HDR soutenue le 3 décembre 1998 à l’Université de Paris-VII.
On m’a souvent demandé pourquoi je m’étais intéressé à l’histoire de l’alchimie. Comment pouvait-on consacrer ses énergies à un sujet aussi étrange, aussi éloigné des convenances académiques que des exigences de la rationalité ? Car au fond, qu’était-ce que l’alchimie, ce mélange de trompeuses promesses et d’énergiques déceptions, si ce n’est l’une des manifestations les plus spectaculaires de l’irrationalisme ? C’est Jean-Paul Dumont qui m’a fait découvrir tout l’intérêt philosophique d’une étude de l’alchimie, d’emblée considérée comme appartenant à l’histoire de la philosophie. Je voulais faire une thèse sur la science dans l’antiquité. Jean-Paul Dumont m’offrit une manière inattendue de satisfaire mes désirs en en déplaçant l’objet vers le XVIIe siècle et en me proposant de reprendre une étude qu’il venait d’esquisser à l’occasion d’un colloque sur la magie et ses langages. Il existait, m’affirmait-il, d’étranges similitudes entre les concepts de la physique de Chrysippe, et ceux que mettait en oeuvre, à la fin du XVIIe siècle, Jean-Joachim Becher, dont la théorie des trois terres avait inspiré chez Stahl la doctrine du phlogistique, celle-là même dont la réfutation avait nourri le travail révolutionnaire de Lavoisier.
C’est parmi les cent quarante traités de la Bibliotheca Chemica Curiosa de Jean-Jacques Manget, que je trouvais le Manuscriptum ad Fridericum de Pierre-Jean Fabre, rédigé en 1653. Dans ce bref exposé des fondements de l’alchimie classique, Fabre faisait oeuvre d’herméneute en expliquant le plus clairement possible la signification des symboles dont l’alchimie de la fin de la Renaissance s’était encombrée. Par ce retour de l’image vers le concept, il manifestait avec éclat ce que j’appelais alors la rationalité de l’alchimie, c’est à dire la cohérence, l’immanence et la publicité d’un discours qui relevait de la philosophie naturelle et dont le seul tort était précisément de se penser comme étant à lui seul toute la philosophie naturelle.
En 1988, je soutenais deux thèses en même temps, affirmant à la fois la présence de concepts de la physique stoïcienne dans les discours de l’alchimie classique et la rationalité de ces derniers. En fait, je considérais à cette époque que c’était précisément la présence stoïcienne qui conférait à l’alchimie ses formes de rationalité. Il me semblait qu’en insistant sur ce que j’appelais alors le modèle stoïcien, je mettais en relief un matérialisme de la philosophie chimique qui se trouvait souvent occulté par l’insistance sur un hermétisme néoplatonicien au nom duquel trop d’historiens de la littérature ou de la philosophie refusaient à l’alchimie le statut de science, n’y voyant que l’expression symbolique d’une volonté de spiritualisation de l’homme et de la société. La chimie était alors oubliée.
Vous le savez, j’ai changé d’avis. Non pas que je considère désormais que l’alchimie du XVIIe siècle soit étrangère au domaine de la science ; au contraire, j’ai radicalisé mes conclusions, allant jusqu’à considérer que la distinction entre chimie et alchimie n’avait guère de sens avant le milieu du XVIIIe siècle. Ce qui ne manque pas de faire surgir de nouveaux problèmes. Car si les critères de démarcation s’estompent, qu’en est-il de ces ruptures épistémologiques constitutives de la formation de l’esprit scientifique ?
Je n’ai pas non plus renoncé à accorder à la physique stoïcienne une importance, trop souvent ignorée, dans les développements de la philosophie naturelle à l’âge classique. Bien au contraire, j’en ai depuis repéré la présence dans de nombreux autres domaines, et notamment dans certaines doctrines des marées, cette question constituant une pierre de touche pour les philosophies naturelles jusqu’au XVIIIe siècle. Mais se posent alors les problèmes de réception des concepts stoïciens, intégrés dans des discours philosophiques et scientifiques qui les occultent et les transmettent en même temps.
Le point sur lequel j’ai finalement changé d’avis concerne précisément les modalités de la présence stoïcienne dans l’alchimie. J’ai en effet renoncé à faire de la physique du Portique un modèle privilégié pour l’alchimie, et cela pour au moins trois raisons. D’abord, le cas de l’alchimie n’est pas isolé et rien n’indique que les concepts stoïciens y jouent un rôle différent de celui que l’on peut reconnaître dans les cosmologies ou les physiques de la fin de la Renaissance, qui tentent de résoudre à partir du Pneuma les problèmes auxquels l’aristotélisme n’apporte plus de réponses satisfaisantes. Ensuite, l’alchimie du XVIIe siècle ne se laisse pas réduire à une seule école, mais constitue plutôt une sorte de miroir où se réfléchissent toutes les philosophies antiques. Enfin et surtout, la rationalité des discours chimiques du XVIIe siècle tient à la solidité d’une "philosophie chimique" qui s’enracine dans une histoire féconde et qui se structure autour de principes et de concepts dont il convient de mettre en relief l’autonomie théorique.
Sans doute ne m’aurait-il pas été possible d’entreprendre cette recherche critique sans un changement radical dans mes méthodes de travail. Ayant préparé ma thèse alors que j’étais professeur de lycée, j’avais travaillé dans une solitude qui n’était rompue que par ma participation épisodique au séminaire de recherche de Jean-Paul Dumont. Mon recrutement comme maître de conférences à l’Université de Lille 3 en 1989 m’offrait certes des conditions de travail beaucoup plus favorables pour la poursuite de mes recherches, mais il en fallait plus pour que le paresseux contrarié que je suis remette en chantier son ouvrage. A Lille, Gérard Simon, Jean Celeyrette et Robert Locqueneux m’ont immédiatement associé aux travaux du CRATS, intégré depuis dans l’UMR "Savoirs et Textes", et du centre d’histoire des sciences de Lille 1. Mais aussi, avec Edmond Mazet, ils m’ont offert la possibilité d’assurer un enseignement dans le DEA lillois d’histoire des sciences, ainsi que de participer à la direction des mémoires de plusieurs étudiants. De leur côté, Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, que l’amitié de Jean-Paul Dumont m’avais permis de rencontrer, m’ont invité à participer aux travaux du CERPHI autour du stoïcisme et des autres écoles philosophiques de l’antiquité qui devenaient la modernité du XVIIe siècle. Michel Blay, que ses études newtoniennes avaient préparé à toutes les extravagances, a accueilli ma thèse dans la collection Mathesis avec un enthousiasme certain, quoique non dépourvu d’exigences critiques. Leibniz, qui s’intéressait beaucoup aux recherches alchimiques de Becher, n’eût pas été surpris du voisinage avec Fabre qu’on lui imposait ainsi. Robert Halleux ne s’est pas contenté de m’accueillir avec cette générosité humaine et intellectuelle que chacun connaît. J’apprenais plus en une journée passée à Liège qu’en de longues semaines de fréquentation de la Bibliothèque Nationale. Il m’a également rendu l’inestimable service de me mettre en contact avec la communauté internationale des historiens de la chimie ancienne. Mes rencontres avec Allen Debus puis avec William Newman, qu’il a rendues possibles, ont joué un rôle important dans mon exploration des subtilités de l’histoire de la chimie du XVIe et du XVIIe siècle.
Ce sont donc les exigences d’une triple confrontation, d’abord avec des collègues, des lecteurs et des auditeurs souvent bienveillants mais toujours critiques, ensuite avec un corpus d’études récentes, mais de plus en plus nombreuses, sur le paracelsisme et la chimie ancienne, avec enfin des étudiants auxquels il convenait d’offrir des sujets d’étude rigoureusement définis et historiquement bien délimités, qui ont constitué le nouveau contexte de recherche dans lequel j’ai inscrit mes travaux depuis bientôt dix ans. En présenter aujourd’hui un bilan ne signifie pas que l’entreprise à laquelle je m’étais attaché soit terminée, bien au contraire ; je crois en effet avoir finalement soulevé bien plus de problèmes que je ne parvenais à en résoudre. Mais il faut bien de temps en temps marquer une pause, faire le point sur ce qui est désormais acquis en même temps que l’inventaire des questions nouvelles qui se posent.
J’ai regroupé l’ensemble de ces réponses et de ces questions sous trois rubriques, qui constituent les trois chapitres de la première partie de mon rapport de synthèse : physique stoïcienne et alchimie, alchimie et médecine au XVIIe siècle, l’émergence de la chimie comme discipline au XVIIe siècle. Sur la première question, ma démarche a consisté à comparer les références explicites que font certains alchimistes à la physique des stoïciens avec celles que l’on trouve dans d’autres ouvrages de philosophie naturelle de l’époque. Il ne s’agit alors pas tant de devenir stoïcien que d’utiliser certains concepts, et en particulier celui de pneuma, pour développer des conceptions de la matière et de la nature qui s’opposent à celles de l’aristotélisme scolastique. Les stoïciens apparaissent alors comme étant les premiers à avoir effectué ce "retour aux devanciers d’Aristote injustement bafoués par lui", retour fictif qui constitue en réalité le premier moment du développement de nouvelles physiques. Mais parce que les concepts du néoplatonisme, de l’hermétisme et du stoïcisme ont souvent été confondus dans leur histoire, jusque chez les néo-stoïciens du début du XVIIe siècle comme Juste Lipse, la référence stoïcienne, quand elle ne passe pas inaperçue, relève davantage d’une attitude philosophique que d’une adhésion à un système ou à une école. Il n’y a donc pas lieu de parler d’alchimie stoïcienne, pas plus d’ailleurs que néoplatonicienne, mais nous comprenons mieux ce que voulaient dire les partisans d’un esprit universel ou d’une âme du monde si nous reconnaissons que ces expressions désignent des circulations de fluides cohésifs qui impliquent une unité et un dynamisme cosmique que la physique des stoïciens avait déjà tenté de penser.
L’approfondissement de l’étude des travaux de Pierre-Jean Fabre m’a amené à m’arrêter sur certains aspects des relations entre la médecine et la chimie au début du XVIIe siècle. Fabre est convaincu de la supériorité de la philosophie chimique sur tout autre système de pensée, d’autant plus que, entre 1620 et 1640, en France, tout espoir de conciliation entre le point de vue galénique et le point de vue chimique semble devoir être abandonné, du fait de l’intransigeance des médecins de la Faculté de Paris. Mais les médecins paracelsiens de la génération précédente se montraient beaucoup plus nuancés, convaincus que leur réflexion prudente sur les vertus des médecines chimiques rejoignait les recherches de Galien lui-même à propos du pharmacon. Beaucoup de ces médecins modérément paracelsiens estimaient que les travaux de la chimie permettraient de mieux comprendre les conditions dans lesquelles une substance étrangère cesse d’être un poison pour devenir un médicament. En même temps, cette réflexion nouvelle sur le fonctionnement du corps humain conduisait à adopter de nouvelles attitudes thérapeutiques, en rupture avec la distance théorique et pratique que les facultés de médecine instauraient entre le médecin et le malade. Les innovations institutionnelles de Théophraste Renaudot constituent sans doute la manifestation la plus spectaculaire d’une volonté de soigner autrement qui démystifiait le pouvoir médical.
Mais c’est surtout aux développements de la chimie en France pendant le XVIIe siècle que j’ai consacré mes recherches. La situation française a été marquée par la diffusion de Cours de chymie, dont l’essentiel était constitué par des recueils de recettes pharmacologiques, et qui s’appuyaient le plus souvent sur une théorie de la matière reconnaissant l’existence de cinq éléments principiels. Etienne de Clave est l’inventeur de cette doctrine explicitement anti-aristotélicienne, mais qui voulait aussi se distinguer d’un paracelsisme auquel il se référait pourtant à travers la synthèse qu’en avait présenté l’Idea medicinae du médecin danois Peder Sörenson. La Nouvelle lumière philosophique de de Clave, parue en 1641, appartient à ce genre oublié qu’est la "philosophie chimique". Certes, il s’agit bien de chimie, puisque c’est à partir d’une expérience de distillation que sont mis en évidence des principes dont les qualités sensibles permettront de rendre compte des propriétés des différents corps mixtes que manipule l’artisan dans son laboratoire. Mais nous sommes bien dans le domaine de la philosophie puisqu’il s’agit de réfuter la doctrine d’Aristote, ou plus exactement les commentaires aristotéliciens développés par les Jésuites de Coïmbra.
La chimie qui se développe alors n’est certes pas encore l’affaire de professionnels rétribués en tant que tel, mais elle présente déjà les caractéristiques d’une discipline scientifique soucieuse de sa cohérence mais aussi de sa diffusion par le manuel et par l’enseignement oral. En même temps, cette chimie paraît indiscernable de l’alchimie, à moins de réserver arbitrairement ce terme aux élaborations pansophistes qui restent attachées aux conceptions analogiques de la Renaissance. Cette absence de rupture ne signifie certes pas absence d’histoire, et les travaux de Hombert ou de Louis Lémery ne ressemblent point à ceux de Libavius ou de Du Chesne. Mais les transformations radicales qui prennent sens à nos yeux ne peuvent être assignées à un moment particulier de rupture : c’est en modifiant les doctrines que lègue l’héritage de l’hermétisme que la chimie progresse et transforme peu à peu ses concepts.
Les trois ouvrages d’Etienne de Clave qui nous sont parvenus furent publiés entre 1635 et 1646, ce qui correspond exactement à la période pendant laquelle Descartes fait paraître son oeuvre. Déjà, pendant les années où je préparais ma thèse, l’attitude de Descartes face à la chimie de son temps m’avait intrigué. Je n’étais certes pas surpris qu’il ne distingue pas la chimie de l’alchimie, puisque cette distinction n’avait pas de sens à son époque. Mais je ne comprenais pas comment celui qui classait la transmutation des métaux, avec la quadrature du cercle, parmi les problèmes dignes d’être étudiés par la raison humaine, pouvait en même temps tenir des propos aussi méprisants à l’encontre des chimistes. Ma surprise a augmenté lorsque je me suis aperçu que les développements chimiques tenaient dans l’oeuvre de Descartes une place relativement importante, quoique systématiquement négligée par les commentateurs. En particulier, la quatrième partie des Principia philosophiae est principalement consacrée à une vaste entreprise de réduction des objets de la chimie à la mécanique, sans pour autant que cela constitue ce que nous pourrions appeler une chimie cartésienne, puisque, de toute évidence, Descartes n’a jamais envisagé de développer sur la chimie un discours spécifique et autonome, comme il l’avait fait pour la géométrie, la dioptrique et la météorologie, comme il envisageait de le faire pour la mécanique et la médecine et comme il le fera in extremis pour la morale. Pour expliquer cette étonnante situation, on pouvait bien sûr invoquer des raisons biographiques, c’est à dire psychologiques. Descartes aurait été séduit dans sa jeunesse par le discours des alchimistes, il aurait tenté de rencontrer les Rose-Croix et son entreprise de dénégation de la chimie n’aurait été que la conséquence de cette déception mal acceptée. Ou encore, version occulte et beaucoup plus amusante de l’interprétation précédente : si Descartes traite avec un tel mépris la chimie de son temps, c’est pour mieux camoufler l’essentiel. Descartes était alchimiste, là se trouverait la clé de toute son oeuvre. Je ne pouvais accepter de telles sottises et je cherchais donc dans le système philosophique de Descartes les véritables raisons de l’attitude cartésienne. C’est Pierre Macherey qui m’a permis d’ouvrir les yeux sur l’essentiel, en m’invitant énergiquement à présenter au CRATS une communication sur le caractère romanesque de la science cartésienne.
La science de Descartes, un roman ? Pourquoi pas, puisque avant Huygens, Leibniz ou Voltaire, c’est Descartes lui-même qui l’a laissé entendre. L’examen de la structure générale des Principia philosophiae montre en effet que la division principale de l’ouvrage n’oppose pas une première partie, exposé de la métaphysique, aux trois autres où se déploierait la physique, mais que c’est entre la seconde et la troisième partie que se situe la coupure. Les deux premières parties constituent la métaphysique, qui consiste en l’exposé déductif des principes de notre connaissance aussi bien que des choses matérielles. Il en va tout autrement des troisième et quatrième parties, qui ne procèdent plus par déduction, mais par hypothèses, présentant alors une histoire possible de la formation du monde, de la Terre et des différents corps minéraux qu’elle contient et qui constitueront ces choses singulières dont s’occupent les chimistes. Les choses ne sont pas faites comme nous les percevons : il faut donc imaginer leurs véritables figures géométriques ; mais il faudrait pouvoir entrer dans la pensée divine pour être certain que ces figures sont vraiment celles des corps.
La chimie est donc une science illusoire, puisqu’elle prétend nous livrer la réalité des choses par les moyens d’une analyse qui n’est pas une opération de la pensée, mais seulement une distillation faisant apparaître des mercure, soufre et sel que la tradition alchimique présente abusivement comme des principes, alors que ce ne sont que des corps sensibles. Bien plus, les chimistes s’égarent en s’imaginant que la subtilité de ces corps leur confère un statut intermédiaire entre l’esprit et la matière. Cependant, plutôt que de développer une critique de la chimie, Descartes a préféré montrer qu’elle était inutile et qu’il était possible de rendre compte des propriétés des corps dont elle traite par les moyens d’un discours strictement mécanique qui ne suppose entre ces corps que des différences de taille, de figure et de mouvement. La quatrième partie des Principia philosophiae, dans laquelle Descartes effectue cette réduction à la mécanique des corps chimiques, ne constitue donc pas pour autant une chimie cartésienne. Dans ces conditions, les développements chimiques que l’on trouve chez certains cartésiens comme Rohault et Régis à la fin du XVIIe siècle, ou chez Privat de Molière au XVIIIe siècle n’ont été rendues possibles qu’au prix d’une sorte d’oubli des déterminations métaphysiques de la physique cartésienne. Mais la chimie, dont les progrès avaient été notamment facilités par la mise en place des académies scientifiques, ne pouvait rester extérieure à un système du monde qui entendait bien continuer de s’imposer face aux développements du newtonianisme.
Ainsi, semblerait-il, quelque soit le détour par l’histoire de la philosophie, qu’il s’agisse du stoïcisme ou du cartésianisme, c’est toujours vers l’histoire des sciences que le mouvement de mes recherches m’a conduit. Suis-je pour autant devenu un historien de la chimie ? Une telle hypothèse m’a toujours laissé perplexe : peut-on devenir historien d’une science dont on ne fut pas nourri dans sa jeunesse, et dont on ne prétend pas étudier les textes au delà du début du XIXe siècle ? Mais à supposer que je n’aie pas vraiment fait oeuvre d’historien de la chimie, ai-je pour autant exploré les chemins de l’histoire de la philosophie ? On pourrait dire, avec un peu de malveillance, qu’en revisitant l’oeuvre de Descartes du point de vue de la chimie, je n’avais pas d’autre but que de montrer l’omniprésence de cette science au XVIIe siècle.
Mais ces débats, qui concernent l’histoire de la philosophie et l’histoire des sciences en tant que disciplines, risqueraient d’occulter l’essentiel si nous n’en revenions pas à ce qui les justifie dans leur principe, c’est à dire l’existence d’une histoire commune de la chimie et de la philosophie. La chimie, dans son histoire, peut-elle se passer de la philosophie ? L’activité par laquelle la chimie produit historiquement ses concepts et ses théories peut-elle être détachée de l’activité des philosophes construisant leurs systèmes et des écoles philosophiques diffusant leur doctrine ? Ainsi posée, la question ne peut être séparée de son contraire : la philosophie, dans son histoire, peut-elle être séparée de la chimie ?
Je crois qu’il faut prendre au sérieux le nom de philosophe que s’attribuaient les alchimistes et ne pas rejeter comme abus de langage l’appellation de "philosophie chimique" qui, jusqu’au XIXe siècle, a désigné la réflexion la plus générale sur les objets de la chimie. Car il ne suffit pas de dire que la chimie, dans son histoire, a eu besoin de la philosophie à laquelle elle aurait emprunté quelques-uns de ses concepts et de ses théories de la matière, de la même façon qu’il ne conviendrait pas de réduire l’intérêt de la philosophie pour la chimie à la prise en considération de quelques observations sur les propriétés sensibles des corps. Plutôt que de penser ainsi l’histoire de la chimie et de la philosophie dans un rapport d’extériorité qui mettrait aujourd’hui en porte-à-faux celui qui veut comprendre leurs rencontres, il me paraît nécessaire de considérer que dans le travail de la chimie sur les éléments et la constitution des corps mixtes, c’est la philosophie qui est à l’oeuvre, de la même manière que le philosophe du XVIIe ou du XVIIIe siècle qui entre dans le laboratoire pour y travailler ne cesse pas, en faisant de la chimie, de faire de la philosophie.
La chimie et la philosophie possédaient donc au XVIIe et au XVIIIe siècles des objets communs qu’il convient aujourd’hui d’étudier sans les séparer, dans un mouvement de pensée qui dépasse les clivages institutionnels. Pourtant, dans cette convergence conceptuelle de la chimie et de la philosophie, nous pouvons ne voir qu’un moment de leur histoire, suivi d’autres moments où la logique de la philosophie produit des dispositifs théoriques qui se séparent de ceux que produit la logique de la chimie. Ainsi, à ces moments de fusion ont succédé d’autres époques où l’histoire de la chimie et celle de la philosophie se sont déployées de manière autonome. Mais peut-être, demain, ce qui est aujourd’hui séparé sera-t-il à nouveau réuni.
A moins d’admettre que ce qui a précipité la séparation de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des sciences consiste dans la mathématisation du discours scientifique et que cet événement constitutif de la science moderne a rendu impossible toute rencontre future entre la science et la philosophie. Cette mathématisation n’a réellement concerné la chimie que vers la fin du XIXe siècle, au moment précisément où l’on a renoncé à parler de philosophie chimique. On comprendrait alors que la philosophie et la chimie aient pu partager la même histoire tant qu’elles étaient réunies par cette commune opposition à des sciences physiques dont les concepts se spécifiaient dans des formes mathématiques. Dans cette hypothèse, la question des relations entre la chimie et la philosophie aurait désormais cessé de se poser de manière singulière, pour rejoindre des interrogations plus générales sur l’incertaine rencontre conceptuelle et méthodique de la science et de la philosophie.
Mes réponses à toutes ces questions sont actuellement fort modestes et résultent des enquêtes menées sur les textes chimiques et philosophiques du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle. C’est dans cette direction que je souhaite poursuivre des recherches dont les travaux sur de Clave et Descartes constituent à la fois une étape et, je l’espère, un modèle. La chimie des philosophes et la philosophie des chimistes ont été jusqu’ici fort peu explorées et le diplôme de l’habilitation dont je sollicite l’obtention me permettra de donner à ces investigations la dimension collective sans laquelle les recherches personnelles ne peuvent donner tous leurs fruits.
J’ai dit tout à l’heure, messieurs, le rôle important que vous avez joué dans le développement de mes recherches et je vous remercie d’avoir manifesté votre intérêt critique pour mes travaux jusque dans votre participation à ce jury. Mais je voudrais maintenant remercier tout particulièrement monsieur Gayon. Vous avez accepté de vous distraire un moment de vos habituels sujets de recherche pour prendre connaissance de mon dossier. J’espère que vous ne vous serez pas trop ennuyé dans la visite de ce Museum philosophico-chimicum et qu’à la différence du célèbre ouvrage d’Eireneus Philalethes, cette entrée ouverte sur une histoire parfois insolite de la chimie ne vous aura pas semblé conduire au palais fermé d’une philosophie hermétique.