Thèse soutenue le 11 décembre 2000
Université de Paris IV
Jury : P.-F. Moreau, M. Sénellart (président) et J.J. Wunenburger (Lyon III)
L’origine de ce travail de recherche est sans doute à situer dans une méprise. Cela peut sembler paradoxal, mais c’est en me trompant d’abord sur le sens des thèses machiavéliennes que ces recherches aboutissent aujourd’hui.
A la lecture des textes machiavéliens, il y a plusieurs années, il m’avait paru évident qu’il y avait plus, ou autre chose, dans l’entreprise machiavélienne, qu’une pure théorie politique. Le discours de Machiavel me paraissait excéder la simple énonciation de problèmes politiques, accompagnés de leur solution : pour comprendre le dessein réel de cette pensée, il fallait, me semblait-il, aller chercher au-delà de la technique politique, dans la philosophie.
C’est donc dans la perspective d’une philosophie politique machiavélienne que je me dirigeai d’abord : Machiavel était bien trop soucieux du bien public et de la valeur de l’homme politique, pour que l’interprétation qui consiste à faire de lui un politicien cynique puisse suffire. D’autre part, certaines de ces propositions, sur la fortune et la virtù en particulier, et sur la vérité en général, appelaient une interprétation nouvelle, qui laissait supposer que derrière les principes politiques machiavéliens, se profilait autre chose : une nouvelle philosophie. La façon dont Machiavel traite de la liberté humaine, de la vérité, et de la question de l’être et du paraître ressemblait davantage à une entreprise de fondation, qu’à une tâche de prolongement d’une doctrine donnée.
Cette philosophie, et c’était là mon erreur, je l’avais d’abord cherchée comme métaphysique parce qu’il y va, dans la pensée de Machiavel, de la ré-explicitation, sous une forme absolument nouvelle, de ce qu’est la liberté, ce qu’est la vérité, ce que sont l’être et le paraître, en vérité. C’est parce qu’il me semblait, donc, que Machiavel faisait porter, en réalité, son effort d’élucidation sur des questions d’essence, que j’avais d’abord cru à une métaphysique d’un genre nouveau, une métaphysique politique.
Mon premier mouvement en effet était dirigé par cette idée : la seule chose que l’on puisse comparer à l’être aristotélicien chez Machiavel - Aristote étant pris ici comme le paradigme de la métaphysique - c’est l’État. La pensée machiavélienne était donc une métaphysique de l’État, posant que dans le monde des hommes tout est apparence, rien n’a de valeur, si ce n’est l’État, substrat de toutes les actions véritablement humaines, c’est-à-dire véritablement politiques.
J’ai donc passé un certain temps à travailler sur les textes dans cette perspective.
Il m’a bien fallu, au bout d’un moment, me rendre à l’évidence : ce n’est pas la métaphysique qui permet de rendre compte de la pensée machiavélienne.
Mon erreur m’est apparue lorsque, voulant filer la métaphore de l’État-être, je me suis heurtée à la notion de virtù. La comparaison la plus évidente consistait à penser la virtù comme puissance, c’est-à-dire dynamis. Puissance de l’homme face à la fortune, potentialité de l’homme d’État imprévisible et secret, et pourtant toujours "susceptible de" s’adapter à la qualité des temps.
Un obstacle insurmontable apparut avec le chapitre VI du Prince : la fortune n’était-elle pas plutôt cette dynamis - en tant que pur devenir, matière que la virtù pouvait informer à son gré ? Et la virtù, de puissance, apparaissait à présent clairement comme forme, acte pur, même, jamais réifié, toujours à l’ÿuvre dans l’histoire ?
Mais cette distinction même (Fortune = puissance / virtù = acte), il a fallu encore la compliquer, et la nuancer ; le rapport de la virtù et de la fortune ne se laisse pas saisir aussi facilement par les catégories aristotéliciennes d’acte et de puissance, parce que la virtù est une telle puissance qu’elle devient acte ; et la fortune tellement actuelle qu’elle devient potentialité. Les catégories s’inversent et se mélangent. D’où la difficulté dans la première section, de trouver qui de l’une ou de l’autre est antérieure ontologiquement.
Ceci constaté, demeurait la conviction, d’autant plus forte, qu’une philosophie puissante animait la pensée machiavélienne. Philosophie toujours implicite : il ne s’agissait pas, comme j’espère l’avoir fait comprendre dans mon travail, de plaquer sur Machiavel l’étiquette du philosophe malgré ses protestations explicites. Le but était de trouver un discours philosophique capable de rendre compte de la pensée machiavélienne, un discours qui serait capable de saisir, au fond des textes, la racine philosophique de cette pensée politique inclassable.
C’est pourquoi, reprenant les textes italiens dans lesquels il m’a bien fallu reconnaître l’absence totale de tout champ lexical métaphysique, ma perspective s’est peu à peu affinée, et c’est finalement dans une approche phénoménologique qu’il m’a semblé trouver l’abord le plus fructueux des textes.
Machiavel refuse la philosophie, dit-il. En réalité, il refuse une philosophie : celle de la scolastique, c’est-à-dire même pas la philosophie d’Aristote, qu’il a certainement lu avec soin, comme le montrent les proximités du texte machiavélien et celui de la Politique, mais ce qu’elle est devenue en Europe au XVIè siècle.
Voilà pourquoi la phénoménologie me semble pouvoir rendre compte de la philosophie machiavélienne : l’analogie entre l’être et l’État ne tient qu’à condition que l’on admette que l’être n’est rien d’autre que le fruit de notre interprétation des faits. Cela implique donc que l’on renonce à l’idée d’une "substance" politique idéale, opposée à ses accidentelles réalisations terrestres. La fortune est la matière brute à laquelle, par leur virtù, les hommes politiques donnent forme. Le bien commun, réalisé dans l’État, est donc la seule valeur et la seule réalité, mais il n’est pas substantiel, il n’est même pas matériel, il est virtuel - c’est-à-dire produit par la virtù, apparence efficace, principe herméneutique qui constitue la réalité.
L’apparaître est, d’une certaine façon, l’être, parce que l’être n’a pas d’autre façon d’exister que dans sa manifestation : ainsi, tout ce qui paraît, est ; et tout ce qui est, doit paraître pour exister. Or, seul le discours humain donne existence et efficacité aux faits que produit la fortune.
Toute la réalité machiavélienne semble donc relever du phénoménal, et d’abord de l’herméneutique. La virtù donne forme et existence à la matière sociale et historique ; la fortune donne aux hommes la matière de leurs interprétations. La vérité des situations historiques n’est dès lors pas à chercher dans une transcendance morale ou objective, mais dans l’analyse et l’interprétation concrète des paramètres que ces situations renferment. Mais si "rien n’est vrai que d’un poste", dans la politique machiavélienne, il n’en demeure pas moins qu’une seule vérité est chaque fois valable. Celle qui s’adapte à la qualité des temps, c’est-à-dire celle qui permet l’avénement du bien commun, en tel endroit, à tel moment. "Toutes les autres choses sont vaines et de très courte durée", écrit-il d’ailleurs.
C’est ce rapport entre la fortune et la virtù, fait d’interprétation, que la phénoménologie permet de penser plus authentiquement que la métaphysique, qui enfermerait chacune de ces notions dans la transcendance ; la coïncidence de l’être et du paraître devient alors pensable : l’interprétation est le mode humain de saisie de la réalité, et elle ne signifie jamais simplement un règne de l’arbitraire, puisqu’elle est normée par la nécessité pragmatique du bien commun ; de même, la vérité peut être redéfinie comme "effettuale", c’est-à-dire principe de la réalité visible et non plus résultat de l’adéquation des discours aux réalités préexistantes. Dès lors, la liberté humaine émane du jeu politique des humeurs, et l’apparition de l’État peut être comprise non pas comme substrat, mais comme manifestation de cette liberté. Le passage de la métaphysique à la phénoménologie dans ma perspective, correspondrait au passage, dans la philosophie, d’une pensée de l’État comme substrat à une pensée de l’État comme manifestation de la liberté.
Le mouvement de cette pensée politique est ascendant, des faits jusqu’aux principes, et non descendant, d’une cause transcendante à ses effets matériels. Machiavel ne constitue pas un système de principes, duquel il tirerait des conclusions pour la conduite de la politique. Au contraire, il observe "les temps", traque les effets, les phénomènes, et cherche à remonter à leurs causes, qu’il identifie toujours comme interprétations des temps par un homme, virtuose ou non, d’où le succès ou l’échec de son entreprise. La philosophie machiavélienne se construit donc à même la réalité, et n’existe jamais sous forme de spéculation a priori.
C’est pourquoi, faute de l’appui de chapitres théoriques clairement définis et repérables aisément, l’essentiel de ce travail s’est situé dans la mise en regard des textes les uns avec les autres ; c’est à même la lettre de cette pensée que j’ai cherché non pas une confirmation de ma thèse initiale, mais plutôt une nouvelle interprétation de l’esprit du texte machiavélien. Puisque Machiavel concentre toute sa force d’analyse sur les phénomènes, et qu’il présente ses conclusions plus générales, celles qu’il appelle lui-même "des terres et des océans inconnus" ou des "chemins encore fréquentés par personne", puisqu’il présente, donc, ses conclusions à caractère universel comme directement inférées de ses constats concrets, ce sont bien ces analyses concrètes, ces remarques parfois contradictoires, ces exemples historiques malmenés, qu’il fallait comparer, analyser, mettre les uns à l’épreuve des autres, si l’on voulait parvenir à en saisir les fondements philosophiques.
Cette confrontation interne des textes m’a contrainte à mener une enquête organisée selon des cercles concentriques autour de la question de la vérité de l’art politique. Je me suis retrouvée à la tête d’un texte circulaire, construisant des notions qu’il fallait ensuite reprendre à la lumière des analyses successives, et finalement reconstruire encore, au fur et à mesure que les apories se dépassaient les unes les autres : d’où la forme "spirale" de cette recherche.
Dans le sous-titre que porte ce travail, "Essai pour une mise en évidence des fondements philosophiques de la politique machiavélienne", les "fondements" ne sont pas des substrats, des principes sur lesquels Machiavel aurait bâti sa philosophie implicite, ce qui viendrait contredire tout ce qui précède. Ce terme suggère plutôt l’enfouissement de ces principes dans les textes, et illustre davantage ce qui fut la difficulté de cette recherche, que la méthode machiavélienne, qui déduit les causes à partir de l’observation des effets, plus qu’elle ne tente d’appliquer des principes a priori à la réalité.
Délibérément non érudite, cette recherche ne prétend pas pour autant ignorer les travaux qui ont été accomplis en France, en Italie ou ailleurs sur ces questions. Néanmoins, si je me suis appuyée sur certains commentateurs et spécialistes de l’époque et de la pensée de Machiavel, ce fut davantage dans le but de ne pas céder outre mesure à la tentation de la surinterprétation, que dans celui de reproduire ce qu’ils avaient eux-mêmes mis au jour. C’est pourquoi mon travail, visant à penser à nouveaux frais le texte machiavélien, dans une perspective philosophique qui n’appartient pas explicitement à l’auteur, revendique pour lui-même l’aspect le plus spéculatif de ces développements. Mon souci majeur fut de rester dans la plus grande proximité possible des textes, malgré la constante interprétation que je leur imposais, sans intercaler d’autre voix entre le discours de Machiavel et le mien.
J’avais orienté, au départ, mes recherches sur la totalité du corpus, mais cette perspective s’est trouvée limitée, comme par elle-même, peut-on dire, aux deux grands textes politiques : Le Prince et Les Discours sur la première Décade de Tite-Live, avec quelques incursions dans L’Art de la Guerre et les Histoires Florentines, et des références succintes aux écrits politiques mineurs, à la production littéraire et la correspondance officielle et familière, du Secrétaire. C’est en effet d’abord dans les deux ÿuvres politiques susdites que j’ai trouvé la matière de mes interprétations. Les autres sont venues ensuite, confirmer ou nuancer mes hypothèses.
S’il fallait, enfin, dégager des résultats de mon analyse, je mentionnerais essentiellement trois choses. En premier lieu, que le texte où mon interprétation semble trouver sa plus grande légitimité, et qui m’apparaît comme l’aboutissement de la philosophie politique machiavélienne, est le Discursus Florentinarum Rerum. Comme il s’agit d’un des textes les plus tardifs, daté de 1520, on peut se demander s’il peut être interprété sur le même mode que les précédents ; Machiavel n’était-il pas à cette date déçu et aigri, n’avait-il pas abandonné la politique à elle-même, elle qui n’avait jamais vraiment voulu de lui ? Sans doute ces facteurs ne sont-ils pas à négliger, mais la cohérence semble si forte, du Prince jusqu’au Discursus, dans la pensée philosophique de Machiavel, que ce texte m’apparaît véritablement comme une des conclusions de son ÿuvre. On y voit fonctionner l’État florentin idéal, découpé selon ses articulations naturelles, où le prince n’aurait plus qu’à "jeter la moitié d’un ÿil" à des institutions qui "tiendraient debout d’elles-mêmes". Les armes y ont été définitivement dépassées par la loi, et l’apparence du bien commun y est si bien partagée, que l’équilibre social se maintient de lui-même. Le Prince constituerait un moment de fondation de la pensée, où Machiavel s’empare de la question politique à la manière du prince sculpteur qui modèle la matière. Ensuite, ou pendant, les Discours imposent la nécessité du bien commun sur le modèle romain, revu et adapté à la matière florentine. Enfin, le Discursus remet en mains propres le pouvoir au peuple ; le prince et Machiavel s’effacent, ouvrant l’espace de l’apparition de l’État. Machiavel ne croit plus, comme au chapitre XXVI du Prince, en un rédempteur : il croit en revanche en la ruse de la virtù, en l’avénement de l’État impersonnel, et en la liberté du jeu des humeurs comme valeurs absolues. Ce "credo" républicain se trouve, selon moi, tout entier dans le Discursus.
Un autre tournant de ma recherche fut la "découverte" de l’absurdité métaphysique du chapitre XVIII du Prince : c’est ce qui finit de me conforter dans la nécessité de dépasser l’idée d’une interprétation métaphysique de Machiavel pour lui en préférer une, issue de la phénoménologie comme philosophie de la manifestation. Parce qu’il surmonte l’impossibilité d’être, paraître et ne pas être, en même temps et sous le même rapport, le prince de Machiavel fait exploser les limites aristotéliciennes de la politique classique ; le roi vertueux doit être repensé et même la dialectique du lion et du renard doit être parachevée : la vertu morale n’étant pas "naturelle", elle n’est jamais une détermination essentielle. On ne peut d’ailleurs pas arrêter aucune de ces qualités d’essence chez un homme, ni chez un prince a fortiori. C’est cette notion de non-substantialité de la nature humaine qui explique que la vérité en ce qui concerne les relations des hommes dans la cité, soit appelée "effettuale", productrice d’effets, créatrice de réalité. Rien n’existe s’il n’est efficient, efficace, quand la substance a disparu. De là aussi découle la modalité herméneutique de l’existence politique. Dès que l’on est à chaque fois ce qu’on paraît, le fait de savoir ne l’être pas à la seconde suivante n’est plus une contradiction métaphysique indépassable, mais une simple transformation, tout aussi valable que la précédente, et justifiée éthiquement, si la necessità du bien commun l’impose.
Ceci nous amène au troisième "résultat" de cette interprétation : la virtù est normée éthiquement. La "forme" qui paraît bonne au chapitre VI du Prince, n’est pas celle que dicte l’arbitraire princier, mais celle de la liberté politique, et ceci, nécessairement. Le bien commun, en effet, c’est-à-dire la libertà et la sicurezza du peuple, s’impose à l’action du prince, non pas par une nécessité morale ou métaphysique, mais bien plus fortement par une nécessité pragmatique. Le tyran et le "pleurnichard" sont voués à l’échec, autant l’un que l’autre ; toute forme mauvaise sera refoulée par la fortuna, tôt ou tard. Loin de valider un cynisme machiavélien, l’apparente amoralité de la virtù fonde au contraire de façon simple et forte la norme éthique de l’action politique virtuose.
Ceci, néanmoins, ne prétend pas épuiser la richesse de la pensée philosophique, politique et historique de Machiavel : l’histoire de la pensée s’est, en tous cas, infléchie après lui, et c’est cet infléchissement qui m’a signalé le champ d’une recherche, nécessairement non exhaustive. C’est d’ailleurs dans l’espoir d’ouvrir à de plus amples travaux, et à de plus profondes interrogations que je m’y suis engagée.
Je finirai cet exposé en remerciant monsieur le professeur Pierre-François Moreau, qui a dirigé ces travaux jusqu’à leur terme d’aujourd’hui, et messieurs les professeurs Michel Senellart et Jean-Jacques Wunenburger, qui ont accepté de faire partie de mon jury.