CERPHI

 

Chimie et philosophie au 17e siècle : paracelsisme, stoïcisme, cartésianisme

HDR sou­te­nue le 3 décem­bre 1998 à l’Université de Paris-VII.

On m’a sou­vent demandé pour­quoi je m’étais inté­ressé à l’his­toire de l’alchi­mie. Comment pou­vait-on consa­crer ses énergies à un sujet aussi étrange, aussi éloigné des conve­nan­ces aca­dé­mi­ques que des exi­gen­ces de la ratio­na­lité ? Car au fond, qu’était-ce que l’alchi­mie, ce mélange de trom­peu­ses pro­mes­ses et d’énergiques décep­tions, si ce n’est l’une des mani­fes­ta­tions les plus spec­ta­cu­lai­res de l’irra­tio­na­lisme ? C’est Jean-Paul Dumont qui m’a fait décou­vrir tout l’inté­rêt phi­lo­so­phi­que d’une étude de l’alchi­mie, d’emblée consi­dé­rée comme appar­te­nant à l’his­toire de la phi­lo­so­phie. Je vou­lais faire une thèse sur la science dans l’anti­quité. Jean-Paul Dumont m’offrit une manière inat­ten­due de satis­faire mes désirs en en dépla­çant l’objet vers le XVIIe siècle et en me pro­po­sant de repren­dre une étude qu’il venait d’esquis­ser à l’occa­sion d’un col­lo­que sur la magie et ses lan­ga­ges. Il exis­tait, m’affir­mait-il, d’étranges simi­li­tu­des entre les concepts de la phy­si­que de Chrysippe, et ceux que met­tait en oeuvre, à la fin du XVIIe siècle, Jean-Joachim Becher, dont la théo­rie des trois terres avait ins­piré chez Stahl la doc­trine du phlo­gis­ti­que, celle-là même dont la réfu­ta­tion avait nourri le tra­vail révo­lu­tion­naire de Lavoisier.

C’est parmi les cent qua­rante trai­tés de la Bibliotheca Chemica Curiosa de Jean-Jacques Manget, que je trou­vais le Manuscriptum ad Fridericum de Pierre-Jean Fabre, rédigé en 1653. Dans ce bref exposé des fon­de­ments de l’alchi­mie clas­si­que, Fabre fai­sait oeuvre d’her­mé­neute en expli­quant le plus clai­re­ment pos­si­ble la signi­fi­ca­tion des sym­bo­les dont l’alchi­mie de la fin de la Renaissance s’était encom­brée. Par ce retour de l’image vers le concept, il mani­fes­tait avec éclat ce que j’appe­lais alors la ratio­na­lité de l’alchi­mie, c’est à dire la cohé­rence, l’imma­nence et la publi­cité d’un dis­cours qui rele­vait de la phi­lo­so­phie natu­relle et dont le seul tort était pré­ci­sé­ment de se penser comme étant à lui seul toute la phi­lo­so­phie natu­relle.

En 1988, je sou­te­nais deux thèses en même temps, affir­mant à la fois la pré­sence de concepts de la phy­si­que stoï­cienne dans les dis­cours de l’alchi­mie clas­si­que et la ratio­na­lité de ces der­niers. En fait, je consi­dé­rais à cette époque que c’était pré­ci­sé­ment la pré­sence stoï­cienne qui confé­rait à l’alchi­mie ses formes de ratio­na­lité. Il me sem­blait qu’en insis­tant sur ce que j’appe­lais alors le modèle stoï­cien, je met­tais en relief un maté­ria­lisme de la phi­lo­so­phie chi­mi­que qui se trou­vait sou­vent occulté par l’insis­tance sur un her­mé­tisme néo­pla­to­ni­cien au nom duquel trop d’his­to­riens de la lit­té­ra­ture ou de la phi­lo­so­phie refu­saient à l’alchi­mie le statut de science, n’y voyant que l’expres­sion sym­bo­li­que d’une volonté de spi­ri­tua­li­sa­tion de l’homme et de la société. La chimie était alors oubliée.

Vous le savez, j’ai changé d’avis. Non pas que je consi­dère désor­mais que l’alchi­mie du XVIIe siècle soit étrangère au domaine de la science ; au contraire, j’ai radi­ca­lisé mes conclu­sions, allant jusqu’à consi­dé­rer que la dis­tinc­tion entre chimie et alchi­mie n’avait guère de sens avant le milieu du XVIIIe siècle. Ce qui ne manque pas de faire surgir de nou­veaux pro­blè­mes. Car si les cri­tè­res de démar­ca­tion s’estom­pent, qu’en est-il de ces rup­tu­res épistémologiques cons­ti­tu­ti­ves de la for­ma­tion de l’esprit scien­ti­fi­que ?

Je n’ai pas non plus renoncé à accor­der à la phy­si­que stoï­cienne une impor­tance, trop sou­vent igno­rée, dans les déve­lop­pe­ments de la phi­lo­so­phie natu­relle à l’âge clas­si­que. Bien au contraire, j’en ai depuis repéré la pré­sence dans de nom­breux autres domai­nes, et notam­ment dans cer­tai­nes doc­tri­nes des marées, cette ques­tion cons­ti­tuant une pierre de touche pour les phi­lo­so­phies natu­rel­les jusqu’au XVIIIe siècle. Mais se posent alors les pro­blè­mes de récep­tion des concepts stoï­ciens, inté­grés dans des dis­cours phi­lo­so­phi­ques et scien­ti­fi­ques qui les occultent et les trans­met­tent en même temps.

Le point sur lequel j’ai fina­le­ment changé d’avis concerne pré­ci­sé­ment les moda­li­tés de la pré­sence stoï­cienne dans l’alchi­mie. J’ai en effet renoncé à faire de la phy­si­que du Portique un modèle pri­vi­lé­gié pour l’alchi­mie, et cela pour au moins trois rai­sons. D’abord, le cas de l’alchi­mie n’est pas isolé et rien n’indi­que que les concepts stoï­ciens y jouent un rôle dif­fé­rent de celui que l’on peut reconnaî­tre dans les cos­mo­lo­gies ou les phy­si­ques de la fin de la Renaissance, qui ten­tent de résou­dre à partir du Pneuma les pro­blè­mes aux­quels l’aris­to­té­lisme n’apporte plus de répon­ses satis­fai­san­tes. Ensuite, l’alchi­mie du XVIIe siècle ne se laisse pas réduire à une seule école, mais cons­ti­tue plutôt une sorte de miroir où se réflé­chis­sent toutes les phi­lo­so­phies anti­ques. Enfin et sur­tout, la ratio­na­lité des dis­cours chi­mi­ques du XVIIe siècle tient à la soli­dité d’une "phi­lo­so­phie chi­mi­que" qui s’enra­cine dans une his­toire féconde et qui se struc­ture autour de prin­ci­pes et de concepts dont il convient de mettre en relief l’auto­no­mie théo­ri­que.

Sans doute ne m’aurait-il pas été pos­si­ble d’entre­pren­dre cette recher­che cri­ti­que sans un chan­ge­ment radi­cal dans mes métho­des de tra­vail. Ayant pré­paré ma thèse alors que j’étais pro­fes­seur de lycée, j’avais tra­vaillé dans une soli­tude qui n’était rompue que par ma par­ti­ci­pa­tion épisodique au sémi­naire de recher­che de Jean-Paul Dumont. Mon recru­te­ment comme maître de confé­ren­ces à l’Université de Lille 3 en 1989 m’offrait certes des condi­tions de tra­vail beau­coup plus favo­ra­bles pour la pour­suite de mes recher­ches, mais il en fal­lait plus pour que le pares­seux contra­rié que je suis remette en chan­tier son ouvrage. A Lille, Gérard Simon, Jean Celeyrette et Robert Locqueneux m’ont immé­dia­te­ment asso­cié aux tra­vaux du CRATS, inté­gré depuis dans l’UMR "Savoirs et Textes", et du centre d’his­toire des scien­ces de Lille 1. Mais aussi, avec Edmond Mazet, ils m’ont offert la pos­si­bi­lité d’assu­rer un ensei­gne­ment dans le DEA lil­lois d’his­toire des scien­ces, ainsi que de par­ti­ci­per à la direc­tion des mémoi­res de plu­sieurs étudiants. De leur côté, Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, que l’amitié de Jean-Paul Dumont m’avais permis de ren­contrer, m’ont invité à par­ti­ci­per aux tra­vaux du CERPHI autour du stoï­cisme et des autres écoles phi­lo­so­phi­ques de l’anti­quité qui deve­naient la moder­nité du XVIIe siècle. Michel Blay, que ses études new­to­nien­nes avaient pré­paré à toutes les extra­va­gan­ces, a accueilli ma thèse dans la col­lec­tion Mathesis avec un enthou­siasme cer­tain, quoi­que non dépourvu d’exi­gen­ces cri­ti­ques. Leibniz, qui s’inté­res­sait beau­coup aux recher­ches alchi­mi­ques de Becher, n’eût pas été sur­pris du voi­si­nage avec Fabre qu’on lui impo­sait ainsi. Robert Halleux ne s’est pas contenté de m’accueillir avec cette géné­ro­sité humaine et intel­lec­tuelle que chacun connaît. J’appre­nais plus en une jour­née passée à Liège qu’en de lon­gues semai­nes de fré­quen­ta­tion de la Bibliothèque Nationale. Il m’a également rendu l’ines­ti­ma­ble ser­vice de me mettre en contact avec la com­mu­nauté inter­na­tio­nale des his­to­riens de la chimie ancienne. Mes ren­contres avec Allen Debus puis avec William Newman, qu’il a ren­dues pos­si­bles, ont joué un rôle impor­tant dans mon explo­ra­tion des sub­ti­li­tés de l’his­toire de la chimie du XVIe et du XVIIe siècle.

Ce sont donc les exi­gen­ces d’une triple confron­ta­tion, d’abord avec des col­lè­gues, des lec­teurs et des audi­teurs sou­vent bien­veillants mais tou­jours cri­ti­ques, ensuite avec un corpus d’études récen­tes, mais de plus en plus nom­breu­ses, sur le para­cel­sisme et la chimie ancienne, avec enfin des étudiants aux­quels il conve­nait d’offrir des sujets d’étude rigou­reu­se­ment défi­nis et his­to­ri­que­ment bien déli­mi­tés, qui ont cons­ti­tué le nou­veau contexte de recher­che dans lequel j’ai ins­crit mes tra­vaux depuis bien­tôt dix ans. En pré­sen­ter aujourd’hui un bilan ne signi­fie pas que l’entre­prise à laquelle je m’étais atta­ché soit ter­mi­née, bien au contraire ; je crois en effet avoir fina­le­ment sou­levé bien plus de pro­blè­mes que je ne par­ve­nais à en résou­dre. Mais il faut bien de temps en temps mar­quer une pause, faire le point sur ce qui est désor­mais acquis en même temps que l’inven­taire des ques­tions nou­vel­les qui se posent.

J’ai regroupé l’ensem­ble de ces répon­ses et de ces ques­tions sous trois rubri­ques, qui cons­ti­tuent les trois cha­pi­tres de la pre­mière partie de mon rap­port de syn­thèse : phy­si­que stoï­cienne et alchi­mie, alchi­mie et méde­cine au XVIIe siècle, l’émergence de la chimie comme dis­ci­pline au XVIIe siècle. Sur la pre­mière ques­tion, ma démar­che a consisté à com­pa­rer les réfé­ren­ces expli­ci­tes que font cer­tains alchi­mis­tes à la phy­si­que des stoï­ciens avec celles que l’on trouve dans d’autres ouvra­ges de phi­lo­so­phie natu­relle de l’époque. Il ne s’agit alors pas tant de deve­nir stoï­cien que d’uti­li­ser cer­tains concepts, et en par­ti­cu­lier celui de pneuma, pour déve­lop­per des concep­tions de la matière et de la nature qui s’oppo­sent à celles de l’aris­to­té­lisme sco­las­ti­que. Les stoï­ciens appa­rais­sent alors comme étant les pre­miers à avoir effec­tué ce "retour aux devan­ciers d’Aristote injus­te­ment bafoués par lui", retour fictif qui cons­ti­tue en réa­lité le pre­mier moment du déve­lop­pe­ment de nou­vel­les phy­si­ques. Mais parce que les concepts du néo­pla­to­nisme, de l’her­mé­tisme et du stoï­cisme ont sou­vent été confon­dus dans leur his­toire, jusque chez les néo-stoï­ciens du début du XVIIe siècle comme Juste Lipse, la réfé­rence stoï­cienne, quand elle ne passe pas ina­per­çue, relève davan­tage d’une atti­tude phi­lo­so­phi­que que d’une adhé­sion à un sys­tème ou à une école. Il n’y a donc pas lieu de parler d’alchi­mie stoï­cienne, pas plus d’ailleurs que néo­pla­to­ni­cienne, mais nous com­pre­nons mieux ce que vou­laient dire les par­ti­sans d’un esprit uni­ver­sel ou d’une âme du monde si nous reconnais­sons que ces expres­sions dési­gnent des cir­cu­la­tions de flui­des cohé­sifs qui impli­quent une unité et un dyna­misme cos­mi­que que la phy­si­que des stoï­ciens avait déjà tenté de penser.

L’appro­fon­dis­se­ment de l’étude des tra­vaux de Pierre-Jean Fabre m’a amené à m’arrê­ter sur cer­tains aspects des rela­tions entre la méde­cine et la chimie au début du XVIIe siècle. Fabre est convaincu de la supé­rio­rité de la phi­lo­so­phie chi­mi­que sur tout autre sys­tème de pensée, d’autant plus que, entre 1620 et 1640, en France, tout espoir de conci­lia­tion entre le point de vue galé­ni­que et le point de vue chi­mi­que semble devoir être aban­donné, du fait de l’intran­si­geance des méde­cins de la Faculté de Paris. Mais les méde­cins para­cel­siens de la géné­ra­tion pré­cé­dente se mon­traient beau­coup plus nuan­cés, convain­cus que leur réflexion pru­dente sur les vertus des méde­ci­nes chi­mi­ques rejoi­gnait les recher­ches de Galien lui-même à propos du phar­ma­con. Beaucoup de ces méde­cins modé­ré­ment para­cel­siens esti­maient que les tra­vaux de la chimie per­met­traient de mieux com­pren­dre les condi­tions dans les­quel­les une sub­stance étrangère cesse d’être un poison pour deve­nir un médi­ca­ment. En même temps, cette réflexion nou­velle sur le fonc­tion­ne­ment du corps humain condui­sait à adop­ter de nou­vel­les atti­tu­des thé­ra­peu­ti­ques, en rup­ture avec la dis­tance théo­ri­que et pra­ti­que que les facultés de méde­cine ins­tau­raient entre le méde­cin et le malade. Les inno­va­tions ins­ti­tu­tion­nel­les de Théophraste Renaudot cons­ti­tuent sans doute la mani­fes­ta­tion la plus spec­ta­cu­laire d’une volonté de soi­gner autre­ment qui démys­ti­fiait le pou­voir médi­cal.

Mais c’est sur­tout aux déve­lop­pe­ments de la chimie en France pen­dant le XVIIe siècle que j’ai consa­cré mes recher­ches. La situa­tion fran­çaise a été mar­quée par la dif­fu­sion de Cours de chymie, dont l’essen­tiel était cons­ti­tué par des recueils de recet­tes phar­ma­co­lo­gi­ques, et qui s’appuyaient le plus sou­vent sur une théo­rie de la matière reconnais­sant l’exis­tence de cinq éléments prin­ci­piels. Etienne de Clave est l’inven­teur de cette doc­trine expli­ci­te­ment anti-aris­to­té­li­cienne, mais qui vou­lait aussi se dis­tin­guer d’un para­cel­sisme auquel il se réfé­rait pour­tant à tra­vers la syn­thèse qu’en avait pré­senté l’Idea medi­ci­nae du méde­cin danois Peder Sörenson. La Nouvelle lumière phi­lo­so­phi­que de de Clave, parue en 1641, appar­tient à ce genre oublié qu’est la "phi­lo­so­phie chi­mi­que". Certes, il s’agit bien de chimie, puis­que c’est à partir d’une expé­rience de dis­til­la­tion que sont mis en évidence des prin­ci­pes dont les qua­li­tés sen­si­bles per­met­tront de rendre compte des pro­prié­tés des dif­fé­rents corps mixtes que mani­pule l’arti­san dans son labo­ra­toire. Mais nous sommes bien dans le domaine de la phi­lo­so­phie puisqu’il s’agit de réfu­ter la doc­trine d’Aristote, ou plus exac­te­ment les com­men­tai­res aris­to­té­li­ciens déve­lop­pés par les Jésuites de Coïmbra.

La chimie qui se déve­loppe alors n’est certes pas encore l’affaire de pro­fes­sion­nels rétri­bués en tant que tel, mais elle pré­sente déjà les carac­té­ris­ti­ques d’une dis­ci­pline scien­ti­fi­que sou­cieuse de sa cohé­rence mais aussi de sa dif­fu­sion par le manuel et par l’ensei­gne­ment oral. En même temps, cette chimie paraît indis­cer­na­ble de l’alchi­mie, à moins de réser­ver arbi­trai­re­ment ce terme aux élaborations pan­so­phis­tes qui res­tent atta­chées aux concep­tions ana­lo­gi­ques de la Renaissance. Cette absence de rup­ture ne signi­fie certes pas absence d’his­toire, et les tra­vaux de Hombert ou de Louis Lémery ne res­sem­blent point à ceux de Libavius ou de Du Chesne. Mais les trans­for­ma­tions radi­ca­les qui pren­nent sens à nos yeux ne peu­vent être assi­gnées à un moment par­ti­cu­lier de rup­ture : c’est en modi­fiant les doc­tri­nes que lègue l’héri­tage de l’her­mé­tisme que la chimie pro­gresse et trans­forme peu à peu ses concepts.

Les trois ouvra­ges d’Etienne de Clave qui nous sont par­ve­nus furent publiés entre 1635 et 1646, ce qui cor­res­pond exac­te­ment à la période pen­dant laquelle Descartes fait paraî­tre son oeuvre. Déjà, pen­dant les années où je pré­pa­rais ma thèse, l’atti­tude de Descartes face à la chimie de son temps m’avait intri­gué. Je n’étais certes pas sur­pris qu’il ne dis­tin­gue pas la chimie de l’alchi­mie, puis­que cette dis­tinc­tion n’avait pas de sens à son époque. Mais je ne com­pre­nais pas com­ment celui qui clas­sait la trans­mu­ta­tion des métaux, avec la qua­dra­ture du cercle, parmi les pro­blè­mes dignes d’être étudiés par la raison humaine, pou­vait en même temps tenir des propos aussi mépri­sants à l’encontre des chi­mis­tes. Ma sur­prise a aug­menté lors­que je me suis aperçu que les déve­lop­pe­ments chi­mi­ques tenaient dans l’oeuvre de Descartes une place rela­ti­ve­ment impor­tante, quoi­que sys­té­ma­ti­que­ment négli­gée par les com­men­ta­teurs. En par­ti­cu­lier, la qua­trième partie des Principia phi­lo­so­phiae est prin­ci­pa­le­ment consa­crée à une vaste entre­prise de réduc­tion des objets de la chimie à la méca­ni­que, sans pour autant que cela cons­ti­tue ce que nous pour­rions appe­ler une chimie car­té­sienne, puis­que, de toute évidence, Descartes n’a jamais envi­sagé de déve­lop­per sur la chimie un dis­cours spé­ci­fi­que et auto­nome, comme il l’avait fait pour la géo­mé­trie, la diop­tri­que et la météo­ro­lo­gie, comme il envi­sa­geait de le faire pour la méca­ni­que et la méde­cine et comme il le fera in extre­mis pour la morale. Pour expli­quer cette étonnante situa­tion, on pou­vait bien sûr invo­quer des rai­sons bio­gra­phi­ques, c’est à dire psy­cho­lo­gi­ques. Descartes aurait été séduit dans sa jeu­nesse par le dis­cours des alchi­mis­tes, il aurait tenté de ren­contrer les Rose-Croix et son entre­prise de déné­ga­tion de la chimie n’aurait été que la consé­quence de cette décep­tion mal accep­tée. Ou encore, ver­sion occulte et beau­coup plus amu­sante de l’inter­pré­ta­tion pré­cé­dente : si Descartes traite avec un tel mépris la chimie de son temps, c’est pour mieux camou­fler l’essen­tiel. Descartes était alchi­miste, là se trou­ve­rait la clé de toute son oeuvre. Je ne pou­vais accep­ter de telles sot­ti­ses et je cher­chais donc dans le sys­tème phi­lo­so­phi­que de Descartes les véri­ta­bles rai­sons de l’atti­tude car­té­sienne. C’est Pierre Macherey qui m’a permis d’ouvrir les yeux sur l’essen­tiel, en m’invi­tant énergiquement à pré­sen­ter au CRATS une com­mu­ni­ca­tion sur le carac­tère roma­nes­que de la science car­té­sienne.

La science de Descartes, un roman ? Pourquoi pas, puis­que avant Huygens, Leibniz ou Voltaire, c’est Descartes lui-même qui l’a laissé enten­dre. L’examen de la struc­ture géné­rale des Principia phi­lo­so­phiae montre en effet que la divi­sion prin­ci­pale de l’ouvrage n’oppose pas une pre­mière partie, exposé de la méta­phy­si­que, aux trois autres où se déploie­rait la phy­si­que, mais que c’est entre la seconde et la troi­sième partie que se situe la cou­pure. Les deux pre­miè­res par­ties cons­ti­tuent la méta­phy­si­que, qui consiste en l’exposé déduc­tif des prin­ci­pes de notre connais­sance aussi bien que des choses maté­riel­les. Il en va tout autre­ment des troi­sième et qua­trième par­ties, qui ne pro­cè­dent plus par déduc­tion, mais par hypo­thè­ses, pré­sen­tant alors une his­toire pos­si­ble de la for­ma­tion du monde, de la Terre et des dif­fé­rents corps miné­raux qu’elle contient et qui cons­ti­tue­ront ces choses sin­gu­liè­res dont s’occu­pent les chi­mis­tes. Les choses ne sont pas faites comme nous les per­ce­vons : il faut donc ima­gi­ner leurs véri­ta­bles figu­res géo­mé­tri­ques ; mais il fau­drait pou­voir entrer dans la pensée divine pour être cer­tain que ces figu­res sont vrai­ment celles des corps.

La chimie est donc une science illu­soire, puisqu’elle pré­tend nous livrer la réa­lité des choses par les moyens d’une ana­lyse qui n’est pas une opé­ra­tion de la pensée, mais seu­le­ment une dis­til­la­tion fai­sant appa­raî­tre des mer­cure, soufre et sel que la tra­di­tion alchi­mi­que pré­sente abu­si­ve­ment comme des prin­ci­pes, alors que ce ne sont que des corps sen­si­bles. Bien plus, les chi­mis­tes s’égarent en s’ima­gi­nant que la sub­ti­lité de ces corps leur confère un statut inter­mé­diaire entre l’esprit et la matière. Cependant, plutôt que de déve­lop­per une cri­ti­que de la chimie, Descartes a pré­féré mon­trer qu’elle était inu­tile et qu’il était pos­si­ble de rendre compte des pro­prié­tés des corps dont elle traite par les moyens d’un dis­cours stric­te­ment méca­ni­que qui ne sup­pose entre ces corps que des dif­fé­ren­ces de taille, de figure et de mou­ve­ment. La qua­trième partie des Principia phi­lo­so­phiae, dans laquelle Descartes effec­tue cette réduc­tion à la méca­ni­que des corps chi­mi­ques, ne cons­ti­tue donc pas pour autant une chimie car­té­sienne. Dans ces condi­tions, les déve­lop­pe­ments chi­mi­ques que l’on trouve chez cer­tains car­té­siens comme Rohault et Régis à la fin du XVIIe siècle, ou chez Privat de Molière au XVIIIe siècle n’ont été ren­dues pos­si­bles qu’au prix d’une sorte d’oubli des déter­mi­na­tions méta­phy­si­ques de la phy­si­que car­té­sienne. Mais la chimie, dont les pro­grès avaient été notam­ment faci­li­tés par la mise en place des aca­dé­mies scien­ti­fi­ques, ne pou­vait rester exté­rieure à un sys­tème du monde qui enten­dait bien conti­nuer de s’impo­ser face aux déve­lop­pe­ments du new­to­nia­nisme.

Ainsi, sem­ble­rait-il, quel­que soit le détour par l’his­toire de la phi­lo­so­phie, qu’il s’agisse du stoï­cisme ou du car­té­sia­nisme, c’est tou­jours vers l’his­toire des scien­ces que le mou­ve­ment de mes recher­ches m’a conduit. Suis-je pour autant devenu un his­to­rien de la chimie ? Une telle hypo­thèse m’a tou­jours laissé per­plexe : peut-on deve­nir his­to­rien d’une science dont on ne fut pas nourri dans sa jeu­nesse, et dont on ne pré­tend pas étudier les textes au delà du début du XIXe siècle ? Mais à sup­po­ser que je n’aie pas vrai­ment fait oeuvre d’his­to­rien de la chimie, ai-je pour autant exploré les che­mins de l’his­toire de la phi­lo­so­phie ? On pour­rait dire, avec un peu de mal­veillance, qu’en revi­si­tant l’oeuvre de Descartes du point de vue de la chimie, je n’avais pas d’autre but que de mon­trer l’omni­pré­sence de cette science au XVIIe siècle.

Mais ces débats, qui concer­nent l’his­toire de la phi­lo­so­phie et l’his­toire des scien­ces en tant que dis­ci­pli­nes, ris­que­raient d’occulter l’essen­tiel si nous n’en reve­nions pas à ce qui les jus­ti­fie dans leur prin­cipe, c’est à dire l’exis­tence d’une his­toire com­mune de la chimie et de la phi­lo­so­phie. La chimie, dans son his­toire, peut-elle se passer de la phi­lo­so­phie ? L’acti­vité par laquelle la chimie pro­duit his­to­ri­que­ment ses concepts et ses théo­ries peut-elle être déta­chée de l’acti­vité des phi­lo­so­phes cons­trui­sant leurs sys­tè­mes et des écoles phi­lo­so­phi­ques dif­fu­sant leur doc­trine ? Ainsi posée, la ques­tion ne peut être sépa­rée de son contraire : la phi­lo­so­phie, dans son his­toire, peut-elle être sépa­rée de la chimie ?

Je crois qu’il faut pren­dre au sérieux le nom de phi­lo­so­phe que s’attri­buaient les alchi­mis­tes et ne pas reje­ter comme abus de lan­gage l’appel­la­tion de "phi­lo­so­phie chi­mi­que" qui, jusqu’au XIXe siècle, a dési­gné la réflexion la plus géné­rale sur les objets de la chimie. Car il ne suffit pas de dire que la chimie, dans son his­toire, a eu besoin de la phi­lo­so­phie à laquelle elle aurait emprunté quel­ques-uns de ses concepts et de ses théo­ries de la matière, de la même façon qu’il ne convien­drait pas de réduire l’inté­rêt de la phi­lo­so­phie pour la chimie à la prise en consi­dé­ra­tion de quel­ques obser­va­tions sur les pro­prié­tés sen­si­bles des corps. Plutôt que de penser ainsi l’his­toire de la chimie et de la phi­lo­so­phie dans un rap­port d’exté­rio­rité qui met­trait aujourd’hui en porte-à-faux celui qui veut com­pren­dre leurs ren­contres, il me paraît néces­saire de consi­dé­rer que dans le tra­vail de la chimie sur les éléments et la cons­ti­tu­tion des corps mixtes, c’est la phi­lo­so­phie qui est à l’oeuvre, de la même manière que le phi­lo­so­phe du XVIIe ou du XVIIIe siècle qui entre dans le labo­ra­toire pour y tra­vailler ne cesse pas, en fai­sant de la chimie, de faire de la phi­lo­so­phie.

La chimie et la phi­lo­so­phie pos­sé­daient donc au XVIIe et au XVIIIe siè­cles des objets com­muns qu’il convient aujourd’hui d’étudier sans les sépa­rer, dans un mou­ve­ment de pensée qui dépasse les cli­va­ges ins­ti­tu­tion­nels. Pourtant, dans cette conver­gence concep­tuelle de la chimie et de la phi­lo­so­phie, nous pou­vons ne voir qu’un moment de leur his­toire, suivi d’autres moments où la logi­que de la phi­lo­so­phie pro­duit des dis­po­si­tifs théo­ri­ques qui se sépa­rent de ceux que pro­duit la logi­que de la chimie. Ainsi, à ces moments de fusion ont suc­cédé d’autres époques où l’his­toire de la chimie et celle de la phi­lo­so­phie se sont déployées de manière auto­nome. Mais peut-être, demain, ce qui est aujourd’hui séparé sera-t-il à nou­veau réuni.

A moins d’admet­tre que ce qui a pré­ci­pité la sépa­ra­tion de l’his­toire de la phi­lo­so­phie et de l’his­toire des scien­ces consiste dans la mathé­ma­ti­sa­tion du dis­cours scien­ti­fi­que et que cet événement cons­ti­tu­tif de la science moderne a rendu impos­si­ble toute ren­contre future entre la science et la phi­lo­so­phie. Cette mathé­ma­ti­sa­tion n’a réel­le­ment concerné la chimie que vers la fin du XIXe siècle, au moment pré­ci­sé­ment où l’on a renoncé à parler de phi­lo­so­phie chi­mi­que. On com­pren­drait alors que la phi­lo­so­phie et la chimie aient pu par­ta­ger la même his­toire tant qu’elles étaient réu­nies par cette com­mune oppo­si­tion à des scien­ces phy­si­ques dont les concepts se spé­ci­fiaient dans des formes mathé­ma­ti­ques. Dans cette hypo­thèse, la ques­tion des rela­tions entre la chimie et la phi­lo­so­phie aurait désor­mais cessé de se poser de manière sin­gu­lière, pour rejoin­dre des inter­ro­ga­tions plus géné­ra­les sur l’incer­taine ren­contre concep­tuelle et métho­di­que de la science et de la phi­lo­so­phie.

Mes répon­ses à toutes ces ques­tions sont actuel­le­ment fort modes­tes et résul­tent des enquê­tes menées sur les textes chi­mi­ques et phi­lo­so­phi­ques du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle. C’est dans cette direc­tion que je sou­haite pour­sui­vre des recher­ches dont les tra­vaux sur de Clave et Descartes cons­ti­tuent à la fois une étape et, je l’espère, un modèle. La chimie des phi­lo­so­phes et la phi­lo­so­phie des chi­mis­tes ont été jusqu’ici fort peu explo­rées et le diplôme de l’habi­li­ta­tion dont je sol­li­cite l’obten­tion me per­met­tra de donner à ces inves­ti­ga­tions la dimen­sion col­lec­tive sans laquelle les recher­ches per­son­nel­les ne peu­vent donner tous leurs fruits.

J’ai dit tout à l’heure, mes­sieurs, le rôle impor­tant que vous avez joué dans le déve­lop­pe­ment de mes recher­ches et je vous remer­cie d’avoir mani­festé votre inté­rêt cri­ti­que pour mes tra­vaux jusque dans votre par­ti­ci­pa­tion à ce jury. Mais je vou­drais main­te­nant remer­cier tout par­ti­cu­liè­re­ment mon­sieur Gayon. Vous avez accepté de vous dis­traire un moment de vos habi­tuels sujets de recher­che pour pren­dre connais­sance de mon dos­sier. J’espère que vous ne vous serez pas trop ennuyé dans la visite de ce Museum phi­lo­so­phico-chi­mi­cum et qu’à la dif­fé­rence du célè­bre ouvrage d’Eireneus Philalethes, cette entrée ouverte sur une his­toire par­fois inso­lite de la chimie ne vous aura pas semblé conduire au palais fermé d’une phi­lo­so­phie her­mé­ti­que.