CERPHI

 

Le vital et le social. L’histoire des normes selon Canguilhem

Thèse soutenue en 1999

Notre tra­vail cher­che à inter­ro­ger le rap­port phi­lo­so­phi­que cons­truit par Canguilhem entre le vital et le social. Il s’agit de com­pren­dre com­ment une créa­tion interne à la vie, dési­gnée par Canguilhem sous le terme de "nor­ma­ti­vité" conduit à une cer­taine élaboration des rap­ports du vital et du social par laquelle est pensée l’his­toire de l’homme à partir d’une ana­lyse de l’indi­vi­dua­li­sa­tion vitale et de la sub­jec­ti­vité humaine. La nou­veauté de Canguilhem réside, selon nous, dans sa ten­ta­tive de rendre imma­nente la norme à la vie, indui­sant une ins­crip­tion de l’his­toire humaine dans l’his­toire de la vie. Dès lors que la vie est défi­nie comme créa­tion de normes, tout vivant affirme ses pro­pres normes, les crée le cas échéant, entre en conflit avec les vivants créa­teurs d’autres normes. Il en résulte une réforme de l’anthro­po­lo­gie à partir de la ques­tion de la vie. Selon notre hypo­thèse, le sens de l’expé­rience anthro­po­lo­gi­que ne réside pas tant dans une fer­me­ture de l’homme sur ses pro­pres carac­té­ris­ti­ques que dans une cir­cu­la­tion des com­por­te­ments qui conjoi­gnent vita­lité et socia­lité, acti­vité et sub­jec­ti­vité. La déter­mi­na­tion des normes humai­nes n’a de valeur que sou­te­nue par des capa­ci­tés nor­ma­ti­ves pui­sées dans le regis­tre de la vie.

L’inter­ven­tion du vital dans la cons­ti­tu­tion sociale de l’homme fait surgir des éléments exté­rieurs à l’humaine condi­tion, puisés dans l’ordre de la nature, sou­vent tenus pour étrangers au projet anthro­po­lo­gi­que. Une réflexion sur la valeur créa­trice de la vie permet de com­pren­dre la manière dont l’homme est consi­déré comme un vivant nor­ma­tif, enga­geant ses valeurs de vie dans des valo­ri­sa­tions cultu­rel­les et socia­les. Cette valo­ri­sa­tion est dictée par la pos­si­bi­lité d’une déva­lo­ri­sa­tion engen­drée par le patho­lo­gi­que, pris pour valeur nor­ma­tive moin­dre. Le patho­lo­gi­que, qui n’est pas absence de normes mais res­tric­tion de leur fonc­tion­ne­ment, oriente le vivant humain vers la cons­cience sub­jec­tive de sa propre indi­vi­dua­lité.

L’ana­lyse des normes de vie est ainsi tenue pour déter­mi­nante concer­nant une com­pré­hen­sion de l’homme, en tant qu’elle par­vient à donner un sens aux concepts d’indi­vi­dua­lité et de sub­jec­ti­vité. Une pre­mière lec­ture de Canguilhem consiste à réflé­chir sur les formes nor­ma­ti­ves par les­quel­les les indi­vi­dus vivants devien­nent des indi­vi­dua­li­tés, pro­blème d’autant plus cru­cial pour le vivant humain qu’il invente un ordre humain (des milieux de vie) qui peut se retour­ner contre lui. Une seconde lec­ture de Canguilhem est atten­tive aux formes de sub­jec­ti­va­tion infli­gées au vivant humain par la vio­lence de la mala­die ou des milieux de vie exté­rieurs. L’immer­sion du vivant humain dans l’expé­rience du normal et du patho­lo­gi­que ainsi que dans la logi­que pro­duc­tive des milieux aban­don­nés à leurs seules normes inter­nes de ren­de­ment spé­ci­fie une his­toire des normes humai­nes dont la consé­quence prin­ci­pale est l’affir­ma­tion, au sein des indi­vi­dua­li­tés vivan­tes, d’une sub­jec­ti­vité souf­frante. La sub­jec­ti­vité en vient alors à dési­gner l’ensem­ble des effets de sub­jec­ti­va­tion pro­duits par les événements vitaux (le désor­dre de la mala­die) et par les événements sociaux (le désor­dre des milieux).

Quatre pro­po­si­tions en décou­lent.

  • La première touche l’histoire de la philosophie : chercher à situer, en deçà de l’épistémologie, une philosophie de la vie de Canguilhem entendue comme pouvoir d’individualisation et de subjectivation. Le sens de nos analyses, loin d’exclure l’épistémologie, est de restituer à la philosophie de Canguilhem une cohérence globale formulée dans une analytique normative de la vie.
  • La seconde proposition concerne le rôle exemplaire de la médecine dans les rapports de la science et de la pratique. Chercher à évaluer la théorie à partir de la pratique revient à mettre en avant la modélisation médicale, en tant que la médecine, art plutôt que science, est porteuse d’une réflexion sur les rapports du normal et du pathologique décisive pour le sens de l’homme. Cette réflexion est fondatrice d’une compréhension du vivant humain en termes de normativité.
  • La troisième proposition est de nature anthropologique. Repérer par le lien nécessaire entre histoire naturelle et histoire humaine les conditions d’avènement d’une anthropologie biologique, supposant d’une part une compréhension de l’histoire comme devenir, supposant d’autre part une attention aux interfaces symboliques définis comme autant de milieux de vie proprement humains.
  • La quatrième proposition se veut philosophique en tant qu’elle envisage de comprendre le lien entre vie et sujet. L’idée d’une anthropologie biologique suppose de sortir de la dichotomie entre la vie qualifiée par sa force brute, limitée aux seuls effets mécaniques, incapable d’organiser sa vigueur et le sujet formé en autonomie par une raison qui clot son activité en lui donnant une raison d’être interne. Notre propos est au contraire de réconcilier vie et sujet en repensant le sujet en sa vivacité.