré­sen­ta­tion relè­vent d’une acti­vité de la cons­cience qui impli­que le corps : elles relè­vent d’un acte moteur. Le corps vivant est partie pre­nante de la repré­sen­ta­tion, même s’il n’est pas lui-même cons­cient, ni connais­sant. Pour Biran, la cons­cience d’objet se fonde sur le fait pri­mi­tif et dual de l’effort et sur l’appro­pria­tion motrice et réflexive du corps propre par le moi. Le corps propre cons­ti­tue, au titre de terme de l’effort moteur, le pre­mier objet de la cons­cience et de la connais­sance. L’aper­cep­tion four­nit, de fait, le modèle de la per­cep­tion des corps exté­rieurs et rend pos­si­ble leur cons­ti­tu­tion en objets de connais­sance. La phi­lo­so­phie berg­so­nienne de la per­cep­tion fait droit à la nature vivante du sujet per­ce­vant et à son inser­tion pra­ti­que dans le monde : la per­cep­tion est défi­nie comme un retard dans la trans­mis­sion du mou­ve­ment et comme l’amorce d’une réponse à un pro­blème posé au vivant par le monde. En réfé­rant ainsi la per­cep­tion à l’action, Bergson arti­cule à nou­veaux frais la repré­sen­ta­tion et la réa­lité : il ins­crit la per­cep­tion dans les choses et montre que la repré­sen­ta­tion ne s’ajoute pas de l’exté­rieur à la matière, que l’appa­raî­tre a lieu au sein du monde, et non dans une cons­cience qui le sur­plombe. En outre, il réta­blit la vérité de la dona­tion qua­li­ta­tive des choses : les qua­li­tés sen­ties sont dans la matière, au titre de mou­ve­ments, et non dans la cons­cience au titre de sen­sa­tions.

Néanmoins, la repré­sen­ta­tion ne peut être fondée que sur l’acti­vité du sujet. Pour Biran, l’acti­vité motrice qui pré­side à la per­cep­tion est un acte volon­taire et réflexif du sujet. La phi­lo­so­phie bira­nienne de la per­cep­tion fonde la capa­cité repré­sen­ta­tive de la cons­cience sur l’aper­cep­tion du corps propre et sur la réflexion qui, par essence, échappe à toute repré­sen­ta­tion. Elle pense la motri­cité de la cons­cience, sans néan­moins expli­quer la cons­cience par la motri­cité. Elle rejette l’expli­ca­tion objec­tive de la repré­sen­ta­tion et l’idée d’une pro­duc­tion de la repré­sen­ta­tion par l’orga­nisme. Chez Bergson, le corps ne fait qu’esquis­ser les contours de l’action, en fonc­tion des méca­nis­mes moteurs conser­vés par le cer­veau. S’il rend pos­si­ble la repré­sen­ta­tion, il ne l’expli­que pas. Seule la mémoire, plus ou moins pro­fonde, plus ou indi­vi­duée, du sujet per­ce­vant expli­que le retard et l’indé­ter­mi­na­tion de sa réponse à la situa­tion du monde et, de fait, la pos­si­bi­lité de la repré­sen­ta­tion.

Nous avons dis­tin­gué le sens et le rôle de la refon­da­tion de la phi­lo­so­phie de la connais­sance dans les pen­sées res­pec­ti­ves de Biran et Bergson. La phi­lo­so­phie bira­nienne de la per­cep­tion vise, de manière pro­blé­ma­ti­que, à radi­ca­li­ser la dis­tinc­tion de la vie et de la cons­cience, de l’affec­tion et de la per­cep­tion. La cons­cience motrice per­cep­tive dégage la forme objec­tive du fond indis­tinct du sen­ti­ment de l’exis­tence orga­ni­que. De fait, la phi­lo­so­phie bira­nienne de la per­cep­tion n’étudie pas l’appa­raî­tre pour lui-même, mais en tant qu’il sup­pose l’acte cons­ti­tu­tif de la cons­cience réflexive. La phi­lo­so­phie de la per­cep­tion cons­ti­tue un élément fon­da­men­tal de la psy­cho­lo­gie réflexive et, de fait, de la phi­lo­so­phie de la connais­sance, fondée toute entière sur la pro­duc­tion réflexive des idées. La reconnais­sance des objets, la rémi­nis­cence des idées, le manie­ment du lan­gage arti­culé se fon­dent sur la motri­cité réflexive de la cons­cience. La phi­lo­so­phie berg­so­nienne de la per­cep­tion joue un rôle fon­da­teur dans la cri­ti­que de la méta­phy­si­que sub­stan­tielle que ne joue pas la phi­lo­so­phie bira­nienne de la per­cep­tion. En effet, pour Bergson, les apo­ries des doc­tri­nes de la connais­sance cons­ti­tuent les germes du dua­lisme et du paral­lé­lisme. C’est parce que nous attri­buons au rap­port pra­ti­que du vivant au monde une fina­lité spé­cu­la­tive que nous pen­sons la repré­sen­ta­tion comme une dupli­ca­tion du monde et que, par suite, nous l’ins­cri­vons dans l’âme ou dans le cer­veau. La défi­ni­tion de la per­cep­tion pure comme action et la défi­ni­tion de la per­cep­tion concrète comme arti­cu­la­tion, dans la qua­lité sentie, des ten­sions de durée pro­pres à la cons­cience et à la matière et comme arti­cu­la­tion de la fonc­tion motrice du corps et de la mémoire sub­jec­tive, ne se dis­tin­guent pas de la refon­da­tion du dua­lisme. Ainsi, alors que la théo­rie bira­nienne de la per­cep­tion se pola­rise sur le rôle de la réflexion dans la cons­ti­tu­tion de l’objec­ti­vité, la théo­rie berg­so­nienne de la per­cep­tion se pola­rise sur le rap­port du vivant au monde. Enfin, la phi­lo­so­phie de la per­cep­tion impli­que de dis­tin­guer deux types de connais­sance : la connais­sance pra­ti­que et géné­rale, fondée sur la per­cep­tion et coex­ten­sive à l’intel­li­gence, et la connais­sance spé­cu­la­tive dont l’achè­ve­ment est l’intui­tion, sus­cep­ti­ble d’inté­grer les sou­ve­nirs les plus sin­gu­liers, impli­quant les plans les plus pro­fonds de la mémoire indi­vi­duelle.

Dans un troi­sième moment, nous avons établi les points de conver­gen­ces entre les cri­ti­ques bira­nienne et berg­so­nienne de l’impor­ta­tion des concepts et métho­des des scien­ces objec­ti­ves dans la psy­cho­lo­gie.

Nous avons ana­lysé l’his­toire scien­ti­fi­que, dont le com­men­ce­ment coïn­cide avec la réforme baco­nienne des scien­ces, et la généa­lo­gie psy­cho­lo­gi­que que Biran pro­pose du recou­vre­ment de l’idée de cau­sa­lité réelle par celle de cau­sa­lité ana­lo­gi­que. Pour Biran, en effet, l’idée de cau­sa­lité pro­cède de l’aper­cep­tion immé­diate et indi­vi­duelle de la volonté. Précisément, la science moderne, née du rejet des causes pre­miè­res et res­treinte à l’obser­va­tion, la clas­si­fi­ca­tion et la géné­ra­li­sa­tion des ana­lo­gies phé­no­mé­na­les, conserve une réfé­rence à l’idée pri­mi­tive de cau­sa­lité réelle dans l’idée déri­vée de cau­sa­lité ana­lo­gi­que. De cette ambi­va­lence res­sor­tent le recou­vre­ment de la pre­mière par la seconde et l’idée que l’on pour­rait connaî­tre la pensée, à l’instar des phé­no­mè­nes objec­tifs, à partir de ses effets. Cette confu­sion expli­que la réduc­tion de la pensée à la sen­si­bi­lité qui carac­té­rise la phi­lo­so­phie de Condillac et, fina­le­ment, le projet de connaî­tre la pensée au tra­vers de sa tra­duc­tion, de sa sym­bo­li­sa­tion et de sa repré­sen­ta­tion, soit dans le lan­gage, comme le pré­co­nise l’Idéologie, soit dans les images et les orga­nes du corps. Nous avons donc porté une atten­tion toute par­ti­cu­lière à l’arti­cu­la­tion, dans la cri­ti­que bira­nienne de l’objec­ti­va­tion de la pensée, des concepts d’effet, de signe et de repré­sen­ta­tion. C’est de cette his­toire cri­ti­que que découle la dis­tinc­tion bira­nienne des phé­no­mè­nes objec­tifs, connus selon la méthode ana­lo­gi­que et grâce à l’ima­gi­na­tion, et des actes de la pensée, dont la cause réelle n’est connue que de la réflexion.

En nous fon­dant essen­tiel­le­ment sur l’Essai sur les don­nées immé­dia­tes de la cons­cience et sur l’Evolution créa­trice, nous avons montré que, pour Bergson, la psy­cho­lo­gie objec­tive pro­cède de l’impor­ta­tion des concepts scien­ti­fi­ques fon­da­men­taux : l’ana­lyse et la sym­bo­li­sa­tion, logi­que et spa­tiale ; la quan­ti­fi­ca­tion et la mesure (psy­cho­phy­sio­lo­gie de Fechner) ; l’expli­ca­tion et la pré­vi­sion. Néanmoins, la repré­sen­ta­tion ana­ly­ti­que et spa­tiale de la durée et de la cons­cience tient indis­tinc­te­ment à la cons­cience com­mune, à la méta­phy­si­que et à la science, également impuis­san­tes à saisir la réa­lité du deve­nir et se défaire des cadres pra­ti­ques de l’intel­li­gence.

Nous avons conclu que, pour Biran et Bergson, la pensée ne sau­rait revê­tir le statut d’effet, qu’elle ne sau­rait être expli­quée, ni connue à la manière d’un objet. Nous avons rap­pro­ché leur cri­ti­que de la décom­po­si­tion de la pensée : Biran oppo­sant la décom­po­si­tion ana­lo­gi­que des phé­no­mè­nes objec­tifs en causes et en effets et la cau­sa­lité volon­taire, indé­com­po­sa­ble et réflexive de la pensée ; Bergson oppo­sant la décom­po­si­tion asso­cia­tion­niste de la pensée en une série d’états dis­crets, actuels, déter­mi­nés ou pré­vi­si­bles et l’unité tem­po­relle, mou­vante et indi­vi­duelle de la cons­cience. Nous avons montré qu’ils cri­ti­quaient tous deux le pos­tu­lat, selon lequel la pensée pour­rait être tra­duite et repré­sen­tée grâce à un élément qui lui serait étranger et néan­moins ana­lo­gue, que ce soit l’exten­sion ima­gi­na­ble et orga­ni­que pour Biran, le schème de l’espace et la matière céré­brale pour Bergson, et, enfin, le lan­gage pour les deux phi­lo­so­phes. Nous avons rap­pro­ché leur généa­lo­gie psy­cho­lo­gi­que des concepts scien­ti­fi­ques et de l’objec­ti­va­tion de la pensée : pour Biran, la psy­cho­lo­gie objec­tive pro­cède, en effet, du trans­port de la cau­sa­lité sub­jec­tive et réelle vers l’objec­ti­vité, trans­port, inhé­rent à l’esprit humain et irré­pres­si­ble, puis du trans­port inverse de la cau­sa­lité ana­lo­gi­que vers la sub­jec­ti­vité ; pour Bergson, le schème spa­tial de la connais­sance pra­ti­que et scien­ti­fi­que résulte du déve­lop­pe­ment, dans l’esprit humain, de la fonc­tion de l’intel­li­gence. Enfin, nous avons sou­li­gné qu’en des termes dif­fé­rents chez les deux phi­lo­so­phes, l’iden­tité de la cons­cience et de la volonté fon­dait l’indi­vi­dua­lité de la cons­cience et, par consé­quent, l’hété­ro­gé­néité des phé­no­mè­nes objec­tifs et sub­jec­tifs et des métho­des de connais­sance qui leur sont pro­pres.

Il res­sor­tait de cette ana­lyse de la connais­sance objec­tive et de son impor­ta­tion dans la psy­cho­lo­gie la néces­sité de dis­tin­guer la phi­lo­so­phie et la science. Cette dis­tinc­tion ne pro­cède pas de la dis­tinc­tion de deux natu­res, elle ne pré­cède pas l’expé­rience de la cons­cience. Elle impli­que que l’acte sub­jec­tif de la cons­cience ne peut être connu selon les métho­des des scien­ces objec­ti­ves. Pour Biran, la dis­tinc­tion de la psy­cho­lo­gie et des scien­ces objec­ti­ves se fonde sur la dis­tinc­tion entre la réflexi­vité propre à l’exis­tence sub­jec­tive et la non-coïn­ci­dence du sujet et de l’objet propre à la connais­sance objec­tive. Cette dis­tinc­tion coïn­cide avec la dis­tinc­tion du point de vue sub­jec­tif et du point de vue objec­tif et avec la dis­tinc­tion des facultés de la réflexion et de l’ima­gi­na­tion. Pour Bergson, les objets de la phi­lo­so­phie et de la science cor­res­pon­dent aux direc­tions diver­gen­tes de la cons­cience, que cons­ti­tuent l’esprit et la matière. Les métho­des de la phi­lo­so­phie et de la science cor­res­pon­dent aux dif­fé­rents degrés de la connais­sance que la cons­cience a d’elle-même que cons­ti­tuent l’intui­tion et l’intel­li­gence.

Nous avons montré, dans un qua­trième moment, que l’indi­vi­dua­lité de la cons­cience et l’indi­vi­dua­tion de la pensée cons­ti­tuaient les objets de la psy­cho­lo­gie sub­jec­tive que Biran et Bergson ten­tent de fonder. Ces der­niers défi­nis­sent la cons­cience comme un acte indi­vi­duel, comme un acte de l’indi­vidu, inconce­va­ble en dehors de la réfé­rence à son expé­rience sub­jec­tive et ne pou­vant être décom­posé en éléments, en par­ties ou en états pri­mi­tifs. De fait, la méthode de la psy­cho­lo­gie, oppo­sée à l’intros­pec­tion, se défi­nit par sa coïn­ci­dence avec son objet, l’acte même de penser. La nature active et indi­vi­duelle de la pensée impose de fonder la psy­cho­lo­gie sur l’expé­rience sub­jec­tive de la cons­cience et de faire coïn­ci­der, grâce à la réflexion ou à l’intui­tion, la connais­sance psy­cho­lo­gi­que et la pensée elle-même. Maine de Biran défi­nit la cons­cience comme indi­vi­dua­lité : l’effort pri­mi­tif consiste dans l’acte volon­taire et indé­com­po­sa­ble qui relie deux « termes dis­tincts, mais non sépa­rés », moi et corps. La réflexion redou­ble l’acte de penser qu’elle prend pour terme. De fait, il n’y a pas de sens à conce­voir la pensée et sa cause de manière sépa­rée, de sorte que la pensée cons­ciente ne sau­rait être connue que de l’acte sub­jec­tif, volon­taire et réflexif qui la redou­ble. Pour Bergson, l’indi­vi­dua­lité de la cons­cience tient à sa nature indis­so­lu­ble­ment tem­po­relle et active. Seule l’intui­tion, coïn­ci­dant avec et pro­lon­geant l’acte tem­po­rel et créa­teur de la cons­cience, peut livrer la connais­sance de l’unité mul­ti­ple et orga­ni­que de la cons­cience et de la per­son­na­lité sin­gu­lière du sujet.

Maine de Biran et Bergson oppo­sent à la décom­po­si­tion de la pensée en états men­taux l’indi­vi­dua­lité du fait psy­chi­que lui-même. Pour Biran, la « décom­po­si­tion de la pensée » coïn­cide avec l’indi­vi­dua­tion réflexive des actes de la pensée, ainsi dis­tin­gués des états pas­sifs du sujet aux­quels cor­res­pon­dent affects, sen­sa­tions et sen­ti­ments. Bergson oppose à la com­po­si­tion asso­cia­tion­niste des sen­sa­tions l’acti­vité com­mune à la per­cep­tion et au sou­ve­nir et leur stricte dis­tinc­tion en termes tem­po­rels. De fait, l’ana­lyse berg­so­nienne des faits psy­chi­ques (reconnais­sance, effort, atten­tion, inven­tion) s’effec­tue non pas selon le schéma spa­tial de la décom­po­si­tion asso­cia­tion­niste, mais selon le schéma ver­ti­cal de l’orga­ni­sa­tion inten­sive des plans de cons­cience. Enfin, la tem­po­ra­lité de la cons­cience inter­dit d’en abs­traire un moment, à la manière d’une partie. Elle fait de chaque moment, non pas une adjonc­tion, mais un acte de réor­ga­ni­sa­tion, de créa­tion et d’indi­vi­dua­tion de la cons­cience.

Nous avons montré que la psy­cho­lo­gie sub­jec­tive bira­nienne était struc­tu­rée par l’oppo­si­tion entre la réflexion qui défi­nit la cons­cience sub­jec­tive et la pensée per­son­nelle, d’une part, et, d’autre part, le sen­ti­ment de l’exis­tence qui affecte la cons­cience et sin­gu­la­rise l’indi­vidu mais qui, étranger à la connais­sance réflexive, demeure imper­son­nel. L’indi­vi­dua­lité bira­nienne repose donc sur deux prin­ci­pes oppo­sés d’indi­vi­dua­tion, celui de la volonté et celui de la vie affec­tive. La psy­cho­lo­gie bira­nienne affirme l’irré­duc­ti­bi­lité de la cons­cience à l’affec­ti­vité : la cons­cience active, volon­taire, réflexive et per­son­nelle est étrangère à l’affec­tion. De fait, pour Maine de Biran, lors­que le sujet est affecté, au sens strict il n’est pas cons­cient, ce qui demeure pro­blé­ma­ti­que. La solu­tion bira­nienne consiste à défi­nir l’affec­ti­vité comme la réfrac­tion de la vie orga­ni­que dans la cons­cience et l’incons­cient comme orga­ni­que. De fait, l’expé­rience sub­jec­tive mais imper­son­nelle de l’affec­ti­vité relève du sen­ti­ment immé­diat de l’exis­tence et sa connais­sance res­sort de la connais­sance objec­tive de la phy­sio­lo­gie.

La psy­cho­lo­gie berg­so­nienne défi­nit la durée comme le prin­cipe de l’indi­vi­dua­tion de la cons­cience et pense l’indi­vi­dua­lité comme l’unité d’une his­toire sin­gu­lière. Elle pose les fon­de­ments d’une science intui­tive de l’indi­vi­dua­lité, dont il faut se deman­der si elle ne peut trou­ver sa pleine réa­li­sa­tion que dans l’art, dans le por­trait pic­tu­ral ou lit­té­raire. En sui­vant la cita­tion emprun­tée par Ravaisson à Léonard de Vinci et reprise par Bergson dans La Pensée et le mou­vant, on peut dire que, de la même manière que le dessin cher­che à rendre le ser­pen­te­ment indi­vi­duel de l’être vivant, la psy­cho­lo­gie vise à res­ti­tuer le ser­pen­te­ment indi­vi­duel de chaque homme, sa manière propre de ser­pen­ter dans l’exis­tence.

Pour Bergson, contrai­re­ment à Biran, l’incons­cient est de nature psy­chi­que, puis­que la cons­cience se défi­nit comme une fonc­tion d’inhi­bi­tion et de conser­va­tion des sou­ve­nirs inu­ti­les à l’action pré­sente. En outre, Bergson ins­crit l’affec­ti­vité dans le psy­chisme et dans le champ de la sub­jec­ti­vité. L’affec­ti­vité s’offre, dès lors, à la connais­sance sub­jec­tive, soit sous la forme de la plon­gée intui­tive du sujet dans sa mémoire per­son­nelle, soit sous la forme de la sym­pa­thie avec autrui. De fait, selon des moda­li­tés dif­fé­ren­tes chez Biran et Bergson, la connais­sance d’autrui repose, en der­nier lieu, sur la sym­pa­thie. Enfin, la diver­gence essen­tielle entre les psy­cho­lo­gies bira­nienne et berg­so­nienne réside dans le fait que la coïn­ci­dence de l’intui­tion avec la durée psy­cho­lo­gi­que et la volonté s’enra­cine dans la conti­nuité de l’intui­tion phi­lo­so­phi­que et de l’élan vital et dans la coex­ten­si­vité de la cons­cience et de la vie.

Dans la cin­quième partie de notre tra­vail, nous avons défini les moda­li­tés de l’union de la psy­cho­lo­gie et de la bio­lo­gie décou­lant de la cri­ti­que de l’objec­ti­va­tion de la pensée. Nous avons montré que l’affir­ma­tion de l’auto­no­mie de la psy­cho­lo­gie, loin de l’exclure, exi­geait la connais­sance des condi­tions bio­lo­gi­ques de la cons­cience et de la pensée. Selon nous, l’accent porté par les deux phi­lo­so­phes sur les rela­tions et sur l’union indis­pen­sa­ble de la psy­cho­lo­gie et de la bio­lo­gie et, en par­ti­cu­lier, des scien­ces du cer­veau ne res­sort pas pri­mi­ti­ve­ment du rejet dua­liste de la maté­ria­li­sa­tion de l’esprit, mais de l’expé­rience sub­jec­tive de la vie (expé­rience bira­nienne de la résis­tance du corps propre dans l’effort et du conflit de la volonté et de la vie orga­ni­que ; expé­rience berg­so­nienne de la durée carac­té­ri­sant la vie de la cons­cience et la vie de l’orga­nisme). De fait, la cons­cience ne sau­rait être pensée indé­pen­dam­ment de la connais­sance objec­tive du vivant ; néan­moins, cette der­nière ne sau­rait éluder l’expé­rience sub­jec­tive de la cons­cience incar­née. Ainsi, en des termes dif­fé­rents chez les deux phi­lo­so­phes, la ques­tion des rap­ports de l’esprit et de la matière est pensée à partir de celles des rap­ports de la pensée et de la vie et de l’arti­cu­la­tion du vécu et du vital. La ques­tion de la rela­tion de cau­sa­lité entre la matière orga­ni­que et la cons­cience ne peut être sépa­rée de celle de l’arti­cu­la­tion de l’expé­rience sub­jec­tive du corps et de la vie, d’une part, et de la connais­sance objec­tive du vivant, d’autre part.

Le ques­tion­ne­ment épistémologique de Maine de Biran et de Bergson porte sur le sens que l’on peut donner, en dehors de toute option onto­lo­gi­que, au projet d’expli­quer ou de repré­sen­ter la pensée. La psy­cho­lo­gie sub­jec­tive impli­que que les caté­go­ries d’effet, de pro­duit, d’épiphénomène ou de fonc­tion ne peu­vent être appli­quées à la cons­cience, ni à la pensée. De ce que les phé­no­mè­nes orga­ni­ques cons­ti­tuent les condi­tions de pos­si­bi­lité des phé­no­mè­nes cons­cients et réflé­chis, Maine de Biran refuse de conclure à un lien de cau­sa­lité, voire d’iden­tité entre eux. De la soli­da­rité du cer­veau et de la cons­cience, Bergson refuse de conclure à la cor­res­pon­dance à chaque état céré­bral d’un état mental déter­miné, voire à la pro­duc­tion du second par le pre­mier. Organisme et cons­cience ne peu­vent être reliés selon le schème de la cause et de l’effet. Dans des termes dif­fé­rents chez Biran et Bergson, il ne sau­rait y avoir d’expli­ca­tion de la cons­cience par le vivant, de la sub­jec­ti­vité par l’objec­ti­vité. En outre, la défi­ni­tion de la cons­cience comme un acte indi­vi­duel et indé­com­po­sa­ble inva­lide à la fois la décom­po­si­tion de la pensée en sen­sa­tions et en états men­taux dis­tincts et le projet de repré­sen­ter et de loca­li­ser orga­ni­que­ment la pensée. Les notions d’état et de lieu, pro­pres à la connais­sance objec­tive, ne sont pas homo­gè­nes à celles d’acte et de rela­tion qui fon­dent la psy­cho­lo­gie. Pour Biran, puis­que la pensée est aper­cep­tive et réflexive, puisqu’elle est irré­duc­ti­ble à l’exer­cice de l’ima­gi­na­tion, elle ne sau­rait elle-même être repré­sen­tée, ni ima­gi­née : la réflexion est sans lieu. Pour Bergson, comme on sait, l’obser­va­tion locale des états du cer­veau ne sau­rait livrer la connais­sance des « états » men­taux qui sont censés leur cor­res­pon­dre.

L’union de la psy­cho­lo­gie et de la bio­lo­gie ne se résout pas dans leur uni­fi­ca­tion. Biran et Bergson rejet­tent l’idée d’une confir­ma­tion de la phi­lo­so­phie et de la psy­cho­lo­gie par les scien­ces objec­ti­ves qui équivaudrait à la subor­di­na­tion, voire à la réduc­tion des pre­miè­res par les secondes. Néanmoins, ils conçoi­vent néan­moins la pos­si­bi­lité d’une infir­ma­tion et d’une rec­ti­fi­ca­tion de la phi­lo­so­phie et de la psy­cho­lo­gie par les scien­ces, pos­si­bi­lité qui confère son sens à leurs œuvres et au projet même d’union de la psy­cho­lo­gie et de la bio­lo­gie.

De fait, nous avons montré que Maine de Biran et Bergson confè­rent aux phé­no­mè­nes objec­tifs orga­ni­ques le statut exclu­sif de condi­tions, et non de causes expli­ca­ti­ves de la pensée. En outre, en des termes dif­fé­rents pour chacun d’eux, ils n’attri­buent à la connais­sance objec­tive de l’orga­nisme et, par­ti­cu­liè­re­ment, du sys­tème ner­veux qu’un statut sym­bo­li­que.

Biran dis­tin­gue la cause de la pensée, connue de la réflexion sub­jec­tive et de la seule psy­cho­lo­gie, et les condi­tions ou les cir­cons­tan­ces orga­ni­ques qui la pré­cè­dent et peu­vent être connues, de manière objec­tive, par la phy­sio­lo­gie. La phy­sio­lo­gie peut, à bon droit, pré­ten­dre à la connais­sance des causes des affec­tions ; elle se dis­tin­gue néan­moins de l’expé­rience sub­jec­tive du sen­ti­ment immé­diat de l’exis­tence. En revan­che, les causes de la pensée réflexive et du mou­ve­ment volon­taire demeu­rent hors de la portée de la phy­sio­lo­gie. De fait, dès lors que la cause volon­taire et hyper­or­ga­ni­que de la cons­cience est connue de la réflexion, les phé­no­mè­nes orga­ni­ques et repré­sen­ta­bles, afin de ne pas être pris pour ses causes, doi­vent être consi­dé­rés comme des sym­bo­les des phé­no­mè­nes de la pensée. Nous avons montré que Biran rend hom­mage à la dis­tinc­tion de la vie orga­ni­que et de la vie ani­male de X. Bichat, tout en la cor­ri­geant en fonc­tion de sa propre dis­tinc­tion entre sen­sa­tion et per­cep­tion. De même, contre Bichat, Biran refuse de consi­dé­rer la réac­tion céré­brale comme la condi­tion orga­ni­que du mou­ve­ment volon­taire. Selon lui, seule une action du centre céré­bral peut en être la condi­tion et le sym­bole natu­rel. Enfin, la connais­sance phy­sio­lo­gi­que du mou­ve­ment établit la conti­nuité des mou­ve­ments ins­tinc­tif et volon­taire et elle éclaire les condi­tions de la cons­cience d’effort. Cependant, le point de vue sub­jec­tif permet de connaî­tre la cause hyper­or­ga­ni­que du mou­ve­ment volon­taire et de le dis­tin­guer du mou­ve­ment ins­tinc­tif.

Enfin, à partir de la dis­tinc­tion entre la cau­sa­lité ana­lo­gi­que et la cau­sa­lité réelle, entre la repré­sen­ta­tion imagée et la réflexion et, enfin, entre la décom­po­si­tion objec­tive de l’exten­sion orga­ni­que et la décom­po­si­tion sub­jec­tive et réflexive des facultés psy­cho­lo­gi­ques, Maine de Biran récuse tout projet de défi­ni­tion et de loca­li­sa­tion des facultés psy­cho­lo­gi­ques dans un ou plu­sieurs sièges du cer­veau et toute ten­ta­tive de repré­sen­ta­tion et de lec­ture de la pensée dans l’orga­nisme ou à la sur­face du crâne. Nous avons, de fait, ana­lysé sa cri­ti­que de la phré­no­lo­gie de Gall, de la phy­siog­no­mo­nie de Lavater et de la divi­sion psy­cho­lo­gi­que et céré­brale de Pinel (Observations sur les divi­sions orga­ni­ques du cer­veau consi­dé­rées comme sièges des dif­fé­ren­tes facultés intel­lec­tuel­les et mora­les (1808)).

Nous avons montré que la cri­ti­que de la conser­va­tion céré­brale des sou­ve­nirs (Matière et mémoire) avait pour enjeux, d’une part, de déter­mi­ner le lien entre phi­lo­so­phie asso­cia­tion­niste et hypo­thè­ses neu­ro­lo­gi­ques des loca­li­sa­tions céré­bra­les et, d’autre part, de penser l’unité et l’indi­vi­dua­lité de la mémoire en confor­mité avec les faits neu­ro­pa­tho­lo­gi­ques. Nous avons situé la posi­tion berg­so­nienne dans ces débats, en rap­pe­lant l’his­toire, les concepts et les enjeux de l’asso­cia­tion­nisme (Mill, Bain, Spencer, Jackson). Nous avons rap­pelé son impor­tance dans la psy­cho­lo­gie objec­tive et scien­ti­fi­que de T. Ribot et dans la psy­cho­lo­gie expé­ri­men­tale alle­mande de Helmholtz et de Wundt. Nous avons retracé l’his­toire des doc­tri­nes des loca­li­sa­tions des fonc­tions céré­bra­les à partir de l’asso­cia­tion­nisme évolutif (Spencer, Jackson, Ribot), de la com­pré­hen­sion des impli­ca­tions fonc­tion­nel­les des mala­dies du cer­veau (Bouillaud, Broca ; modè­les asso­cia­tion­nis­tes des apha­sies : Meynert, Wernicke, Bastian) et, enfin, à partir de l’essor de la connais­sance du cortex sen­sori-moteur (Fritsch, Hitzig, Ferrier, Charcot, Munk). Ainsi nous avons pu mon­trer que, pour Bergson, l’asso­cia­tion­nisme psy­cho­lo­gi­que impli­quait l’asso­cia­tion­nisme phy­sio­lo­gi­que. L’acte qui défi­nit la per­cep­tion, la mémoire et la reconnais­sance et la théo­rie des plans de cons­cience impli­quent le rejet de cette double doc­trine. Enfin, dans l’Evolution créa­trice, le cer­veau et le sys­tème ner­veux appa­rais­sent comme l’effet, l’ins­tru­ment de réa­li­sa­tion et le sym­bole de l’indé­ter­mi­na­tion de la cons­cience.

Finalement, chez les deux auteurs, la cri­ti­que de ce que l’on pour­rait appe­ler la « natu­ra­li­sa­tion » de la pensée repose à la fois sur le refus de l’expli­ca­tion de la pensée par l’orga­nisme et sur la cri­ti­que de l’objec­ti­va­tion du corps lui-même. Biran affirme l’iden­tité de la cons­cience et de la volonté et l’irré­duc­ti­bi­lité du corps propre à la connais­sance objec­tive, légi­time pour le seul orga­nisme. Bergson affirme le carac­tère tem­po­rel et indi­vi­duel de la cons­cience et de l’orga­nisme. De fait, la cri­ti­que de l’expli­ca­tion et de la repré­sen­ta­tion orga­ni­ques de la pensée se fonde, chez Biran, sur la dis­tinc­tion de la psy­cho­lo­gie réflexive et des scien­ces objec­ti­ves, et, chez Bergson, sur l’onto­lo­gie spi­ri­tua­liste et vita­liste et sur la dis­tinc­tion des scien­ces de l’inerte et des scien­ces de la vie.

Les psy­cho­lo­gies bira­nienne et berg­so­nienne cher­chent à rendre compte de l’indi­vi­dua­lité de la cons­cience et de la pensée. Il s’agit, pour elles, de s’oppo­ser à l’empi­risme sen­sua­liste et à l’ato­misme asso­cia­tion­niste, accu­sés de réduire le rap­port de la cons­cience au corps et au monde à la pas­si­vité de la sen­sa­tion, de décom­po­ser la pensée en états de cons­cience élémentaires et dis­tincts, de conce­voir et de recher­cher les lois cau­sa­les néces­sai­res pré­si­dant à la com­bi­nai­son de ces états, d’affir­mer leur cor­res­pon­dance avec des états orga­ni­ques ou céré­braux et, enfin, la pos­si­bi­lité de connaî­tre les pre­miers à partir des seconds. Sans rabat­tre les ques­tions posées par la psy­cho­lo­gie actuelle sur les ques­tions sou­le­vées par Biran et Bergson, sans confon­dre phi­lo­so­phie de l’esprit et psy­cho­lo­gie cog­ni­tive, sans occulter enfin la pos­si­bi­lité tech­ni­que dont dis­pose aujourd’hui l’ima­ge­rie fonc­tion­nelle céré­brale de visua­li­ser les phé­no­mè­nes orga­ni­ques qui accom­pa­gnent la pensée, il nous semble que les psy­cho­lo­gies bira­nienne et berg­so­nienne pour­raient four­nir cer­tains repè­res pour la phi­lo­so­phie de l’esprit et la psy­cho­lo­gie. Elles affir­ment que la cons­cience ne peut être conçue, ni connue sans réfé­rence à la sub­jec­ti­vité, ni à la réflexi­vité. Sans l’y réduire, elles défi­nis­sent la cons­cience comme une expé­rience qua­li­ta­tive et affec­tive. Leur concep­tion de la cons­cience comme acte indi­vi­duel rend pro­blé­ma­ti­que sa décom­po­si­tion en états men­taux. Enfin, leur dis­tinc­tion des concepts et métho­des de la psy­cho­lo­gie sub­jec­tive et des scien­ces objec­ti­ves peut servir d’aiguillon à la pro­blé­ma­ti­sa­tion du projet de la natu­ra­li­sa­tion de l’esprit.

Néanmoins, les psy­cho­lo­gies bira­nienne et berg­so­nienne se fon­dent sur des faits sub­jec­tifs dis­tincts, tra­çant, pour notre propre compte, des pers­pec­ti­ves de recher­che dis­tinc­tes. La cri­ti­que bira­nienne de l’objec­ti­va­tion de la pensée repose sur l’expé­rience sub­jec­tive du corps propre. Conscience et pensée relè­vent de la psy­cho­lo­gie sub­jec­tive, parce que la cons­cience consiste dans l’appro­pria­tion du corps propre, qui lui est trans­cen­dant et qui résiste à son effort, et parce que la pensée consiste dans l’acte volon­taire de résis­tance à la menace renou­ve­lée de la sou­mis­sion à la vie des orga­nes, à l’affec­ti­vité, au tem­pé­ra­ment et à l’habi­tude. Par cet acte de penser, de réflé­chir et de résis­ter, l’indi­vidu, encore imper­son­nel, se cons­ti­tue et se réin­vente comme sujet et comme per­sonne. Grâce à cet acte, il s’indi­vi­due plei­ne­ment, se sin­gu­la­rise parmi les autres hommes et, par­tant, il atteint l’uni­ver­selle huma­nité. De fait, l’expé­rience sub­jec­tive du corps propre inter­dit, dans un seul et même geste phi­lo­so­phi­que, la réduc­tion du corps sub­jec­tif au corps objec­tif et orga­ni­que et la réduc­tion de la pensée à une com­bi­nai­son de sen­sa­tions ou de repré­sen­ta­tions déliée de l’acti­vité indi­vi­duelle et indi­vi­duante du sujet. C’est l’expé­rience sub­jec­tive du corps propre qui mani­feste la résis­tance de la cons­cience et du sujet à une appro­che objec­tive.

La psy­cho­lo­gie sub­jec­tive berg­so­nienne s’enra­cine dans l’affir­ma­tion de l’indi­vi­dua­tion de la cons­cience et de la sin­gu­la­ri­sa­tion du sujet en fonc­tion de la durée. De fait, sa portée cri­ti­que se mani­feste dans une phi­lo­so­phie de l’action qui ne cède pas à l’inter­pré­ta­tion ratio­na­liste et indi­vi­dua­liste de l’action. Bergson défi­nit, en effet, l’acte libre comme l’expres­sion la plus ache­vée du style de l’indi­vidu, fidèle à son his­toire et à son affec­ti­vité. Ainsi inven­tion de soi et liberté pro­cè­dent d’une action qui, loin d’y résis­ter, exprime la sin­gu­la­rité affec­tive de l’indi­vidu et qui est sus­cep­ti­ble, par l’émotion qu’elle sus­cite, de porter l’huma­nité vers son accom­plis­se­ment moral. De fait, l’expé­rience sub­jec­tive essen­tielle de la psy­cho­lo­gie berg­so­nienne serait celle de l’action morale. Finalement, la ques­tion de l’indi­vi­dua­lité psycho-bio­lo­gi­que demande de penser les rela­tions de l’affec­ti­vité et de l’éthique, et, au plan épistémologique, de défi­nir l’arti­cu­la­tion des scien­ces du vivant et des scien­ces de la société, des normes vita­les et des normes socia­les.