CERPHI

 

Chemins de l’intériorité. Du projet de réforme religieuse piétiste au roman autobiographique

« Conscience. Autobiographie. Figuration. Recherches sur l’histoire des idées et des sensibilités en Allemagne du XVIIe au XXe siècle »

HDR sou­te­nue à Paris Sorbonne (Paris IV)

Jury com­posé des pro­fes­seurs : Jean-Marie Valentin (Paris Sorbonne / IUF, direc­teur), Roland Krebs (Paris Sorbonne, pré­si­dent), Denise Blondeau (Reims), Gérard Laudin (Paris X) et Jean Mondot (Bordeaux III).

Madame, Messieurs les Professeurs

Nous voici donc réunis à l’Institut fin­lan­dais pour une habi­li­ta­tion sur le pié­tisme alle­mand. Mais pour­quoi pas ? Dans le grand roman fon­da­teur de la lit­té­ra­ture fin­noise, Les Sept Frères d’Aleksis Kivi, les héros – qui met­tent bien du temps à s’alpha­bé­ti­ser et à se confor­mer tant soit peu aux injonc­tions de leur pas­teur – ne connais­sent en réa­lité que deux livres : la Bible et La voix qui crie dans le désert – c’est-à-dire un manuel d’édification pié­tiste. L’objet de mon tra­vail peut donc être trouvé jusqu’aux confins de l’Europe du nord, dans les forêts de Finlande. Il y a ainsi quel­que fon­de­ment objec­tif à ce que nous soyons ici aujourd’hui.

Mais nous aurions pu, aussi bien, nous rendre dans d’autres ambas­sa­des cultu­rel­les à Paris, et à chaque fois décou­vrir des rai­sons inter­nes pour y sou­te­nir un tel dos­sier. L’ins­ti­tut cultu­rel néer­lan­dais aurait rap­pelé la nadere refor­ma­tie, ou le voyage des assis­tants d’August Hermann Francke aux Provinces-Unies pour y recueillir l’expé­rience de ce pays en matière de cons­truc­tion d’orphe­li­nats, à l’aube de l’his­toire des Fondations ; le sué­dois, comme la majo­rité des pays de l’Europe du Nord, aurait fait appa­raî­tre des formes de vie et de piété nour­ries de la récep­tion du pié­tisme alle­mand et de ses livres, caté­chis­mes, can­ti­ques. Le centre cultu­rel amé­ri­cain lui-même aurait fourni des réfé­ren­ces per­ti­nen­tes : l’une des quatre filles du doc­teur March reçoit pour cadeau de Noël le Pilgrim’s Progress de John Bunyan, et l’on sait l’impor­tance de la lit­té­ra­ture puri­taine dans la vie spi­ri­tuelle de l’Allemagne ; le der­nier des Mohicans, qui est un Indien Delaware, a reçu sa pre­mière éducation reli­gieuse d’une mis­sion des frères mora­ves, tout comme d’ailleurs Bas-de-Cuir.

Il y aurait donc lieu de médi­ter sur l’étonnante for­tune du mou­ve­ment fondé par Spener et Francke, qui a ainsi ins­crit ses traces dans tant de pays et sous tant de formes dif­fé­ren­tes.

Je me bor­ne­rai ici à rap­pe­ler quel­ques étapes de mon iti­né­raire – comme le ferait une bonne pié­tiste. Il ne va pas de soi après tout qu’une Française, ger­ma­niste, formée d’abord aux études lit­té­rai­res, en soit venue à se tour­ner vers un tel objet. Je réser­ve­rai la part du hasard, je n’invo­que­rai pas la néces­sité - d’aucun diraient : la Providence, je vou­drais mettre l’accent sur la cohé­rence de ce par­cours que je vais essayer de recons­ti­tuer rapi­de­ment, avant d’ana­ly­ser les dif­fi­cultés que j’ai ren­contrées, les res­sour­ces aux­quel­les j’ai pu faire appel, et enfin, les résul­tats et les pers­pec­ti­ves du tra­vail que je vous pré­sente.

Parcours

Mes pre­miè­res recher­ches por­taient sur la République de Weimar. Je me suis inté­res­sée à ce que l’on appelle les "romans d’époque" (Zeitromane), c’est-à-dire des récits qui n’ont pas l’ampleur des sommes de Thomas Mann ou de Robert Musil, mais qui ont l’avan­tage ines­ti­ma­ble de nous faire vivre au plus près de la cons­cience de per­son­na­ges déso­rien­tés, entraî­nés dans les tour­billons de bru­ta­les trans­for­ma­tions his­to­ri­ques, qui sont incom­pré­hen­si­bles pour eux, et ébranlés dans les fon­de­ments de leur iden­tité. Presque tous ces ouvra­ges ont un carac­tère plus ou moins auto­bio­gra­phi­que, et l’incer­ti­tude et les erran­ces des per­son­na­ges tra­dui­sent sou­vent les inter­ro­ga­tions de leurs auteurs. J’ai consa­cré ma thèse de troi­sième cycle à la façon dont ces romans repré­sen­taient les Juifs et les anti­sé­mi­tes entre 1918 et 1933 – ce fut le livre ensuite publié sous le titre Portraits de Juifs en temps de crise. Il s’agis­sait moins d’étudier la réa­lité de l’anti­sé­mi­tisme, comme on aurait pu la trou­ver dans un livre d’his­toire, que la figu­ra­tion qui en était pos­si­ble dans une cons­cience d’époque immé­diate. Un point, direc­te­ment inté­res­sant pour mes recher­ches actuel­les : Dans la mince frange de temps pré­sent où se situent ces romans, les réfé­ren­ces reli­gieu­ses péren­nes sem­blent avoir dis­paru. Et pour­tant non : des per­son­na­ges juifs, qui ont pu sem­bler assi­mi­lés au milieu alle­mand dans lequel ils évoluent, retrou­vent, au terme d’un iti­né­raire d’échec, les rituels reli­gieux de leur enfance. La croyance a sombré, les mots et les gestes demeu­rent, comme un der­nier refuge d’iden­tité.

J’ai tra­vaillé ensuite sur le XVIIIe siècle et notam­ment sur Lessing, en par­ti­cu­lier sur son théâ­tre. Je me suis atta­chée sur­tout à sa der­nière pièce, Nathan le Sage. On y voit, là aussi dans une période de crise (la guerre et la crise poli­ti­que) Nathan, Saladin, Sittah, le Templier s’inter­ro­ger sur le sens que don­nent à la vie humaine les dif­fé­ren­tes iden­ti­tés reli­gieu­ses, et au-delà d’elles, la reli­gion. Lessing l’a écrite à la suite de la longue contro­verse qui l’a opposé au pas­teur Goeze, et le théâ­tre, son "ancienne chaire", lui a donné le moyen de tra­duire autre­ment les idées pré­sen­tées dans les pam­phlets. Celles-ci ne sont plus énoncées sous forme de thèses, mais figu­rées, par­fois aven­tu­rées sous le masque du comi­que. Elles s’incar­nent dans des per­son­na­ges enga­gés dans les voies des dif­fé­ren­tes reli­gions, pren­nent la forme des dilem­mes humains, ou de la para­bole.

Ainsi, la ques­tion de l’auto­bio­gra­phie, celle des Lumières (et notam­ment de leur rap­port à la reli­gion), et le pro­blème de la figu­ra­tion et du pas­sage d’une forme (de vie ou d’écriture) à une autre, m’avaient rete­nue au long de mon par­cours. Le pié­tisme m’a fourni un domaine où j’ai retrouvé ces inter­ro­ga­tions, unies étroitement, et arti­cu­lées. L’occa­sion fut donnée par la ques­tion de concours por­tant sur la lit­té­ra­ture auto­bio­gra­phi­que de la seconde moitié du XVIIIe siècle en Allemagne : Jung-Stilling, Bräker, Moritz enfin. Je suis entrée dans l’étude du pié­tisme par cette porte.

Ce ne fut pas si facile. J’ai ren­contré trois types de dif­fi­cultés

1) une dif­fi­culté pro­pre­ment fran­çaise. L’emploi bana­lisé du terme de pié­tisme en fran­çais, dans un sens sim­ple­ment étymologique (le pié­tisme, c’est l’inten­sité de la piété) mas­quait de gran­des dif­fi­cultés de com­pré­hen­sion, et d’abord d’appré­hen­sion du phé­no­mène his­to­ri­que. Paradoxalement, la réfé­rence au pié­tisme était un pas­sage obligé lors­que l’on vou­lait décrire "l’époque de Goethe" (le modèle des Confessions d’une belle âme, ou la mère de Kant), mais elle ne sem­blait pas four­nir un ins­tru­ment effi­cace pour les tra­vaux de civi­li­sa­tion tour­nés vers l’his­toire des idées : "le pié­tisme n’existe pas", disait-on ; ou encore, c’est "un concept fait pour la contro­verse". Une excep­tion nota­ble, cepen­dant, fran­çaise : l’étude de Robert Minder sur Moritz, mais en langue alle­mande. Ainsi, peu de tra­vaux, et sur­tout une jus­ti­fi­ca­tion théo­ri­que de cette rareté.

2) Une seconde dif­fi­culté, intrin­sè­que à l’objet même : celle de sa défi­ni­tion. Comment déli­mi­ter le pié­tisme, com­ment le dis­tin­guer, soit de la piété luthé­rienne en géné­ral, soit de tous les mou­ve­ments de réforme spi­ri­tuelle qui par­cou­rent l’Europe clas­si­que ? La recher­che alle­mande n’a tou­jours pas fini de s’inter­ro­ger sur cet objet, même si elle l’aborde dans une pers­pec­tive renou­ve­lée et élargie, et mobi­lise désor­mais le concours d’un nombre crois­sant de dis­ci­pli­nes. On n’est plus aujourd’hui contraint de choi­sir entre pié­tisme sym­bole de régres­sion et pié­tisme agent de la moder­nité. On connaît mieux cer­tai­nes de ses mul­ti­ples incar­na­tions. Mais on n’a pas fini de s’inter­ro­ger sur son iden­tité : sa rela­tion aux mou­ve­ments de renou­veau anté­rieurs ou contem­po­rains en Europe ; l’héri­tage du luthé­ra­nisme ; la confron­ta­tion avec l’ortho­doxie luthé­rienne ou l’Aufklärung.

3) Une troi­sième dif­fi­culté rési­dait dans l’expres­sion cou­rante "auto­bio­gra­phie pié­tiste" : elle impli­que un rap­port entre une forme de vie et une forme d’écriture ; com­ment penser un tel rap­port ? peut-on se conten­ter d’une simple ana­lo­gie entre un mou­ve­ment reli­gieux et une forme lit­té­raire pro­fane ? peut-on se satis­faire d’énoncer que la seconde a hérité du pre­mier, sim­ple­ment parce que dans l’ordre chro­no­lo­gi­que elle est venu après lui ? Ne faut-il pas recher­cher les média­tions qui expli­quent com­ment un mou­ve­ment spi­ri­tuel a pu confi­gu­rer une forme d’écriture – sur­tout si elles ont pu ensuite se sépa­rer de lui, voire se retour­ner contre lui ?

Pour résou­dre ces dif­fi­cultés, il fal­lait d’abord en pren­dre la mesure. Le recul s’impo­sait, et la réflexion sur l’objet, et sur les métho­des.

Je vou­drais men­tion­ner ici les ins­ti­tu­tions et les per­son­nes qui ont enca­dré cette recher­che, l’ont sou­te­nue, et lui ont permis d’abou­tir.

Les ins­ti­tu­tions, d’abord. Je cite­rai les sémi­nai­res où je me suis ini­tiée aux ques­tions et aux métho­des de la recher­che, dans ma dis­ci­pline, et en dehors d’elle. En France, le sémi­naire d’HDR du pro­fes­seur Valentin et les sémi­nai­res de métho­do­lo­gie du CERPHI ; en Allemagne, les deux cen­tres de Halle, le centre de recher­ches inter­dis­ci­pli­naire sur le pié­tisme, et celui sur l’Aufklärung, l’IZEA. En m’accor­dant une délé­ga­tion de deux ans, le CNRS m’a permis d’y faire de longs séjours, dont le der­nier a été financé par une bourse de la Fondation Thyssen.

Après les ins­ti­tu­tions, les per­son­nes qui les relaient. Le pro­fes­seur Valentin, qui a suivi mes tra­vaux, m’a aidée à donner une forme concrète à ce projet. Les pro­fes­seurs Jacques Le Brun et Jean-Robert Armogathe m’ont ini­tiée à la tra­di­tion fran­çaise des scien­ces reli­gieu­ses ; en Allemagne, les pro­fes­seurs Udo Sträter, Hartmut Lehmann, Hans-Jürgen Schrader, qui repré­sen­tent res­pec­ti­ve­ment la théo­lo­gie, l’his­toire, la ger­ma­nis­ti­que, ont aplani pour moi les voies de cette recher­che ; le pro­fes­seur De Boor m’a fait connaî­tre la tra­di­tion des études pié­tis­tes dans l’ancienne RDA ; Thomas Müller-Balke, le direc­teur des Fondations, et Britta Klosterberg, la direc­trice du centre Francke, enfin, qui m’ont guidée, sur les lieux, et dans une lit­té­ra­ture immense.

Peut-être faut-il remon­ter encore plus loin, et rap­pe­ler ici ce que je dois à ma for­ma­tion pre­mière de lit­té­raire : la méthode de l’expli­ca­tion de textes, qui permet de voir ce que la recher­che his­to­ri­que ou théo­lo­gi­que ne masque pas mais ne traite pas entiè­re­ment non plus : les formes, dans les­quel­les les indi­vi­dus expri­ment - et, en les expri­mant, achè­vent de cons­truire - leurs aspi­ra­tions, leurs ques­tions, le bilan de leur exis­tence. Formes créées ou héri­tées, repen­sées, retra­vaillées. Formes don­nées, formes cons­trui­tes.

Ainsi, j’ai pu défi­nir les pré­sup­po­sés d’une appro­che qui apporte, à sa manière, un début de réso­lu­tion aux dif­fi­cultés que j’évoquais.

1) face à la pre­mière dif­fi­culté - la néga­tion de l’exis­tence même du pié­tisme comme objet his­to­ri­que - il fal­lait faire appa­raî­tre ses lignes de force ; et pour cela, appren­dre d’abord à déchif­frer les cadres d’inter­pré­ta­tion, l’hori­zon dans lequel il est reçu et com­pris : aux dif­fé­ren­tes étapes de la recher­che (de Ritschl à l’his­to­rio­gra­phie récente) ; dans les dif­fé­ren­tes dis­ci­pli­nes. Ce fut la leçon qui se déga­gea de mes séjours à Halle, où je me fami­lia­ri­sai avec la lit­té­ra­ture alle­mande, ses tra­vaux d’édition, ses pro­gram­mes de recher­che, ses inter­ro­ga­tions aussi ; des col­lo­ques inter­na­tio­naux aux­quels j’ai assisté, de la fré­quen­ta­tion des sémi­nai­res fran­çais, de la lec­ture aussi, de grands tra­vaux ita­liens - car il existe une très impor­tante recher­che ita­lienne sur le pié­tisme, et elle est d’autant plus inté­res­sante qu’elle est effec­tuée dans un cadre natio­nal et une tra­di­tion reli­gieuse dif­fé­rents, ce qui l’amène à sou­li­gner démar­ca­tions et conti­nui­tés qui ne sont pas tou­jours immé­dia­te­ment visi­bles aux cher­cheurs alle­mands.

2) la deuxième dif­fi­culté concer­nait le pro­blème de la défi­ni­tion, de la consis­tance propre d’un mou­ve­ment tel que le pié­tisme. Il fal­lait appren­dre à penser à la fois le genre pro­chain et la dif­fé­rence spé­ci­fi­que : d’une part l’ins­crire dans le contexte géné­ral du renou­veau reli­gieux qui marque toute l’Europe du XVIIe siècle (l’ana­lo­gie des thèmes, la tra­duc­tion des livres et la cir­cu­la­tion des per­son­nes) ; d’autre part accep­ter aussi que ce qui se passe en Allemagne à partir de Spener pré­sente des carac­té­ris­ti­ques pro­pres : l’inté­rio­ri­sa­tion de la piété s’effec­tue dans le cadre de l’Eglise luthé­rienne, le mou­ve­ment trouve son iden­tité dans la ten­sion entre l’effort pour demeu­rer dans l’ins­ti­tu­tion et l’attrait pour le spi­ri­tua­lisme ; la forme de vie qu’est le combat de péni­tence tra­duit d’une façon par­ti­cu­lière l’exi­gence, com­mune aux mou­ve­ments spi­ri­tuels, de conce­voir la vie comme un iti­né­raire ; enfin, une fois le mou­ve­ment cons­ti­tué, il a son his­toire interne propre, ses réfé­ren­ces, ses conflits qui lui don­nent son visage reconnais­sa­ble.

3) Troisième dif­fi­culté : Comment penser les rap­ports entre ce mou­ve­ment reli­gieux et la nais­sance de l’auto­bio­gra­phie laïque, du roman psy­cho­lo­gi­que, de toutes sortes de formes d’écriture du moi qui ne se réfè­rent plus prin­ci­pa­le­ment à la reli­gion ? Il faut renon­cer, je crois, à établir un rap­port direct et immé­diat ; il est plus pro­fi­ta­ble d’inter­ro­ger cette média­tion qu’est la cons­ti­tu­tion d’une forme d’inté­rio­rité et des formes tex­tuel­les où elle s’exprime et se cons­ti­tue. L’effort des fon­da­teurs du pié­tisme, par leurs aspi­ra­tions rigou­reu­ses, par leur souci de la pro­gres­sion de l’indi­vidu, par leur concep­tion de la vie comme combat, a pro­duit une variété tout à fait par­ti­cu­lière de l’indi­vi­dua­lisme moderne ; cette variété n’a pu se déve­lop­per que grâce à cer­tai­nes tech­ni­ques d’écriture du moi, qu’elle a engen­drées, ou trans­for­mées à son profit ; une fois ce type d’inté­rio­rité et ces formes d’écriture cons­ti­tuées – certes, à des fins reli­gieu­ses – elles ont pu être uti­li­sées par ceux qui les avaient d’abord pra­ti­quées, pour servir d’autres fins. Ce ne fut pas tou­jours sans dou­leur ; ce fut par­fois avec fécondité.

Il était donc impé­ra­tif de s’arrê­ter à l’expé­rience reli­gieuse spé­ci­fi­que du pié­tisme, à cette forme d’inté­rio­rité his­to­ri­que. Et pour cela il fal­lait remon­ter vers l’amont du pié­tisme, se fami­lia­ri­ser avec des ques­tions qui sem­ble­ront sur­pre­nan­tes à celui qui regarde vers l’aval, vers l’écriture du moi. Evoquer, autour des figu­res cen­tra­les de mon tra­vail, tout un monde aujourd’hui oublié, mais sans lequel elles ne pren­nent pas sens : des pas­teurs, des géné­ra­tions de pas­teurs, des uni­ver­si­tai­res, des Aufklärer ; des que­rel­les qui peu­vent par­fois nous appa­raî­tre byzan­ti­nes ; des quêtes pas­sion­nées d’authen­ti­cité ; des iti­né­rai­res indi­vi­duels dont on cher­che la raison ultime dans la reli­gion, dans la méde­cine ou la psy­cho­lo­gie, ou encore, en conju­guant les apports de l’une et de l’autre, sans tou­jours savoir exac­te­ment quelle part réser­ver à cha­cune de ces expli­ca­tions. Quelques-unes des ques­tions ren­contrées : le fidèle peut-il trai­ter ses affai­res le diman­che, jour du Seigneur ? Le magis­trat et le pas­teur doi­vent-ils l’y auto­ri­ser, ou exiger au contraire qu’il consa­cre la jour­née entière à des exer­ci­ces de piété ? Et cette piété, est-ce la simple par­ti­ci­pa­tion au culte public, ou bien la pra­ti­que de la médi­ta­tion per­son­nelle ? Le pré­di­ca­teur qui doit pro­non­cer un sermon doit-il accu­mu­ler des connais­san­ces ou se deman­der d’abord s’il pos­sède la foi véri­ta­ble, qui seule peut donner auto­rité à sa parole ? L’homme en proie à la mélan­co­lie doit-il y voir la force du démon ou bien une mala­die expli­ca­ble par la phy­si­que et la méde­cine ? Les erran­ces d’un per­son­nage comme le père de Moritz ren­voient-elles au défaut de la Grâce ou à celui des lumiè­res, ou encore à des com­por­te­ments déchif­frés par la psy­cho­lo­gie (Erfahrungsseelenkunde) ? Faut-il s’accom­mo­der avec humi­lité de l’état dans lequel on est placé par la nais­sance, et aspi­rer à en sortir est-il la marque d’un orgueil condam­na­ble ?

Dans l’appro­che de ces ques­tions, et de leur for­mu­la­tion his­to­ri­que, il convient de men­tion­ner, à côté des indi­vi­dus, ces êtres col­lec­tifs qui enre­gis­trent l’état des men­ta­li­tés et l’évolution des pro­blé­ma­ti­ques : les revues, les dic­tion­nai­res, les ency­clo­pé­dies où un siècle ins­crit ses évolutions et le regard qu’il porte sur le monde et sur lui-même ; la meilleure façon de savoir ce que la théo­lo­gie des Lumières pense "en moyenne" de la Providence, c’est de lire l’arti­cle de l’Universallexikon de Zedler : on y décou­vre le résul­tat des contro­ver­ses, ce qui en est passé dans l’esprit de l’époque, les réfé­ren­ces obli­ga­toi­res, et les lieux com­muns du pro­blème. En consul­tant des dic­tion­nai­res de théo­lo­gie d’époques dif­fé­ren­tes, j’ai pu cons­ta­ter des dépla­ce­ments d’accent. Le théo­lo­gien d’aujourd’hui se détourne de que­rel­les qui, il y a à peine un siècle, étaient encore jugées dignes de rete­nir l’atten­tion, parce qu’elles appa­rais­saient lour­des d’enjeux essen­tiels.

Les quatre figu­res noda­les sur les­quel­les je me suis arrê­tée sont Spener, dont le mani­feste des Pia Desideria ouvre l’his­toire du pié­tisme ins­ti­tu­tion­nel ; Francke, l’orga­ni­sa­teur des Fondations, mais aussi l’homme régé­néré dont le récit ser­vira à fixer la tra­di­tion, et d’abord le modèle de conver­sion carac­té­ris­ti­que de la "spi­ri­tua­lité de Halle" ; Adam Bernd, proche un temps de ce pié­tisme, dont l’auto­bio­gra­phie oscille entre inter­pré­ta­tion reli­gieuse et inter­pré­ta­tion natu­ra­liste des tour­ments du corps et de l’âme. Elle est, à ce der­nier titre, un docu­ment pré­cieux pour la psy­cho­lo­gie nais­sante ; Moritz, enfin, dont le roman psy­cho­lo­gi­que ne se com­prend pas sans la réfé­rence reli­gieuse, alors même qu’il la combat.

Ce choix appelle quel­ques obser­va­tions :

  • il n’était pas question de prétendre traiter de ces auteurs de manière exhaustive
  • il n’était pas question non plus de reconstituer un parcours chronologique linéaire et orienté vers une fin nécessaire
  • il s’agissait bien plutôt d’explorer un certain nombre de chemins possibles de l’intériorité, à l’occasion de quelques textes et discussions qui ont valeur d’exemple.

Je reprends rapi­de­ment les résul­tats de ce tra­vail

Spener. J’ai voulu reve­nir aux Pia Desideria, un texte dont les enjeux n’appa­rais­sent que si l’on s’efforce de le repla­cer dans son contexte. Cet effort de contex­tua­li­sa­tion a été faci­lité par l’édition cri­ti­que de la cor­res­pon­dance. Celle-ci permet de recons­ti­tuer les débats de l’époque, le diag­nos­tic d’une crise de la piété et de l’ins­ti­tu­tion, l’aspi­ra­tion à la réforme, l’éventail des solu­tions envi­sa­gées ; de recons­ti­tuer aussi le milieu, les équilibres ins­ti­tu­tion­nels, le poids de l’ortho­doxie, les résis­tan­ces à la réforme. Ainsi, ce texte, qui pour­rait sem­bler un simple rappel des véri­tés chré­tien­nes, appa­raît-il comme résul­tat d’options réflé­chies, de négo­cia­tions ser­rées, de sacri­fi­ces aussi. Le ren­for­ce­ment de la légis­la­tion sab­ba­ti­que, vive­ment sou­haité par Spener, est absent des Pia Desideria, parce qu’une ques­tion aussi contro­ver­sée mena­çait de ruiner le consen­sus. Le débat épistolaire entre Spener et son ancien pro­fes­seur, repré­sen­tant de l’ortho­doxie stras­bour­geoise, m’a paru un cas exem­plaire, jus­ti­fiant le déve­lop­pe­ment que je lui ai consa­cré : en emprun­tant les voies mêmes de l’ortho­doxie et ses métho­des de rai­son­ne­ment, Spener cher­che à intro­duire un autre point de vue, à réser­ver, dans l’Eglise et dans la doc­trine, la place de l’homme inté­rieur, mais cet accent nou­veau sur l’action humaine ébranle le sys­tème reli­gieux de l’ortho­doxie, en mena­çant aussi l’auto­rité de l’Eglise. On voit émerger un dis­cours de l’inté­rio­rité, encore com­prise en un sens exclu­si­ve­ment reli­gieux. On voit aussi com­ment fonc­tion­nent, et tra­vaillent, les sys­tè­mes reli­gieux, ou phi­lo­so­phi­ques.

August Hermann Francke. A l’inverse de Spener, Francke occupe une place dans l’his­toire du genre auto­bio­gra­phi­que. J’avais déjà étudié le texte du Lebenslauff, et le récit de conver­sion qui en est le centre, sous l’angle de la figu­ra­tion de l’expé­rience sub­jec­tive. J’y suis reve­nue, pour appro­fon­dir le sens du geste auto­bio­gra­phi­que dans l’élucidation et la trans­mis­sion d’une expé­rience spi­ri­tuelle fondée sur la "culture de l’âme". C’est pré­ci­sé­ment l’écriture du moi, rendue pos­si­ble par la culture du témoi­gnage, soli­daire d’autres formes de bilan et d’inter­ro­ga­tion, qui permet de cerner au plus près la crise spi­ri­tuelle. Comment har­mo­ni­ser un par­cours d’homme de science, menacé par la vanité de l’érudition, avec la sim­pli­cité de la piété de l’homme inté­rieur ? C’est dans l’effort pour résou­dre la ten­sion entre la struc­ture de la vie d’érudit, et celle du récit de conver­sion que se lit la ques­tion. Donc, dans l’expli­ca­tion de texte.

La tra­di­tion a retenu la forme du "récit de conver­sion". Avec Adam Bernd et Karl Philipp Moritz, nous pas­sons du côté de l’auto­bio­gra­phie "lit­té­raire". Le projet d’écriture du moi, ou de roman psy­cho­lo­gi­que, permet l’ana­lyse de l’expé­rience reli­gieuse. Celle-ci est un moment cons­ti­tu­tif de la cons­truc­tion de l’inté­rio­rité, et de l’écriture auto­bio­gra­phi­que, même si celui qui écrit s’est déta­ché de la reli­gion. L’expé­rience reli­gieuse a fourni des tech­ni­ques d’intros­pec­tion, des modè­les de mise en forme de l’inté­rio­rité, des struc­tu­res tex­tuel­les pour l’expri­mer. L’auto­bio­gra­phie, le roman psy­cho­lo­gi­que en gar­dent la trace. Chez Bernd, l’emprunt du récit de conver­sion cor­res­pond à une ten­ta­tive, infruc­tueuse, d’adap­ter le modèle ori­gi­nal à une expé­rience du moi désor­mais plus com­plexe, ins­crite dans le temps de la vie humaine. Quant à Karl Philipp Moritz, c’est contre la lec­ture pro­vi­den­tielle de l’exis­tence qu’il cons­truit l’iden­tité et l’iti­né­raire de son per­son­nage.

Ces textes lit­té­rai­res, pion­niers de l’explo­ra­tion de l’inté­rio­rité, cons­ti­tuent des modè­les his­to­ri­ques. Quels hori­zons de recher­che ouvrent-ils ? Je vou­drais repren­dre en guise de brève conclu­sion, quel­ques points qui ont valeur de cadre.

  • Nous n’avons pas un accès direct à un moi transparent et ineffable. Le moi se comprend et se constitue dans des cadres historiques, et par des médiations. Etudier ces textes, récits de vie, sermons, méditations, c’est reconstituer l’un des cadres dans lesquels s’est compris l’individu moderne, le mode particulier sur lequel se sont formulées des expériences humaines fondamentales.
  • La référence religieuse, même à l’état de trace, nous oriente vers un certain type de compréhension historique, où il est difficile de raisonner en termes de périodisation tranchée. Sans adopter une perspective totalement "continuiste", on voit bien que la nouveauté n’est pas un pur surgissement. Il vaut la peine, je crois, de se situer de part et d’autre
  • Enfin, l’étude de ces mouvements religieux peut permettre, je pense, de mieux percevoir la consistance propre du fait religieux, sa dynamique, et parfois sa violence, à une époque où il importe de ne pas abandonner l’ambition des Lumières, et de l’Aufklärung, dont les représentants majeurs ont su prendre la mesure à la lumière de la raison.