CERPHI

HDR sou­te­nue le 30 novem­bre 2002 à l’Université de Paris I (Salle Duroselle).

Jury : Didier Deleule, Pierre Macherey, Pierre-François Moreau, André Tosel, Jean Salem

L’esprit de ces recher­ches inti­tu­lées « trois expres­sions de la puis­sance d’agir » n’est pas tant guidé par le souci de la défi­ni­tion d’une vie réus­sie, qui flotte dans l’air du temps, que par des consi­dé­ra­tions inac­tuel­les au sujet de l’échec et du carac­tère iné­vi­ta­ble de la perte, du deuil et de la mort. S’il y a à réus­sir quel­que chose, c’est moins à appren­dre à gagner, du pou­voir, des hon­neurs et des riches­ses qu’à appren­dre à perdre un état ou un être qui vous sont chers. Quelles que soient ses formes, la perte appa­raît comme la limite contre laquelle la puis­sance humaine vient se briser ou du moins se plier aux lois de la néces­sité. Certes, il y a néces­sité et néces­sité, et il ne s’agit pas de confon­dre celle qui est iné­luc­ta­ble et que nous ne pou­vons qu’inter­pré­ter avec celle qui est amé­na­gea­ble et que nous pou­vons trans­for­mer. Si la seconde est sou­vent joyeuse, car il suffit d’avoir appris la sta­tion debout, pour lutter contre elle avec cou­rage et résis­ter quand elle se fait passer pour une fata­lité, en revan­che, la pre­mière est rare­ment exempte d’une tris­tesse qu’il est malaisé d’appri­voi­ser. C’est elle qui de force a retenu au départ mon atten­tion, qui m’a conduite à ren­contrer Spinoza et à m’inter­ro­ger pour savoir s’il n’était pas pos­si­ble de conver­tir l’impuis­sance en puis­sance et de faire de l’écrasement un levier.

Ainsi, aux quatre fameu­ses ques­tions, aux­quel­les se ramène selon Kant le domaine de la phi­lo­so­phie : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espé­rer ? Qu’est-ce que l’homme ?, il faut sub­sti­tuer la seule inter­ro­ga­tion qui vaille à mes yeux : Que puis-je ? ou plutôt que pou­vons-nous ? car elle contient toutes les autres et défi­nit les contours de leurs répon­ses. En effet, qu’est-ce qu’un espoir ou un devoir sans pou­voir ?

C’est pour­quoi toute ma réflexion phi­lo­so­phi­que, vue rétros­pec­ti­ve­ment, se ramène en fait à trois expres­sions de la puis­sance d’agir envi­sa­gée tour à tour sous un angle mental, phy­si­que, et psy­cho­phy­si­que.

I ) PUISSANCE DE L’ESPRIT

La pre­mière de ces expres­sions a trait à l’esprit et concerne l’ana­lyse de la puis­sance éternelle de l’enten­de­ment et de la concep­tion sub specie aeter­ni­ta­tis chez Spinoza. Elle a fait l’objet des tra­vaux publiés sous le titre Sub specie aeter­ni­ta­tis, Etude des concepts de temps, durée et éternité, sur les­quels je ne m’attar­de­rai pas, car ils relè­vent du passé si tant est qu’il soit pos­si­ble de qua­li­fier ainsi des recher­ches por­tant sur l’éternité.

Il s’agis­sait d’élaborer une stra­té­gie du contour­ne­ment de la mort par une médi­ta­tion de l’éternité, et de saisir l’arti­cu­la­tion pro­blé­ma­ti­que entre l’exis­tence actuelle tem­po­relle et l’exis­tence actuelle éternelle de l’homme chez Spinoza. Dans le pro­lon­ge­ment de ces tra­vaux, la réflexion s’est élargie, d’une part, à la ques­tion de savoir dans quelle mesure les idées ina­dé­qua­tes peu­vent elles aussi expri­mer la puis­sance de l’esprit. Cette orien­ta­tion de la recher­che a consisté à déga­ger la posi­ti­vité du faux, notam­ment à tra­vers l’étude des notions de bien et de mal, ou de volonté qui sont cri­ti­quées par Spinoza en vertu de leur carac­tère ina­dé­quat et à faire surgir la puis­sance de l’impuis­sance même. La réflexion, d’autre part, s’est géné­ra­li­sée afin de pren­dre toute la mesure de la puis­sance de l’esprit du spi­no­zisme, de sa fécondité dans le temps, que ce soit à tra­vers une com­pa­rai­son avec la pensée sco­las­ti­que, à tra­vers une confron­ta­tion avec Descartes et Bacon, qui a servi par ailleurs de déto­na­teur pour déve­lop­per des inves­ti­ga­tions sur l’impact du phi­lo­so­phe anglais et de la récep­tion de sa pensée, ou que ce soit à tra­vers l’évaluation de la force de modèle ou de repous­soir du sys­tème, au XIXe siècle chez les catho­li­ques fran­çais, par exem­ple, ou au XXe chez Changeux et Ricoeur au cours de leur dia­lo­gue.

Cette géné­ra­li­sa­tion a été l’occa­sion d’une inter­ro­ga­tion plus fon­da­men­tale sur les rap­ports entre la phi­lo­so­phie et l’his­toire de la phi­lo­so­phie, car elle invi­tait à consi­dé­rer Spinoza non plus sous l’angle d’une ana­lyse interne du sys­tème, mais sous l’angle de son effi­cience et de sa puis­sance actuelle en tant qu’il se prête à une modé­li­sa­tion et permet de nour­rir la réflexion aujourd’hui. C’est dans cet esprit qu’a été conçue la recher­che sur le corps qui fait pen­dant aux inves­ti­ga­tions au sujet de la puis­sance men­tale. En effet, si l’esprit est l’idée du corps, toute médi­ta­tion sur la puis­sance intel­lec­tuelle a pour cor­ré­lat une réflexion sur les apti­tu­des cor­po­rel­les. C’est pour­quoi la seconde expres­sion de la puis­sance d’agir est consa­crée au corps.

II) PUISSANCE DU CORPS

Les tra­vaux publiés sous le titre Le corps, tou­te­fois, n’ont pas pour objet d’ana­ly­ser la concep­tion spi­no­ziste du corps sous tous ses aspects et d’en déployer toutes les impli­ca­tions, mais de l’uti­li­ser comme un modèle et comme un fil conduc­teur pour penser les apti­tu­des phy­si­ques et la cor­po­réité à tra­vers ses mul­ti­ples figu­res. La réflexion porte sur l’examen de l’essence de la cor­po­réité et de sa puis­sance en géné­ral et part du cons­tat para­doxal selon lequel le corps est tout à fait mien, sans être tout à fait moi, il cons­ti­tue à la fois la réa­lité la plus fami­lière et la plus étrange, car il ne se donne ni sur le mode de l’être en soi ni sur le mode de l’être pour soi, mais dans un entre-deux pro­blé­ma­ti­que irré­duc­ti­ble aussi bien à la pure objec­ti­vité qu’à la pure sub­jec­ti­vité.

L’objec­tif prin­ci­pal de la recher­che consiste à défi­nir les fon­de­ments d’une phi­lo­so­phie maté­ria­liste du corps humain, qui évite le double écueil du réduc­tion­nisme de l’esprit à la matière et de l’intel­lec­tua­lisme inhé­rent aux diver­ses onto­lo­gies de la chair. Il se pré­sente comme une alter­na­tive à une appro­che phé­no­mé­no­lo­gi­que qui, pour féconde qu’elle soit, a ten­dance à désin­car­ner le corps sous pré­texte que cer­tai­nes dis­po­si­tions phy­si­ques et ana­to­mi­ques, comme la dif­fé­rence sexuelle, sont acci­den­tel­les et ines­sen­tiel­les et doi­vent être mises entre paren­thè­ses après la réduc­tion qui dis­tin­gue l’empi­ri­que du trans­cen­dan­tal. C’est cette désin­car­na­tion du corps que le recours à un modèle de type spi­no­ziste a pour fonc­tion d’éviter. Bien qu’il pri­vi­lé­gie l’examen de la puis­sance de l’esprit, qu’il se borne à ébaucher une éthique cor­po­relle des­ti­née à chas­ser la mélan­co­lie et à pro­mou­voir une allé­gresse qui pour­rait faire pen­dant à la béa­ti­tude dans le scolie d’Ethique IV, 45, Spinoza fonde la pos­si­bi­lité de penser le corps par le corps. En affir­mant que « l’esprit et le corps c’est un seul et même indi­vidu que l’on conçoit tantôt sous l’attri­but de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue1 » , il abolit le dua­lisme sans pour autant rame­ner le mental au céré­bral et légi­time ainsi une double appro­che de la nature de l’homme. La spé­ci­fi­cité du corps humain peut se com­pren­dre uni­que­ment par réfé­rence à l’étendue et se mani­fes­ter par des carac­té­ris­ti­ques qui dépen­dent exclu­si­ve­ment de cet attri­but, à savoir par son apti­tude à agir et à pâtir d’un très grand nombre de maniè­res qui le dif­fé­ren­cient des autres corps. Spinoza libère la recher­che du pré­sup­posé selon lequel la cons­cience est le fac­teur déter­mi­nant qui dif­fé­ren­cie l’homme de l’animal et permet d’éviter ainsi la confis­ca­tion de l’examen de l’essence du corps au profit d’une orien­ta­tion subrep­tice vers les phé­no­mè­nes men­taux et l’élucidation du mys­tère d’une cons­cience incar­née. En consi­dé­rant, en outre, que tout est néces­saire et que le contin­gent relève uni­que­ment de l’igno­rance humaine, le sys­tème spi­no­ziste n’écarte pas a priori cer­tai­nes déter­mi­na­tions du corps en vertu de leur carac­tère acci­den­tel et pré­sente le mérite d’orien­ter la réflexion sur les apti­tu­des du corps à agir et à pâtir et sur l’ensem­ble de ses affec­tions sans pré­ju­ger de leur valeur, sans les inter­pré­ter au préa­la­ble et consi­dé­rer d’emblée qu’elles sont ines­sen­tiel­les. En somme, si rien n’est contin­gent, il n’y a pas lieu d’opérer de réduc­tion, mais tout est matière à inves­ti­ga­tion sans exclu­sive ni dis­qua­li­fi­ca­tion.

Quels sont alors les résul­tats de cette inves­ti­ga­tion fondée sur un modèle de type spi­no­ziste ?

Ils se mani­fes­tent d’abord par une réo­rien­ta­tion de la méthode de recher­che à deux niveaux. Premièrement, il s’agit de mettre un terme à la que­relle sté­rile qui oppose encore trop sou­vent aujourd’hui his­toire de la phi­lo­so­phie et phi­lo­so­phie géné­rale. A cet effet, la pre­mière partie de l’ouvrage de fac­ture plus clas­si­que que la seconde vise moins à inno­ver qu’à opérer une syn­thèse et à réor­ga­ni­ser des don­nées emprun­tées aux diver­ses doc­tri­nes phi­lo­so­phi­ques afin de mon­trer com­ment l’inté­gra­tion de l’his­toire de la phi­lo­so­phie à la phi­lo­so­phie géné­rale peut s’opérer et contri­buer à la défi­ni­tion de nou­veaux objets phi­lo­so­phi­ques. Ce chan­ge­ment métho­do­lo­gi­que se tra­duit deuxiè­me­ment par une rup­ture avec l’anthro­po­mor­phisme spon­tané qui conduit à iden­ti­fier immé­dia­te­ment le corps au corps humain ; il a pour fonc­tion d’empê­cher que la recher­che se réduise d’emblée au seul examen du corps propre. L’ana­lyse pro­cède ainsi « des corps au corps humain » en explo­rant l’étendue du domaine de défi­ni­tion de la cor­po­réité. Il s’agit d’abord de mettre au jour le jeu de forces à l’œuvre dans la for­ma­tion des corps, d’opérer une dis­tinc­tion entre les dif­fé­rents types d’êtres maté­riels, comme le tas, l’agré­gat, ou l’alliage et de déter­mi­ner si le concept peut s’appli­quer à des êtres imma­té­riels comme le corps spi­ri­tuel ou poli­ti­que. Il s’agit ensuite de déga­ger la spé­ci­fi­cité des corps vivants, leur apti­tude à se refor­mer et à se réfor­mer, et enfin d’exa­mi­ner l’homme, cet animal qui mène une double vie, puis­que son corps est à la fois vivant et vécu et mani­feste la puis­sance d’une cons­cience incar­née. Au-delà du chan­ge­ment métho­do­lo­gi­que, et de ses effets libé­ra­teurs pour la recher­che, les prin­ci­paux résul­tats de l’inves­ti­ga­tion ont trait à la puis­sance pra­ti­que et à la puis­sance sexuelle du corps humain, qui font l’objet de la seconde partie. Ils rési­dent dans la décou­verte et la pro­mo­tion de nou­veaux objets phi­lo­so­phi­ques aussi bien sur le plan tech­ni­que, artis­ti­que et éthique que sur le plan sexuel.

  1. Au niveau technique, l’examen des aptitudes physiques ne s’est pas borné à mettre en évidence la liaison entre le corps en travail et le corps au travail, mais il a privilégié les cas où la puissance est en péril ou semble bornée comme la douleur, la maladie, ou l’impossibilité physique de sortir de son corps. Dans le prolongement des travaux de Mauss, qui définit les techniques du corps comme une forme de dressage visant à accroître ses performances et à renforcer son sang froid, il s’agissait d’élargir la réflexion à des domaines, comme le Body Art ou l’Art charnel, qui renouvellent l’approche corporelle et la représentation des limites de la puissance physique en faisant émerger la force de la faiblesse. Voilà pourquoi l’accent a été mis sur trois figures de cette métamorphose de l’impuissance en puissance, Marina Abramovic, dont les performances dans le Body Art visent à développer la puissance et à faire reculer les limites de la souffrance physique et mentale, Bob Flanagan qui transforme sa maladie en force de vie et supporte l’insupportable grâce des techniques masochistes destinées à lutter contre la douleur par la douleur, Orlan qui, par son Art Charnel, fait éclater les limites de la corporéité en utilisant la chirurgie plastique pour façonner le corps au gré de ses désirs d’identités nomades et dépasser le corps réel vers un corps idéal et virtuel.
  2. Au niveau artistique, il s’agit de non seulement de renouveler l’approche esthétique en attirant l’attention sur de nouveaux objets, comme le Body Art, ou l’art Charnel, déjà mentionnés, mais en apprenant à regarder autrement les arts classiques et en remettant en cause les tentatives traditionnelles de classification qui les hiérarchisent en fonction de leur capacité à manifester l’esprit, et qui privilégient la vue et l’ouïe. Les beaux-arts sont ainsi envisagés à partir de leur rapport au corps et de leur vocation à exprimer ses aptitudes. Cette démarche conduit non seulement à une réévaluation de l’architecture trop souvent vouée à la pesanteur d’un art brut plombé par la matière, mais à la constitution de la danse en objet philosophique. L’accent a été mis tout particulièrement sur l’art chorégraphique de Merce Cunningham dont l’œuvre al’étoffe d’un modèle philosophique, car non seulement il se demande, à l’instar de Spinoza, ce que peut le corps, mais il l’accomplit en ouvrant la danse à l’infinité des combinaisons possibles du mouvement et du repos.
  3. Au niveau éthique, il s’agit de montrer que malgré son ambivalence morale, qui en fait tour à tour un obstacle ou un auxiliaire au service du bien et du mal, le corps joue un rôle décisif dans l’élaboration des valeurs, détermine des règles de vie et des normes communes aux hommes, au-delà d’un simple sensualisme.
  4. L’examen du corps sexué enfin vise à constituer la différence sexuelle en objet philosophique et à fonder une métaphysique des sexes qui échappe au double écueil de la particularité des études féministes et de l’universalisme asexué sous lequel se dissimule souvent l’androcentrisme masculin. Il définit les conditions de possibilité d’un discours sur le corps sexué et récuse l’idée que la spécification du corps humain en masculin et féminin soit un accident sans incidence, pour montrer qu’elle joue au contraire un rôle décisif dans la constitution de l’être pour soi et de l’être pour autrui. L’analyse du corps sexué débouche ainsi, d’une part, sur l’élimination de toute une série de catégories écrans, comme l’égalité, l’inégalité, l’activité, la passivité, le manque qui ne sont que des interprétations confuses projetées sur la différence sexuelle, d’autre part sur la définition d’une ontologie du corps féminin qui est le point de départ nécessaire de toute pensée de l’être avec autrui. Qui que nous soyons, nous naissons d’une femme, et nous prenons corps en elle, de sorte que nous sommes originellement intimement unis à autrui. L’altérité ne se manifeste pas d’abord par la séparation et l’extériorité des corps, mais se constitue à partir de leur union et de leur intériorité. Le corps féminin est la matrice d’une altérité qui se développe en lui sans être lui. C’est pourquoi, la question fondamentale est moins celle du solipsisme, de la solitude originelle et du rapprochement des êtres que celle de la bonne distance permettant d’échapper à la fusion, à la répétition du même et à la négation de l’altérité.

En défi­ni­tive, l’examen des apti­tu­des du corps sous un angle maté­ria­liste a permis de com­pren­dre com­ment les corps sont unis et se défi­nis­sent par un jeu de rela­tions et d’affec­tions mutuel­les. Il a fait émerger le carac­tère cen­tral de la capa­cité du corps à mou­voir et à émouvoir, à affec­ter et à être affecté qui est le cor­ré­lat de l’apti­tude de l’esprit à penser.

Mais, après avoir exa­miné tour à tour les apti­tu­des men­tale et phy­si­que de l’homme, il est apparu néces­saire de dépas­ser le carac­tère uni­la­té­ral de chaque dis­cours et de res­sai­sir dans un der­nier temps la puis­sance d’agir dans son unité, en embras­sant à la fois le corps et l’esprit dans un dis­cours tiers qui exprime leur cor­ré­la­tion et leur iden­tité onto­lo­gi­que.

III) PUISSANCE DES AFFECTS.

La recher­che de ce dis­cours tiers prend appui sur un examen de la partie III de l’Ethique qui sert de modèle, parce qu’elle donne à voir l’unité psy­cho­phy­si­que de l’homme, à tra­vers les affects. En effet, l’affect chez Spinoza com­prend par défi­ni­tion une affec­tion du corps, et en même temps une idée de cette affec­tion. Il relate l’his­toire de la puis­sance d’agir en tant qu’elle est modi­fiée selon les quatre moda­li­tés fon­da­men­ta­les de l’aug­men­ta­tion, de la dimi­nu­tion, de l’aide ou de la contra­riété. L’affect de par son statut psy­cho­phy­si­que permet d’éclairer la nature de l’union de l’esprit et du corps, car il donne lieu à un dis­cours mixte qui exprime la cor­ré­la­tion entre les apti­tu­des phy­si­ques et men­ta­les. Cet inté­rêt pour la ques­tion des affects se mani­fes­tait déjà dans l’opus­cule inti­tulé Le désir. Mais le carac­tère intro­duc­tif de cet ouvrage de phi­lo­so­phie géné­rale sous-tendu par un modèle spi­no­ziste ne per­met­tait pas de mener à bien une réflexion de fond sur ce sujet

La reprise de l’ana­lyse des affects dans le cadre de l’Ethique III vise à appré­hen­der la puis­sance du corps et l’esprit de concert, et à révé­ler le carac­tère mutilé et confus de la doc­trine du paral­lé­lisme à partir de laquelle les com­men­ta­teurs tra­di­tion­nel­le­ment se repré­sen­tent l’union psy­cho­phy­si­que chez Spinoza. Non seu­le­ment ce terme, qui appa­raît sous la plume de Leibniz pour qua­li­fier sa propre concep­tion de l’union, est importé dans le sys­tème, mais il est inu­tile, puis­que Spinoza recourt au concept d’égalité pour expri­mer le fait qu’en Dieu et en l’homme la puis­sance de penser va de pair avec la puis­sance d’agir, et qui plus est, il est fort incer­tain. Le main­tien du concept de paral­lé­lisme en lieu et place de celui d’égalité est source d’erreurs pour plu­sieurs rai­sons. Premièrement, l’assi­mi­la­tion de l’iden­tité entre l’ordre des idées et l’ordre des choses, entre l’esprit et le corps, à un sys­tème de paral­lè­les conduit à penser la Nature sur le modèle d’un plan dans lequel se jux­ta­po­sent une plu­ra­lité, voire une infi­nité de lignes non sécan­tes. Or le corps et l’esprit ne sont pas super­po­sés en l’homme comme des paral­lè­les, mais dési­gnent une seule et même chose expri­mée de deux maniè­res Ainsi, la repré­sen­ta­tion de séries linéai­res ne res­ti­tue guère l’unité de l’indi­vidu et de sa cons­ti­tu­tion.

Deuxièmement, la doc­trine du paral­lé­lisme pré­sup­pose que les diver­ses expres­sions d’une même chose dans chaque attri­but vont dans le même sens et ne peu­vent diver­ger. Or, ce n’est pas tou­jours vrai, comme le montre l’ana­lyse spi­no­ziste des erreurs qui témoi­gnent d’une diver­gence entre ce qui se passe dans l’esprit et ce qui se passe dans le corps. L’erreur selon Spinoza consiste la plu­part du temps dans l’écart entre ce que l’homme pense et ce qu’il dit ou écrit. Elle mani­feste une dis­tor­sion entre les idées et les mots, autre­ment dit, entre un mode de la pensée et un mode de l’étendue. Si elle semble davan­tage appro­priée pour expri­mer la cor­res­pon­dance entre l’ordre des idées adé­qua­tes et celui des affec­tions du corps, la doc­trine du paral­lé­lisme reste donc extrê­me­ment réduc­trice.

Elle conduit troi­siè­me­ment à se préoc­cu­per uni­que­ment des homo­lo­gies et des cor­res­pon­dan­ces biu­ni­vo­ques entre les idées et les choses, l’esprit et le corps, et elle masque la nature spé­ci­fi­que de l’expres­sion chez Spinoza. Elle incite en effet à penser les diver­ses expres­sions moda­les selon un schéma linéai­re­ment iden­ti­que et tend à réduire l’unité à l’uni­for­mité. Hormis leur posi­tion dans l’espace, les lignes paral­lè­les sont simi­lai­res et inter­chan­gea­bles. Tout se passe alors comme si la Nature était condam­née à une écholalie sans fin, à une per­pé­tuelle répé­ti­tion du même dans chaque attri­but. Or si le corps et l’esprit sont une seule et même chose expri­mée de deux maniè­res, les deux expres­sions ne sont pas néces­sai­re­ment des répli­ques à l’iden­ti­que l’une de l’autre, mais pos­sè­dent leur puis­sance spé­ci­fi­que.

L’examen de la partie III de l’Ethique révèle ainsi que l’ordre et la connexion des idées des affec­tions a beau être le même que l’ordre et la connexion des affec­tions du corps, l’affect ne concerne pas néces­sai­re­ment le corps et l’esprit de la même manière, de sorte que l’un peut être davan­tage impli­qué dans sa cons­ti­tu­tion que l’autre. Si l’affect com­porte deux faces, il n’est pas tout d’une pièce ; son aspect phy­si­que et son aspect mental n’ont pas tou­jours la même impor­tance et ne se recou­vrent pas terme à terme, selon une cor­res­pon­dance biu­ni­vo­que. Ainsi l’affect peut concer­ner prin­ci­pa­le­ment le corps, comme c’est le cas de la mélan­co­lie, de l’allé­gresse, de la dou­leur ou du cha­touille­ment, étant entendu que l’esprit en a une idée. Il peut concer­ner prin­ci­pa­le­ment l’esprit, comme c’est le cas de la satis­fac­tion d’esprit (satis­fac­tio mentis) ou de l’amour intel­lec­tuel de Dieu qui se rap­porte à l’esprit sans rela­tion à l’exis­tence pré­sente du corps. Il peut également concer­ner les deux et se rap­por­ter à l’homme, comme c’est le cas du désir de la joie et de la tris­tesse, tels qu’ils sont défi­nis à la fin de la partie III de l’Ethique.

Dire que l’affect impli­que « une affec­tion qui aug­mente ou dimi­nue, aide ou contra­rie la puis­sance d’agir du corps et en même temps (et simul) une idée cette affec­tion », c’est invi­ter à le penser comme une réa­lité cons­ti­tuée soit par des états cor­po­rels et intel­lec­tuels conjoints soit par des états cor­po­rels ou men­taux dis­joints, étant entendu qu’ils ont tou­jours un cor­ré­lat, et qu’à tout affect du corps cor­res­pond une idée, et qu’à tout affect de l’esprit, une déter­mi­na­tion du corps. Tout comme l’affec­tion, l’affect peut donner lieu à trois types de dis­cours : psy­cho­phy­si­que, psy­chi­que, phy­si­que, selon qu’il est rap­porté à la fois à l’esprit et au corps, à l’esprit seul, ou au corps seul.

S’il existe non seu­le­ment des affects du corps et de l’esprit, mais également des affects du corps ou de l’esprit, il ne faut pour­tant pas accu­ser la dif­fé­rence entre eux, et croire que le dis­cours mixte se ramène par­fois à un long mono­lo­gue phy­si­que ou mental. En réa­lité, tout dis­cours sur les affects est tou­jours dans une cer­taine mesure d’essence psy­cho­phy­si­que. Si allé­gresse et mélan­co­lie, dou­leur et cha­touille­ment s’enra­ci­nent dans le corps, ils s’accom­pa­gnent néces­sai­re­ment de réper­cus­sions men­ta­les, de sorte que le dis­cours phy­si­que sur ces affects n’exclut pas des consi­dé­ra­tions sur l’esprit, mais les intè­gre à titre de cor­ré­lat. En effet, "toute chose qui aug­mente ou dimi­nue, aide ou contra­rie la puis­sance d’agir du corps, l’idée de cette chose aug­mente ou dimi­nue, aide ou contra­rie la puis­sance de penser de l’esprit ». Du même coup, toute allé­gresse ou toute mélan­co­lie est néces­sai­re­ment escor­tée de joie ou de tris­tesse men­tale. C’est pour­quoi le dis­cours concer­nant ces affects du corps reste tou­jours mixte. Par consé­quent, qui­conque envi­sage uni­que­ment leur mode de cons­ti­tu­tion les rap­por­tera au corps ; qui­conque, au contraire, se place au niveau de la puis­sance d’agir de l’homme tout entier, les rap­por­tera au corps et à l’esprit. Réciproquement, les affects men­taux ne font pas tota­le­ment abs­trac­tion du corps. Les actions, comme l’amour intel­lec­tuel de Dieu ont beau exclure la réfé­rence à l’exis­tence actuelle pré­sente du corps, elles n’en impli­quent pas moins un rap­port à lui, car l’esprit reste une idée qui exprime l’essence du corps sous l’aspect de l’éternité.

Loin d’être mono­li­thi­que, le dis­cours mixte épouse une plu­ra­lité de formes et exprime les varia­tions des rap­ports entre le corps et l’esprit selon qu’ils jouent tour à tour un rôle pré­do­mi­nant ou équivalent dans la for­ma­tion des divers affects. Il com­prend toutes les nuan­ces de la palette qui va de la réfé­rence prin­ci­pale et prin­ci­pielle à l’esprit ému par l’amour intel­lec­tuel de Dieu, ou au corps titillé par le cha­touille­ment ou tor­turé par la dou­leur, en pas­sant par des affects inter­mé­diai­res qui mobi­li­sent plus ou moins l’un que l’autre.

L’égalité entre la puis­sance de penser et la puis­sance d’agir n’a donc rien d’une répli­ca­tion mono­tone et mono­corde, elle admet du jeu dans les émotions selon qu’elles sont conçues sub specie cor­po­ris ou sub specie mentis. C’est pour­quoi en défi­ni­tive l’examen des affects invite à rompre avec un paral­lé­lisme som­maire et à pro­mou­voir une égalité expres­sive de la diver­sité modale du corps et de l’esprit. Il éclaire en retour la doc­trine de l’expres­sion en mon­trant qu’elle ne cons­ti­tue nul­le­ment une répli­que à l’iden­ti­que des modes de l’étendue et de la pensée, mais qu’elle déploie la richesse et la variété de leur puis­sance propre au sein de chaque attri­but. C’est cette richesse d’expres­sion que ces trois varia­tions de la puis­sance d’agir se sont effor­cés d’appro­cher en défi­nis­sant avec et au-delà de Spinoza, une phi­lo­so­phie de l’éternité, une phi­lo­so­phie de la cor­po­réité, une phi­lo­so­phie de l’affec­ti­vité.

Ethique II XXI, scolie