CERPHI

Thèse sou­te­nue le 16 octo­bre 2000 à l’Université de Paris IV. Directeur de thèse : Pierre-François Moreau.

Le titre suc­cinct de ce tra­vail sou­lève, peut-être, des ques­tions concer­nant son contenu. Est-ce que le poids de la recher­che porte sur la théo­rie phy­si­que que Spinoza a lui-même élaborée dans le cadre de son sys­tème phi­lo­so­phi­que ? S’agit-il d’une étude du rap­port entre la pensée de Spinoza et les théo­ries phy­si­ques de son temps, qui ont déter­miné sa propre concep­tion de la nature ? Ou encore, d’une étude qui exa­mine les connais­san­ces de Spinoza en matière de phy­si­que ?

Tous ces pro­blè­mes cons­ti­tuent des aspects par­tiels de ce tra­vail dont des par­ties trai­tent cer­tains points par­ti­cu­liers des théo­ries phy­si­ques du dix-sep­tième siècle, en vue de les com­pa­rer aux traits spé­ci­fi­ques de la phy­si­que de Spinoza. Mais avant tout, ce tra­vail consiste en une ana­lyse du statut et de la place de la science phy­si­que dans la pensée spi­no­ziste, aussi bien qu’en une étude de la manière dont Spinoza a concep­tua­lisé la nature du corps et de ses pro­prié­tés. Cette pro­blé­ma­ti­que porte, en outre, sur la cohé­rence de la phi­lo­so­phie natu­relle de Spinoza, sur sa com­pa­ti­bi­lité avec l’ensem­ble de son sys­tème, et, en der­nière ana­lyse, sur la cons­ti­tu­tion même de ce sys­tème, puis­que la connais­sance phy­si­que des corps déter­mine lar­ge­ment la théo­rie de la connais­sance aussi bien que la concep­tion de la nature de l’attri­but étendue.

Afin d’évaluer, cepen­dant, d’une manière glo­bale la phy­si­que de Spinoza et afin de saisir son ori­gi­na­lité, il faut préa­la­ble­ment ana­ly­ser le carac­tère des théo­ries phy­si­ques du dix-sep­tième siècle, et mon­trer sous quel­les condi­tions les pro­prié­tés uni­que­ment méca­ni­ques des corps ont été érigées en prin­ci­pes expli­ca­tifs pour toute théo­rie méca­niste. Car la ratio­na­lité de la phy­si­que spi­no­ziste dépend aussi de ces prin­ci­pes, qui sont onto­lo­gi­que­ment fondés et jus­ti­fiés par la méta­phy­si­que spi­no­ziste. Il faut donc situer la pensée de Spinoza dans un contexte plus large, en pre­nant tou­jours en consi­dé­ra­tion les acquis de la phy­si­que de son temps.

C’est jus­te­ment la bonne connais­sance de ce milieu intel­lec­tuel qui a rendu pos­si­ble une lec­ture tech­ni­que des textes de Spinoza qui por­tent sur des ques­tions phy­si­ques. Cette lec­ture exige au moins une connais­sance suf­fi­sante des théo­ries phy­si­ques majeu­res du dix-sep­tième siècle et, en par­ti­cu­lier, une étude des pré­sup­po­sés de la phi­lo­so­phie méca­niste. Les concepts fon­da­men­taux de ce cou­rant de pensée auto­ri­sent une ana­lyse des textes phy­si­ques de Spinoza du point de vue de leur contenu pure­ment scien­ti­fi­que et de leur cohé­rence interne ; de plus, ils per­met­tent de placer ces textes dans le contexte précis de la phi­lo­so­phie natu­relle du dix-sep­tième siècle et de déce­ler le rap­port qu’ils main­tien­nent avec les théo­ries phy­si­ques de cette époque.

On peut donc légi­ti­me­ment ins­crire Spinoza dans le regis­tre des pen­seurs qui ont sous­crit aux prin­ci­pes du méca­nisme, et même le consi­dé­rer comme le plus consé­quent de tous les phi­lo­so­phes méca­nis­tes, compte tenu de ses posi­tions réso­lu­ment anti-fina­lis­tes. Mais Spinoza ne se contente pas de repren­dre les éléments de base de cette vision du monde, et de mon­trer com­ment ils ren­dent raison du chan­ge­ment de la matière. Bien au contraire, il déve­loppe une théo­rie phy­si­que dont l’impor­tance ne sau­rait être sous-esti­mée, vu qu’elle dépasse les limi­tes de la phi­lo­so­phie méca­niste en conci­liant les prin­ci­pes du méca­nisme avec un dyna­misme dont les fon­de­ments sont d’une ori­gine méta­phy­si­que. Car c’est la méta­phy­si­que de Spinoza qui déter­mine la concep­tion de l’étendue comme un des attri­buts infi­nis qui expri­ment l’essence d’une sub­stance unique. Cette méta­phy­si­que d’une part com­porte toute la théo­rie phy­si­que d’une manière impli­cite, mais d’autre part est aussi déter­mi­née par cette phy­si­que, sur­tout en ce qui concerne la concep­tion déter­mi­niste de la nature. L’étude de la phi­lo­so­phie natu­relle de Spinoza nous révèle, alors, le rap­port ins­tauré entre la phy­si­que et la méta­phy­si­que et met en lumière tant la manière dont celle-ci cons­ti­tue la jus­ti­fi­ca­tion ultime de celle-là, que la manière dont la connais­sance phy­si­que du corps et de ses pro­prié­tés four­nit au sys­tème un de ses fon­de­ments. Une lec­ture du sys­tème du point de vue de la théo­rie phy­si­que porte, donc, tant sur les traits essen­tiels de la pensée spi­no­ziste, que sur la place et le rôle que ce sys­tème assi­gne à la connais­sance phy­si­que des corps. C’est pour­quoi dans cette thèse de Doctorat il a fallu com­bi­ner des par­ties ins­pi­rées par l’his­toire des scien­ces, avec une appro­che glo­bale du sys­tème spi­no­ziste ou, au moins, de ses aspects qui se rap­por­tent d’une manière ou d’une autre à la concep­tion de l’étendue et à la connais­sance phy­si­que des corps.

Cette étude de la phy­si­que spi­no­ziste doit pren­dre la forme d’un com­men­taire détaillé des textes de Spinoza qui por­tent sur des ques­tions phy­si­ques ; c’est seu­le­ment de cette façon qu’on peut déce­ler les thèses essen­tiel­les et l’orien­ta­tion de cette phy­si­que, sans pour­tant négli­ger ses aspects qui pré­sen­tent un inté­rêt rela­ti­ve­ment limité, mais qui sont signi­fi­ca­tifs de l’ori­gi­na­lité de la concep­tion spi­no­ziste de la nature. Etant donné qu’il n’y a pas eu jusqu’à main­te­nant une étude sys­té­ma­ti­que et glo­bale de la phy­si­que de Spinoza, il faut passer par une ana­lyse atten­tive de tous les points de la doc­trine qui concer­nent la nature de l’attri­but étendue et de ses modes finis. Les ori­gi­nes de la concep­tion spi­no­ziste du corps, cepen­dant, bien qu’étroitement liées à la théo­rie méta­phy­si­que qui rend raison de tout ce qui existe par le recours à la pro­duc­ti­vité d’une sub­stance infi­nie, impli­quent aussi des thèses clas­si­ques de cer­tai­nes théo­ries qui par­ta­gent leurs prin­ci­pes avec la phy­si­que de Spinoza. Ainsi, la phy­si­que de Descartes four­nit à Spinoza les éléments qui ren­dent pos­si­ble une concep­tion rigou­reu­se­ment déter­mi­niste de la nature maté­rielle. En recou­rant à des théo­ries élaborées par d’autres pen­seurs, sur­tout à celles de Boyle et de Hobbes, il est pos­si­ble de repé­rer des posi­tions dont Spinoza s’est sans doute ins­piré, mais aussi d’étudier la manière dont il les a trans­for­mées en les adap­tant à une pro­blé­ma­ti­que tota­le­ment nou­velle.

La rela­tion qui existe incontes­ta­ble­ment entre la méta­phy­si­que et la phy­si­que de Spinoza n’inva­lide donc point l’expli­ca­tion de cer­tains aspects de celle-ci par le recours à d’autres théo­ries phy­si­ques. Il faut, par contre, situer la phy­si­que de Spinoza par rap­port à ses théo­ries contem­po­rai­nes, et mon­trer en même temps que la manière dont elle incor­pore des éléments étrangers n’affecte point sa cohé­rence. C’est Spinoza lui-même, d’ailleurs, qui a montré que la théo­rie phy­si­que de Descartes peut subir cer­tains chan­ge­ments sans perdre un de ses traits carac­té­ris­ti­ques, à savoir le déter­mi­nisme uni­ver­sel. Ainsi, dans les Principes de la Philosophie de Descartes qui cons­ti­tuent le pre­mier ouvrage publié de Spinoza, le phi­lo­so­phe reprend les prin­ci­pes géné­raux de la phy­si­que car­té­sienne afin de les démon­trer selon l’ordre des géo­mè­tres. Ce mode d’expo­si­tion impli­que, bien sûr, plu­sieurs chan­ge­ments dans l’ordre de la déduc­tion, mais n’altère point l’essen­tiel de la phy­si­que déter­mi­niste de Descartes.

C’est jus­te­ment ce déter­mi­nisme qui cons­ti­tue aux yeux de Spinoza l’essen­tiel de cette phy­si­que, bien que cer­tains de ses aspects n’échappent pas à l’indé­ter­mi­na­tion qui y est intro­duite par la liberté divine. Notons cepen­dant que le mode d’expo­si­tion géo­mé­tri­que n’est pas, pour Spinoza, un arti­fice formel, rela­tif seu­le­ment à la pré­sen­ta­tion de la théo­rie. Au contraire, il affecte aussi le contenu de cette théo­rie, puisqu’il exige préa­la­ble­ment un tra­vail cri­ti­que por­tant sur les notions mises en oeuvre. Ainsi, le choix métho­do­lo­gi­que impli­que néces­sai­re­ment une cla­ri­fi­ca­tion maxi­male du contenu de la théo­rie ; autre­ment dit l’exi­gence de rigueur impose l’élimination, dans la mesure du pos­si­ble, de tous les éléments qu’on ne peut pas rame­ner aux prin­ci­pes fon­da­men­taux d’une théo­rie méca­niste.

La phy­si­que de Descartes cons­ti­tue donc pour Spinoza le modèle même d’une théo­rie qui décrit les rela­tions cau­sa­les des corps et qui expli­que leur pro­duc­tion. Cette pro­duc­tion est intel­li­gi­ble dans la mesure où elle est condi­tion­née par une néces­sité dont la jus­ti­fi­ca­tion ne dépend pas, selon Spinoza, d’un prin­cipe trans­cen­dant, mais de la puis­sance et de la pro­duc­ti­vité qui sont pro­pres à l’étendue ; car une phy­si­que méca­niste contre­dit ses pro­pres prin­ci­pes en fai­sant inter­ve­nir un prin­cipe incor­po­rel et abso­lu­ment libre. Selon Descartes, cepen­dant, le prin­cipe de chan­ge­ment de la matière doit pro­ve­nir d’une cause exté­rieure, étant donné que Dieu seul peut y intro­duire le mou­ve­ment. En outre, Descartes fait dépen­dre la conser­va­tion du mou­ve­ment de l’action divine, de sorte que la loi d’iner­tie soit déduite, dans le cadre de son sys­tème, de la cons­tance qui carac­té­rise la conser­va­tion des choses par Dieu. Or, c’est jus­te­ment ce que Spinoza ne sau­rait admet­tre puis­que l’inter­ven­tion divine dans le monde maté­riel détruit aus­si­tôt l’auto­suf­fi­sance de l’étendue, et avec elle le fon­de­ment même de la vision méca­niste du monde qui doit expli­quer le corps par le corps. C’est donc par souci de clarté et de rigueur que Spinoza tâche d’éliminer dans les Principes de la Philosophie de Descartes cer­tains aspects de la phy­si­que car­té­sienne, tout en insis­tant par ailleurs sur ses impli­ca­tions rela­ti­ves à la cau­sa­lité méca­ni­que.

Prenons la notion de force qui acquiert dans le cadre de la théo­rie de Descartes des conno­ta­tions qui dépas­sent le champ strict de la phy­si­que, puisqu’elles ren­voient à la façon d’agir qui est propre à Dieu. Si Spinoza pro­cède à une cri­ti­que de cette notion, c’est qu’il veut main­te­nir intact le carac­tère stric­te­ment méca­niste de la théo­rie phy­si­que, en l’asso­ciant à une phi­lo­so­phie de l’imma­nence et en accor­dant ainsi une auto­no­mie à la sphère des corps. Il réduit donc la force du mou­ve­ment et du repos au seul mou­ve­ment ou au repos des corps, afin de conser­ver la cohé­rence et l’intel­li­gi­bi­lité d’une théo­rie qui repose sur la cau­sa­lité méca­ni­que.

Mais ce n’est pas seu­le­ment la notion car­té­sienne de force qui est trans­for­mée par Spinoza dans les Principes de la Philosophie de Descartes afin de deve­nir com­pa­ti­ble avec les prin­ci­pes d’une science ration­nelle du corps. Spinoza insiste dans cet ouvrage tant sur la ratio­na­lité de la théo­rie phy­si­que, que sur l’intel­li­gi­bi­lité des défi­ni­tions sur les­quel­les elle est bâtie. S’il est pos­si­ble, en prin­cipe, d’élaborer une phy­si­que géo­mé­tri­que, comme celle de Descartes, sur l’iden­ti­fi­ca­tion de la matière à l’étendue et la défi­ni­tion de celle-ci comme pure tri­di­men­sio­na­lité – et sur tout ce qui découle de ce concept -, il faut en même temps éliminer les éléments qui peu­vent détruire la cohé­rence de cette théo­rie. Une fois qu’on tient pour établi le fait que les corps ne sont pas soumis à d’autres formes de chan­ge­ment, il faut bien défi­nir le statut du mou­ve­ment local et répon­dre aux ques­tions qui concer­nent les condi­tions sous les­quel­les on peut en avoir une idée claire et dis­tincte. De même, il faut pré­ci­ser avec atten­tion le statut de l’infini puis­que le pro­blème de la conti­nuité impli­que celui de la cons­ti­tu­tion de l’infini. Descartes, bien sûr, évite cette pro­blé­ma­ti­que en intro­dui­sant la dis­tinc­tion entre l’infini et l’indé­fini ; mais de cette manière il laisse sub­sis­ter l’incom­pré­hen­si­ble dans le monde phy­si­que, puis­que l’infini, bien qu’incontes­ta­ble­ment pré­sent dans toute gran­deur conti­nue, dépasse, selon Descartes, la capa­cité de notre enten­de­ment. Etant donné cepen­dant que l’indé­fini n’est pas dans le réel et n’exprime que l’impuis­sance de l’ima­gi­na­tion, Spinoza aborde les pro­blè­mes de la conti­nuité et de la nature de l’infini, en les dis­so­ciant de l’exis­tence ou l’inexis­tence des limi­tes. Ainsi, dans la Lettre 12 il accorde à l’infini une struc­ture actuelle qui n’a rien en commun avec celle d’une somme de plu­sieurs unités, puis­que ce n’est pas de la mul­ti­tude des par­ties que dépend l’infini.

La concep­tua­li­sa­tion de l’infini chez Spinoza rompt tota­le­ment, donc, avec la tra­di­tion car­té­sienne. Avec l’infini, on entre dans le domaine des notions dont la trans­pa­rence ne pose, selon Spinoza, aucun pro­blème pour l’enten­de­ment humain, mais dont le contenu peut deve­nir obscur quand on y laisse glis­ser des éléments d’une ori­gine ima­gi­na­tive, c’est-à-dire quand on laisse ces éléments qui ont leur ori­gine dans le rap­port de notre corps avec les corps exté­rieurs se mêler à ce qui ne peut être adé­qua­te­ment conçu que par l’enten­de­ment. Il est mani­feste que toutes les notions de base d’une théo­rie phy­si­que de par leur nature impli­quent des éléments de cette sorte, puis­que nous sommes en inte­rac­tion avec le monde maté­riel à tra­vers notre corps et nous en for­mons néces­sai­re­ment des images. Par contre, on ne peut pas ima­gi­ner Dieu comme on ima­gine les corps, ni conce­voir en termes phy­si­ques les attri­buts qui cons­ti­tuent l’essence divine ; d’où il s’ensuit qu’il y a un désé­qui­li­bre entre la concep­tion pure­ment phy­si­que de la réa­lité maté­rielle et sa concep­tion méta­phy­si­que, à cause des limi­tes assi­gnées à la phy­si­que par la per­cep­tion ima­gi­na­tive. Il est vrai que la théo­rie des notions com­mu­nes de l’Ethique rend raison de la for­ma­tion de cer­tai­nes idées adé­qua­tes concer­nant la nature du corps. Même les notions com­mu­nes, cepen­dant, com­por­tent tou­jours un résidu ima­gi­na­tif, puisqu’elles dépen­dent de l’ordre des ren­contres for­tui­tes de notre corps avec les corps exté­rieurs.

La connais­sance phy­si­que des corps, alors, ne peut pas échapper aux res­tric­tions de la connais­sance ima­gi­na­tive et, par­tant, ne peut pas pré­ten­dre à la cer­ti­tude abso­lue. Ainsi, une théo­rie méca­niste se contente de for­mu­ler des hypo­thè­ses plus ou moins plau­si­bles qui ne peu­vent pas être confir­mées d’une manière défi­ni­tive par l’expé­ri­men­ta­tion scien­ti­fi­que, puis­que seul l’enten­de­ment peut saisir les prin­ci­pes et les lois qui régis­sent les chan­ge­ments de la matière. C’est ce que Spinoza sou­tient dans sa cor­res­pon­dance avec Boyle, tout en concé­dant que cer­tai­nes obser­va­tions ren­dent mani­feste l’omni­pré­sence du mou­ve­ment dans la nature. Mais la fonc­tion de ces expé­rien­ces obvies ne peut être qu’indi­ca­tive, vu que la connais­sance des lois de la nature ne dépend pas d’une logi­que induc­tive. On peut donc résu­mer les thèses de Spinoza en sou­li­gnant que dans la cor­res­pon­dance avec Boyle il déclare son adhé­sion aux prin­ci­pes de la phi­lo­so­phie méca­ni­que, tout en assi­gnant des limi­tes à leur vali­dité. Car même si le méca­nisme met en évidence les pro­prié­tés de la matière qui expli­quent la dépen­dance cau­sale des corps, il n’arrive pas à saisir l’essence de la matière qui rend raison de l’exis­tence tant du mou­ve­ment et du repos, que de celle des corps sin­gu­liers. En d’autres termes, il ne suffit pas pour jus­ti­fier tout ce qui se passe au niveau de la matière, parce qu’il reste atta­ché à une repré­sen­ta­tion ima­gi­na­tive de la tota­lité de la nature et sépare néces­sai­re­ment la cau­sa­lité méca­ni­que du fon­de­ment onto­lo­gi­que dont elle dépend.

La pré­sence du mou­ve­ment dans le monde reste, ainsi, inex­pli­ca­ble, au moins si l’on cher­che pour des prin­ci­pes intel­li­gi­bles qui expli­quent le corps par ce qui est cor­po­rel. Le méca­nisme s’avère insuf­fi­sant quand il s’agit de décrire la réa­lité onto­lo­gi­que des corps, parce qu’il méconnaît tota­le­ment la puis­sance par laquelle l’étendue pro­duit tous ses effets. Selon Spinoza, par contre, l’étendue ne peut être conçue que comme un attri­but qui exprime l’essence d’une sub­stance infi­nie et éternelle. Dans l’Ethique, le phi­lo­so­phe insiste sur le fait que cet attri­but appar­tient à la nature divine, puis­que c’est seu­le­ment sous cette condi­tion que l’essence et l’exis­tence des corps devien­nent conce­va­bles : les corps, étant des modes finis de cet attri­but, expri­ment la puis­sance infi­nie de la sub­stance d’une manière pré­cise et déter­mi­née. Et la cau­sa­lité imma­nente qui lie la sub­stance et ses modes, tant finis qu’infi­nis, trans­forme le statut du mou­ve­ment et du repos qui devien­nent des expres­sions de la puis­sance de l’attri­but étendue. Tant le mou­ve­ment que le repos décou­lent immé­dia­te­ment de la nature de cet attri­but prise abso­lu­ment, et for­ment ensem­ble son mode infini immé­diat. Ils ne peu­vent donc pas être sépa­rés de l’essence de la matière, puisqu’ils font partie de la contex­ture même de l’étendue. De cette manière, ils ne doi­vent pas être conçus comme des pro­prié­tés qui s’ajou­tent aux corps et les déter­mi­nent extrin­sè­que­ment, vu que l’essence du corps n’est rien d’autre qu’un rap­port précis de mou­ve­ment et de repos.

C’est jus­te­ment cette cau­sa­lité imma­nente – dont dépend la pro­duc­ti­vité des attri­buts – qui reste inex­pli­ca­ble pour le méca­nisme. Mais la conti­nuité entre la concep­tion pure­ment phy­si­que des corps et la concep­tion méta­phy­si­que qui fait du corps un mode fini de l’étendue, peut être main­te­nue grâce à la dyna­mi­sa­tion des notions com­mu­nes. Spinoza montre com­ment se fait cette dyna­mi­sa­tion dans la seconde partie de l’Ethique (Prop. 45), où il asso­cie l’idée d’une chose sin­gu­lière exis­tante en acte à l’idée de Dieu conçu comme cause de toutes choses. Les notions com­mu­nes, par les­quel­les nous avons une concep­tion ration­nelle des corps, nous per­met­tent de saisir adé­qua­te­ment l’étendue comme attri­but de Dieu et les corps comme modes finis qui dépen­dent de cet attri­but. Les choses sin­gu­liè­res sont ainsi conçues comme des effets de la puis­sance infi­nie de la sub­stance dont décou­lent ´ en une infi­nité de modes une infi­nité des choses ª.

On peut alors déter­mi­ner d’une manière rigou­reuse les limi­tes de la connais­sance des corps à tra­vers leurs pro­prié­tés com­mu­nes. Cette connais­sance reste tri­bu­taire de ses ori­gi­nes ima­gi­na­ti­ves et ne nous four­nit pas de répon­ses concer­nant ce qui cons­ti­tue le prin­cipe onto­lo­gi­que des choses d’une manière abso­lue. Ce sont alors les consé­quen­ces ulti­mes du méca­nisme qui condui­sent à son propre dépas­se­ment puis­que l’étendue doit être conçue comme un attri­but infini qui com­porte le mou­ve­ment et le repos en tant que mode infini immé­diat. Mais le mode infini médiat de cet attri­but ne peut non plus être expli­qué par les prin­ci­pes du méca­nisme ; une théo­rie qui réduit l’étendue à ce qui est long, large et pro­fond sans tenir compte de sa pro­duc­ti­vité, ne peut conce­voir l’infi­ni­tude de l’uni­vers maté­riel qu’en recou­rant à la coexis­tence des corps qui for­ment un ensem­ble sans limi­tes. Pourtant, la concep­tion d’un agré­gat de plu­sieurs unités dis­crè­tes ne tient compte ni de la pro­duc­ti­vité de l’attri­but étendue, ni du rap­port étroit qui existe entre l’attri­but et ses modes finis. De plus, cette repré­sen­ta­tion ima­gi­na­tive de l’infini comme un assem­blage de plu­sieurs par­ties met l’indé­fini car­té­sien à la place de l’infini, qui ne dépend plus de sa propre puis­sance mais de l’inexis­tence des limi­tes. L’attri­but étendue pour­tant est une puis­sance infi­nie abso­lu­ment posi­tive, et la coexis­tence des corps (la facies totius uni­versi de la lettre 64 de Spinoza) doit être aussi conçue comme une puis­sance posi­tive qui exprime cet attri­but.

Afin de bien saisir la manière dont l’ensem­ble des modes finis cons­ti­tue un seul mode infini de l’attri­but, il n’est pas inu­tile de ses réfé­rer aux théo­ries mathé­ma­ti­ques du dix-sep­tième siècle qui por­tent sur la cons­ti­tu­tion du continu, et trai­tent ce pro­blème par le recours au dyna­misme du mou­ve­ment. La géo­mé­trie des indi­vi­si­bles de Cavalieri cons­ti­tue un exem­ple remar­qua­ble de cette sorte, puis­que le géo­mè­tre ita­lien fait inter­ve­nir le mou­ve­ment afin de mon­trer que, par exem­ple, des lignes paral­lè­les en nombre infini se trou­vent dans une figure géo­mé­tri­que à titre d’éléments non pas cons­ti­tu­tifs puisqu’ils ne com­po­sent pas le continu, mais déter­mi­nants. Le concept des ´omniaª c.-à-d. de toutes ces lignes – quand il est ques­tion d’une figure plane -, ou de tous les plans – quand il est ques­tion d’un solide -, cons­ti­tue aux yeux de Cavalieri une nou­velle sorte de gran­deur qu’il ne faut pas iden­ti­fier, bien sûr, à la gran­deur conti­nue d’une sur­face ou d’un volume, mais qui en conserve le carac­tère continu puisqu’en par­cou­rant la sur­face d’une figure d’un mou­ve­ment uni­forme on y ren­contre par­tout les éléments dont il est ques­tion. Seul un prin­cipe dyna­mi­que, donc, comme le mou­ve­ment, est à même d’expri­mer l’infini et de rendre raison de la manière dont le fini existe dans l’infini. Ce modèle dyna­mi­que peut être appli­qué au pro­blème de la cons­ti­tu­tion du mode infini médiat de l’attri­but étendue par les corps qui, tout en le cons­ti­tuant, sont condi­tion­nés quant à leur exis­tence par la puis­sance de ce mode infini.

Une phy­si­que méca­niste, donc, bien qu’onto­lo­gi­que­ment fondée sur la coexis­tence des corps et sur leurs rap­ports cau­saux, met de côté la dépen­dance qui lie les corps à une puis­sance infi­nie. De cette manière, la connais­sance phy­si­que des corps révèle ses pro­pres limi­tes, d’autant plus qu’elle exige une appli­ca­tion rigou­reuse et sans aucune res­tric­tion du prin­cipe de cau­sa­lité. Car c’est jus­te­ment ce prin­cipe qui révèle tant les méri­tes que la défi­cience d’une concep­tion méca­niste de la nature. Dans la mesure où l’on reste dans les limi­tes de la connais­sance des choses par leurs pro­prié­tés com­mu­nes, la cau­sa­lité méca­ni­que d’une part permet de bien saisir les lois qui régis­sent les rap­ports des corps, mais d’autre part elle néglige le fon­de­ment onto­lo­gi­que de ces lois et réduit la réa­lité des corps à celle de plu­sieurs sub­stan­ces indé­pen­dan­tes entre elles.

Si l’on veut, alors, main­te­nir la cohé­rence du sys­tème et l’intel­li­gi­bi­lité du réel, il faut concé­der que les lois et les pro­prié­tés des corps décou­lent de la nature même de l’attri­but étendue dont la puis­sance ne peut pas être repré­sen­tée par l’ima­gi­na­tion, mais seu­le­ment être conçue par l’enten­de­ment. Il est vrai que cette concep­tion de l’étendue change radi­ca­le­ment la nature et le carac­tère de la phy­si­que méca­niste, puisqu’elle impose une concep­tion dyna­mi­que du corps en tant que mode fini. Et c’est jus­te­ment dans la mesure où la ques­tion du statut de la théo­rie phy­si­que impli­que tant la théo­rie de la connais­sance que le pro­blème du statut onto­lo­gi­que des choses sin­gu­liè­res, que la phy­si­que cons­ti­tue un des fon­de­ments du sys­tème de Spinoza et que son étude est une condi­tion sans laquelle la com­pré­hen­sion de ce sys­tème reste incom­plète.