CERPHI

 

Littérature et philosophie : les Lumières françaises

Soutenue à l’Université Jean Moulin-Lyon III le 14 jan­vier 1999.

Jury com­posé de : Madame le Professeur Francine Markovits (pré­si­dente, Université Paris X), Monsieur le Professeur Jean-Claude Beaune (direc­teur de recher­ches, Université Lyon III), Monsieur le Professeur François Dagognet (Professeur émérite), Monsieur le Professeur Michel Delon (Université Paris IV), Monsieur le Professeur Pierre-François Moreau (ENS de Fontenay Saint Cloud). Mention : Très hono­ra­ble avec féli­ci­ta­tions du jury à l’una­ni­mité.

Eu égard aux mul­ti­ples enjeux que recèle la ques­tion du com­men­ce­ment dans la pensée des Lumières fran­çai­ses, je com­men­ce­rai ici par l’évocation de Voltaire : conclu­sion impos­si­ble d’une époque qui résiste à la syn­thèse et à la taxi­no­mie. Le moins phi­lo­so­phe des phi­lo­so­phes des Lumières, le polé­miste taraudé par la méta­phy­si­que autant qu’il est dégoûté d’elle, le lit­té­ra­teur en contra­dic­tion avec l’écrivain, le dra­ma­turge en débat avec le conteur, la rapi­dité et la légè­reté lit­té­raire venant répon­dre à la len­teur et la gra­vité phi­lo­so­phi­que, lors­que l’érudit dis­si­mule et déforme le tra­vail docu­men­taire : Voltaire l’inclas­sa­ble est le meilleur repré­sen­tant de cette com­plexité, ce mou­ve­ment, cette crise à laquelle on donne la déno­mi­na­tion plu­rielle de « Lumières » . A l’instar des tri­bu­la­tions de Candide, c’est la vie même de Voltaire, tur­bu­lente et péré­grine jusque dans la fausse retraite de Ferney, qui nous donne à voir la dyna­mi­que des Lumières (work in pro­gress) comme la danse de la pensée dans un monde où la fin de la situa­tion entraîne la posi­tion per­pé­tuelle : le monde est au « sujet » des Lumières - devrait-on dire plutôt l’homme ou l’indi­vidu ? mais aucun de ces termes n’est vrai­ment satis­fai­sant, car c’est plutôt la fic­tion par le dis­cours d’un incer­tain auteur de la parole - ce qu’est le rêve pour le rêveur : une image labile dans laquelle il glisse sans jamais être ici ou là. Le rêve des Lumières n’est pas de ceux qui se lais­sent inter­pré­ter, ni de ces images qui nais­sent de la tor­peur en conso­la­tion de l’angoisse ou du décou­ra­ge­ment ; c’est un songe lucide, trans­pa­rent et gra­cieux, un songe rococo où se des­si­nent l’élan du désé­qui­li­bre, l’énergie du vague (l’esquisse) et le mou­ve­ment de l’unité en deve­nir.

Commencer par cette conclu­sion qui n’en est pas vrai­ment une, est une manière de lais­ser ouverte une ques­tion qui doit, semble-t-il, le rester, celle de l’unité de ces Lumières mobi­les et insai­sis­sa­bles. Unité ou plu­ra­lité des Lumières ? Pour tenter de les mon­trer à l’oeuvre, entre­pren­dre d’en saisir, non l’ensem­ble ou la tota­lité, mais la glo­ba­lité, nous avons voulu éviter la logi­que taxi­no­mi­que du cata­lo­gue thé­ma­ti­que ou doc­tri­nal. Nous cher­chions au contraire l’unité, non assu­ré­ment pour mas­quer la diver­sité, mais pour com­pren­dre pour quelle raison à ce moment de l’his­toire phi­lo­so­phi­que, l’excep­tion est, pour ainsi dire, la règle, tandis que la plu­ra­lité, voire par­fois la contra­dic­tion, est fac­teur d’unité : le para­doxe l’emporte lors­que la phi­lo­so­phie est un com­merce, et lors­que l’exis­tence de la com­mu­nauté phi­lo­so­phi­que ques­tionne autant la notion clas­si­que d’auteur que le sens même de la phi­lo­so­phie.

En nous pro­po­sant pour prin­cipe d’une pos­si­ble unité des Lumières une pra­ti­que et une manière de faire davan­tage que des idées ou un sys­tème déter­miné, nous n’avons donc pas voulu forcer l’his­toire ni occulter les conflits des doc­tri­nes, mais bien plutôt tenter la des­crip­tion de l’esprit d’une époque pour essayer de saisir le mou­ve­ment de la pensée qui donne à ses oeu­vres cette tona­lité si par­ti­cu­lière. Cette démar­che nous est appa­rue par­ti­cu­liè­re­ment féconde s’agis­sant de ce moment phi­lo­so­phi­que où le sys­tème n’a plus force de repré­sen­ta­ti­vité et où par consé­quent aucun sys­tème ne peut pré­ten­dre à repré­sen­ter la phi­lo­so­phie des Lumières qui s’exprime aussi inten­sé­ment dans le débat des doc­tri­nes (les emprunts, les pla­giats et les que­rel­les, soit dans tout ce qui fait à pro­pre­ment parler contexte) que dans les oeu­vres prises iso­lé­ment. Elle nous paraît en outre légi­time eu égard à la pré­séance de la pra­ti­que sur la théo­rie qu’affirme ce que nous appel­le­rons ici rapi­de­ment l’empi­risme des Lumières, et qui les conduit à envi­sa­ger la connais­sance comme un exer­cice et le savoir comme une poé­ti­que. Elle nous semble enfin per­met­tre, ce qui est essen­tiel, de pré­ser­ver la plu­ra­lité des réduc­tions uni­tai­res tout en évitant de renon­cer à l’unité par res­pect des sin­gu­la­ri­tés. Nous vou­lons y insis­ter une fois encore et sou­li­gner tout à la fois l’unité et la plu­ra­lité des Lumières : en met­tant en évidence des conver­gen­ces concep­tuel­les, pro­blé­ma­ti­ques, métho­di­ques, nous n’affir­mons nul­le­ment des conver­gen­ces sys­té­ma­ti­ques et des iden­ti­tés doc­tri­na­les.

Il faut cepen­dant pren­dre garde de rabat­tre le pro­blème de l’unité sur la ques­tion de la pro­fu­sion ou de la dis­pa­rate, et de l’iden­ti­fier à la dif­fi­culté à recen­ser, à clas­ser et à décrire, car il res­sor­tit en l’espèce à la phi­lo­so­phie. Non que la ques­tion de l’unité des Lumières se soit posée dans le cadre de l’exer­cice de cette seule dis­ci­pline (la cri­ti­que et l’his­toire lit­té­raire l’ont posée plus qu’à leur tour), mais parce que l’unité des Lumières est pro­pre­ment une ques­tion posée à la phi­lo­so­phie, dans la mesure où la sin­gu­la­rité des textes et des oeu­vres y inter­roge la cohé­rence doc­tri­nale et l’archi­tec­ture sys­té­ma­ti­que aux­quel­les on est accou­tumé à reconnaî­tre la phi­lo­so­phie. Comment parler d’une phi­lo­so­phie des Lumières lors­que tant de phi­lo­so­phies et de phi­lo­so­phes se croi­sent et conver­sent, lors­que les conclu­sions sont rares ou rapi­des, lors­que les contra­dic­tions sou­tien­nent jusqu’à l’iden­tité hyper­bo­li­que des contrai­res qui fait le para­doxe ? A la méfiance com­mu­né­ment par­ta­gée à l’endroit des sys­té­ma­ti­ques se mêle la phi­lo­so­phie de l’igno­rant selon Voltaire, l’anti-phi­lo­so­phie de Rousseau, les ten­ta­tions méta­phy­sico-poé­ti­ques de Diderot : la phi­lo­so­phie des phi­lo­so­phes témoi­gne d’une crise pro­fonde de la phi­lo­so­phie à l’endroit de sa tra­di­tio­na­lité et de sa dog­ma­ti­que. Les Lumières déconcer­tent l’his­toire des idées à pro­por­tion de leur réti­cence à se lais­ser réduire à un sys­tème, ce dont témoi­gnent les guille­mets cou­tu­miers lorsqu’il est fait men­tion de la phi­lo­so­phie des Lumières. Ne fal­lait-il pas alors cher­cher dans cela même qui mine l’unité le fac­teur d’une unité, et cher­cher à déter­mi­ner cette pro­blé­ma­ti­que « phi­lo­so­phie » par ce qui sem­blait en une cer­taine mesure l’écarter de la phi­lo­so­phie ?

Dans ce contexte, le fait que les phi­lo­so­phes se fas­sent roman­ciers ou se consa­crent d’une manière ou d’une autre à l’art d’écrire, tandis que les roman­ciers pré­ten­dent à faire oeuvre phi­lo­so­phi­que nous est apparu par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tif : la conta­mi­na­tion de la phi­lo­so­phie par la lit­té­ra­ture, la coor­di­na­tion (au sens où Diderot emploie ce concept) du lit­té­raire et du phi­lo­so­phi­que nous parais­sait offrir une pers­pec­tive pour la com­pré­hen­sion de la com­plexité phi­lo­so­phi­que des Lumières. Nous devons au demeu­rant pré­ci­ser que c’est d’abord notre inté­rêt pour les rela­tions de la phi­lo­so­phie et de la fic­tion, né dans une recher­che sur la com­po­si­tion et l’écriture de la Phénoménologie de l’esprit, qui a orienté notre curio­sité vers le XVIIIe siècle fran­çais, dans la mesure où il pré­sente un état sin­gu­lier et remar­qua­ble des rela­tions entre phi­lo­so­phie et lit­té­ra­ture. Au com­men­ce­ment de notre tra­vail, la ques­tion de l’unité des Lumières en cons­ti­tue donc un aspect essen­tiel, quoiqu’elle n’en soit pas à pro­pre­ment parler l’ori­gine.

En cher­chant à com­pren­dre la raison de la com­pli­cité de la phi­lo­so­phie et de la lit­té­ra­ture, c’est-à-dire à saisir quelle est cette phi­lo­so­phie qui s’effec­tue par la lit­té­ra­ture, sans pour autant res­sor­tir au schème roman­ti­que qui affirme que l’art seul est capa­ble de vérité et pres­crit à la phi­lo­so­phie de se faire poésie, nous devions tou­te­fois ren­contrer cette ques­tion comme un enjeu cru­cial, mais aussi comme un pré­sup­posé même de notre recher­che : dans quelle mesure cette intri­ca­tion du phi­lo­so­phi­que et du lit­té­raire est-elle à même de faire époque pour la phi­lo­so­phie ? ne faut-il pas reconnaî­tre un statut par­ti­cu­lier, dans le vaste espace des Lumières euro­péen­nes (1680-1770), à la crise des Lumières fran­çai­ses (Gusdorf, Vernière) ? Les Lumières dont nous par­lons ici sont donc les Lumières fran­çai­ses, et plutôt celles de la seconde moitié du XVIIIe siècle, que nous pou­vons rapi­de­ment carac­té­ri­ser par l’asso­cia­tion nou­velle, dans la phi­lo­so­phie des belles-let­tres et de l’his­toire natu­relle, asso­cia­tion qui ouvre, d’une nou­velle façon, l’espace de la lit­té­ra­ture et inau­gure un nou­veau mode de visi­bi­lité de l’art d’écrire (Rancière).

Parler de lit­té­ra­ture, et a for­tiori pour l’oppo­ser à la phi­lo­so­phie avant d’envi­sa­ger leur coor­di­na­tion, ne va cepen­dant pas de soi, puisqu’il faut tenir compte de l’his­toire du terme, des aléas du concept et du fait qu’il est impos­si­ble d’en pré­sen­ter le contenu comme une essence. En ce sens la ques­tion que nous avons adres­sée aux Lumières fran­çai­ses ne manque pas d’être for­te­ment mar­quée par son his­to­ri­cité. Nous ne pou­vons pas igno­rer la part qu’ont la lin­guis­ti­que et la phi­lo­so­phie ana­ly­ti­que à notre per­cep­tion pré­sente de la lit­té­ra­ture. Bien plus, il nous faut sans doute cette situa­tion qui est la nôtre, dans le pro­lon­ge­ment du moment roman­ti­que et de la moder­nité qui a ins­ti­tué la lit­té­ra­ture comme un contre-dis­cours (Foucault), pour pou­voir poser cette ques­tion. Aussi est-ce à partir de quel­ques aspects des théo­ries contem­po­rai­nes de la lit­té­ra­ture que nous avons entre­pris de mettre en évidence la trans­for­ma­tion qui s’opère dans la dis­per­sion du domaine des belles-let­tres au XVIIIe siècle. Les carac­té­ris­ti­ques essen­tiel­les de la lit­té­ra­rité, savoir la fic­tion et le style, ainsi que les divers et nom­breux pro­blè­mes que pose leur déter­mi­na­tion, nous ont ainsi engagé à un examen détaillé du trai­te­ment du lan­gage par la phi­lo­so­phie fran­çaise du XVIIIe siècle ; examen qui nous a amené à trou­ver la force, l’ori­gi­na­lité, voire peut-être une moder­nité méconnue, dans cette pensée : à la fai­blesse théo­ri­que en matière lin­guis­ti­que de la ques­tion de l’ori­gine des lan­gues et des signes (Droixhe et Beauzée) cor­res­pond en effet une richesse phi­lo­so­phi­que qui nous paraît pou­voir servir à l’appro­fon­dis­se­ment et à la diver­si­fi­ca­tion, mais aussi par­fois à la cri­ti­que, de quel­ques concepts mis au ser­vice de la théo­rie lit­té­raire.

Dans cette pers­pec­tive, l’oeuvre de Condillac a pris une place impor­tante dans notre tra­vail, et occupe sans aucun doute une place à part. OEuvre de phi­lo­so­phe et non de gram­mai­rien, elle nous permet d’inter­ro­ger les atten­dus pro­pre­ment phi­lo­so­phi­ques de la ques­tion du lan­gage. Nous n’avons pas ignoré en l’espèce Diderot et Rousseau, mais outre que la phi­lo­so­phie de Condillac nous paraît four­nir un modèle adé­quat pour l’intel­li­gi­bi­lité de cer­tains aspects de leurs théo­ries res­pec­ti­ves en matière de lan­gage, c’est pour sa sys­té­ma­ti­cité que cette oeuvre ordon­nant la phi­lo­so­phie à l’inven­tion des signes et à l’usage de la langue, nous a inté­ressé. La phi­lo­so­phie de Condillac se pré­sente d’une cer­taine façon comme la gram­maire de la langue théo­ri­que et des dis­cours des Lumières fran­çai­ses ; elle permet de repé­rer les concepts et les pers­pec­ti­ves qui les ani­ment, mais aussi de com­pren­dre com­ment l’art sen­sua­liste de parler et d’écrire engage une crise de l’acte phi­lo­so­phi­que lors­que la méthode s’entend comme geste et comme exer­cice.

Une sémio­ti­que indé­fi­ni­ment rechar­gée de séman­ti­que par la sen­so­ria­lité, soit le concept de sen­si­bi­lité, dis­tin­gue la phi­lo­so­phie des Lumières fran­çai­ses des divers empi­ris­mes aux­quels elles emprun­tent de nom­breux thèmes et de nom­breux concepts. Rappelons les aspects majeurs de l’apport de cette phi­lo­so­phie de la cor­po­réité et de la média­tion à la théo­rie du signe et de la repré­sen­ta­tion.

    • L’écart avec Port-Royal et la grammaire générale est manifeste, puisque le signe y est pensé comme une membrane, l’opérateur qui fait de la représentation un échange.
    • Les liens entre pensée et langage sont réinterrogés à partir d’une théorie de la productivité cognitive des signes qui ne se borne pas à l’analyse de leur efficacité taxinomique.
    • Le savoir est pensé comme une poétique, la pensée se dessine comme l’art de l’après-coup, tandis que l’oeuvre du langage se définit comme une fiction.

Les prin­ci­pes de la sémio-gno­séo­lo­gie sen­sua­liste décri­vent ainsi une confi­gu­ra­tion pro­blé­ma­ti­que où la théo­rie de la pro­duc­ti­vité du lan­gage s’accom­pa­gne d’un rema­nie­ment des concepts de savoir, de vérité et de nature, en même temps que la fic­tion par­ti­cipe de la phi­lo­so­phie, aussi bien parce la phi­lo­so­phie seconde requiert le détour par le roman de la genèse pour pou­voir com­men­cer, que parce qu’en tant que nou­velle com­bi­nai­son d’idées, la phi­lo­so­phie elle-même appa­raît comme une fic­tion. A tra­vers le rema­nie­ment de la notion de fic­tion - qui ne recou­vre plus dans ce contexte le dis­cours fal­la­cieux ou le défaut de réa­lité, mais la vie propre des signes - la phi­lo­so­phie de Condillac nous permet ainsi de repé­rer les concepts remis en forme et les enjeux phi­lo­so­phi­que déter­mi­nés par l’appel de la lettre ; elle nous donne aussi quel­ques éléments pour com­pren­dre l’orien­ta­tion lit­té­raire et la confiance en la lit­té­ra­ture d’une pensée tra­vaillée par la dupli­cité de l’ima­gi­na­tion.

Ce que Condillac théo­rise pour ainsi dire, il ne le réa­lise tou­te­fois pas. Afin de saisir le tra­vail de la lit­té­ra­rité dans la phi­lo­so­phie, soit les apports du style et la part de la fic­tion, la seconde partie de notre recher­che porte sur quel­ques réa­li­sa­tions par­ti­cu­liè­res de cette poé­ti­que du savoir qui carac­té­rise les Lumières fran­çai­ses. La pro­di­ga­lité théo­ri­que et scrip­tu­raire de l’époque doit fata­le­ment faire appa­raî­tre notre choix comme réduc­teur, mais il cor­res­pond, sans être assu­ré­ment exhaus­tif en la matière, à l’ori­gine et à la direc­tion de notre ques­tion­ne­ment. S’agis­sant de com­pren­dre le carac­tère lit­té­raire de la phi­lo­so­phie des Lumières fran­çai­ses, nous nous sommes atta­ché aux oeu­vres et aux genres théo­ri­ques les plus aptes à mettre en lumière la crise de la phi­lo­so­phie dans l’éclatement ency­clo­pé­di­que. Nous n’avons ni oublié ni négligé le Neveu de Rameau, le Paradoxe sur le comé­dien ou La phi­lo­so­phie dans le bou­doir, mais nous avons essen­tiel­le­ment cher­ché la lit­té­ra­rité à l’oeuvre dans les textes expli­ci­te­ment phi­lo­so­phi­ques. Enfin et sur­tout, notre choix est fonc­tion de la ques­tion que les enjeux majeurs du sen­sua­lisme nous ont conduit à adres­ser aux ouvra­ges, et qui déter­mine la pro­gres­sion de notre propos : quels sont les effets dans l’expo­si­tion phi­lo­so­phi­que d’une pensée qui met en ques­tion le sujet de la connais­sance en déter­mi­nant la raison comme un effet de la péri­phé­rie sen­si­ble, d’une pensée qui, se décou­vrant comme un regard, se mani­feste comme curio­sité ? La cri­ti­que de la média­tion que et en scène la Lettre sur les Sourds et Muets pré­sente au demeu­rant une expres­sion par­ti­cu­liè­re­ment sen­si­ble de ces ques­tions.

Le sujet de la connais­sance recèle une mul­ti­pli­cité et la nature offre sa dis­pa­rate : sous ces deux aspects nous reconnais­sons l’orda­lie de la cons­ti­tu­tion d’un savoir phi­lo­so­phi­que dans la pers­pec­tive sen­sua­liste, savoir la ques­tion de la connais­sance des indi­vi­dus. Dans la mesure où elle s’y affronte tout par­ti­cu­liè­re­ment, l’étude de l’his­toire natu­relle s’est donc tout d’abord impo­sée à nous. L’ana­lyse d’une méthode, celle de Buffon, où la des­crip­tion sert l’élaboration des modè­les théo­ri­ques nous montre la part essen­tielle du style, dans ce que nous pour­rions appe­ler la conver­sion de la curio­sité en savoir. Parce qu’elle permet de com­pren­dre l’inter­ven­tion de la lit­té­ra­rité dans la connais­sance comme une solu­tion au pro­blème posé par la connais­sance des indi­vi­dus, l’his­toire natu­relle se pose ainsi comme un point de départ pos­si­ble pour la dif­fé­ren­cia­tion des genres théo­ri­ques. A partir d’elle, la cons­truc­tion d’un modèle de l’his­toire, ce dis­cours mixte, dans lequel la des­crip­tion s’avère aussi bien la redes­crip­tion d’un réel inex­pé­ri­men­ta­ble, nous a permis de penser la fic­tion comme le jeu des pro­cé­du­res d’indi­vi­dua­li­sa­tion à l’échelle du dis­cours, et de pro­po­ser sur cette base le prin­cipe d’une dis­tinc­tion du dis­cours de la phi­lo­so­phie et du dis­cours de la lit­té­ra­ture.

Les ambi­guï­tés de la fable du XVIIIe siècle (May) en reçoi­vent, nous semble-t-il un nouvel éclairage ; et la dupli­cité de l’ima­gi­na­tion se donne comme une clef de cette phi­lo­so­phie qui s’écarte pour ainsi dire d’elle-même. L’esprit de la lit­té­ra­ture s’empare de la phi­lo­so­phie, lors­que celle-ci s’avère inca­pa­ble de pro­duire et d’expo­ser son prin­cipe sous les espè­ces d’une idée. C’est pour­quoi nous avons pri­vi­lé­gié la ques­tion du sys­tème et de sa fabri­que, par­ti­cu­liè­re­ment révé­la­trice des enjeux du fon­de­ment et de l’expo­si­tion phi­lo­so­phi­ques. Dans Condillac qui en fait la théo­rie, et dans Rousseau qui regimbe contre le nomi­na­lisme sen­sua­liste, en pas­sant par la rhap­so­die ency­clo­pé­di­que, et le rire tout à la fois tendre et dévas­ta­teur de La Mettrie, nous lisons la même « phi­lo­so­phie » des Lumières (avec les guille­mets de cir­cons­tan­ces), une phi­lo­so­phie par la forme où le style vient pré­sen­ter et danser, avec plus ou moins de grâce, ce qui ne se laisse saisir ni comme concept, ni comme objet. Elle nous sug­gère que les accoin­tan­ces de la phi­lo­so­phie et de la lit­té­ra­ture sont l’effet d’un maté­ria­lisme non doc­tri­nal qui consiste dans la cons­cience du per­pé­tuel retard de la phi­lo­so­phie : la raison ne peut saisir ce qui la pré­cède, et le lan­gage vient donner corps à ce qui se dérobe.

En résumé : la spé­ci­fi­cité (l’unité) des Lumières fran­çai­ses, et plus par­ti­cu­liè­re­ment de celles de la seconde moitié du XVIIIe siècle, tient à la coor­di­na­tion du lit­té­raire et du phi­lo­so­phi­que. Cette conta­mi­na­tion des genres mani­feste une crise de la phi­lo­so­phie au moment où l’indi­vidu en réclame sa part, dans un indi­vi­dua­lisme qui n’est ni celui de l’inté­rêt ni celui des espoirs tota­li­tai­res.

Mais conclure de la sorte est par trop rapide, car en par­lant ainsi nous ne fai­sons rien d’autre que nous relire. Il nous paraît indis­pen­sa­ble de pour­sui­vre ce tra­vail, mais aussi de le cor­ri­ger et sans doute de le trans­for­mer, en consa­crant au para­doxe dide­ro­tien et à l’écriture de la contra­dic­tion sadienne les soins qu’ils exi­gent, en exa­mi­nant de plus près la phi­lo­so­phie alpha­bé­ti­que de Voltaire, autant que nous sou­hai­tons pour­sui­vre notre recher­che sur les liens entre théo­rie et fic­tion, lit­té­ra­ture et phi­lo­so­phie. Il nous semble enfin que la pensée des Lumières ouvre encore aujourd’hui pour nous, à mesure même qu’elle paraît en son temps tracer une voie entre le didac­tisme aris­to­té­li­cien (l’art est l’appa­rence char­meuse du vrai) et l’abso­lu­tisme roman­ti­que (l’art seul et ulti­me­ment est capa­ble de vérité), sur quel­que renou­vel­le­ment du pro­blème des rela­tions de la phi­lo­so­phie et de l’art, en sou­le­vant la ques­tion de la sin­gu­la­rité de la pro­cé­dure artis­ti­que et du type de vérité qui lui est propre.

Mais une fois encore, ce n’est pas seu­le­ment affaire de pro­lixité et de pro­fu­sion, si le lec­teur des Lumières demeure en reste. Cette phi­lo­so­phie des fran­çaise du XVIIIe siècle se bâtit à partir d’une expres­sion de la sen­si­bi­lité qui lui est propre, et nous met en pré­sence d’ambi­guï­tés et de para­doxes. Des sta­tues qui res­pi­rent l’odeur de roses, des aveu­gles qui se met­tent à voir, des mon­tres qui acquiè­rent une iden­tité et une cer­taine inno­cence, en sont les images per­sis­tan­tes dont la force d’ima­gi­naire demeure par-delà les ana­ly­ses.

Il ne reste peut-être à l’his­toire qu’à pren­dre en charge encore et encore ces dilem­mes du XVIIIe siècle pour appro­cher une nou­velle dimen­sion de l’homme : elle réside à l’état latent dans ces mys­tè­res qui sont peut-être sa meilleure part révo­lu­tion­naire.