CERPHI

 

La distinction entre la durée et le temps dans l’oeuvre de Spinoza

Thèse sou­te­nue le 12 décem­bre 1998 à l’Université de Paris I.

Jury : Messieurs Alexandre Matheron, André Tosel, Pierre-François Moreau, Christian Lazzeri.

L’idée de cette recher­che est née de la mise en rap­port de deux inter­ro­ga­tions : Jusqu’à quel point le temps impose-t-il la fini­tude et la contin­gence comme la dimen­sion irré­duc­ti­ble de l’exis­tence ? Comment dis­so­cier ce qui est donné de ce qui est cons­truit au sein de la tem­po­ra­lité ?

Dans cette pers­pec­tive, la pensée de Spinoza nous a semblé pro­cé­der d’une cer­taine défiance à l’égard du temps en géné­ral. Défiance qui ne revient pas à s’abs­traire du monde de la durée pour ne consi­dé­rer que des véri­tés éternelles mais qui consiste à conce­voir la durée sous l’aspect de l’éternité pour mieux la dis­tin­guer des dif­fé­ren­tes formes de mesure que lui inflige le temps. Connue sous l’aspect de l’éternité, la durée n’est qu’une "conti­nua­tion indé­fi­nie de l’exis­tence", elle n’appa­raît comme une suc­ces­sion de moments contin­gents que si l’on natu­ra­lise la par­ti­tion qui lui impose le temps pour la mesu­rer.

La connais­sance de la véri­ta­ble nature de la durée nous affran­chit de cer­tai­nes repré­sen­ta­tions tem­po­rel­les dont on reconnaît paral­lè­le­ment la pro­di­gieuse force ima­gi­na­tive. L’oeuvre de Spinoza permet de conce­voir que cer­tai­nes formes tem­po­rel­les qui pas­sent pour l’expres­sion de la struc­ture de l’exis­tence ou pour les condi­tions de toute cons­cience, sont en réa­lité for­gées par l’ima­gi­na­tion. La dis­tinc­tion entre la durée et le temps confère alors un nouvel éclairage à l’oppo­si­tion clas­si­que entre un temps phy­si­que et un temps psy­cho­lo­gi­que, car le temps façonné par la cons­cience ima­gi­na­tive pro­duit des effets dans le monde jusqu’à être confondu avec la durée réelle des choses. Nous retrou­vons là un trait carac­té­ris­ti­que de l’ana­lyse du temps : cet être d’ima­gi­na­tion n’existe pas en dehors de notre pensée alors qu’il semble pour­tant être l’objet d’une per­cep­tion sen­si­ble.

La durée est une affec­tion de l’exis­tence dont la nature est mas­quée par la puis­sance de tem­po­ra­li­sa­tion de l’ima­gi­na­tion. Nous vivons sur le mode de la confu­sion entre la durée et le temps, ce qui expli­que l’emprise de formes tem­po­rel­les sur notre vie affec­tive ou poli­ti­que. La ten­ta­tive spi­no­ziste pour pré­ve­nir cette confu­sion et cerner la véri­ta­ble essence de la durée revient simul­ta­né­ment à mettre à nu la domi­na­tion subrep­tice que l’ima­gi­na­tion du temps exerce sur le champ éthique et poli­ti­que.

Le prin­cipe de notre recher­che a donc été d’établir que la confu­sion entre la durée et le temps, entre une affec­tion du cona­tus et un auxi­liaire de l’ima­gi­na­tion, revêt plu­sieurs formes dans l’oeuvre de Spinoza.

Dans la Lettre XII, Spinoza met en garde contre la confu­sion entre la durée et deux formes tem­po­rel­les qui sup­po­sent sa divi­sion en par­ties. Egrener la durée en par­ties divi­si­bles à l’infini ou la com­po­ser d’ins­tants indi­vi­si­bles, rend inconce­va­ble le simple pas­sage, la simple tran­si­tion de la durée. Mais, dans cette lettre, Spinoza ne semble pas avoir encore renoncé à penser le pas­sage de la durée selon le modèle de la divi­sion en par­ties, et s’emploie à pré­ser­ver la conti­nuité de la durée en la rap­por­tant à une divi­sion modale en par­ties, exempte de toute com­po­si­tion réelle.

Or, l’Ethique cons­ti­tue un tour­nant dans cette réflexion. La déli­cate entre­prise qui consiste à penser la conti­nuité de la durée à tra­vers une quel­conque divi­si­bi­lité en par­ties est aban­don­née en raison de l’emprise qu’exerce encore sur elle l’ima­gi­na­tion de la durée. La durée n’est plus conçue comme une suc­ces­sion de par­ties, d’états, mais comme une tran­si­tion de puis­sance. L’attri­bu­tion de la durée aux choses ne dérive plus seu­le­ment du fait que leur essence se dis­tin­gue de leur exis­tence, mais dépend de la tran­si­tion indé­fi­nie qui affecte leur puis­sance d’agir. Ce qui ne revient pas pour autant à expli­quer la durée d’une chose par sa sou­mis­sion à un chan­ge­ment conti­nuel, au pas­sage continu d’une puis­sance à l’acte. La durée ne trouve pas sa source dans une pos­si­bi­lité indé­ter­mi­née des contrai­res, elle n’est rien d’autre que la tran­si­tion néces­saire qui affecte une puis­sance actuelle. La conti­nua­tion de l’exis­tence est insé­pa­ra­ble des varia­tions de puis­sance qu’elle impli­que.

Même si, après sa for­mu­la­tion dans la deuxième partie de l’Ethique, la défi­ni­tion de la durée n’est à aucun moment expli­ci­te­ment reprise, c’est sur le ter­rain des affects, des varia­tions de la force d’exis­ter, que se déploie cette nou­velle ana­lyse de la durée. L’affect est l’acte par lequel l’âme passe d’un degré de puis­sance, c’est-à-dire de per­fec­tion, à un autre. On com­prend alors que le pas­sage de la durée, la tran­si­tion d’une puis­sance, est tou­jours aussi par­faite à chacun des moments que l’on déli­mite en elle.

Si l’on isole un état de la varia­tion de puis­sance qui le pro­longe, il n’impli­que ni la pri­va­tion des états anté­rieurs ni la contin­gence des états futurs. L’écoulement de la durée est continu, il ne sup­pose aucune dis­conti­nuité, ni pri­va­tion, ni trans­for­ma­tion.

Mais la puis­sance de l’ima­gi­na­tion dis­si­mule de nou­veau cette véri­ta­ble durée à peine conquise. Dès lors que le temps n’est pas décompté ration­nel­le­ment il trouve la source de son ima­gi­na­tion dans la mémoire. C’est à partir du sou­ve­nir d’une série d’expé­rien­ces que se forge la repré­sen­ta­tion du passé, du pré­sent comme du futur.

Il suffit alors que des idées ima­gi­na­ti­ves exclu­si­ves les unes des autres soient asso­ciées à une même image tem­po­relle au cours de cette série d’expé­rien­ces, pour que le temps appa­raisse comme la dimen­sion de la contin­gence.

Cette confu­sion entre la durée et un temps contin­gent nous a semblé avoir des consé­quen­ces éthiques. La cor­res­pon­dance de Spinoza avec Blyenbergh sur la ques­tion du mal trouve dans cette confu­sion un des prin­ci­pes de son inter­pré­ta­tion. Blyenbergh établit la contin­gence de l’état pré­sent qui affecte le corps humain par réfé­rence à la mémoire de ses actions pas­sées et par­vient ainsi à le sous­traire à la néces­sité des causes qui l’engen­drent. La contin­gence de l’état pré­sent se fonde sur l’ima­gi­na­tion du passé. Un affect devient donc mau­vais s’il semble priver le corps de cer­tains états passés dont on ima­gine qu’ils auraient pu s’actua­li­ser à sa place, aussi long­temps qu’on en méconnaît l’impos­si­bi­lité.

Le passé n’appa­raît plus comme ce dont l’exis­tence est rendue impos­si­ble ou comme ce qui ne cesse de déter­mi­ner le pré­sent, mais sa per­sis­tance sous la forme d’une pos­si­bi­lité per­ma­nente de la nature humaine cons­ti­tue le mode d’être de la pri­va­tion.

Alors que la durée du mode fini coïn­cide, à tra­vers ses varia­tions affec­ti­ves, avec une tran­si­tion de puis­sance tou­jours aussi par­faite à chacun de ses moments, par une illu­sion rétros­pec­tive, le mal se pré­sente comme la pri­va­tion des états qui ont affecté le mode dans le passé.

Cette confu­sion se révèle alors omni­pré­sente dans la vie affec­tive. L’affect passif qui naît de l’ima­gi­na­tion d’une cause exté­rieure conduit l’âme à pro­je­ter la dimen­sion tem­po­relle de cet objet sur la durée qui affecte sa puis­sance.

Chaque indi­vidu ima­gine alors la suc­ces­sion du passé, du pré­sent et du futur en fonc­tion de la forme tem­po­relle inhé­rente aux pas­sions qui l’assaillent. Sitôt que les hommes sont en proie à la fluc­tua­tion où l’âme oscille entre la crainte et l’espoir, la durée de leur exis­tence leur appa­raît comme une suc­ces­sion d’états contin­gents dont la for­tune cons­ti­tue le seul prin­cipe de liai­son. L’ima­gi­na­tion du temps impose donc la fini­tude comme l’hori­zon indé­pas­sa­ble de l’exis­tence.

Mais c’est dans le champ poli­ti­que que cette confu­sion entre un temps ima­giné et une durée conti­nue génère les effets les plus asser­vis­sants. La nais­sance de la société poli­ti­que coïn­cide avec la for­ma­tion d’un esprit commun, qui tra­duit l’inter­dé­pen­dance ima­gi­na­tive des citoyens. Les sujets sont donc conduits à per­ce­voir le temps tel qu’il est forgé par les affects qui les unis­sent. Ainsi le temps vécu par les citoyens sans exis­ter indé­pen­dam­ment de cet esprit commun s’impose à tous de l’exté­rieur. Les affects de crainte et d’espoir qui for­ment le noyau pas­sion­nel assu­rant l’effec­ti­vité du trans­fert de droit au sou­ve­rain, révè­lent que la cons­ti­tu­tion de l’Etat sup­pose la sou­mis­sion des sujets à un auxi­liaire tem­po­rel. Le temps serait donc pour une part socia­le­ment cons­truit. De même que la durée se trouve nom­brée par l’alter­nance du jour et de la nuit, elle peut être mesu­rée par l’alter­nance des récom­pen­ses et des châ­ti­ments.

Les sujets mani­fes­tent le désir pré­sent de suivre les injonc­tions du sou­ve­rain à partir de la repré­sen­ta­tion de l’issue future, que la mémoire d’une série d’expé­rien­ces pas­sées, confère à cette obéis­sance. La conduite pré­sente résulte donc de l’idée ima­gi­na­tive du futur forgée par la mémoire du passé.

On pour­rait même dire, pour donner une illus­tra­tion actuelle, que le chan­ge­ment d’heure, le pas­sage de l’heure d’été à l’heure d’hiver et vice et versa, n’est rien d’autre qu’un effet dérivé de cette puis­sance de tem­po­ra­li­sa­tion.

L’Etat doit deve­nir une puis­sance de tem­po­ra­li­sa­tion pour s’oppo­ser à la force du pré­sent dans la vie pas­sion­nelle. Le Traité théo­lo­gico-poli­ti­que comme le Traité poli­ti­que diag­nos­ti­quent l’emprise quasi hyp­no­ti­que du pré­sent dans la vie poli­ti­que.

La force que le pré­sent dis­pense aux affects dérive du statut de l’idée ima­gi­na­tive qui affirme d’autant plus la pré­sence de son objet qu’aucune cause exté­rieure ne s’y oppose. Les ana­ly­ses de la qua­trième partie de l’Ethique ont montré que les diri­geants ne peu­vent contre­car­rer l’ima­gi­na­tion du pré­sent en lui oppo­sant le désir actif des bien­faits futurs résul­tant de l’obéis­sance aux lois. La connais­sance ration­nelle de l’issue des événements futurs étant de fait ino­pé­rante, le désir actif d’un bien futur sera néces­sai­re­ment asso­cié à l’ima­gi­na­tion de causes qui occultent sa pré­sence, ce qui l’affai­blira d’autant par rap­port au désir d’un profit immé­diat.

Si, toutes choses égales par ailleurs, l’ima­gi­na­tion du pré­sent pro­duit des affects plus inten­ses que celle du futur, la seule manière de redon­ner une force pas­sion­nelle au futur est d’y rap­por­ter des bien­faits qui par eux-mêmes occu­pent davan­tage l’esprit que les biens pré­sents. Le seul recours dont dis­pose le légis­la­teur, pour échapper à la loi de la méca­ni­que pas­sion­nelle selon laquelle le désir d’un bien pré­sent réduit celui d’un bien futur, est d’assi­gner de nou­vel­les fins aux lois, qui l’empor­tent sur les béné­fi­ces immé­diats de l’insou­mis­sion. Les citoyens seront donc contraints de renon­cer à telle action pré­sente par crainte des sanc­tions futu­res que l’ima­gi­na­tion popu­laire est conduite à y asso­cier. De la même manière, si l’insé­cu­rité liée à la vio­la­tion des lois per­siste, l’Etat est en mesure de forger un affect de sécu­rité en ravi­vant le sou­ve­nir de crain­tes pas­sées. Le simple fait de revi­vre la dis­pa­ri­tion d’une cause de péril suffit à redon­ner une pré­sence à l’avenir, à ima­gi­ner la répé­ti­tion de cette déli­vrance.

La volonté de pré­ser­ver ce sen­ti­ment de sécu­rité, forgé méca­ni­que­ment, conduit alors à ne rien entre­pren­dre qui pour­rait nuire à sa conser­va­tion.

Cet affect de sécu­rité vécu en commun contri­bue donc à l’ins­tau­ra­tion de la concorde dans la société.

Le recours, entre autres, aux affects de crainte, d’espoir et de sécu­rité permet donc de donner une pré­sence plus ou moins intense à l’issue d’une chose future, lui confé­rant la force de s’oppo­ser à l’ima­gi­na­tion du pré­sent. L’Etat est donc astreint à deve­nir une puis­sance de pré­sen­ti­fi­ca­tion pour lutter contre les effets de la tran­si­tion affec­tive de la mul­ti­tude. Même si la durée de la mul­ti­tude est par essence conti­nue, l’action des causes exté­rieu­res peut la rendre par­ti­cu­liè­re­ment incons­tante.

Une durée ins­ta­ble s’appa­rente à une suc­ces­sion d’états dif­fé­rents dont pro­cède l’ima­gi­na­tion de la dis­conti­nuité et de la contin­gence. En raison de cette incons­tance, le des­ti­na­taire du désir d’obéis­sance est sus­cep­ti­ble de chan­ger à chaque ins­tant.

La sou­ve­rai­neté qui trouve sa source dans la durée de la mul­ti­tude, se réduit alors à la suc­ces­sion des occa­sions qui per­met­tent de sub­ju­guer le désir d’obéis­sance de celle-ci. Dans l’espace social, la dis­tinc­tion entre la durée et le temps prend la forme d’un conflit entre la source de la sou­ve­rai­neté, la durée de la mul­ti­tude et les formes tem­po­rel­les engen­drées par les légis­la­teurs.

L’Etat tente d’endi­guer les varia­tions du désir d’obéis­sance qui affecte la puis­sance de la mul­ti­tude, tou­jours aussi par­fai­tes à chacun des ins­tants que l’on déli­mite en elles. Selon Spinoza, la tran­si­tion conti­nue du désir à l’ori­gine du trans­fert de droit est la vérité indé­pas­sa­ble de la vie poli­ti­que, la cause pro­chaine dont on en déduit toutes les pro­prié­tés. L’incons­tance de la foule ne sau­rait être fus­ti­gée comme un vice fon­cier de la mul­ti­tude, elle tra­duit sim­ple­ment l’action de causes exté­rieu­res sur la durée qui l’affecte. Les hommes poli­ti­ques s’effor­cent ainsi d’entre­te­nir la confu­sion entre cette durée de l’esprit de la mul­ti­tude et les auxi­liai­res tem­po­rels qui struc­tu­rent son ima­gi­na­tion. Il s’agit de mas­quer le fait que la sou­ve­rai­neté est une occa­sion, qu’elle se réduit à la suc­ces­sion des moments pro­pi­ces à son exer­cice.

L’action poli­ti­que de la mul­ti­tude ne consiste pas seu­le­ment à saisir l’occa­sion d’une défaillance des diri­geants pour retrou­ver l’exer­cice de la sou­ve­rai­neté, mais sup­pose la conver­sion de la puis­sance sou­ve­raine en une suc­ces­sion d’occa­sions d’établir, d’abolir, ou de réfor­mer les ins­ti­tu­tions du régime. Ce qui ne sau­rait lui dénier le pou­voir de sta­bi­li­ser sa durée lorsqu’elle sou­haite conser­ver les ins­ti­tu­tions qu’elle s’est donné.

Le simple fait de ne plus consi­dé­rer la durée comme une suc­ces­sion de par­ties mais comme une tran­si­tion de puis­sance modi­fie la confi­gu­ra­tion du champ poli­ti­que. La durée de la mul­ti­tude ne peut plus être repré­sen­tée comme une suc­ces­sion de moments ampu­tés des actions aux­quel­les ils don­nent nais­sance, mais doit se conce­voir comme une série d’occa­sions de déte­nir la sou­ve­rai­neté. Ce n’est donc pas la seule ins­ta­bi­lité de la durée de la mul­ti­tude qui conver­tit la sou­ve­rai­neté en une suc­ces­sions d’occa­sions.

L’expres­sion "tempus seu occa­sio", extraite du Traité poli­ti­que, indi­que que le concept de tempus subit une évolution paral­lèle à celui de dura­tio, il change de signi­fi­ca­tion lorsqu’il dési­gne l’occa­sion.

Dans cette accep­tion, le temps n’est plus un auxi­liaire de l’ima­gi­na­tion, une simple affec­tion de la pensée, mais qua­li­fie une durée limi­tée par les cir­cons­tan­ces dont elle assure le déploie­ment.

L’intru­sion de la thé­ma­ti­que du moment oppor­tun au sein des ques­tions éthiques et poli­ti­ques contri­bue donc au dépas­se­ment de la dis­tinc­tion entre la durée et le temps. L’occa­sion est l’affec­tion finie du cona­tus pen­dant laquelle il est en mesure de maî­tri­ser ce qui est offert par les cir­cons­tan­ces.

Ce dépas­se­ment n’est pas seu­le­ment théo­ri­que, il s’enra­cine dans une pra­ti­que effec­tive, acces­si­ble à tous : faire preuve de pré­sence d’esprit, être vigi­lant c’est engen­drer, à partir de l’ima­gi­na­tion de la contin­gence tem­po­relle, des inter­val­les finis libé­rés des cycles de la for­tune ou de la rétri­bu­tion légale. En enchaî­nant conti­nû­ment les affects sui­vant des prin­ci­pes ration­nels ou en les asso­ciant selon des ensei­gne­ments de "l’usage de la vie" l’esprit sin­gu­lier ou commun déploie une puis­sance de résis­ter, au moment oppor­tun, à ce qui a été par­tiel­le­ment prévu.

Les condi­tions d’exer­cice de la vigi­lance de la mul­ti­tude révè­lent alors l’impor­tance de l’uti­li­sa­tion poli­ti­que de l’affect de sécu­rité. Tant que l’issue d’un événement futur appa­raît pré­sente, les citoyens per­dent toute apti­tude à réagir en temps utile, car celle-ci sup­pose la pré­vi­sion des causes qui occultent cette issue. L’ensei­gne­ment de l’usage de la vie selon lequel les choses poli­ti­ques doi­vent être consi­dé­rées comme des pos­si­bles mani­feste ici toute sa per­ti­nence.

Dès lors que la durée de chaque régime est tri­bu­taire de la conti­nua­tion du trans­fert consenti, à chaque ins­tant, par la mul­ti­tude, le véri­ta­ble écueil que ren­contre chaque corps poli­ti­que est celui de la sta­bi­lité, de la cons­tance, de sa durée. L’oppo­si­tion du stable et de l’ins­ta­ble se sub­sti­tue alors à celle du continu et du dis­continu. Un corps poli­ti­que soumis à la fluc­tua­tion de la mul­ti­tude doit donc, à la manière d’un homme sujet à la fluc­tua­tion de l’âme, s’effor­cer de sta­bi­li­ser sa durée, de la reconduire au prin­cipe du régime, c’est-à-dire à la force par laquelle il a com­mencé d’exis­ter.

Chaque corps poli­ti­que trouve donc dans la durée de la mul­ti­tude le prin­cipe de l’intel­li­gi­bi­lité de son his­toire poli­ti­que. L’évolution his­to­ri­que de chaque Etat dépend de la manière dont il assure le renou­vel­le­ment de l’adhé­sion de la mul­ti­tude, et opère le retour continu du régime à son prin­cipe, à l’équilibre des puis­san­ces dont il dérive.

A chaque ins­tant la puis­sance sou­ve­raine peut passer d’un régime à l’autre.

Dans ce cadre, l’étude des trans­for­ma­tions suc­ces­si­ves de chaque Etat doit être rap­por­tée aux causes de l’incons­tance de tel ou tel peuple.

L’usage poli­ti­que des concepts de trans­for­ma­tion, de conser­va­tion et de dis­so­lu­tion ne prend tout son sens qu’en réfé­rence à la tran­si­tion, aux varia­tions de la puis­sance de la mul­ti­tude. La prise en compte des pro­prié­tés de la durée du corps poli­ti­que per­met­trait donc, dans le cadre d’une autre recher­che, de lire d’une nou­velle manière la théo­rie spi­no­ziste de l’Histoire. Cependant on ne sau­rait sous-esti­mer le fait, qu’au moment où Spinoza façonne les concepts aptes à fonder une théo­rie de l’his­toire, il reconnaît que cer­tains corps poli­ti­ques peu­vent accé­der à l’éternité.

Au delà du pro­blème de savoir si une telle affir­ma­tion rompt l’unité du champ d’appli­ca­tion du concept d’éternité, on peut remar­quer que la démons­tra­tion de l’éternité du corps poli­ti­que sou­lève une ques­tion qui touche au coeur du sys­tème spi­no­ziste. Si un corps poli­ti­que qui par­vient à se main­te­nir dans l’exis­tence en fonc­tion de la force par laquelle il a com­mencé d’exis­ter, est éternel, son éternité tient donc à la néces­sité interne de son cona­tus.

Comment expli­quer alors que la néces­sité interne du cona­tus fonde, à la fois, l’indé­fi­nité de la durée et l’éternité de la société poli­ti­que ? La force par laquelle tout mode fini exis­te­rait tou­jours s’il ne ren­contrait aucun obs­ta­cle exté­rieur, est-elle éternelle ou sou­mise à la durée ?

Cette ques­tion ne peut être tran­chée sans exa­mi­ner à nou­veaux frais la signi­fi­ca­tion de l’imma­nence de la cau­sa­lité divine.

Les ana­ly­ses éthiques et poli­ti­ques de Spinoza ne font que pour­sui­vre l’explo­ra­tion des effets de l’exis­tence en Dieu.