CERPHI

La ques­tion du deve­nir actif chez Spinoza se trouve confron­tée à deux pro­blè­mes connexes. D’une part, com­ment, dans une onto­lo­gie déter­mi­niste, où chaque mode fini est déter­miné à exis­ter et à opérer par un autre mode fini, conce­voir la pos­si­bi­lité de l’acti­vité modale ? Si tout mode fini est chose contrainte, com­ment peut-il deve­nir la cause adé­quate ou totale de ses effets ? D’autre part, pour­quoi, dans une phi­lo­so­phie de l’imma­nence, où le bien ne vaut que par son uti­lité pour celui qui en jouit, s’effor­cer de passer de la pas­si­vité à l’acti­vité ? La pas­si­vité est-elle néces­sai­re­ment triste ? Ne peut-elle, par elle-même, suf­fire à notre bon­heur ?

Pour trai­ter ces pro­blè­mes, il faut s’inter­ro­ger sur ce que signi­fie cette impuis­sance qui carac­té­rise la pas­si­vité de tout mode fini, à com­men­cer par l’esprit et le corps humains. D’abord, la ques­tion se pose de savoir com­ment com­pren­dre cette néga­tion de puis­sance au plan onto­lo­gi­que : dans la mesure où l’homme est une modi­fi­ca­tion pré­cise et déter­mi­née de Dieu, et où Dieu est la puis­sance abso­lu­ment infi­nie et agis­sante, l’être du mode, même fini, peut-il être appré­hendé autre­ment que comme pure posi­ti­vité ? Si notre essence est puis­sance d’agir, l’impuis­sance qui défi­nit notre pas­si­vité est-elle pour nous autre chose qu’une déno­mi­na­tion extrin­sè­que ? Dès lors la ques­tion se pose – au niveau exis­ten­tiel – de savoir si cette impuis­sance est res­sen­tie comme telle lors­que nous sommes pas­sifs, c’est-à-dire conduits par les causes exté­rieu­res : y a-t-il pour nous une fon­cière insa­tis­fac­tion à être pas­sifs ?

L’acti­vité certes ne sau­rait rele­ver que du désir et de la joie, puisqu’aucun effet s’expli­quant à tra­vers notre seule nature ne peut nous être contraire. Mais la pas­si­vité, quant à elle, ne sau­rait se réduire à la seule tris­tesse ; bien au contraire, elle est sou­vent joyeuse, et s’accom­pa­gne par consé­quent de satis­fac­tion (acquies­cen­tia). Comment dès lors conce­voir la néces­sité éthique du pas­sage de la pas­si­vité à l’acti­vité ? La ques­tion de la pas­si­vité joyeuse permet de poser le pro­blème dans sa dimen­sion la plus para­doxale : en tant que joie, elle est aug­men­ta­tion de notre puis­sance d’agir ; en tant que pas­si­vité, elle est néga­tion de cette même puis­sance. Comment le com­pren­dre ?

On a pu dire, pour rendre compte de cette néga­tion de puis­sance qui fait notre pas­si­vité (triste ou joyeuse), que l’homme passif est un homme séparé de ce qu’il peut (G. Deleuze), aliéné au sens non seu­le­ment de dépen­dant des causes exté­rieu­res, mais aussi d’étranger à lui-même (A. Matheron). L’homme vivant en régime de pas­si­vité serait un être dont l’exis­tence n’est pas en accord avec l’essence : un être qui ne réa­li­se­rait pas pour lui-même toute la puis­sance qui le défi­nit en lui-même. Ainsi, penser le pas­sage de la pas­si­vité à l’acti­vité signi­fie­rait penser le pas­sage de l’en soi au pour soi de la puis­sance : ce serait penser que la puis­sance, telle qu’elle est en elle-même, n’accède pro­gres­si­ve­ment à la pleine et entière acti­vité que lorsqu’elle devient puis­sance pour elle-même. En somme, le pas­sage de la pas­si­vité à l’acti­vité devrait être lu comme le pas­sage d’une puis­sance sépa­rée de ce qu’elle peut à une puis­sance maî­tresse d’elle-même : deve­nir actif, ce serait pren­dre pos­ses­sion de sa puis­sance, avoir la puis­sance de sa puis­sance.

Or, il faut se deman­der si nous devons véri­ta­ble­ment conce­voir, à l’inté­rieur de la puis­sance humaine, une béance ou une scis­sion pour penser la pas­si­vité, et la néces­sité éthique du deve­nir actif : une telle inter­pré­ta­tion ne revient-elle pas fon­da­men­ta­le­ment à réin­tro­duire, au cœur du mode, la trans­cen­dance, la fina­lité et la poten­tia­lité qui ont pour­tant été congé­diées par l’onto­lo­gie spi­no­ziste et son cor­ré­lat, la morale du juge­ment ? Si la puis­sance essen­tielle dési­gne l’hori­zon duquel, dans la vie pas­sive, la puis­sance exis­ten­tielle est sépa­rée, alors le devoir-être n’est plus exté­rieur mais inté­rieur au mode : à la limite, il peut même être perçu comme la fin tou­jours-déjà-là à laquelle est convo­quée l’exis­tence qui, dans la pas­si­vité, est à peine capa­ble d’enten­dre l’appel. L’essence humaine serait désir parce que l’indi­vidu passif, éloigné de son degré maxi­mum de puis­sance, s’effor­ce­rait de le rejoin­dre. Le cona­tus aurait pour " projet " le plein et entier accom­plis­se­ment de tout ce qu’il peut.

La thèse de notre tra­vail est dès lors la sui­vante : penser la néces­sité du deve­nir actif en allant, autant que nous le pou­vons, jusqu’au bout de l’idée que chez Spinoza nul n’est jamais séparé de ce qu’il peut. L’homme est tou­jours aussi par­fait qu’il peut l’être ; sa puis­sance d’agir est en elle-même tout ce qu’elle est pour elle-même.

Nous déve­lop­pons cette thèse en six cha­pi­tres.

Dans le pre­mier cha­pi­tre, nous exa­mi­nons, en la confron­tant aux concep­tions aris­to­té­li­cienne, leib­ni­zienne et car­té­sienne, la concep­tion spi­no­ziste du rap­port entre la puis­sance et l’agir de Dieu, et met­tons en valeur l’idée, chez Spinoza, d’un " épuisement " de la puis­sance divine dans son agir : bien loin que cet épuisement signi­fie un appau­vris­se­ment de la puis­sance, il expli­que au contraire la pro­duc­ti­vité tota­le­ment agis­sante de toute essence, divine ou modale. Sont alors élucidés les rap­ports entre essence et exis­tence moda­les : celles-ci ne sau­raient cons­ti­tuer deux mondes figés et hié­rar­chi­sés. Certes, l’état d’exis­tence du mode fini, c’est-à-dire le fait qu’il com­mence et conti­nue à exis­ter un cer­tain temps, se com­prend à partir de la série infi­nie des causes finies. Mais cet état d’exis­tence impli­que en lui-même un acte d’exis­ter, c’est-à-dire une force d’exis­ter qui fait l’essence du mode : essence et exis­tence, dans le mode, peu­vent être dis­tin­guées ; cette dis­tinc­tion ne signi­fie pas pour autant que le mode, dans son exis­tence, puisse être séparé de son essence. Dans cette pers­pec­tive, est étudiée la défi­ni­tion de l’agir et du pâtir humains (E, III, déf. 2) : en insis­tant sur le fait que la pas­si­vité relève encore d’une effec­ti­vité réelle, quoi­que par­tielle, nous sou­li­gnons l’ori­gi­na­lité de la concep­tion spi­no­ziste de l’action et de la pas­sion moda­les.

Si la puis­sance d’agir de l’homme est sans reste, sans réserve, com­ment alors penser la pos­si­bi­lité de son deve­nir actif : com­ment, dans une onto­lo­gie " pleine ", sans arrière-fond de puis­sance inac­tua­li­sée, envi­sa­ger le pas­sage de la pas­si­vité à l’acti­vité ? C’est à ce pro­blème qu’est consa­cré notre deuxième cha­pi­tre, qui montre notam­ment que la contrainte entre les modes finis ne cons­ti­tue pas un obs­ta­cle à leur deve­nir actif : au contrainte, elle est le milieu dans lequel agit leur com­mu­nauté, uni­ver­selle ou propre. Sont consi­dé­rés alors les niveaux de conve­nance exis­tant entre les modes, à partir des­quels se com­prend la cons­ti­tu­tion de l’acti­vité humaine ration­nelle.

Cependant, dans la mesure où cette acti­vité de l’esprit humain ne peut être plei­ne­ment appré­hen­dée qu’à tra­vers la consi­dé­ra­tion de l’acti­vité de son objet – le corps –, est alors tra­vaillée la ques­tion du deve­nir actif pro­pre­ment cor­po­rel. A cette fin, notre troi­sième cha­pi­tre défi­nit d’abord ce qu’il faut enten­dre par " apti­tude " à être affecté et à affec­ter, en rap­port avec la ques­tion de l’acti­vité réelle (ou poten­tielle) des pro­prié­tés du corps humain. Il dis­tin­gue ensuite entre la dimen­sion phy­si­que et la dimen­sion affec­tive du corps, pour mon­trer que c’est à cette der­nière qu’est posée la ques­tion éthique du pas­sage de la pas­si­vité à l’acti­vité. Nous inter­ro­geons alors cer­tai­nes inter­pré­ta­tions de l’acti­vité cor­po­relle (W. Bartuschat, A. Matheron) et mon­trons en quoi l’apti­tude du corps à être affecté d’une mul­ti­pli­cité de façons à la fois est cons­ti­tu­tive du deve­nir actif du corps affec­tif.

Nous sommes alors conduit, dans un qua­trième cha­pi­tre consa­cré à ce que nous pou­vons appe­ler une " théo­rie de l’occu­pa­tion de l’esprit ", à dis­tin­guer entre d’une part la pensée plu­rielle simul­ta­née, qui défi­nit l’acti­vité men­tale de com­pré­hen­sion des rap­ports entre les choses, et d’autre part la pensée fixe obses­sion­nelle, qui défi­nit la pas­si­vité men­tale par excel­lence. A partir d’une ana­lyse du pro­lo­gue du TRE, nous mon­trons com­ment le concept de " dis­trac­tion " permet à Spinoza, selon nous, de penser un empê­che­ment d’agir qui n’est pas res­senti comme tel : les hommes sont dis­traits par la recher­che des biens ordi­nai­res (hon­neurs, argent, plai­sirs), qu’ils se repré­sen­tent comme sou­ve­rains biens. A la lumière de cette ana­lyse, se com­prend alors la néga­tion de puis­sance propre à la pas­si­vité joyeuse : nos amours ordi­nai­res sont des amours qui nous dis­traient, et cette dis­trac­tion, bien loin de nous faire consi­dé­rer notre mal­heur, nous jette la plu­part du temps dans les com­por­te­ments les plus des­truc­teurs. Cette pas­si­vité de la dis­trac­tion peut alors être rap­por­tée à la figure, pré­sente dans l’Ethique, de l’admi­ra­tion. A tra­vers une confron­ta­tion des concep­tions car­té­sienne et spi­no­ziste de l’admi­ra­tion, nous mon­trons que celle-ci ne sau­rait cons­ti­tuer chez Spinoza la pas­sion de notre sou­ve­rain bien : l’admi­ra­tion n’est pas une affect pour Spinoza, car il n’existe rien qui soit hors du commun et qui nous affec­te­rait. L’admi­ra­tion est une figure de la pas­si­vité sans être une figure de l’affec­ti­vité : elle est la figure de la pas­si­vité par excel­lence. Nous exa­mi­nons alors quels en sont les effets cog­ni­tifs, notam­ment dans la genèse des notions uni­ver­sel­les.

Notre cha­pi­tre V appro­fon­dit ensuite les consé­quen­ces de l’admi­ra­tion sur l’affec­ti­vité pas­sion­nelle, et se demande dans quelle mesure un désir d’acti­vité peut naître au sein même de cette pas­si­vité. Ce désir ne peut être com­pris qu’en rap­port avec la cons­ti­tu­tion d’un " modèle de la nature humaine ", qui nous déter­mine à penser la double dimen­sion de la raison : pres­crip­tive et expli­ca­tive. Un tel modèle permet, d’une part, de défi­nir en quel sens nous pou­vons être dits sépa­rés de notre essence : ce n’est que par rap­port à une norme exté­rieure de per­fec­tion, expli­ci­te­ment défi­nie comme telle, que nous pou­vons nous consi­dé­rer comme en deçà de notre puis­sance. Cette norme exté­rieure permet d’autre part de dres­ser le por­trait de l’ennemi que doit com­bat­tre tout désir d’acti­vité : à savoir " l’affect qui adhère tena­ce­ment ", c’est-à-dire l’affec­ti­vité pas­sion­nelle pos­sé­dant la struc­ture même de la dis­trac­tion men­tale. Une telle affec­ti­vité équivaut en effet à un inves­tis­se­ment total de la puis­sance cor­po­relle et men­tale dans une idée et une image sin­gu­liè­res, de telle sorte que toutes les actions psycho-phy­si­ques de l’homme sont sur­pas­sées. Dans le lan­gage de Canguilhem, dont nous mon­trons la proxi­mité avec la pensée de Spinoza, nous pou­vons dire que c’est la nor­ma­ti­vité du cona­tus qui est réduite : la pas­si­vité n’est pas absence de normes, mais pola­ri­sa­tion de l’effort de vie selon cer­tai­nes normes affec­ti­ves qui absor­bent, sans que nous ne le res­sen­tions, notre puis­sance d’agir.

Pour lutter contre l’affec­ti­vité pas­sion­nelle contraire à notre nature, il faut donc entre­pren­dre de détruire l’ima­gi­naire admi­ra­tif qui la cons­ti­tue. Le pre­mier moment de notre sixième et der­nier cha­pi­tre déve­loppe alors ce qu’il en est de la puis­sance – et de l’impuis­sance – de la Raison dans cette lutte contre les pas­sions : com­ment devons-nous com­pren­dre l’intel­li­gence de notre propre affec­ti­vité ? Comment passer de nos amours pas­si­ves à l’amour actif de Dieu ? L’enjeu est de réfor­mer l’ima­gi­na­tion, en ratio­na­li­sant l’ima­gi­naire et en ima­gi­nant le ration­nel. A l’ima­gi­na­tion obses­sion­nelle des biens ordi­nai­res se sub­sti­tue une nou­velle occu­pa­tion de l’esprit : une occu­pa­tion par l’idée adé­quate de Dieu, qui n’équivaut plus à une dis­trac­tion, mais à une com­pré­hen­sion de la com­mu­nauté agis­sante et néces­saire cons­ti­tu­tive de notre affec­ti­vité. Le second moment de notre der­nier cha­pi­tre se confronte alors au pro­blème non plus de notre acti­vité dans la pas­si­vité, mais de notre acti­vité éternelle. Il montre que lors­que nous nous connais­sons intui­ti­ve­ment, nous et les autres, nous ne pou­vons plus nous penser comme finis : nous nous com­pre­nons, nous avec les autres, comme unis à Dieu de telle sorte que notre être est appré­hendé comme pure posi­ti­vité. La pra­ti­que affec­tive d’une telle connais­sance est un amour éternel : la béa­ti­tude. Mais alors se pose la ques­tion de savoir com­ment com­pren­dre que nous puis­sions vrai­ment naître à la béa­ti­tude ? Comment ne pas penser que la per­fec­tion de notre béa­ti­tude, si elle est éternelle, est tou­jours déjà pré­sente à même notre exis­tence dans la durée ? Avec la ques­tion du deve­nir actif éternel, se pose ainsi, de la manière la plus aiguë qui soit, le pro­blème qui tra­vaille notre thèse : pou­vons-nous véri­ta­ble­ment faire l’économie de la dis­tinc­tion entre d’une part ce que nous sommes ici et main­te­nant, et d’autre part ce que nous pou­vons éternellement, si nous vou­lons com­pren­dre l’accès à notre acti­vité éternelle ? Nous mon­trons que le deve­nir actif, dès lors qu’il se pense en termes d’éternité, ne peut en fait que rele­ver de la fic­tion. Mais cette fic­tion, bien loin de signer la faus­seté d’un tel deve­nir, est en vérité ce qui l’accom­plit réel­le­ment : la fic­tion du deve­nir actif éternel engen­dre effec­ti­ve­ment ce qui " après coup " ne peut plus être pensé comme deve­nir. L’effort suprême pour deve­nir actif réa­lise une acti­vité éternelle qui ne peut plus être conçue en termes d’effort : l’acti­vité en deve­nir se réa­lise, à tra­vers la fic­tion, dans l’affir­ma­tion éternelle d’une acti­vité " en repos " – acquies­cen­tia in se ipso.