CERPHI

 

La durée probable de la vie. Providence, mathématiques et statistique à l’âge classique

HDR sou­te­nue le 11 mars 2006 à l’Université de Paris Sorbonne (Paris IV), sous la direc­tion de Pierre-François Moreau

Monsieur le Président, Madame, Messieurs les mem­bres du jury,

Me voici aujourd’hui devant vous pour vous pré­sen­ter – et défen­dre autant que faire se peut – un nouvel otto e mezzo, hélas dépourvu de l’ima­gi­na­tion et du génie de Federico Fellini. Huit années et demi, en effet, de recher­che, d’appren­tis­sage, bref de tra­vail, depuis mon entrée offi­cielle à l’Institut natio­nal d’Etudes démo­gra­phi­ques, huit années et demi dont j’apporte à pré­sent les fruits : il s’y agit plus davan­tage de déga­ger des che­mins que de pré­ten­dre énoncer des résul­tats défi­ni­tifs. Pour donner une pré­sen­ta­tion de ce der­nier type, il me fau­drait vous donner, non une esquisse ou une vague notion de mon objet, à savoir les ori­gi­nes de la quan­ti­fi­ca­tion de la mor­ta­lité dans la seconde moitié du XVIIe siècle, mais une syn­thèse brillante à la manière d’un Alexandre Koyré pour la Renaissance et la révo­lu­tion scien­ti­fi­que, ou d’un Paul Hazard pour la tran­si­tion intel­lec­tuelle qui conduit de l’âge clas­si­que à celui des Lumières. Autant le dire tout de suite : je ne suis pas dans ce cas. Je ne pré­sente qu’un modeste tra­vail de recher­che conte­nant quel­ques pistes à frayer, quel­ques pro­po­si­tions à creu­ser ou à véri­fier, en tout cas à dis­cu­ter voire à infir­mer ; je ne pro­pose aucune ency­clo­pé­die de quelle ques­tion que ce soit, aucun dogme rangé sous la ban­nière de quel­que école que ce soit.

J’ai tenté – fût-ce lorsqu’il sem­blait que je m’en éloignais – de m’en tenir à un seul thème, une arti­cu­la­tion à cons­truire entre phi­lo­so­phie et sta­tis­ti­que, espé­rant, en fai­sant vibrer ensem­ble les cordes de l’his­toire de la pensée démo­gra­phi­que, capter un souf­fle de cette divine har­mo­nie dont parle Leibniz, et qui ne fait pas, écrit-il, « tou­jours vibrer la même corde ». Il y a certes du musi­cal dans ces démar­ches qui arti­cu­lent plu­sieurs ordres de réflexion, et il y a bien cette concor­dance si le cours de la recher­che est bien inter­dis­ci­pli­naire, comme il se doit, et non un simple col­lage de com­pé­ten­ces qui pour­raient aussi bien figu­rer cha­cune dans un tiroir dif­fé­rent du secré­taire. C’est cette inter­dis­ci­pli­na­rité-là que j’ai essayé de pra­ti­quer à l’Institut natio­nal d’Etudes démo­gra­phi­ques, avec la com­pli­cité de quel­ques-unes et de quel­ques-uns, avec le sou­tien incondi­tion­nel de l’ensem­ble de l’ins­ti­tu­tion, à com­men­cer par celui de son direc­teur.

A l’issue du tra­vail de thèse, j’envi­sa­geais d’explo­rer l’œuvre entière du pas­teur Süssmilch : je ne l’ai pas fait. Ayant également posé, dans ce déjà ancien tra­vail, quel­ques jalons d’une his­toire de la pensée phy­sico-théo­lo­gi­que en Europe, j’avan­çais, non sans pré­somp­tion, que réa­li­ser une telle his­toire appor­te­rait un éclairage utile sur ce qui s’est passé de Descartes à Kant dans la pensée humaine. J’ai reconnu la vanité de pareille ambi­tion. Qu’ai-je alors fait ? Je n’en entre­pren­drai pas ici le récit détaillé mais en indi­que­rai quel­ques linéa­ments.

Lorsque feu Ernest Coumet – qui fut mon direc­teur de thèse, m’initia à maints che­mins pos­si­bles en his­toire des scien­ces et à qui je dédie le pré­sent tra­vail qu’il serait sans doute content de voir sou­tenu – lors­que, donc, Ernest Coumet eut accueilli, en 1993, mon insensé projet d’une his­toire de la pro­vi­dence de Pascal à Joseph de Maistre, il cir­cons­cri­vit aus­si­tôt un ter­rain sur lequel, non seu­le­ment je me trou­vais à l’aise, mais qui était en outre beau­coup plus per­ti­nent quant au réa­lisme. Dans les huit années et demi qui se sont écoulées jusqu’au pré­sent tra­vail, j’ai peu à peu res­treint les ampleurs de ce que l’on déclare, aux rigueurs plus limi­tées – mais peut-être plus fruc­tueu­ses – de ce que l’on fait réel­le­ment. Deux pos­si­bi­li­tés se pré­sen­taient à moi pour étudier l’ori­gine phi­lo­so­phi­que de la sta­tis­ti­que démo­gra­phi­que, mon objet : je pou­vais pour­sui­vre des tra­vaux entre­pris de longue date sur le dou­ble­ment de la popu­la­tion, sa mul­ti­pli­ca­tion, bref les linéa­ments d’une dyna­mi­que des popu­la­tions dont il n’était pas autre­ment ques­tion à l’âge clas­si­que. Cette direc­tion de tra­vail a l’avan­tage d’enche­vê­trer des pro­blè­mes spé­ci­fi­ques à l’his­toire des mathé­ma­ti­ques – l’uti­li­sa­tion tar­dive de la pro­gres­sion géo­mé­tri­que à la place de la pro­gres­sion arith­mé­ti­que pour mesu­rer l’accrois­se­ment des popu­la­tions – avec ceux que posent les enra­ci­ne­ments théo­lo­gi­ques de la pensée démo­gra­phi­que : les tra­vaux d’un William Petty, d’un Süssmilch et jusqu’à ceux d’un Wilhelm Butte ou d’un Karl Friedrich Burdach au début du XIXe siècle mon­trent que la mul­ti­pli­ca­tion de la popu­la­tion est arti­cu­lée à la chro­no­lo­gie bibli­que et donc à une vision de l’his­toire du monde. Dans ce domaine, où se sont illus­trés tant de maî­tres de l’âge clas­si­que que je ne puis men­tion­ner ici, il s’agit bel et bien des pre­miers pas de la science his­to­ri­que. Quel ter­rain de recher­ches ! Quelle richesse ! Et pour­tant... Il y avait, si j’ose le dire ainsi, l’attrait de la mor­ta­lité, ou plutôt l’inter­ro­ga­tion – humaine, trop humaine – sur la durée de notre vie, le « reste de vie » comme disent les frères Huygens : c’était le second axe d’orien­ta­tion et ce fut ce pos­si­ble-là qui fut choisi.

Le pré­sent tra­vail se com­pose de trois volu­mes : le pre­mier contient une intro­duc­tion phi­lo­so­phi­que au deuxième lequel cons­ti­tue le noyau de ce dos­sier et retrace une his­toire des métho­des et des faits de la science des popu­la­tions, consi­dé­rés sous l’angle de la durée de vie et de la mor­ta­lité. Enfin, un troi­sième volume pré­sente quel­ques-unes des pro­duc­tions qui ont jalonné ces années et permis l’élaboration de l’ensem­ble.

La partie que je qua­li­fie d’"his­to­ri­que" de ce tra­vail – le volume II – tente une ana­lyse de la ren­contre de la mor­ta­lité et du nombre. J’ai pro­cédé selon trois appro­ches. La pre­mière est consa­crée aux âges de la vie et prin­ci­pa­le­ment aux recher­ches sur les âges les plus meur­triers et sur la limite que peut attein­dre la vie humaine, y com­pris d’un point de vue uto­pi­que voire mythi­que. C’est donc autour de l’âge et de la force vitale – l’inverse de la pro­ba­bi­lité ou du risque de décé­der – que se foca­lise cette pre­mière partie, l’âge y ayant à la fois sa valeur d’indice, de sym­bole et de nombre puis­que, d’ores et déjà, c’est bien de ten­ta­ti­ves de quan­ti­fi­ca­tion d’un pro­ces­sus – la conti­nua­tion de la vie contre le pou­voir de la mort – qu’il est ques­tion. On peut d’ailleurs remar­quer que le nombre est très pré­sent lors de la déter­mi­na­tion, toute sym­bo­li­que et char­gée d’his­toire et de tra­di­tion, des pério­des qu’il convient de dis­tin­guer dans le dérou­le­ment d’une vie, cette dis­tinc­tion s’avé­rant d’ailleurs par­fois très pro­blé­ma­ti­que.

La deuxième appro­che est cen­trale, non seu­le­ment par la place qu’elle occupe dans l’économie géné­rale de l’ensem­ble, mais encore par l’impor­tance qu’a revê­tue son contenu dans la nais­sance de la science des popu­la­tions. Cette fois, c’est un livre et ce sont des don­nées qui retien­nent toute l’atten­tion. Le livre paraît en Angleterre en 1662 et ses cent cin­quante pages contien­nent en germe le prin­ci­pal des ana­ly­ses de ce qui s’appel­lera à peu près deux siè­cles plus tard la "démo­gra­phie". Même si l’outil mathé­ma­ti­que s’est depuis consi­dé­ra­ble­ment per­fec­tionné, même si l’ana­lyse s’est évidemment et néces­sai­re­ment sophis­ti­quée compte tenu de l’évolution des popu­la­tions et, tout bon­ne­ment, du cours de l’his­toire, il n’en demeure pas moins que les Observations natu­rel­les et poli­ti­ques de John Graunt contien­nent la base de l’outillage du démo­gra­phe.

L’autre vedette de cette deuxième partie, ce sont les bul­le­tins de mor­ta­lité de la ville de Londres dont Graunt sait extraire tout ce qu’ils peu­vent donner. J’indi­que quel­ques éléments de leur his­toire, de leur évolution et, sur­tout, je m’efforce de mon­trer leur richesse et leur impor­tance comme source de la science des popu­la­tions à l’âge clas­si­que, le rôle qu’ils jouè­rent étant à la fois de modèle, de réfé­rence et d’encou­ra­ge­ment pour que d’autres villes, d’autres pays col­lec­tent ou se préoc­cu­pent de col­lec­ter des don­nées "démo­gra­phi­ques". Tout indis­pen­sa­bles qu’ils soient, ces bul­le­tins souf­frent cepen­dant d’un défaut jusqu’en 1728 : s’ils indi­quent la cause du décès, ils n’y joi­gnent pas l’âge du décédé. Il est dès lors très dif­fi­cile d’élaborer à partir d’eux des des­crip­tions du pro­ces­sus de mor­ta­lité autres que théo­ri­ques quoi­que l’effort de Graunt à ce sujet mêle avec astuce et audace l’empi­ri­que au spé­cu­la­tif. Leibniz, lui, tout en connais­sant et uti­li­sant Graunt, crée lui-même son propre "modèle" théo­ri­que du pro­ces­sus d’extinc­tion d’une géné­ra­tion ; quant à Edmund Halley, il a la chance de dis­po­ser de l’autre grande source de l’époque : cinq ans de rele­vés précis et exhaus­tifs des don­nées démo­gra­phi­ques d’une petite ville de Silésie, Breslau, don­nées col­lec­tées par un pas­teur phy­sico-théo­lo­gien avant la lettre, Caspar Neumann. Halley peut alors expo­ser les prin­ci­pes cons­ti­tu­tifs d’une table de mor­ta­lité empi­ri­ques et déter­mi­ner le temps res­tant à vivre.

Dans la troi­sième appro­che, enfin, la notion cen­trale est cette fois celle de risque. A l’âge clas­si­que, il devient natu­rel d’appli­quer l’estime de la pro­ba­bi­lité à ce qui menace la vie, et de tenter de mesu­rer le risque de décé­der, à la fois pour essayer de pro­lon­ger cette vie, d’en garan­tir le bien-être, mais aussi afin de pour­voir les sur­vi­vants d’une pos­si­bi­lité de sub­sis­ter dans des condi­tions accep­ta­bles. On voit alors appa­raî­tre – encore et tou­jours chez Leibniz – les pre­miè­res notions de l’assu­rance sur la vie, les pra­ti­ques nais­san­tes des cais­ses de sub­sis­tance pour les veuves, en pas­sant par une esti­ma­tion de plus en plus fine du taux des "rentes à vie" et donc des emprunts d’Etat.

Le risque de décé­der, c’est aussi la mala­die, et l’on assiste – à partir de la liste fon­da­trice établie par Graunt – à une recher­che d’ordre lin­guis­ti­que et noso­lo­gi­que sur les noms des mala­dies, leur clas­si­fi­ca­tion et sur­tout une mesure pos­si­ble de leur nui­sance. De véri­ta­bles poli­ti­ques de santé sont alors envi­sa­gées, et la sta­tis­ti­que com­mence à y jouer son rôle fon­da­teur et éclairant, rôle qu’elle joue aussi lorsqu’il est ques­tion d’esti­mer le risque couru dans des cas où il vaut sans doute mieux pré­ve­nir que guérir : une des gran­des appli­ca­tions d’alors du calcul pro­ba­bi­liste se retrouve dans le débat autour de l’ino­cu­la­tion de la petite vérole ou variole. J’ai tenté de pré­sen­ter les lignes de force théo­ri­ques qui sous-ten­dent les posi­tions oppo­sées, pro-ino­cu­la­tion et anti-ino­cu­la­tion : elles tou­chent à la fois au calcul des pro­ba­bi­li­tés, à l’éthique et aux poli­ti­ques de santé, elles posent exem­plai­re­ment la ques­tion de la res­pon­sa­bi­lité de chacun devant la mala­die et celle des autres, celle de la prise de risque en situa­tion d’incer­ti­tude, elles s’inter­ro­gent, une fois de plus, sur l’inso­lu­ble pro­blème qu’est l’esti­ma­tion de la valeur d’une vie. Ainsi, dans l’ensem­ble de ce deuxième volume, je ne fais rien d’autre – et rien de moins – que l’ébauche d’une his­toire des faits et des métho­des.

Mais l’his­toire des scien­ces – du moins celle que m’ont apprise, par leurs ouvra­ges, Hélène Metzger, Alexandre Koyré et Jacques Roger, et, de vive voix, Ernest Coumet – ne peut s’en conten­ter. Si elle veut, comme il se devrait, tenir compte à la fois des déve­lop­pe­ments inter­nes à la dis­ci­pline et du monde dans lequel ce déve­lop­pe­ment s’effec­tue, elle échappe à la prise d’une seule per­sonne dont la durée de vie – c’est le cas de le rap­pe­ler – est par défi­ni­tion finie et limi­tée. Une his­toire des scien­ces – du moins cet Idealtype que j’ai appris à res­pec­ter – doit donc affron­ter les idées et les concepts qui sous-ten­dent faits et métho­des, à savoir les phi­lo­so­phies qui expli­ci­tent ces fon­de­ments et régis­sent ces arrière-plans. Ainsi, quoi­que par­fois bien éloigné de préoc­cu­pa­tions plus clas­si­ques en his­toire de la phi­lo­so­phie, je ne me suis jamais écarté très loin d’un style de pensée phi­lo­so­phi­que, c’est-à-dire d’un mode d’inves­ti­ga­tion et d’enquête dirigé vers les raci­nes et les enjeux théo­ri­ques des démar­ches plus spé­ci­fi­que­ment scien­ti­fi­ques et tech­ni­ques que j’étudiais chez les pre­miers pion­niers de la science de la popu­la­tion. De ne m’être jamais écarté de l’inves­ti­ga­tion phi­lo­so­phi­que, j’en veux pour témoins mes col­lè­gues et amis ici pré­sents du Groupe de tra­vail sur la phi­lo­so­phie alle­mande au XVIIIe siècle, groupe appar­te­nant au CERPHI, que je dois à Pierre-François Moreau d’avoir eu la chance de fré­quen­ter. Dans ces réu­nions de haute volée, j’ai beau­coup écouté et beau­coup appris. Une bonne part du pré­sent tra­vail n’aurait pu exis­ter sans ces pré­sen­ces bien­veillan­tes que je me plais à saluer et à remer­cier ici publi­que­ment.

Dans cette opti­que, il m’a paru néces­saire de pro­po­ser – comme une sorte d’intro­duc­tion géné­rale au propos sur la quan­ti­fi­ca­tion de la mor­ta­lité –, une esquisse des ori­gi­nes phi­lo­so­phi­ques de la pensée démo­gra­phi­que. Tenter de cerner la durée – effec­tive, moyenne, pro­ba­ble, maxi­male – de la vie, c’est tenter de cerner le plus exhaus­ti­ve­ment et au plus près pos­si­ble le pro­ces­sus de mor­ta­lité. Or, la fon­da­tion de la science des popu­la­tions se trouve, je l’ai dit, dans l’ouvrage de John Graunt, et ces pages se récla­ment expres­sé­ment d’une phi­lo­so­phie, celle du Chancelier Francis Bacon. En ouvrant le pre­mier volume sur cette pro­po­si­tion, j’ai voulu carac­té­ri­ser ce qui cons­ti­tue à mon sens l’ossa­ture de l’axe des recher­ches que je pour­suis encore aujourd’hui. En effet, que l’on se place dans l’opti­que, baco­nienne, de l’arith­mé­ti­que poli­ti­que ou dans celle, phy­sico-théo­lo­gi­que, d’un Derham ou d’un Süssmilch, la science des popu­la­tions ne peut se déve­lop­per à l’âge clas­si­que que parce que l’on y cons­tate l’exis­tence de rap­ports sta­tis­ti­ques por­tant sur les phé­no­mè­nes humains, et sur­tout parce que l’accent y est placé sur la sta­bi­lité de ces pro­por­tions, de ces rap­ports, sta­bi­lité qui, seule, permet un règle­ment de ce qui advient. Qu’ils soient infé­rés de l’obser­va­tion, de l’expé­rience ou de la confiance en la sagesse et en la pro­vi­dence de Dieu, ces rap­ports fonc­tion­nent dans l’ordre. Dès lors, l’exis­tence d’une sta­tis­ti­que pré­sup­pose ce rai­son­ne­ment induc­tif qui permet de regrou­per les phé­no­mè­nes et de les sub­su­mer sous une loi ins­trui­sant à la connais­sance du par­ti­cu­lier par celle du géné­ral ; quant aux débuts d’une sta­tis­ti­que infé­ren­tielle, fruit de la contem­po­ra­néité de la réflexion sur les pro­ba­bi­li­tés et sur les déci­sions qu’il convient de pren­dre en situa­tion d’incer­ti­tude, c’est l’autre face du rai­son­ne­ment induc­tif qui les sous-tend : on y sup­pose que, dans le domaine des rap­ports et des lois, demain sera comme aujourd’hui, que cette cons­tance soit œuvre natu­relle ou pro­vi­den­tielle ou qu’elle résulte d’un "heu­reux hasard".

Ainsi, la pers­pec­tive "théo­lo­gi­que" rejoint celle d’une "phi­lo­so­phie de la sta­tis­ti­que pro­ba­bi­liste" dans l’affir­ma­tion qu’il existe, non seu­le­ment une science, mais encore une science du contin­gent, et qu’une partie de l’avenir, ados­sée au passé, est acces­si­ble à l’enten­de­ment humain. Autrement dit, de Pascal à Laplace disons, l’his­toire de la science des popu­la­tions, entre autres, pour­rait être vue de deux maniè­res. D’une part, comme un com­men­taire du déve­lop­pe­ment de la phi­lo­so­phie clas­si­que alle­mande à partir de la réforme luthé­rienne, elle même issue des débats médié­vaux, eux-mêmes com­men­tant la ten­ta­tive pla­to­ni­cienne et aris­to­té­li­cienne de fonder cette science du contin­gent, ten­ta­tive qui régit encore les débats sur le déter­mi­nisme ; mais aussi, d’autre part, comme une glose en acte de la phi­lo­so­phie empi­rico-prag­ma­ti­que anglo-saxonne, elle-même issue de Bacon, lui-même, et à son corps défen­dant, si dépen­dant de l’aris­to­té­lisme, phi­lo­so­phie qui régit encore la dif­fi­cile domes­ti­ca­tion du contin­gent au moyen des "pro­ba­bi­li­tés sub­jec­ti­ves".

Il est alors patent que, à l’âge clas­si­que, les scien­ces socia­les en voie de cons­ti­tu­tion, en se fon­dant sur la sta­tis­ti­que et les infé­ren­ces qu’elle pré­sup­pose, cons­ti­tuent un solide objet : la comp­ta­bi­lité des régu­la­ri­tés qui régis­sent les grou­pes humains, fondée sur le pos­tu­lat d’un ordre néces­saire, divin ou humain, passé ou avenir. Sur ce pos­tu­lat, ces scien­ces assoient la per­ti­nence de leur savoir et de leur savoir-faire. Une apo­lo­gé­ti­que de la contin­gence – Dieu aurait pu agir autre­ment qu’il ne l’a fait, il aurait pu créer un autre monde, mais il a choisi le meilleur quel­que contin­gent qu’il paraisse à nos yeux – se mue en science du contin­gent – l’appli­ca­tion de l’infé­rence pro­ba­bi­liste à la régu­la­rité pos­tu­lée de phé­no­mè­nes – qui, dès lors, pourra se passer de Dieu mais peut-être pas encore d’une forme de fina­lisme et de l’irré­sis­ti­ble impul­sion à tenter de pré­voir l’avenir et d’en mesu­rer les ris­ques.

Alors, lorsqu’un phé­no­mène aussi contin­gem­ment cer­tain que la mort devient, au moins col­lec­ti­ve­ment, pré­vi­si­ble, c’est à une avan­cée dans le domaine de la connais­sance du réel que l’on assiste. Pour les savants de l’âge clas­si­que, la marche ordon­née de la mor­ta­lité, l’"ordre de la mor­ta­lité", relève de toute évidence de la nature des choses, et non d’une cons­truc­tion de notre esprit. C’est moyen­nant cette convic­tion que l’évaluation scien­ti­fi­que du risque devient pos­si­ble. Il m’a semblé que l’his­toire des ori­gi­nes de cette évaluation cons­ti­tuait un axe fon­da­men­tal des tra­vaux savants sur la mor­ta­lité dans tous les domai­nes ici abor­dés, loi de mor­ta­lité, lon­gé­vité, déter­mi­na­tion des pério­des de la vie, causes de décès, espé­rance de vie. Quoique je n’ai élaboré que les linéa­ments de cette his­toire, il est vrai­sem­bla­ble que, ne dis­po­sant que d’eux, l’on soit fondé à avan­cer l’hypo­thèse que cette étude de la mor­ta­lité donne l’exem­ple d’une concep­tion phi­lo­so­phi­que du monde qu’une appro­che par les scien­ces socia­les ne peut que contri­buer à expli­ci­ter, voire à enri­chir.

Cette étude est tou­te­fois loin d’être ache­vée dans tous ses aspects. En pre­mier lieu, une his­toire de la pensée phy­sico-théo­lo­gi­que comme ori­gine du déve­lop­pe­ment de la sta­tis­ti­que mathé­ma­ti­que en Europe est loin d’être encore faite. Elle doit être arti­cu­lée avec celle, non seu­le­ment du calcul des pro­ba­bi­li­tés, mais encore des phi­lo­so­phies de la pro­ba­bi­lité. Certains, dans dif­fé­ren­tes dis­ci­pli­nes, s’y emploient et s’y emploie­ront.

M’étant long­temps concen­tré sur la pers­pec­tive phy­sico-théo­lo­gi­que – ma "fami­lia­rité" pro­gres­sive avec le pas­teur Süssmilch m’y invi­tait –, j’aime­rais à l’avenir m’ouvrir à la tout aussi signi­fi­ca­tive arti­cu­la­tion de cette pers­pec­tive avec une phi­lo­so­phie de la sta­tis­ti­que et de la pro­ba­bi­lité dans laquelle est prise en compte la dis­cus­sion du pro­blème de l’induc­tion. La ques­tion de l’ino­cu­la­tion de la variole, que je n’ai fait qu’effleu­rer, me paraît en l’occur­rence cano­ni­que. Dans cette pers­pec­tive, mon étude de la phi­lo­so­phie anglo-saxonne demeure encore bien som­maire et doit être pour­sui­vie et appro­fon­die. Les savants de l’âge clas­si­que savent ce qu’ils font, demeu­rent cons­tam­ment atten­tifs à ce qu’ils comp­tent, cal­cu­lent ou dénom­brent, savent l’impor­tance et l’enjeu de ce qu’ils comp­tent, cal­cu­lent ou dénom­brent, et ont pleine cons­cience de ce qu’ils pèsent sur la des­ti­née des peu­ples. Dès l’ori­gine, chez Graunt et Petty, l’arith­mé­ti­que est _poli­ti­que_. Et pas seu­le­ment dans une opti­que col­lec­tive : chaque indi­vidu, fût-il consi­déré comme une unité sta­tis­ti­que, n’en est pas moins au pre­mier chef concerné par la durée pro­ba­ble de sa vie, de celle de ses pro­ches, et ce parce que, outre la préoc­cu­pa­tion affec­tive, il y a des ris­ques à courir, des déci­sions à pren­dre, des contrats à forger et à hono­rer, il y a la pra­ti­que sociale avec ses droits et ses devoirs. Le prag­ma­tisme n’est pas l’incons­cience ou l’igno­rance volon­taire et satis­faite d’elle-même : il me semble que l’examen de cette phi­lo­so­phie et des pro­dro­mes que l’on en trouve chez les pen­seurs du XVIIIe siècle pour­rait appor­ter beau­coup aux tra­vaux sur l’induc­tion et l’infé­rence pro­ba­bi­liste, et pour­rait ali­men­ter l’his­toire de la sta­tis­ti­que à l’œuvre dans la science des popu­la­tions.

Il fau­drait également aller plus loin dans l’examen des causes de décès, non seu­le­ment des listes, nomen­cla­tu­res et pre­miè­res noso­lo­gies exis­tant à l’âge clas­si­que, mais encore du point de vue de la sta­tis­ti­que de ces causes de décès et de ce qu’elles ont apporté à la méde­cine. J’aime­rais déve­lop­per, avec France Meslé et Jacques Vallin qui tra­vaillent depuis long­temps sur ces ques­tions telles qu’elles se posent au XIXe et au XXe siècle, conduire une recher­che syn­thé­ti­que y adjoi­gnant la période anté­rieure.

J’aime­rais enfin tra­vailler à pré­ci­ser et à enri­chir une inter­ro­ga­tion de méthode, impli­ci­te­ment pré­sente dans tout ce tra­vail : en évitant, je l’ai dit, toute ana­lyse de type rétros­pec­tif qui appli­que­rait aux textes anciens des concepts qui n’étaient ni élaborés ni, lorsqu’ils exis­taient, les mêmes qu’aujourd’hui, en évitant cette erreur clas­si­que en his­toire des scien­ces, dis-je, il ne me paraît tou­te­fois pas inter­dit de s’effor­cer de mieux com­pren­dre les pra­ti­ques et les notions ancien­nes en convo­quant, en tant que « modè­les », des consi­dé­ra­tions plus pro­ches des nôtres et qui, conve­na­ble­ment appli­quées à la science de jadis, peu­vent se révé­ler éclairantes. J’ai tenté de pra­ti­quer cette méthode dans le pré­sent tra­vail en uti­li­sant l’ana­lyse sta­tis­ti­que des séries tem­po­rel­les pour débrous­sailler la ques­tion des années cli­ma­té­ri­ques, aussi en convo­quant des réflexions de Charles Sanders Peirce, un exem­ple dû à Emile Borel, ou une expé­rience de David Ellsberg afin d’éclairer les appro­ches ancien­nes de la pro­ba­bi­lité, et notam­ment celle de la pro­ba­bi­lité dite psy­cho­lo­gi­que, à savoir les condi­tions sub­jec­ti­ves de la prise de risque. Il faut pren­dre ces essais comme des expé­rien­ces, des tests dont la valeur heu­ris­ti­que n’est jamais évidente, mais pro­ba­ble. Il convien­drait alors de mettre en dis­cus­sion le concept même de modèle dans cette méthode, ainsi que la per­ti­nence de la pra­ti­que qui en découle.

Voilà les quel­ques bribes que je me suis efforcé de pré­sen­ter ici comme tra­vail de huit années et demi de recher­che, au cours des­quel­les – tou­jours, aurait dit Ernest Coumet, guidé par la main de la pro­vi­dence – j’ai eu l’hon­neur de rece­voir l’assis­tance de quel­ques unes et quel­ques-uns qui ont eu le cou­rage ou la folie de s’inté­res­ser aux tra­vaux du phi­lo­so­phe "dévoyé" dans la sta­tis­ti­que que je pou­vais sem­bler être. Je remer­cie ici par­ti­cu­liè­re­ment Pierre-François Moreau d’avoir sus­cité, il y a quatre ans, la rédac­tion d’un ouvrage qui a repré­senté une étape impor­tante de ma com­pré­hen­sion de ces ques­tions, sans oublier le fait qu’il a accom­pa­gné le pré­sent tra­vail de son sou­tien et de ses conseils.

Avant même mon entrée « offi­cielle » à l’Ined, j’avais com­mencé à tra­vailler avec Jacques Véron. Ce tra­vail commun – à la fois pour la concep­tion et pour l’écriture – irri­gue chaque partie de celui que je pré­sente aujourd’hui et qui ne serait pas ce qu’il est sans une telle com­pli­cité intel­lec­tuelle. Puisque, dans la recher­che, même si chacun est indi­vidu à part entière, il n’en est pas moins rede­va­ble des tra­vaux et du sou­tien de ses pairs, j’ajou­te­rai que ces volu­mes sont ali­men­tés par les recher­ches des mem­bres du jury ici pré­sent, chacun dans leur domaine propre. Je veux également saluer par­ti­cu­liè­re­ment Christine Théré, ma col­lè­gue his­to­rienne qui, à la pré­ci­sion de l’érudition, joint la rigueur de la démar­che ; entre autres tra­vaux que je mène avec elle – mieux, sous sa hou­lette –, Christine Théré a relu les pré­sents volu­mes et m’a aidé à en amé­lio­rer les trop nom­breu­ses imper­fec­tions.

Enfin, ce tra­vail est une archi­tec­ture de lan­gage. Or, les mots ne sont pas seu­le­ment signes mais nœuds de signi­fi­ca­tion, car­re­fours de sens : la langue offre la pos­si­bi­lité de com­bi­nai­sons en nombre incal­cu­la­ble. Il en va du lan­gage comme des for­mu­les mathé­ma­ti­ques : elles cons­ti­tuent un monde en soi, pour elles seules ; elles jouent entre elles exclu­si­ve­ment, n’expri­ment rien sinon leur propre nature, ce qui jus­te­ment fait qu’elles sont tel­le­ment expres­si­ves que jus­te­ment en elles se reflète le jeu des rap­ports entre les choses. Le chemin suivi par le phi­lo­so­phe his­to­rien des scien­ces ne peut dès lors pas être linéaire ; l’explo­ra­teur s’égare, revient sur ses pas, trace des pistes déjà recou­pées, repasse par des car­re­fours déjà tra­ver­sés ; il peut même arri­ver que, lors de l’une des pauses de cette inves­ti­ga­tion, il se retrouve au point de départ, mais consi­dé­ra­ble­ment plus riche d’usage et de raison, ayant jeté quel­ques pas­se­rel­les, étant peut-être par­venu, par l’appro­fon­dis­se­ment acharné du par­ti­cu­lier et, à coup sûr, sans pré­ten­dre avoir tout dit, à ce fonds commun où chaque explo­ra­teur pourra reconnaî­tre un peu de lui-même. Le cher­cheur pro­gresse labo­rieu­se­ment, tâtonne en aveu­gle, s’engage dans des impas­ses, repart : tou­jours, il avance sur des sables mou­vants.

J’ai donc tenté de mon­trer cer­tai­nes orien­ta­tions de pensée et de recher­che, j’ai tenté non seu­le­ment d’expri­mer, mais encore, et en toute humi­lité, de décou­vrir ce que la pensée des savants qui nous ont pré­cé­dés pou­vait encore rece­ler de riches­ses utiles à notre propre pra­ti­que. J’aime­rais méri­ter, à un degré beau­coup moin­dre, l’épithète dont aurait pu se récla­mer mon cher Süssmilch, à savoir celle de « com­pi­la­teur atten­tif », de « guette-chemin » des stra­té­gies employées par les pion­niers – ceux qui ont tout décou­vert – de la science des popu­la­tions. J’ai tenté de faire qu’une petite partie de l’his­toire des scien­ces ne résonne plus sur « l’unique cor­deau de la trompe marine » qu’enten­dait Apollinaire, mais s’efforce de reflé­ter une cer­taine har­mo­nie du monde, du moins de celui qui se laisse modé­li­ser.

Merci de votre atten­tion.