Jury : Jacqueline Lagrée (Université Rennes I), Présidente du jury ; Pierre-François Moreau (ENS Lyon), Directeur de recherche ; Bruno Bernardi (Lycée Thiers, Marseille) ; Dominique de Courcelles (CNRS) ; Denis Pelletier (EPHE) ; Bernard Rordorf (Université de Genève) ; Frédéric Worms (Université Lille III).
Je suis honoré d’être aujourd’hui devant le jury auquel a été soumis le parcours intellectuel d’une bonne dizaine d’années. Ce parcours m’a conduit à aborder une diversité de domaines et de champs de recherche, mais il est soutenu par une ligne de force qui est la relation du religieux au politique et du politique au religieux, avec tous les problèmes qu’elle pose. Revenons quelques instants sur ce parcours. Il a commencé par une étude de la notion de tolérance, au terme de laquelle j’ai pensé pouvoir mettre en évidence une différence entre une tolérance qui est condescendance ou grâce à l’égard de faiblesses ou de certaines transgressions, et une tolérance qui est le corollaire de l’affirmation de la liberté. Affirmer la liberté, c’est reconnaître à d’autres la possibilité de vivre selon des principes ou des valeurs qui ne sont pas les nôtres et que nous ne partageons pas, ce qui implique la mise en œuvre de la tolérance qui n’est pas une attitude d’abstention. À travers l’histoire des États modernes d’Europe, cette question de la tolérance ouvrait sur le problème de la difficile déliaison du religieux et du politique, déliaison peut-être jamais entièrement accomplie et peut-être irréalisable dans toute sa rigueur. C’est pourquoi de la tolérance j’ai été amené à m’intéresser à la question de la réforme de la justice pénale à la fin de l’Ancien Régime à travers la figure de Voltaire, ainsi qu’à l’émergence du droit naturel moderne, mais aussi et surtout à la question théologico-politique. Ce sont là des années dont le souvenir est cher à ma mémoire, années durant lesquelles, dans le cadre du laboratoire CERPHI, j’ai pu animer une équipe qui a travaillé la question théologico-politique dans ses diverses dimensions. De mon côté, je m’intéressais spécialement à la querelle qui traverse tout le Moyen-Âge en Europe occidentale à propos de la plenitudo potestatis ; et je m’arrêtais en particulier sur la figure de Marsile de Padoue en publiant deux articles au sujet de son grand ouvrage, Le Défenseur de la paix.
Je pensais m’y arrêter plus longuement, et même lui consacrer un livre, mais j’ai préféré me reporter sur un auteur plus proche de notre horizon de pensée et dont les questions nous concernent encore directement, à savoir Jean-Jacques Rousseau. Mais il s’agissait toujours du même problème, c’est-à-dire le problème de la relation entre le religieux et le politique. C’est pourquoi la « religion civile », ce concept singulier que Rousseau forge à la fin du Contrat social, est devenue pour moi une question majeure qui m’a occupée plusieurs années et qui m’a conduit, à travers le travail accompli au sein du Groupe Rousseau, à explorer d’aussi près que possible la question religieuse chez cet auteur si inventif et si singulier. Ce qui m’avait frappé avec la religion civile, c’est son caractère apparemment contradictoire. Le chapitre de la « religion civile » pose d’ailleurs un problème spécifique dans l’économie du Contrat social, et les interprètes de Rousseau tiennent des positions diverses et surtout divergentes à son propos. Une illustration en sera bientôt donnée dans un ouvrage collectif à paraître en juillet 2010 sur La théologie politique de Rousseau. En ce qui me concerne, il m’a semblé y voir une véritable création conceptuelle, grâce à laquelle Rousseau proposait une authentique, même si elle est toujours problématique, solution au problème qu’il présentait comme la nécessaire mais impossible insertion du religieux dans le politique. Loin d’être un pis-aller, elle me semblait être un instrument théorique et pratique essentiel grâce auquel les religions politiques existantes peuvent être critiquées et des propositions de religions politiques nouvelles formulées. La religion civile a d’ailleurs été à l’origine de nouvelles religions politiques, tout spécialement celle que l’on nomme précisément, depuis Robert Nelly Bellah, la religion civile des États-Unis d’Amérique. J’ai donc commencé à investiguer l’histoire, la sociologie et la politique américaine. Mais j’ai suspendu ce travail lorsque, recruté à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève sur un poste de Maître de conférences en éthique et en philosophie, je me suis tourné vers l’étude de Bergson et en particulier des Deux Sources de la morale et de la religion.
On pourrait alors estimer que ce parcours est bien discontinu, voire dispersé, mais cette impression doit pouvoir être dissipée par la considération de l’ensemble des travaux. Car à la vérité, en me mettant à l’étude de Bergson, je réalisais deux choses. D’abord, je reprenais une fort ancienne préoccupation intellectuelle car Les Deux Sources, tout comme le Contrat social d’ailleurs, font partie de mes premières lectures philosophiques. Mais surtout, en revenant vers l’œuvre de Bergson, j’ouvrais un chantier dans lequel je retrouvais le même problème que dans l’étude de Rousseau, tout en étant conduit à le déterminer et à l’approfondir sous l’angle de la relation du religieux au social et au politique à partir de l’expérience mystique. Et il m’a semblé important alors de consacrer beaucoup d’énergie à l’étude des Deux Sources, ouvrage très diffusé mais insuffisamment discuté à mes yeux jusqu’à présent. De ce point de vue, je suis heureux d’avoir pu rejoindre l’équipe responsable de la première édition critique de l’ensemble de l’œuvre de Bergson aux Presses Universitaires de France. Tout comme la religion civile, chez Rousseau, fait problème, l’expérience mystique, en laquelle Bergson voit en quelque sorte le pivot de l’histoire humaine ainsi qu’un « auxiliaire puissant de la recherche philosophique », soulève de considérables difficultés. J’ai donc voulu mettre en évidence, à travers toute une série de travaux sur Bergson qui ont préparé le mémoire inédit complétant le dossier scientifique objet de cette soutenance, à la fois la force de l’interprétation bergsonienne de la mystique et de ses effets sociaux, les perspectives qu’elle ouvre, mais également les difficultés et les limites qu’elle rencontre, au sein même de la pensée bergsonienne si l’on considère certains discours du philosophe, en particulier les « discours de guerre », qui ne font pas partie de l’œuvre mais qui ont été publiquement prononcés et qui sont révélateurs de tensions du réel.
Cela dit, je souligne que la pensée de Bergson m’a paru très importante. D’abord pour le renouvellement qu’elle apporte en ce qui concerne le problème philosophique de la connaissance de Dieu ; ensuite pour les difficultés qu’elle soulève en mettant en évidence l’inclination du religieux nommé « dynamique » vers le social et le politique, avec toutes les conséquences qu’une telle inclination enveloppe, tant pour l’histoire humaine, les institutions que pour la vie spirituelle elle-même. Ce qui m’a toujours frappé en effet, c’est qu’à travers l’œuvre de Bergson est mis en évidence et analysé le besoin du religieux de s’insérer dans la vie sociale, besoin qui le met par là même sous la menace d’une altération qui peut conduire jusqu’à la perversion (quand le mysticisme se fait l’instrument de l’impérialisme ou de la violence politique et s’en trouve altéré). À l’inverse, le politique a une forte propension à requérir le religieux en vue de renforcer son unité, mais en même temps il est exposé au danger d’être lui aussi instrumentalisé par le religieux qui est censé le servir. Le religieux et le politique sont constamment altérés par les relations qu’ils entretiennent, et il se pourrait que ce soit tout aussi nécessaire que dangereux. C’est donc cette zone de croisement et d’échange du religieux et du politique qui m’intéresse spécialement, parce que s’y joue à mon avis une des opacités fondamentales de la réalité humaine.
Mais je reviens à ce que je disais il y a quelques instants à propos de ce qui me paraissait très important dans la pensée de Bergson. Car il faut ajouter que cette pensée conduit à réfléchir à la relation entre philosophie et théologie. Bergson affirme en effet avoir à la fois maintenu la différence entre philosophie et théologie, et réduit l’écart qui les sépare. Et cette réduction d’écart s’est précisément opérée à travers la considération de la mystique. Il le déclare à plusieurs de ses correspondants, dont le père jésuite Blaise Romeyer. Car la mystique, que Bergson considère comme un des deux pôles fondamentaux de son anthropologie, a bien sûr à voir avec la théologie, et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai été amené à me familiariser progressivement avec cette discipline spécifique et à part entière qu’est la théologie. En lisant et en commentant Fénelon, mais aussi, plus proches de nous Bonhoeffer, Tillich ou Barth, je prends peu à peu la mesure de la rigueur et de l’intérêt philosophique, et pour la philosophie, de la théologie.
C’est aussi la mystique à proprement parler que nous avons eu l’occasion de travailler dans un séminaire (intitulé « Mystique et Figures mystiques ») constitué en 2007. Plusieurs journées d’étude et colloques ont été réalisés dans le cadre de ce séminaire ou dans celui de l’EPAER, ainsi que plusieurs publications, dont l’une, La mystique face aux guerres mondiales, est parue tout récemment aux Presses Universitaires de France1. En ce qui me concerne, jusqu’à présent, mon principal objet a été de travailler les auteurs mystiques fréquentés par Bergson, et tout particulièrement Madame Guyon, redécouverte ces dernières décennies par les travaux de Marie-Louise Gondal, Dominique Tronc mais aussi Jacques Le Brun. Une approche directe par les textes, une approche aussi précise que possible, m’a permis d’interroger l’œuvre de Bergson et en particulier le si extraordinaire troisième chapitre des Deux Sources de façon approfondie, sans me contenter de ce que Bergson avait pensé de la mystique. Cette approche, nourrie de la lecture des mystiques – lecture encore loin d’être achevée – est à mon avis essentielle pour saisir à la fois la portée, la force et les limites de la dernière œuvre philosophique de Bergson. Mais elle est aussi importante pour interroger le présent et explorer le champ que Bergson a ouvert sans l’explorer complètement lui-même. Il estime que la mystique peut apporter un éclairage nouveau, et même des réponses nouvelles, à des questions philosophiques qui relèvent tant du problème philosophique de la connaissance de Dieu, dont il pense que le mysticisme peut profondément le renouveler, que de la compréhension de l’histoire humaine puisqu’à ses yeux le mysticisme le plus accompli, dont le modèle à ses yeux inégalable est le Christ des Évangiles, non seulement s’insère dans l’histoire mais en est le moteur fondamental.
Toutes ces questions méritent d’autant plus d’être examinées et discutées que Bergson lui-même a été à la fois très convaincant et extrêmement elliptique. Jean Baruzi a contesté jadis le caractère excessivement elliptique de la pensée de Bergson sur cette question décisive de la mysticité. En ce qui me concerne, je souhaite spécialement interroger l’aptitude de la mysticité à provoquer des formes de socialités nouvelles, et je voudrais m’engager dans une recherche qui consisterait à penser ce que peut être une éthique de l’amour comprise à partir de la mysticité. Car à nouveau, c’est à quoi Bergson invite indirectement. Je prendrai ainsi un chemin qui, en m’éloignant progressivement de l’œuvre de Bergson, me fait rester bergsonien et, à ma modeste mesure, mesure du nain qui ne voit loin que sur les épaules du géant, je voudrais tenter de déchiffrer une voie dans la direction indiquée. Voie qui sera difficile à tracer, car si une éthique de l’amour est appelée par la mystique et se présente comme sa socialisation même, elle apparaît simultanément comme une contradiction dans les termes et vouée à l’impraticabilité. De même, devrait m’accompagner dans les années qui viennent le projet d’interroger au plus près la signification et la portée de la religion civile aux États-Unis. Là aussi, façon d’être fidèle à Rousseau tout en m’éloignant dans une certaine mesure de lui. Ces deux projets sont une “musique d’avenir”.
Ils se sont constitués sur le fond d’une méthode qui a consisté a séjourné longuement, obstinément dans les œuvres jusqu’à voir se dessiner les aspérités d’abord inapparentes et à vivre avec elles comme de l’intérieur – je me rappelle ainsi des journées durant lesquelles le chapitre 8 du livre IV du Contrat social me hantait littéralement, et je pourrai dire la même chose de la profession de foi du vicaire savoyard ou des Deux Sources. Il ne s’agit pas seulement de décomposer les textes jusque dans leur détail, mais au fond de mettre en pratique la méthode d’intuition que Bergson préconise et thématise dans son article « L’intuition philosophique » qu’il m’a été donné d’éditer dans le cadre de l’édition critique de La pensée et le mouvant. Bien sûr cette pratique d’approche du texte impliquait également d’être renvoyé au contexte dans lequel ces œuvres ont été élaborées et à la dynamique des idées dont tout penseur s’est nourri en se confrontant à son temps et à ce que ce temps portait. Ainsi les œuvres nous renvoient au monde intellectuel, moral, social et politique qui les a vues naître, et c’est en séjournant alors dans ce contexte, en y faisant un long détour, en lisant ceux que l’on nomme les « petits auteurs » que s’éclaire tout autrement le système ou la pensée que l’on étudiait. On ne ressaisit la dynamique par laquelle l’œuvre s’institue que par ce détour consenti dans des débats ou des discussions oubliés. Mais ce détour, pour ne pas être artificiel, pour laisser à la pensée philosophique sa fécondité propre, doit partir des questions ou des perplexités qu’une lecture très attentive et répétée de l’œuvre choisie pour la puissance qui lui est immanente a pu susciter. C’est de l’œuvre proprement dite, me semble-t-il, que l’on va vers le monde où elle est parue, et non pas l’inverse. Mais ce qui s’institue, c’est un mouvement de va-et-vient d’une œuvre, où se pense de manière originale et novatrice un problème philosophique, à l’univers mental et social dont elle émane et où elle s’inscrit sans jamais pleinement y souscrire. De ce point de vue, j’ai beaucoup appris du travail interdisciplinaire et du travail collectif. Le philosophe ne peut s’enfermer dans sa discipline, il doit être au contact concret avec les autres disciplines, et il a également besoin de travailler avec ses collègues dans la mesure où il sait qu’il ne peut véritablement cerner son objet – ce qui exige de profondes et multiples mises en relations et en perspectives avec de nombreux auteurs – sans le secours du travail collectif. Depuis que je suis entré au CERPHI, c’est-à-dire en 1997, je n’ai jamais cessé de travailler en équipe ou en relation avec des équipes. En charge aujourd’hui de la direction d’un institut, fondé il y a 5 ans (l’Institut Romand de Systématique et d’Éthique), je m’efforce de nourrir et de perpétuer un souci particulier pour le travail collectif. Le dossier qui vous a été présenté et soumis à votre examen n’aurait donc pu voir le jour sans une longue pratique du travail collectif, tout en étant l’expression des questions d’un individu, questions portées depuis de longues années, et qui continueront à guider un travail dont je ne sais pas encore ce qu’il sera ni dans le détail ni même dans certaines de ses orientations générales, mais dont il est certain qu’il sera soutenu par la même question de fond, qui est la façon dont l’humanité est travaillée de l’intérieur par une exigence d’ouverture et de transformation de soi contre laquelle elle est cependant sans cesse en lutte.
L’ouvrage a été co-dirigé avec Dominique de Courcelles.