CERPHI

Thèse sou­te­nue le 17 décem­bre 2001 à l’Université de Nanterre

Jury : Messieurs Étienne Balibar, Didier Deleule, Michel Malherbe, Pierre-Francois Moreau, Jean-Fabien Spitz.

"L’auto­ré­gu­la­tion chez Hume", c’est le titre de ma thèse. Je veux pré­ci­ser d’emblée que la thèse de ma thèse, c’est ce même titre. Car la notion d’auto­ré­gu­la­tion n’est évidemment pas une notion de l’auteur, je l’importe de la cyber­né­ti­que et de la bio­lo­gie revi­si­tée par la théo­rie des sys­tè­mes, en sorte que je n’ai pas eu à mon­trer – comme cela aurait été le cas si j’avais fait une thèse sur "la fic­tion chez Hume" ou sur "la com­pa­rai­son chez Hume" – en quoi et pour­quoi une notion appa­rem­ment péri­phé­ri­que de l’auteur devrait être placée, quoiqu’il en ait, au centre de son sys­tème. La notion d’auto­ré­gu­la­tion n’est pas un concept humien, c’est moi qui l’intro­duis dans l’œuvre de Hume, et la thèse consiste à mon­trer, pour le dire rapi­de­ment et un peu naï­ve­ment, que chez Hume une telle notion fonc­tionne, qu’elle "marche". Mais à vrai dire mon ambi­tion n’était pas seu­le­ment de mon­trer qu’on peut intro­duire la notion d’auto­ré­gu­la­tion dans l’œuvre de Hume et qu’on a quel­que chose à y gagner. Mon ambi­tion était de mon­trer, encore et sur­tout, que l’auto­ré­gu­la­tion en un sens doit y être intro­duite, puisqu’à mes yeux – et c’est ce dont je vou­lais convain­cre – elle y sourd et elle y tra­vaille.

C’est le repé­rage d’une struc­ture qui fait retour dans le Traité – celle du chan­ge­ment de direc­tion spon­tané de cer­tains prin­ci­pes de la nature humaine – qui m’a sinon convain­cue d’emblée, du moins donné l’intui­tion de ce carac­tère à la fois sou­ter­rain et struc­tu­rel de l’auto­ré­gu­la­tion chez Hume. Pour le coup, la notion de "chan­ge­ment de direc­tion" ou de "réo­rien­ta­tion" d’un seul et même prin­cipe est bien un voca­ble humien. Hume l’uti­lise une pre­mière fois à propos d’un puis­sant prin­cipe de la nature humaine, celui par lequel l’esprit tend à se confor­mer à cer­tai­nes règles géné­ra­les, tantôt pour tomber sous l’emprise de pré­ju­gés assi­mi­la­teurs qui empor­tent son juge­ment, tantôt pour adhé­rer à des règles de logi­que dis­cri­mi­nan­tes qui cor­ri­gent ses pre­miers empor­te­ments. Par un geste pour le moins anti-car­té­sien, Hume, d’abord, fait dépen­dre le "pré­jugé" et le "bien juger" d’un seul et même prin­cipe – l’adhé­sion de l’esprit à des règles géné­ra­les – ensuite, montre que, à la direc­tion près, cet unique prin­cipe menace la raison en l’alié­nant au pré­jugé, et la pré­serve de cette menace. J’ajoute avec Hume que le chan­ge­ment de direc­tion se pro­duit in extre­mis. Or je retrou­vai cette même struc­ture, et ce même voca­bu­laire du "chan­ge­ment de direc­tion", du côté de l’enquête humienne sur l’ori­gine de la jus­tice et de la société. Un seul et même prin­cipe de la nature humaine, pas­sion­nel cette fois – "l’amour du gain" ou "avi­dité d’acqué­rir des biens pour nous-mêmes et pour nos pro­ches" – est d’abord décrit par Hume comme une pas­sion "direc­te­ment des­truc­trice de la société" et appa­raît ensuite comme une pas­sion suf­fi­sam­ment inven­tive pour "chan­ger de direc­tion", régu­ler sa propre avi­dité, pré­fé­rer la contrainte dans des règles de jus­tice à une liberté de mou­ve­ment qui n’offre, à la réflexion, qu’une éphémère satis­fac­tion. Ici encore, le chan­ge­ment de direc­tion spon­tané du prin­cipe, son auto­ré­gu­la­tion, sauve, et sauve in extre­mis.

En plus du repé­rage de cette struc­ture, qui n’avait valeur que d’indice, je pou­vais m’appuyer sur ma recher­che de DEA consa­crée au "tra­vail moral chez Hume", où le lien entre régu­la­tion et auto­cor­rec­tion s’était avéré déter­mi­nant. Les règles du savoir-vivre, le point de vue géné­ral sur les carac­tè­res, les règles de jus­tice m’y étaient appa­rues en effet comme les dif­fé­rents pro­duits d’une cor­rec­tion spon­ta­née des pas­sions. Car dans les trois cas, civi­lité, éthique, jus­tice, non seu­le­ment la com­pa­ti­bi­lité des pas­sions ou des par­tia­li­tés exi­geait leur contrainte dans des règles, ce qui ren­dait néces­saire une régu­la­tion, mais encore la satis­fac­tion même des pas­sions exi­geait cette même régu­la­tion, ce qui fai­sait de la règle le moyen de la pas­sion, et non pas son contraire, et enfin, les sour­ces hété­ro­no­mes de régu­la­tion (raison ou contrat) se trou­vaient exclues par Hume, lais­sant à la pas­sion la charge de sa propre régu­la­tion. Bref, dans les trois cas, la régu­la­tion était, et ne pou­vait qu’être, spon­ta­née et auto­nome. De la régu­la­tion auto­cor­rec­tive à l’auto­ré­gu­la­tion il n’y avait évidemment qu’un pas. Mais tout cela ne valait encore qu’en morale. D’où l’impor­tance de l’indice que j’ai évoqué il y a un ins­tant, le retour du motif du "chan­ge­ment de direc­tion", du livre I du Traité sur "L’enten­de­ment" au livre III sur "La morale". De plus, l’omni­pré­sence du thème de la régu­la­tion et de la notion de "règle géné­rale" dans le Traité me per­met­taient d’espé­rer que l’auto­ré­gu­la­tion elle aussi trou­ve­rait à s’appli­quer non seu­le­ment dans le champ moral et social mais encore dans le domaine de l’enten­de­ment, et aussi dans un champ pas­sion­nel dont la struc­tu­ra­tion n’est pas tou­jours d’ordre arti­fi­ciel.

Je viens de retra­cer rapi­de­ment la genèse de mon projet. Mais à dire vrai je n’en ai tou­jours pas fini avec son ambi­tion. Pour l’ins­tant, j’ai dit que l’auto­ré­gu­la­tion était sous-jacente dans l’œuvre de Hume, qu’elle y tra­vaillait sou­ter­rai­ne­ment, et je lui ai trouvé pour apai­ser les cons­cien­ces déli­ca­tes un équivalent non ana­chro­ni­que : ce fameux chan­ge­ment de direc­tion spon­tané des prin­ci­pes de la nature humaine sous l’effet d’une menace interne ou externe. Cette pré­sen­ta­tion est encore bien trop timo­rée et je dois repar­tir d’une pré­cé­dente affir­ma­tion : j’ai dit aussi que l’auto­ré­gu­la­tion était une notion impor­tée. Et de fait, c’est bien la notion moderne qui appa­raît en cyber­né­ti­que dans les années 1940, qui a cours en bio­lo­gie mais aussi dans cer­tai­nes théo­ries de l’orga­ni­sa­tion sociale enten­due comme une auto-ins­ti­tu­tion, c’est cette notion moderne, donc, que j’intro­duis dans l’œuvre de Hume. C’est dire que je ne conçois pas l’auto­ré­gu­la­tion comme un para­digme et que j’en fais encore moins un "comme si". J’ai bien cher­ché à mon­trer que l’auto­ré­gu­la­tion était chez Hume un véri­ta­ble fait sys­té­mi­que, ce qui veut dire que la nature humaine ou encore l’esprit humain est un sys­tème et qu’elle ou il pré­sente les carac­té­ris­ti­ques des sys­tè­mes dits "auto-orga­ni­sés". On entend par sys­tème "auto­ré­gulé" ou "auto-orga­nisé" un sys­tème pos­sé­dant les trois carac­té­ris­ti­ques sui­van­tes : 1. le sys­tème est homéo­sta­ti­que, c’est-à-dire que son inva­riant fon­da­men­tal est sa propre orga­ni­sa­tion ; 2. l’auto­no­mie est la loi du sys­tème qui règle lui-même son fonc­tion­ne­ment d’après un équilibre préa­la­ble­ment fixé ; 3. le sys­tème est "ouvert" en ce sens qu’il est dans un cou­plage struc­tu­rel avec son envi­ron­ne­ment, les événements exté­rieurs n’agis­sant cepen­dant pas sur lui au titre de com­man­des, mais comme des per­tur­ba­tions pro­vo­quant autant de trans­for­ma­tions inter­nes. La nature humaine chez Hume pré­sente me semble-t-il ces trois carac­té­ris­ti­ques. D’une part, le chan­ge­ment de direc­tion de ses prin­ci­pes est spon­tané et il advient à chaque fois que l’ordre du sys­tème est suf­fi­sam­ment per­turbé pour que son orga­ni­sa­tion ou, pire, sa survie soit mena­cée : voilà pour l’homéo­sta­sie et l’auto­no­mie. D’autre part, la nature humaine est un sys­tème ouvert sur son milieu. On peut dire en effet que même si Hume ne se pro­nonce pas sur l’ori­gine des impres­sions de sen­sa­tion, il reste que l’esprit humain – sys­tème d’impres­sions et d’idées reliées – se trouve placé, comme dit Hume, dans une sorte d’ "har­mo­nie préé­ta­blie" avec le cours des événements exté­rieurs, ce qui ren­voie en réa­lité à une forme d’adap­ta­tion au milieu. Dire comme le fait Hume que les trois fameux prin­ci­pes de l’asso­cia­tion des idées, "sont réel­le­ment pour nous le ciment de l’uni­vers", c’est dire à la fois, en scep­ti­que, qu’on n’a jamais accès aux connexions réel­les entre les objets ni à une véri­ta­ble exté­rio­rité, mais c’est insi­nuer aussi, en pen­seur de l’auto­ré­gu­la­tion, qu’un cer­tain cou­plage des croyan­ces et des anti­ci­pa­tions avec le cours des événements évite que, de fait, n’importe quoi se trouve asso­cié à n’importe quoi, et permet au contraire que la pré­vi­sion ait valeur d’adap­ta­tion. De plus, Hume montre très expli­ci­te­ment com­ment l’incom­mo­dité affec­tive de l’homme se trouve en quel­que sorte cou­plée avec l’incom­mo­dité exté­rieure, cou­plage qui engen­dre la réo­rien­ta­tion des pas­sions et l’inven­tion des règles de jus­tice.

J’en viens main­te­nant à pré­ci­ser quel­les sont les pro­po­si­tions essen­tiel­les de ma thèse. Je répar­tis ces pro­po­si­tions en deux grou­pes, tou­chant l’auto­ré­gu­la­tion dans l’enten­de­ment, tou­chant l’auto­ré­gu­la­tion arti­fi­cielle des pas­sions.

L’enquête sur l’auto­ré­gu­la­tion dans l’enten­de­ment m’a permis d’avan­cer trois pro­po­si­tions.

  • L’autocorrection n’est pas vertueuse en soi, de sorte que l’autorégulation est plus large que l’autocorrection : elle l’englobe et d’une certaine manière la modère.

J’ai repéré une pre­mière fois l’embal­le­ment outré de l’auto­cor­rec­tion du côté de l’ana­lyse humienne des fic­tions de la géo­mé­trie : fic­tion d’une par­faite égalité des figu­res, fic­tion d’une ligne par­fai­te­ment droite, d’une sur­face par­fai­te­ment plane. Hume montre que les mathé­ma­ti­ciens ne se conten­tent pas des cri­tè­res sen­si­bles dont ils dis­po­sent en pra­ti­que pour com­pa­rer les figu­res géo­mé­tri­ques, à savoir, leur appa­rence géné­rale, cor­ri­gée par un second examen ou par divers ins­tru­ments admet­tant eux-mêmes divers degrés de pré­ci­sion. L’ima­gi­na­tion des géo­mé­tri­ciens s’emballe, pro­longe le mou­ve­ment de cor­rec­tion plus que de raison, et finit par sup­po­ser que cer­tains cri­tè­res idéaux pour­raient cor­ri­ger "par­fai­te­ment" leurs mesu­res. Pour Hume, un tel embal­le­ment, aussi natu­rel soit-il – et c’est aussi cette natu­ra­lité qui inté­resse le phi­lo­so­phe – est indu : la géo­mé­trie n’est qu’un art ; ses cor­rec­tions ne peu­vent s’emboî­ter que d’une manière finie, le reste est fic­tion. Hume met en scène une seconde fois ce pro­ces­sus d’embal­le­ment de l’auto­cor­rec­tion : à tra­vers la fameuse ana­lyse scep­ti­que de la dégé­né­res­cence de la connais­sance en pro­ba­bi­lité et de la réduc­tion de la pro­ba­bi­lité à rien. Le point est d’autant plus inté­res­sant que l’embal­le­ment ici ren­voie non pas à un empor­te­ment indu de l’ima­gi­na­tion mais à une stricte logi­que auto­cor­rec­tive et pro­ba­bi­liste de révi­sion du juge­ment. Sous le masque du scep­ti­que, c’est le sys­tème humien lui-même qui permet de faire dégé­né­rer la connais­sance en pro­ba­bi­lité, rédui­sant la démons­tra­tion mathé­ma­ti­que à une pro­ba­ble émission de vérité, envi­sa­geant le résul­tat mathé­ma­ti­que comme un effet ins­crit dans une his­toire contra­riée de succès et d’erreurs, ren­voyant l’assu­rance du mathé­ma­ti­cien en ses preu­ves à une pure croyance sus­cep­ti­ble de degrés. Une fois la connais­sance réduite à la pro­ba­bi­lité, c’est encore une pure logi­que pro­ba­bi­liste qui fait dégé­né­rer la pro­ba­bi­lité elle-même dans un procès auto­cor­rec­tif de rela­ti­vi­sa­tion infi­nie des esti­ma­tions, et des esti­ma­tions d’esti­ma­tions, jusqu’à l’anéan­tis­se­ment com­plet du juge­ment de pro­ba­bi­lité ini­tial. C’est alors que Hume montre com­ment une cer­taine auto­ré­gu­la­tion qui est le fait de l’ima­gi­na­tion et de ses pro­prié­tés appa­rem­ment tri­via­les vient empê­cher les effets sus­pen­sifs d’une logi­que stricte d’auto­cor­rec­tion. L’auto­ré­gu­la­tion ima­gi­na­tive vient ici sauver l’enten­de­ment des excès de la logi­que auto­cor­rec­tive. J’ai donc appelé la pre­mière "logi­que vitale".

  • Or – et c’est la seconde proposition à laquelle je suis parvenue – la logique vitale de l’imagination ne préserve pas seulement le jugement de la suspension, elle préside aussi à la formation des fictions.

Ainsi, la fic­tion de l’exis­tence conti­nue et indé­pen­dante des corps peut être appré­hen­dée comme le pro­duit d’une cer­taine auto­ré­gu­la­tion de l’ima­gi­na­tion. Certes l’inven­tion de cette fic­tion ren­voie à un genre très irré­gu­lier d’infé­rence cau­sale, à une uni­for­mi­sa­tion qui outre­passe la régu­la­rité exac­te­ment expé­ri­men­tée, qui comble les lacu­nes per­cep­ti­ves et qui pose comme iden­ti­que le dis­continu. Il n’en reste pas moins que la fic­tion ici permet d’extraire l’esprit de la contra­dic­tion et qu’elle a le mérite non négli­gea­ble de sauver les appa­ren­ces. La ten­dance à l’aisance appa­raît ce fai­sant comme le véri­ta­ble moteur de l’auto­ré­gu­la­tion par laquelle l’ima­gi­na­tion donne dans la fic­tion, et enchaîne les fic­tions.

  • Une troisième réflexion est issue des deux précédentes. Elle concerne l’autorégulation propre à la vraie philosophie.

Les mêmes pro­prié­tés vita­les de l’ima­gi­na­tion – pro­prié­tés qui lui font répu­gner à l’effort et tendre à l’aisance – d’un côté pré­ser­vent le juge­ment, de l’autre, font forger à l’esprit des fic­tions qui, aussi natu­rel­les soient-elles, n’en sont pas moins faus­ses et qui sont même pour cer­tai­nes (les fic­tions de la phi­lo­so­phie ancienne) par­fai­te­ment capri­cieu­ses. Face au dilemme de l’absence de raison et de la fausse raison, l’ultime solu­tion régu­la­trice ne sau­rait consis­ter à adhé­rer au seul enten­de­ment, c’est-à-dire, aux seules pro­prié­tés régu­liè­res de l’ima­gi­na­tion. Je viens de dire en effet que la logi­que stricte rédui­sait à rien le juge­ment et que seule la logi­que vitale de l’ima­gi­na­tion empê­chait que la pre­mière ne s’ins­talle. La seule solu­tion régu­la­trice n’est pas celle du choix ou de la pré­fé­rence entre pro­prié­tés régu­liè­res de l’ima­gi­na­tion et pro­prié­tés plus tri­via­les de cette même ima­gi­na­tion, elle est celle de leur alter­nance. La crise qui clôt le livre I du Traité vient le confir­mer, qui se résout par l’alter­nance entre l’exer­cice rigou­reux d’une réflexion phi­lo­so­phi­que appuyée sur une stricte logi­que cau­sale, et l’aban­don à cer­tai­nes croyan­ces cou­ran­tes et vita­les, quoi­que injus­ti­fiées. Ici encore, la recher­che de la satis­fac­tion est le moteur de l’auto­ré­gu­la­tion : lors­que la raison est vive et attrayante, elle peut être embras­sée, lors­que les scru­pu­les scep­ti­ques s’avè­rent trop péni­bles, c’est le cou­rant de l’indo­lence qui doit être rejoint. Or le savoir de la néces­sité d’une telle alter­nance ne laisse pas le vrai phi­lo­so­phe ou "scep­ti­que modéré" pareil à l’homme de la vie cou­rante ni sur­tout au faux phi­lo­so­phe. Le scep­ti­que modéré pré­serve son scep­ti­cisme dans les événements de la vie, c’est-à-dire, connaît le carac­tère injus­ti­fia­ble ou fictif de cer­tai­nes de ses croyan­ces. Si donc la décons­truc­tion des fic­tions ne l’empê­che pas d’y adhé­rer, elle lui permet néan­moins d’y adhé­rer en connais­sance de cause, ce qui change tout. Réciproquement, le scep­ti­que modéré se déta­che réso­lu­ment de la pré­somp­tion des "purs rai­son­neurs humains", eux qui n’ont pas saisi le carac­tère vital des pro­prié­tés tri­via­les mais en un sens sal­va­tri­ces de l’ima­gi­na­tion.

L’enquête sur l’auto­ré­gu­la­tion arti­fi­cielle des pas­sions m’a permis d’établir d’autres pro­po­si­tions, que je pré­sen­te­rai en fonc­tion des trois sens que l’on peut accor­der à l’auto­ré­gu­la­tion en ce domaine. L’auto­ré­gu­la­tion peut dési­gner d’abord le chan­ge­ment de direc­tion spon­tané des pas­sions. Elle peut dési­gner ensuite le mode pro­gres­sif d’ajus­te­ment des actions à une règle en voie d’ins­tal­la­tion. Elle peut dési­gner enfin le mode d’engen­dre­ment spon­tané des règles de jus­tice elles-mêmes.

  • L’étude de la réorientation spontanée des passions m’a conduit pour l’essentiel à montrer avec Hume en quel sens la fabrique affective est un système ouvert sur le milieu, en quoi la contrainte des passions dans des règles équivaut à une recherche de satisfaction, en quoi la question de l’autorégulation de l’amour du gain concentre celle de l’autorégulation des passions. Hume n’est pas le premier à faire de la régulation artificielle des passions leur œuvre propre. Le Mandeville de la 2e partie de la Fable des abeilles a thématisé avant Hume la spontanéité et l’autonomie de cette régulation. Mais là où Mandeville a insisté à l’envi sur le caractère évolutionniste d’une telle régulation, œuvre des siècles, œuvre des générations, l’autorégulation artificielle des passions est chez Hume un fait aussi structurel qu’est structurelle l’inventivité de la nature humaine.
  • Le second sens que j’ai accordé à l’autorégulation, l’autorégulation par laquelle les hommes conforment progressivement leurs actions à une règle – au premier chef, celle de la stabilité de la possession – m’a fait aborder la notion humienne de convention. La convention chez Hume s’identifie à un sens général de l’intérêt commun, sens qui s’éprouve et s’installe par son entre-expression. Or cette "expression" sans promesse ni contrat est à prendre en un sens très particulier. L’expression peut être tacite puisqu’il ne s’agit après tout que de s’abstenir de la possession d’autrui et de ce que, le premier, il acquiert. Et l’expression peut paradoxalement s’associer à l’infraction faite à la convention puisque, par un effet de rétroaction, chacun, en faisant l’épreuve d’une "expérience répétée des inconvénients de la transgression", peut mesurer l’aspect véritablement commun du sens de l’intérêt, sens qu’il peut, dès lors, partager en confiance. Ainsi s’installe la modération, ainsi s’installe la règle.
  • L’enquête sur le mode spontané d’engendrement des règles par les règles a consisté à montrer en quoi chaque nouvelle règle de justice remédie aux inconvénients de la règle qui l’a précédée, enclenchant en quelque sorte un processus d’autorégulation de la régulation. Mais ce processus rencontre une limite essentielle avec la résistance politique. Si la résistance apparaît par certains traits comme une sorte de règle générale advenant dans de nombreux cas, ceux où l’obéissance, d’une manière patente, contrevient au véritable intérêt des sujets, elle demeure par d’autres traits une "exception", un "remède extraordinaire" et même, dit l’Histoire d’Angleterre, un "remède irrégulier". La prescription de la résistance échappe ainsi irrémédiablement à l’emprise de toute régulation.
  • Enfin, je veux retenir ici une quatrième réflexion, plus polémique celle-là, mais liée elle aussi à l’autorégulation artificielle des passions. J’ai cherché à interpréter cette autorégulation d’une manière contradictoire au sens accordé par Friedrich A. Hayek au thème de l’ordre juridique et social spontané, ordre indépendant de tout dessein, qu’il veut repérer chez Hume. Mon objection principale consiste à dire qu’une analyse de la convention humienne manque si absolument chez Hayek qu’il en vient à poser que chez Hume, non seulement l’intérêt public mais encore l’ordre social et juridique aurait en quelque sorte échappé à la construction humaine, de sorte que l’ordre serait aussi spontané qu’abstrait. Parce que, pour Hayek, l’ordre spontané, c’est avant tout l’ordre spontané d’un marché qui sert une multitude d’objectifs distincts et incommensurables, Hayek passe sous silence le fait que, d’après Hume, la convention fait s’accorder les hommes sur des règles et des comportements qui gratifient un sens de l’intérêt commun, une commune passion vigilante, et au fond, me semble-t-il, une commune nature. Il me semble que chez Hume, du côté du corps social sinon du côté du corps productif, c’est d’harmonisation ou d’ajustement concerté des intérêts et non pas "d’harmonie involontaire" qu’il faut parler. Aussi ai-je risqué à propos de l’analyse humienne de l’ordre social l’appellation de "constructivisme autorégulé". De même que Hume s’accroche au vocabulaire de l’artifice tout en admettant que les règles de justice sont en un sens naturel, je voudrais m’accrocher à l’idée que la spontanéité de l’ordre n’exclut pas la construction.

Il y a un der­nier élément auquel je tiens tout autant et que je vou­drais évoquer pour ter­mi­ner cette pré­sen­ta­tion. Il ren­voie à un point impor­tant de ma thèse, dont je n’ai pas encore parlé : l’auto­ré­gu­la­tion de la science de la nature humaine, son auto-cons­ti­tu­tion. A mes yeux, l’iden­tité de la Nature humaine et de la science de l’homme, l’iden­tité entre les règles logi­ques de la science et les règles qui, d’une manière plus géné­rale, doi­vent diri­ger les infé­ren­ces cou­ran­tes, l’iden­ti­fi­ca­tion de l’acte de phi­lo­so­pher et de l’écriture phi­lo­so­phi­que à une ten­dance sus­cep­ti­ble, comme tout prin­cipe, de chan­ger de direc­tion, tous ces points, ne cons­ti­tuent pas une vicieuse cir­cu­la­rité et ne signent pas "la fin de la phi­lo­so­phie", pour repren­dre le titre de l’ouvrage d’Yves Michaud, c’est-à-dire, la fin de la vérité du dis­cours phi­lo­so­phi­que. Tous ces éléments cons­ti­tuent bien au contraire la garan­tie de sa scien­ti­fi­cité. Avec Hume cepen­dant, je tire deux consé­quen­ces du recou­vre­ment entre la science de l’homme et son objet, consé­quen­ces qui mon­trent à quel point cette scien­ti­fi­cité n’a rien de dog­ma­ti­que. Premièrement, le "vrai sys­tème" phi­lo­so­phi­que est aussi ouvert qu’est inven­tive la nature humaine : la nature humaine est sus­cep­ti­ble d’attein­dre dans ses prin­ci­pes cer­tai­nes extré­mi­tés encore inconnues, des révo­lu­tions sont pos­si­bles dans le jeu de ces mêmes prin­ci­pes, cor­ré­la­ti­ve­ment, et Hume y insiste, les maxi­mes sup­po­sées géné­ra­les d’une science de la nature humaine pour­ront être déjouées. Deuxièmement, et là encore Hume en a pris la mesure, la géné­ra­lité du dis­cours de phi­lo­so­phie s’arrête là où, cor­ré­la­ti­ve­ment, le com­por­te­ment des hommes échappe à la régu­la­tion : avec l’événementiel, l’inso­lite ou encore l’inno­vant, bref avec l’Histoire. Il me semble que ces deux aspects cons­ti­tuent moins ce sur quoi l’auto­ré­gu­la­tion but­te­rait ou achop­pe­rait que la condi­tion même de sa relance. Car l’inédit, c’est peut-être ce qui vient per­tur­ber – au bon sens du terme – le dis­cours géné­ral.