CERPHI

 

Mathématiques et métaphysique dans l’oeuvre de Nicolas de Cues

Thèse sou­te­nue le 30 novem­bre 1998.

Monsieur le Président, Messieurs,

Je dois vous faire un aveu d’igno­rance ; il y a quatre ans, le nom de Nicolas de Cues m’évoquait un per­son­nage de la fin du Moyen âge, auteur de La docte igno­rance, rien de plus. Je ne pou­vais m’ima­gi­ner à quel point on peut s’atta­cher à une per­son­na­lité aussi loin­taine quand on cher­che à com­pren­dre sa pensée à tra­vers ses écrits. Il faut dire que mes sen­ti­ments à son égard ont beau­coup évolué au cours de ma recher­che.

Je tra­vaillais à ce moment-là sur les rap­ports entre les textes méta­phy­si­ques et les textes mathé­ma­ti­ques de Blaise Pascal - notam­ment à partir du thème des trois ordres et du Traité de la som­ma­tion des puis­san­ces numé­ri­ques de 1654 - lors­que je fus frappé par d’étonnantes res­sem­blan­ces avec La docte igno­rance. Dans les deux cas, les mathé­ma­ti­ques ins­pi­raient un chemin jalonné d’étapes bien pré­ci­ses vers l’infini ; dans les deux cas, le phi­lo­so­phe sou­li­gnait la limite sépa­rant deux ordres de gran­deur ; il fal­lait un saut de l’esprit pour fran­chir cette limite. C’est pour­quoi j’ai choisi, pour mon D.E.A., de cher­cher si Blaise Pascal avait été un lec­teur de Nicolas de Cues. Au cours de ce tra­vail, j’ai pris la mesure de ce qui sépa­rait, en fait, les deux auteurs, et j’ai réa­lisé com­ment en deux siè­cles, l’on était passé du Moyen âge à la moder­nité, à tel point que, si Blaise Pascal a lu Nicolas de Cues, il ne l’a aucu­ne­ment suivi.

Pour com­plé­ter mon enquête et m’essayer à la recher­che his­to­ri­que, je tra­dui­sis un pre­mier traité mathé­ma­ti­que du Cusain, le De Quadratura cir­culi de 1450, et je fus saisi par son audace : voilà un phi­lo­so­phe qui n’hésite pas à mettre à l’épreuve un prin­cipe phi­lo­so­phi­que - il s’agit de la coïn­ci­dence des oppo­sés - pour en tester la vali­dité dans une science - en l’occur­rence, les mathé­ma­ti­ques. Je trou­vai le défi auda­cieux et suf­fi­sam­ment rare pour méri­ter d’être étudié. Je décou­vris alors, sans en com­pren­dre l’inten­tion méta­phy­si­que, sa méthode des iso­pé­ri­mè­tres : en par­tant du poly­gone régu­lier le plus simple, à savoir le trian­gle équilatéral, puis en pas­sant aux autres poly­go­nes de même péri­mè­tre ayant suc­ces­si­ve­ment un côté de plus - le carré, le pen­ta­gone, l’hexa­gone, etc. - on com­pare les rayons des cer­cles ins­crit et cir­cons­crit à chaque figure, et l’on cher­che la pro­por­tion cons­tante qui règle la dimi­nu­tion de la dif­fé­rence entre ces rayons. En défi­nis­sant le cercle comme un poly­gone régu­lier d’un nombre infini de côtés, Nicolas de Cues croyait pou­voir, grâce à cette méthode, déter­mi­ner exac­te­ment le rap­port entre son rayon et sa cir­confé­rence, et cons­truire le carré de même péri­mè­tre qu’un cercle donné. Il pen­sait ainsi résou­dre le fameux pro­blème de la qua­dra­ture du cercle.

Si je vou­lais aller plus loin dans cette étude, il me fal­lait dis­po­ser des textes mathé­ma­ti­ques de Nicolas de Cues. Or, ces textes n’avaient jamais été tra­duits, du moins en fran­çais. J’ai donc décidé de m’atte­ler à cette tâche et d’étudier les rap­ports entre les mathé­ma­ti­ques et la méta­phy­si­que dans l’oeuvre de Nicolas de Cues. Ce projet de thèse requé­rait trois étapes : d’abord, tra­duire les textes mathé­ma­ti­ques ; puis, les com­pren­dre ; enfin, les rap­por­ter à la méta­phy­si­que cusaine.

Le pre­mier tra­vail - l’établissement des textes latins et leur tra­duc­tion - fut assez long et mono­tone, d’autant que, pour éviter de me lais­ser trom­per par la conti­nuité des textes, je les avais décou­pés en petits para­gra­phes que je tra­dui­sais dans un ordre aléa­toire. Ce n’est qu’à la fin que je pus recons­ti­tuer le tout. A cette époque, penché de lon­gues heures durant à la Bibliothèque Nationale sur ces textes latins rem­plis d’abré­via­tions, je me fai­sais l’effet d’être un moine copiste du XVe siècle, humble tra­vailleur incer­tain de venir à bout de sa tâche. La ren­contre la plus exal­tante me fut offerte par la pos­si­bi­lité de tra­vailler direc­te­ment sur le codex cusa­nus 219, écrit de la main même de Nicolas de Cues, dans sa biblio­thè­que conser­vée à Kues, sur les bords de la Moselle. Je dois dire que j’ai vécu là des moments très émouvants.

Une fois en pos­ses­sion de la tra­duc­tion des douze oeu­vres mathé­ma­ti­ques, ma seconde tâche a consisté à essayer de les com­pren­dre d’abord par elles-mêmes. Je fus très déçu. Nicolas de Cues avait échoué dans sa ten­ta­tive de réso­lu­tion de la qua­dra­ture du cercle, et il ne l’admet­tait pas. Il me sem­blait s’engouf­frer tête bais­sée dans tous les pièges, avec la bête obs­ti­na­tion de celui qui pense avoir tou­jours raison. Je ne retrou­vais pas le phi­lo­so­phe subtil, fin, voire brillant de La docte igno­rance. Collectant une somme de ce qui me sem­blait n’être que des fautes de rai­son­ne­ment, je com­men­çai alors une inter­pré­ta­tion cri­ti­que de type posi­ti­viste pour mon­trer com­ment le dogme théo­lo­gi­que pou­vait empê­cher l’émergence de l’esprit scien­ti­fi­que, com­ment, par exem­ple, le dogme de la Trinité condui­sait à refu­ser au un le statut de nombre. Ce qui m’aga­çait le plus, c’était de lire dans la lettre de son ami Toscanelli, en 1453, l’indi­ca­tion claire de son erreur ; mais il ne vou­lait pas la voir ; il pour­sui­vait sa fausse route. Sa lec­ture d’Archimède, dans la nou­velle tra­duc­tion de Jacob de Crémone, au lieu de lui faire reconsi­dé­rer la dif­fi­culté du pro­blème, sem­blait au contraire l’avoir conforté dans ses pré­ten­tions scien­ti­fi­ques. Le contraste était sai­sis­sant entre la morale intel­lec­tuelle de La docte igno­rance, au sens où elle est un appel à l’humi­lité face au savoir, et cet entê­te­ment à vou­loir réus­sir là où Archimède avait échoué, à vou­loir faire mieux que tout le monde en mathé­ma­ti­ques.

Puis, le der­nier temps de ma recher­che, à savoir la recons­ti­tu­tion des liens entre les mathé­ma­ti­ques et la méta­phy­si­que, m’a pro­gres­si­ve­ment ras­suré, m’a fait oublier ma décep­tion, et m’a démon­tré toute la richesse de cette pensée. D’abord, en cher­chant ses sour­ces, je me suis aperçu de l’impor­tance du néo­pla­to­nisme, et sur­tout de Proclus. Il y avait là tout un sys­tème hau­te­ment élaboré de notions à la fois mathé­ma­ti­ques et méta­phy­si­ques ; en fait, chaque objet mathé­ma­ti­que était déjà un objet méta­phy­si­que ; il était pris dans une généa­lo­gie qui est aussi une hié­rar­chie : le point engen­dre la ligne qui engen­dre la sur­face qui engen­dre le volume. Chaque objet est d’autant plus élevé dans la hié­rar­chie qu’il se défi­nit néga­ti­ve­ment, exac­te­ment comme les réa­li­tés divi­nes dont, selon la théo­lo­gie néga­tive, on ne peut parler que par des néga­tions. Par exem­ple, parmi les lignes, la ligne droite n’a ni com­men­ce­ment, ni milieu, ni fin, ni quan­tité, ni qua­lité ; la cir­cu­laire n’a ni com­men­ce­ment, ni milieu, ni fin, mais a une quan­tité et est com­po­sée ; enfin, la courbe non-cir­cu­laire a un com­men­ce­ment, un milieu, une fin, une quan­tité et est com­po­sée. C’est pour­quoi Nicolas de Cues ne vou­lait pas admet­tre une courbe asymp­to­ti­que comme solu­tion dans sa méthode des iso­pé­ri­mè­tres : une telle ligne n’avait pas les pri­vi­lè­ges de la droite. Une autre influence déter­mi­nante de Proclus réside dans la démar­che de réso­lu­tion : la réso­lu­tion d’un pro­blème n’est pas sim­ple­ment une démar­che de connais­sance ; une réso­lu­tion est une réduc­tion et une remon­tée vers un prin­cipe ; c’est une réduc­tion au sens de l’abo­li­tion pro­gres­sive d’une oppo­si­tion ; c’est une remon­tée vers le prin­cipe divin ; à la dif­fé­rence d’aujourd’hui, tout acte de connais­sance, à l’époque, est fondé sur une onto­lo­gie. Ce que j’appe­lais des erreurs de Nicolas de Cues, c’était en fait des choix méta­phy­si­ques. Par exem­ple, son assi­mi­la­tion de l’inter­mé­diaire au médian pro­ve­nait d’une vision théo­lo­gi­que de l’ordon­nan­ce­ment divin des choses. Sa défi­ni­tion de l’infini comme un maxi­mum décou­lait de sa théo­rie de l’infini théo­lo­gi­que. Ressaisis dans son sys­tème méta­phy­si­que, les tra­vaux du Cusain retrou­vaient une cohé­rence qui n’avait pu m’appa­raî­tre à la pre­mière lec­ture de ses textes mathé­ma­ti­ques. Rétrospectivement, ma pre­mière décep­tion m’appa­rais­sait alors comme le juge­ment inap­pro­prié de ces his­to­riens des scien­ces qui com­pa­rent les docu­ments uni­que­ment à l’aune du pro­grès ulté­rieur, pour y déni­cher éventuellement des pré­cur­seurs, mais sans aucune exi­gence de com­pré­hen­sion réelle de la démar­che de l’époque. Certes, du point de vue stric­te­ment mathé­ma­ti­que, les démons­tra­tions de Nicolas de Cues sont faus­ses. Mais elles ne sont faus­ses ni par igno­rance, ni par entê­te­ment, ni par fai­blesse de rai­son­ne­ment. Elles sont faus­ses parce que Nicolas de Cues vou­lait rester cohé­rent avec lui-même et vou­lait main­te­nir l’unité de sa méta­phy­si­que.

La révi­sion la plus impor­tante de mon juge­ment s’est opérée à la relec­ture de la qua­dra­ture du cercle de Juillet 1450.C’est un texte extra­or­di­naire : à pre­mière vue, il semble com­plè­te­ment d’un autre âge puis­que son auteur pré­tend mon­trer com­ment la qua­dra­ture du cercle va nous conduire à Dieu. Pour un peu, on le qua­li­fie­rait de délire obs­cu­ran­tiste. Puis, si l’on sur­monte la dif­fi­culté de lec­ture due à son style labo­rieux, redon­dant, embar­rassé, on s’aper­çoit que Nicolas de Cues connaît par­fai­te­ment un des débats les plus com­pli­qués de l’époque, à savoir la défi­ni­tion de l’égalité d’après l’axiome d’Eudoxe. Certes, il tran­che ce débat par un coup de force méta­phy­si­que en posant une égalité entre deux gran­deurs hété­ro­gè­nes dites " les moins non-pro­por­tion­nel­les ". Mais l’étude de ce texte m’a vrai­ment fait chan­ger d’avis sur Nicolas de Cues mathé­ma­ti­cien. Ce n’était pas un ama­teur. Bien sàr, il s’est atta­qué à un pro­blème qui le dépas­sait, pour lequel il ne dis­po­sait pas des outils néces­sai­res, et sur­tout, il igno­rait que ce pro­blème était impos­si­ble à résou­dre. Mais si l’on dépasse la consi­dé­ra­tion des résul­tats pour s’inté­res­ser à la démar­che, on ne peut qu’être admi­ra­tif face à l’inven­ti­vité de Nicolas de Cues, face à ce que je ne qua­li­fie­rai plus d’entê­te­ment, mais de per­sé­vé­rance.

A l’heure du bilan, je pense avoir établi, pre­miè­re­ment, que la théo­rie de l’infini du Cusain apporte une grande nou­veauté dans les théo­ries de la connais­sance. L’infini n’est pas seu­le­ment un concept ; c’est aussi le prin­cipe qui permet à la pensée de connaî­tre. Par là, Nicolas de Cues effec­tue un ren­ver­se­ment radi­cal de la pensée anti­que. Néanmoins, sa célè­bre for­mule d’ori­gine her­mé­ti­que " la machine du monde [a] son centre par­tout et sa cir­confé­rence nulle part ", n’a pas de signi­fi­ca­tion cos­mo­lo­gi­que, n’a pas vrai­ment de rap­port avec l’expé­rience phy­si­que, puisqu’il défi­nit l’infini plutôt comme un maxi­mum, une tota­lité fermée.

En second lieu, sa dia­lec­ti­que d’ori­gine néo­pla­to­ni­cienne change la fina­lité et la nature des mathé­ma­ti­ques ; celles-ci devien­nent un ter­rain où l’on ren­contre des objets à la fois mathé­ma­ti­ques et méta­phy­si­ques, un ter­rain de véri­fi­ca­tion de la puis­sance de l’Un. Ce n’est plus, comme chez Platon, un trem­plin pour l’ascen­sion phi­lo­so­phi­que.

Troisièmement, son projet de mathé­ma­ti­ques intel­lec­tuel­les, fon­dées sur le prin­cipe de la coïn­ci­dence des oppo­sés, abou­tit à un échec, à une impos­si­bi­lité. Lorsque, dans le De mathe­ma­tica per­fec­tione, il a recours à la visio intel­lec­tua­lis, il avoue, malgré lui, qu’il touche à la limite infran­chis­sa­ble de son rêve. Certes, il a infligé à la logi­que sco­las­ti­que une belle leçon avec son idée de trans­mu­ta­tion des formes ; il a ébranlé le for­ma­lisme des caté­go­ries et insuf­flé un nou­veau dyna­misme à la pensée phi­lo­so­phi­que. Mais cette idée de trans­mu­ta­tion demeure sté­rile dans la science mathé­ma­ti­que et n’abou­tit qu’à une spé­cu­la­tion mys­ti­que de plus.

L’inté­rêt phi­lo­so­phi­que de cette oeuvre se double selon moi d’un inté­rêt his­to­ri­que, et cet inté­rêt his­to­ri­que m’incite à pour­sui­vre mes recher­ches. En effet, il se passe quel­que chose d’impor­tant dans l’his­toire des mathé­ma­ti­ques à cette époque. On est en train de défi­nir les concepts élémentaires de la tri­go­no­mé­trie (le sinus, le cosi­nus, la tan­gente) qui vont per­met­tre la révo­lu­tion astro­no­mi­que du XVIe siècle. On appro­che la notion de fonc­tion en tra­vaillant sur la pro­por­tion­na­lité, en cher­chant des règles de trans­for­ma­tion de rap­ports en d’autres rap­ports. Mais ce ne sont pas seu­le­ment les concepts qui chan­gent, c’est aussi la pra­ti­que mathé­ma­ti­que qui s’inten­si­fie et se pro­fes­sion­na­lise en Allemagne et en Italie. On le voit net­te­ment à la lec­ture du dia­lo­gue de Regiomontanus contre Nicolas de Cues. Regiomontanus ignore super­be­ment la dis­cus­sion méta­phy­si­que ; il réagit en pur mathé­ma­ti­cien. Quel est donc mon projet ? Partant de cette dif­fé­rence entre Nicolas de Cues et Regiomontanus, je vou­drais main­te­nant cher­cher com­ment et pour­quoi cer­tains esprits, à la Renaissance, ont clai­re­ment rompu avec la méta­phy­si­que. Comment se fait-il que cer­tains ont conti­nué de tra­vailler les mathé­ma­ti­ques à l’inté­rieur d’une pers­pec­tive méta­phy­si­que et que d’autres ont décidé de tra­vailler les mathé­ma­ti­ques pour elles-mêmes, ou, du moins, en dehors de tout projet méta­phy­si­que expli­cite ? Pour trou­ver la réponse, je vou­drais étudier en amont du Cusain les recher­ches de Thomas Bradwardine et de Nicole Oresme qui ont essayé d’amé­lio­rer la théo­rie des pro­por­tions, tout en pour­sui­vant une réflexion théo­lo­gi­que. Puis, je vou­drais pour­sui­vre en aval en guet­tant les rup­tu­res avec la méta­phy­si­que. Il me semble qu’à cette période - disons entre 1480 et 1600 - on assiste à un cli­vage oppo­sant deux sortes de pen­seurs : ceux qui pour­sui­vent jusqu’à l’absurde le rêve d’un sys­tème méta­phy­si­que com­plet incluant la science (on trou­vera des auteurs aussi dif­fé­rents que Bovelles, Bruno, Képler), et ceux qui s’effor­cent de rompre avec la méta­phy­si­que et par­ti­ci­pent à l’auto­no­mi­sa­tion de la science (on peut citer Regiomontanus, Léonard de Vinci, Galilée). Je ne sais pas si cette dicho­to­mie est per­ti­nente, mais je vou­drais la mettre à l’épreuve des docu­ments mathé­ma­ti­ques du XVIe siècle.

Messieurs, accom­plis­sant une démar­che déjà bien établie au siècle de Nicolas de Cues, je viens aujourd’hui vous deman­der de me rece­voir parmi les doctes ; cepen­dant, je ne sau­rais vous dis­si­mu­ler com­bien il me reste encore à appren­dre sur les mathé­ma­ti­ques et la méta­phy­si­que médié­va­les. Je ne puis vous cacher mes igno­ran­ces. Aussi, je serai comblé si vous me gra­ti­fiez d’une docte igno­rance !