CERPHI

 

Raison et désir dans la philosophie de Spinoza

Thèse de doc­to­rat sou­te­nue à l’ENS de Lyon, Site René Descartes, le 22 mai 2010

Jury : M. Laurent Bove, Professeur à l’Université d’Amiens, Mme Chantal Jaquet, Professeur à l’Université Paris 1, M. Pierre-François Moreau, Professeur à l’ENS de Lyon (Directeur de thèse)

Madame et Messieurs les Professeurs,

Mesdames et Messieurs,

À l’ori­gine du tra­vail qui est pré­senté aujourd’hui se trouve une inter­ro­ga­tion sur le sens et la portée d’une for­mule qui appa­raît dans la démons­tra­tion de la pro­po­si­tion 58 de la troi­sième partie de l’Éthique  : « … le désir se rap­porte à nous en tant aussi que nous com­pre­nons »1. Notre effort théo­ri­que a consisté en grande partie à déga­ger le prin­ci­pal enjeu de cette thèse : Spinoza nous invite à penser une cons­ti­tu­tion ori­gi­nale du champ de la ratio­na­lité, dans lequel trou­vent leur place non seu­le­ment des idées, c’est-à-dire, selon la défi­ni­tion qu’en for­mule Spinoza, des « concept[s] de l’âme que l’âme forme pour ce qu’elle est une chose pen­sante »2, mais encore des affects d’un type par­ti­cu­lier, et notam­ment l’ « amour intel­lec­tuel de Dieu » à tra­vers lequel se réa­lise une fusion com­plète du ration­nel et de l’affec­tif, du désir et de l’idée vraie. Telle que Spinoza la conçoit, la ratio­na­lité se rap­porte donc non seu­le­ment aux démar­ches de l’enten­de­ment pris en lui-même, selon une concep­tion « intel­lec­tua­liste » de la raison, mais encore à l’affec­ti­vité en tant que celle-ci peut ne pas être pas­sion­nelle. D’où une consé­quence théo­ri­que impor­tante : l’affect pri­maire qu’est le désir peut, dans cer­tai­nes condi­tions qui sont celles qui per­met­tent la for­ma­tion dans l’âme des idées adé­qua­tes et des affects actifs qui en sont le cor­ré­lat néces­saire, s’expri­mer lui-même de manière ration­nelle, libre et active.

Le choix du sujet de notre thèse obéit en fait à une néces­sité qui nous est appa­rue incontour­na­ble : expli­ci­ter les rap­ports entre la connais­sance ration­nelle et le désir tel que Spinoza le conçoit, c’est-à-dire non pas comme une « partie » ou une « faculté » de l’âme, mais comme un affect fon­da­men­tal situé au plus près du cona­tus. Or une telle expli­ci­ta­tion doit dès l’abord pren­dre en consi­dé­ra­tion le fait que, dans la pers­pec­tive de Spinoza, raison et désir, bien loin de dési­gner les termes d’une alter­na­tive abs­traite, sont des expres­sions d’un seul et même effort de l’âme pour per­sé­vé­rer dans son être, effort qui se déploie simul­ta­né­ment sous forme d’idées (adé­qua­tes ou ina­dé­qua­tes), et sous forme d’affects (pas­sifs ou actifs).

On ne peut tou­te­fois éviter de poser ici la ques­tion sui­vante : pour­quoi avoir pri­vi­lé­gié le désir au détri­ment de deux autres affects pri­mai­res qui sont la joie et la tris­tesse, et dont l’un au moins, à savoir la joie, se rap­porte également à nous, de l’aveu même de Spinoza, « en tant que nous sommes actifs »3, c’est-à-dire en tant que nous for­mons, à partir des notions com­mu­nes, une connais­sance adé­quate des choses ? Pour deux rai­sons. Tout d’abord, à cause du rap­port sin­gu­liè­re­ment étroit qu’établit Spinoza entre le désir et l’ « essence actuelle » de toute chose, autre­ment dit son cona­tus, ce rap­port pre­nant lui-même dans l’Éthique la forme d’une iden­tité com­plète : « Mais par effort nous enten­dons le désir »4, déclare Spinoza dans la démons­tra­tion de cette même pro­po­si­tion 58 que nous avons citée pour com­men­cer. Ensuite, parce que tant la joie que la tris­tesse se ramè­nent en der­nière ins­tance au désir dont elles expri­ment des varia­tions d’inten­sité dues à l’inter­ven­tion des causes exter­nes. Spinoza affirme en effet dans la troi­sième partie de l’Éthique que « la joie et la tris­tesse est le désir même ou l’appé­tit, en tant qu’il est accru ou dimi­nué, secondé ou réduit par des causes exté­rieu­res »5. On obtient ainsi une série de quatre termes : cona­tus – désir – joie – tris­tesse, dont les deux der­niers sont dans une rela­tion de dépen­dance à l’égard de ceux qui les pré­cè­dent immé­dia­te­ment. D’où la néces­sité de reconnaî­tre la prio­rité abso­lue, dans la vie affec­tive, du désir tel qu’il découle immé­dia­te­ment du cona­tus, prio­rité qu’on doit dis­tin­guer de celle, rela­tive, qui carac­té­rise les affects de joie et de tris­tesse.

Une pre­mière dif­fi­culté que nous avons ren­contrée en abor­dant le sujet ainsi déli­mité a été celle de la méthode qu’il fal­lait adop­ter pour obte­nir des résul­tats satis­fai­sants. Nous avons été amenés à suivre deux voies dis­tinc­tes mais com­plé­men­tai­res. Une appro­che his­to­ri­que et com­pa­ra­tive d’abord, qui, en par­tant notam­ment de la ques­tion de la genèse de la pensée ration­nelle telle que Spinoza l’exa­mine dans la deuxième partie de l’Éthique, et de celle de l’iden­ti­fi­ca­tion du désir à l’essence de l’âme6 (iden­ti­fi­ca­tion par laquelle le désir – nous l’avons déjà remar­qué – cesse de pou­voir être repré­senté comme une cer­taine « partie » ou « faculté » de l’âme), nous a permis de faire appa­raî­tre l’ori­gi­na­lité de la pensée de Spinoza tant par rap­port à la phi­lo­so­phie d’Aristote que par rap­port à celle de Descartes. Une ana­lyse interne ensuite, qui, par une lec­ture détaillée de cer­tai­nes pro­po­si­tions selon nous déci­si­ves et de leurs démons­tra­tions, nous a permis de mon­trer l’enra­ci­ne­ment de tous les pro­ces­sus men­taux, y com­pris la connais­sance ration­nelle telle qu’elle se déve­loppe à partir des notions com­mu­nes, dans le désir essen­tiel de vivre et d’agir, autre­ment dit, dans l’élan pri­mor­dial du cona­tus.

Au fur et à mesure que le tra­vail pro­gres­sait d’autres dif­fi­cultés ont surgi ayant trait à des points de doc­trine par­ti­cu­liers. Notons d’abord celle qui concerne la déter­mi­na­tion du statut de l’ima­gi­na­tion et de son rap­port aux démar­ches de la raison. La notion d’ima­gi­na­tion chez Spinoza sert prin­ci­pa­le­ment à dési­gner la connais­sance ina­dé­quate par laquelle seule s’expli­que la nais­sance des pas­sions dans l’âme7. Or nous avons pu cons­ta­ter que, dans la pre­mière moitié de la cin­quième partie de l’Éthique, Spinoza fait inter­ve­nir l’ima­gi­na­tion, et l’imi­ta­tion des affects en par­ti­cu­lier, dans le but d’expli­quer le ren­for­ce­ment et la pro­pa­ga­tion d’un affect ration­nel et actif, à savoir l’ « amour envers Dieu ». Pour résou­dre cette dif­fi­culté, il a fallu dis­tin­guer entre l’ima­gi­na­tion conçue comme genre de connais­sance opposé à la raison, et l’ima­gi­na­tion consi­dé­rée comme méca­nisme mental neutre, comme tel sus­cep­ti­ble d’accroî­tre la force et l’inten­sité de tout affect, passif ou actif (à l’excep­tion tou­te­fois de l’ « amour intel­lec­tuel de Dieu » : la déduc­tion de cette figure ultime de l’affec­ti­vité dans laquelle le pro­ces­sus de libé­ra­tion trouve son accom­plis­se­ment, s’opère dans la cin­quième partie de l’Éthique à partir d’un mode de connais­sance éternel, qui est la connais­sance des essen­ces sin­gu­liè­res ou connais­sance du troi­sième genre8, ce qui entraîne la dis­pa­ri­tion com­plète de toute réfé­rence à l’ima­gi­na­tion). Nous avons pu cons­ta­ter, d’autre part, que, dans la der­nière partie de l’Éthique, Spinoza intro­duit dans le dérou­le­ment de l’argu­men­ta­tion la notion des images d’un type par­ti­cu­lier, qui ne se lais­sent pas rame­ner à des repré­sen­ta­tions muti­lées et confu­ses indi­quant plutôt l’état du corps per­ce­vant que la nature de la chose perçue. Ce sont les images des pro­prié­tés com­mu­nes des choses, pro­prié­tés dont les idées telles qu’elles se for­ment dans l’âme sont à la base du déve­lop­pe­ment de la raison, et que nous ima­gi­nons selon Spinoza « tou­jours de la même manière » (semper eodem modo)9. Parce qu’elles sont fixes et inva­ria­bles, ces images échappent à la règle de la tem­po­ra­lité et de la contin­gence, qui est le propre de la connais­sance du pre­mier genre. Elles s’ouvrent ainsi à l’idée de néces­sité telle qu’elle peut être repré­sen­tée (mais non pas adé­qua­te­ment com­prise) par l’ima­gi­na­tion. Pour résou­dre la dif­fi­culté posée par ces images, il a fallu admet­tre la pré­sence dans l’ima­gi­na­tion des éléments com­pa­ti­bles avec la raison, à partir des­quels il est pos­si­ble, sinon de com­pren­dre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, c’est-à-dire comme néces­sai­res, au moins d’en ima­gi­ner les pro­prié­tés com­mu­nes « sui­vant un ordre vala­ble pour l’enten­de­ment ». D’où une concep­tion iné­dite du champ de la ratio­na­lité : celui-ci est en effet non seu­le­ment un champ d’idées et d’affects, mais aussi – et de manière inat­ten­due, vu la dis­tinc­tion très nette qu’établit Spinoza entre l’ima­gi­na­tion et l’enten­de­ment – un champ d’images : enten­dons les images ration­nel­les des pro­prié­tés com­mu­nes des choses, images qui tra­dui­sent l’idée de néces­sité, que seule la raison peut nous pro­cu­rer, dans le lan­gage propre de l’ima­gi­na­tion, et qui mar­quent ainsi la pos­si­bi­lité pour cette der­nière de fonc­tion­ner d’une manière com­pa­ti­ble avec les démar­ches spé­ci­fi­ques de la connais­sance intel­lec­tuelle (sans pour autant pou­voir se sub­sti­tuer à elles).

L’ana­lyse de la raison consi­dé­rée au point de vue de ses prin­ci­pes ou fon­de­ments a pu sou­le­ver d’autres dif­fi­cultés liées à la ques­tion sui­vante : com­ment expli­quer le fait que la base théo­ri­que de la déduc­tion des notions com­mu­nes est four­nie par des axio­mes et des lemmes for­mu­lés dans le cadre d’une phy­si­que élémentaire des corps que Spinoza a insé­rée dans la deuxième partie de l’Éthique  ? Expliquer la genèse de la pensée ration­nelle à partir des éléments tirés de la science de l’étendue, n’est-ce pas confé­rer à la raison une base « maté­rielle » et, par là même, ébranler un des fon­de­ments de tout le sys­tème, à savoir la dis­tinc­tion de l’attri­but étendue et de l’attri­but pensée ? Pour sur­mon­ter cette dif­fi­culté, il a fallu reve­nir à la défi­ni­tion de l’âme comme idée d’un corps ayant, de par sa nature même, un cer­tain nombre de pro­prié­tés com­mu­nes avec les autres corps, pro­prié­tés que l’âme, qui forme des idées de toutes les affec­tions cor­po­rel­les, ne peut conce­voir qu’adé­qua­te­ment. Dans les pro­po­si­tions 37 à 39 de la deuxième partie de l’Éthique, qui sont consa­crées à la déduc­tion des notions com­mu­nes, la réfé­rence au corps et à ses pro­prié­tés est en effet com­man­dée par cette concep­tion ori­gi­nale de l’âme comme idée d’un mode sin­gu­lier de l’étendue. L’âme forme cer­tai­nes idées adé­qua­tes à partir des­quel­les d’autres idées adé­qua­tes peu­vent se déduire selon une néces­sité interne de l’intel­lect, non pas sans le corps, ni indé­pen­dam­ment de lui, mais, si l’on peut dire, avec le corps dont elle per­çoit toutes les affec­tions, y com­pris celles qui lui don­nent accès à la concep­tion néces­sai­re­ment adé­quate10 des pro­prié­tés com­mu­nes de la nature cor­po­relle. En tant qu’elles sont des idées de ces pro­prié­tés, les notions com­mu­nes ne peu­vent se rame­ner à des formes logi­ques ou à des « caté­go­ries », au sens aris­to­té­li­cien du terme. Elles sont au contraire des connais­san­ces à part entière, qui se trou­vent, à titre d’axio­mes, à la base de la science du mou­ve­ment. Nous avons remar­qué qu’une telle expli­ca­tion géné­ti­que des prin­ci­pes ou fon­de­ments de la ratio­na­lité est absente du Traité de la réforme de l’enten­de­ment, où l’on trouve la for­mule fameuse : habe­mus enim ideam veram. Mais cette absence s’expli­que sans doute par le fait que, dans cet ouvrage anté­rieur à l’Éthique, Spinoza ne se pro­pose pas de déduire les prin­ci­pes de la Raison, mais de mon­trer que l’idée vraie consi­dé­rée dans sa nature même, en tant qu’elle est idée et idée d’idée, est à la fois connais­sance et méthode pour acqué­rir des connais­san­ces nou­vel­les.

Enfin, la dis­tinc­tion entre la com­mu­nauté poli­ti­que, la com­mu­nauté éthique et la com­mu­nauté éternelle, et la déter­mi­na­tion des formes de ratio­na­li­sa­tion intrin­sè­que ou extrin­sè­que du désir qui leur cor­res­pon­dent, nous a permis de sur­mon­ter toute une série de dif­fi­cultés théo­ri­ques liées à la ques­tion du rap­port entre poli­ti­que et éthique chez Spinoza. À la dif­fé­rence des expres­sions ration­nel­les du désir qui fon­dent, sur la base de l’ « amour envers Dieu » et de l’ « amour intel­lec­tuel de Dieu », res­pec­ti­ve­ment la com­mu­nauté éthique et la com­mu­nauté éternelle, selon une démar­che déduc­tive qui se déploie en tota­lité dans la cin­quième partie de l’Éthique, les expres­sions pas­sion­nel­les du désir indi­vi­duel et col­lec­tif déli­mi­tent la sphère de la poli­ti­que (et mar­quent les pro­blè­mes qui lui sont pro­pres). La notion même d’État est défi­nie dans le Traité poli­ti­que en rap­port avec l’idée d’une mul­ti­tude conduite « comme par un seul esprit » (una veluti mente)11, c’est-à-dire d’une mul­ti­tude qui, à la dif­fé­rence de celle dont l’unité serait fondée en raison, tire son unité d’une pas­sion com­mune : espoir, crainte, désir de ven­geance12. D’où le carac­tère fon­da­men­ta­le­ment ins­ta­ble d’une telle unité, et donc du corps poli­ti­que lui-même, qui doit inven­ter les modes de sa propre conser­va­tion dans des condi­tions déter­mi­nées par son ori­gine pas­sion­nelle. Sans doute la société civile pour­suit-elle des objec­tifs ration­nels : la « paix » qui est défi­nie, dans le cha­pi­tre V du Traité poli­ti­que, comme une vertu nais­sant de la « fer­meté du cœur »13, et la « sécu­rité de la vie », cette der­nière étant défi­nie, dans ce même cha­pi­tre, « non pas uni­que­ment par la cir­cu­la­tion du sang… mais essen­tiel­le­ment par la raison »14. Mais Spinoza montre avec insis­tance dans le Traité poli­ti­que que, les hommes étant conduits « par la pas­sion plus que par la raison »15, les moyens les plus effi­ca­ces pour attein­dre ces objec­tifs sont des moyens pas­sion­nels. Il est même pos­si­ble de dis­tin­guer – et Spinoza le fait dans le Traité poli­ti­que – une cer­taine figure poli­ti­que de la liberté, dont le contenu se confond avec celui du droit de l’État, et qui, en tant que telle, peut être reven­di­quée et pra­ti­quée dans des condi­tions qui sont celles d’une socia­bi­lité pas­sion­nelle. Cette liberté des hommes pas­sion­nés marque l’hori­zon théo­ri­que de la réflexion poli­ti­que. Elle carac­té­rise en par­ti­cu­lier les États sta­bles tels que Spinoza les décrit dans le Traité poli­ti­que, c’est-à-dire les États qui par­vien­nent à inté­grer à leur droit, par le moyen des ins­ti­tu­tions appro­priées, le désir, la puis­sance ou le droit natu­rel d’une mul­ti­tude pas­sion­née. Ainsi conçue, la liberté poli­ti­que pro­duit des effets éthiques, en ce sens qu’elle pro­longe une concorde dont l’ori­gine est – et le demeure – pas­sion­nelle. Elle favo­rise par là même le déve­lop­pe­ment de la raison et des formes de socia­bi­lité qui lui sont pro­pres, ce déve­lop­pe­ment ne pou­vant en réa­lité s’effec­tuer, comme Spinoza l’affirme dans le Traité poli­ti­que, que dans un État16. Elle se dis­tin­gue tou­te­fois de la liberté fondée sur la seule puis­sance de l’intel­lect, celle-ci ne pou­vant carac­té­ri­ser plei­ne­ment que la com­mu­nauté éthique et la com­mu­nauté éternelle, dans les­quel­les le désir, tant indi­vi­duel que col­lec­tif, s’exprime sous des formes ration­nel­les et acti­ves.

Dans la pers­pec­tive ainsi esquis­sée, nous avons abordé la ques­tion de la reli­gion en tant que forme par­ti­cu­lière de ratio­na­li­sa­tion extrin­sè­que du désir opérée par des pas­sions telles que l’ « humi­lité », le « repen­tir » et le « res­pect »17. Ces pas­sions sont en effet com­pa­ti­bles avec les formes de ratio­na­li­sa­tion du désir col­lec­tif mises en œuvre dans et par la com­mu­nauté poli­ti­que. Nous avons sou­li­gné pour­tant les limi­tes d’une telle com­pa­ti­bi­lité : quand les pas­sions reli­gieu­ses dégé­nè­rent en fana­tisme reli­gieux, au point de vue duquel, comme Spinoza le remar­que dans le Traité poli­ti­que, « le Droit de l’État est plus into­lé­ra­ble encore que n’importe quel mal »18, elles met­tent en péril la sta­bi­lité et, donc, la conser­va­tion même de l’État.

Nous avons suf­fi­sam­ment insisté dans ce tra­vail sur le rap­port ori­gi­nal qu’établit Spinoza entre le fait de com­pren­dre les choses, celui de les dési­rer et celui de les aimer. Au point de vue de Spinoza, toute modi­fi­ca­tion dans l’économie géné­rale de nos idées allant dans le sens d’une appré­hen­sion active des choses comme néces­sai­res, entraîne néces­sai­re­ment une modi­fi­ca­tion cor­res­pon­dante de la manière dont nous les dési­rons et, par consé­quent, de celle dont nous les aimons. Toute idée cor­res­pond en effet à une cer­taine déter­mi­na­tion ou « affec­tion » de l’essence de l’âme, d’ori­gine externe (il s’agit alors d’une idée ina­dé­quate), ou bien d’ori­gine interne (il s’agit dans ce cas-là d’une idée adé­quate rele­vant de la puis­sance même de com­pren­dre, et dont l’âme est la cause « for­melle » ou adé­quate). En tant que telle, toute idée fait naître dans l’âme un désir qui fait corps avec l’idée qui en est la cause, et qui pro­duit dans l’ordre des affects des effets ana­lo­gues à ceux que pro­duit l’idée dans l’ordre des concepts. Il n’est donc pas pos­si­ble d’étudier la théo­rie spi­no­ziste de la connais­sance abs­trac­tion faite des liens théo­ri­ques com­plexes par les­quels elle se trouve asso­ciée à une théo­rie du désir et, par l’inter­mé­diaire de celle-ci, à une théo­rie de l’amour.

J’ai effec­tué cette étude à propos de la connais­sance ration­nelle. J’estime avoir résolu les ques­tions que je posais. D’autres ques­tions pour­ront de toute évidence être posées et réso­lues sur cette lancée dans des tra­vaux ulté­rieurs : j’indi­que, à titre d’exem­ple, celle de l’ima­gi­na­tion en tant qu’elle dési­gne à la fois un mode de connais­sance, un mode de désir et un mode d’amour.

Une der­nière remar­que, pour finir, sur les consé­quen­ces théo­ri­ques de l’arti­cu­la­tion de la pers­pec­tive cog­ni­tive et de la pers­pec­tive vitale ou éthique chez Spinoza. Nous avons vu au cours de nos ana­ly­ses que toute idée, adé­quate ou ina­dé­quate, cons­ti­tue une cer­taine connais­sance et, en même temps, une expres­sion par­ti­cu­lière de ce qui, dans l’âme, est selon Spinoza « pre­mier et prin­ci­pal », c’est-à-dire de l’effort pour affir­mer l’exis­tence du corps19. On peut sans doute envi­sa­ger l’idée tantôt sous son aspect cog­ni­tif, en tant qu’elle se ramène à l’affir­ma­tion d’un cer­tain contenu concep­tuel, tantôt sous son aspect vital ou éthique, en tant qu’elle impli­que l’affir­ma­tion plus ou moins intense du corps tel qu’il existe en acte. Mais – nous y avons insisté – il n’est pas pos­si­ble de dis­so­cier ces deux aspects, dont l’imbri­ca­tion marque une des ori­gi­na­li­tés de la doc­trine de Spinoza. Former des idées adé­qua­tes, c’est en effet com­pren­dre et, par là même, exis­ter au sens fort du terme, c’est-à-dire de manière ration­nelle et active, selon un pro­ces­sus dont les enjeux indis­so­cia­ble­ment intel­lec­tuels et vitaux dépas­sent ceux de la pure connais­sance théo­ré­ti­que, et qui puise son élan dans le cona­tus ou désir auquel se ramè­nent en der­nière ins­tance toutes les expres­sions de la vie cor­po­relle et men­tale.

« … cupiditas ad nos refertur, etiam quatenus intelligimus », E, III, dém. de la prop. 58, G, II, p. 188, l. 5-6, Ap., III, p. 194. Nous traduisons « intelligimus » par « nous comprenons » (et non pas par « nous connaissons »), pour signaler qu’il s’agit bien ici de la connaissance rationnelle ou adéquate.

« Per ideam intelligo mentis conceptum, quem mens format, propterea quod res est cogitans », E, II, déf. 3, G, II, p. 84, l. 21-22, Ap., III, p. 69.

« … laetitiae… affectus dantur, qui ad nos, quatenus agimus, referuntur », E, III, prop. 58, G, II, p. 187, l. 26-27, Ap., III, p. 193.

« At per conatum cupiditatem intelligimus », E, III, dém. de la prop. 58, G, II, p. 188, l. 4, Ap., III, p. 194. Cf. ibid., dém. de la prop. 57, G, II, p. 186, l. 27-29, Ap., III, p. 192 : « Mais par l’effort pour persévérer dans son être, en tant qu’il se rapporte à la fois à l’âme et au corps, nous entendons l’appétit et le désir » (At per conatum in suo esse perseverandi, quatenus ad mentem, et corpus simul refertur, appetitum, et cupiditatem intelligimus).

« … laetitia, et tristitia est ipsa cupiditas, sive appetitus, quatenus a causis externis augetur, vel minuitur, juvatur, vel coercetur », E, III, dém. de la prop. 57, G, II, p. 186, l. 30-32, Ap., III, p. 192.

« … le désir, en tant qu’il se rapporte à l’âme, est l’essence même de l’âme » (… cupiditas, quatenus ad mentem refertur, est ipsa mentis essentia), E, IV, dém. 1 de la prop. 37, G, II, p. 235, l. 23-24, Ap., III, p. 252.

« … l’âme pâtit seulement parce qu’elle a des idées inadéquates » (… mens… tantum patitur, quia ideas habet inadaequatas), E, III, dém. de la prop. 3, G, II, p. 145, l. 11-12, Ap., III, p. 141.

« Le troisième genre de connaissance est éternel ; par suite, l’amour qui en naît, est lui-même aussi [nécessairement] éternel » (Tertium enim cognitionis genus est aeternum ; adeoque amor, qui ex eodem oritur, est etiam necessario aeternus), E, V, dém. de la prop. 33, G, II, p. 301, l. 2-4, Ap., III, p. 331.

E, V, dém. de la prop. 7, G, II, p. 285, l. 29-30, Ap., III, p. 312.

« … non possunt concipi, nisi adaequate », E, II, prop. 38, G, II, p. 118, l. 21, Ap., III, p. 111.

TP, chap. 3, § 2, G, III, p. 284-285, l. 33-1, trad. Moreau, p. 33-35.

Cf. TP, chap. 6, § 1, G, III, p. 297, l. 13-18, trad. Moreau, p. 59.

« Pax enim… virtus est, quae ex animi fortitudine oritur », TP, chap. 5, § 4, G, III, p. 296, l. 5-6, trad. Moreau, p. 57.

« … non sola sanguinis circulatione… sed… maxime ratione », TP, chap. 5, § 5, G, III, p. 296, l. 13-14, trad. Moreau, p. 57.

« … homines, uti diximus, magis affectu, quam ratione ducuntur », TP, chap. 6, § 1, G, III, p. 297, l. 13-14, trad. Moreau, p. 59.

« … la raison enseigne à pratiquer la moralité et à vivre dans la tranquillité et la bonté du cœur, ce qui n’est possible que dans un État » (… ratio pietatem exercere, et animo tranquillo, et bono esse docet, quod non nisi in imperio fieri potest), TP, chap. 2, § 21, G, III, p. 283, l. 13-15, trad. Moreau, p. 31.

Cf. E, IV, scol. de la prop. 54, G, II, p. 250, l. 17-19, Ap., III, p. 271.

« … imperii jura omni malo pejora », TP, chap. 3, § 8, G, III, p. 288, l. 1-2, trad. Moreau, p. 41.

« … ce qui est premier et principal dans notre âme, est un effort pour affirmer l’existence de notre corps » (… primum, et praecipuum nostrae mentis conatus est, corporis nostri existentiam affirmare), E, III, dém. de la prop. 10, G, II, p. 148, l. 19-20, Ap., III, p. 145.