Rencontres philosophiques
Nancy 2005, Le temps des Lumières


RÉSUMÉS

Roger POUIVET (Université Nancy 2), « Lumières françaises et Lumières écossaises : deux conceptions de la rationalité ».

La conception de la rationalité généralement associée aux Lumières comprend une critique radicale des croyances religieuses (Diderot, Voltaire). A la même époque, si certains Ecossais ont également développé une critique de la religion, comme Hume, le philosophe des Lumières écossaises par excellence, Reid, est bien loin de tenir les croyances religieuses pour incompatibles avec la rationalité scientifique. La Raison des Lumières française est élitiste, intellectualiste, critique, voire quelque peu inquisitrice ; la raison des Lumières écossaises se confond avec le sens commun, elle est pratique, compréhensive et conviviale. Variétés de lumières, donc, douces, un peu pâles peut-être à Aberdeen ou Glasgow, plus fortes, presque aveuglantes à Paris ou Lunéville. Les Lumières n'ont rien d'universel ; elles ont aussi leur géographie. [retour]

Gerhard HEINZMANN (Université Nancy 2), « Méthode épistémologique et concept de philosophie dans les Lumières françaises ».

En me référant surtout au texte anonyme "Le Philosophe", je développe ma thèse en trois étapes :
1° Au lieu d'entendre sous "philosophie" un système donné, on entend sous "philosophie" l'action méthodique du philosophe (Passage de la philosophie au philosophe).
2° Le savoir des raisons ne concerne pas seulement la justification des prémisses premières en vue d'une organisation déductive du savoir, mais également les intentions poursuivies par cette organisation (Passage de la philosophie à la morale).
3° Le passage de la philosophie au philosophe est l'expression de l'impossibilité de décrire théoriquement l'attitude du philosophe selon le modèle des sciences naturelles. Cette attitude et à exhiber par la simulation de différentes situations (Passage de la description à la présentation). [retour]

Christian GILAIN (Université Paris 6), « Les mathématiques et les Lumières »

A partir de remarques sur la place et l'image des sciences mathématiques à l'époque des Lumières, nous nous interrogerons sur la pertinence de la notion de "mathématiques des Lumières", souvent utilisée ou suggérée dans l'historiographie. [retour]

François DE GANDT (Université Lille 3), « Madame du Châtelet savante et amoureuse ».

Gabrielle Emilie du Châtelet est connue surtout par sa liaison avec Voltaire et sa traduction des Principes de Newton. Passionnée, joueuse, aristocrate, elle cultiva la rigueur intellectuelle et son oeuvre de newtonienne et de philosophe la place au rang des plus grands esprits de son temps, jusqu'à sa mort dramatique en 1749.[retour]

Simone MAZAURIC (Université Nancy 2), « Sciences, histoire et histoire des sciences dans les Lumières françaises ».

Nous partirons du constat selon lequel l'histoire des sciences s'invente en France à l'aube des Lumières, dans le cadre institutionnel de l'Académie des Sciences et dans le contexte idéologique de la Querelle des Anciens et des Modernes. Sur le plan épistémologique, l'émergence de ce que l'on a ultérieurement baptisé l'émergence de la science moderne a de son côté largement favorisé cette invention. Nous montrerons in fine comment l'interaction entre les différents éléments de cette configuration permet de rendre compte du style d'histoire des sciences pratiqué au siècle des Lumières. [retour]

Daniel ROCHE (Professeur au Collège de France), « Lumières, savoirs et pratiques ».

Depuis trois cent ans on diserte de la nature et de l'impact des Lumières. D'autres montreront ici les engagements de la philosophie ou de la Science. Je souhaiterais proposer quelques principes et présenter quelques instances sociales qui permettent de comprendre le rôle des Lumières et l'engagement des acteurs. Retrouver la nature de l'espace public permet de comprendre les conditions générales de leur diffusion, préciser la nature des sociabilités permet de comprendre les dimensions des milieux producteurs et consommateurs d'idées et les questions que posent la sociologie historique à l'histoire des idées. Famille, autorité, individu, profit et individualité, liberté et égalité des pratiques peuvent être interrogés pour appréhender la capacité novatrice d'un temps, sa force de transformation sans être prisonnier de ses illusions.[retour]

Frédéric BRAHAMI (Université de Franche-Comté), « Joseph de Maistre, une critique de la raison ».

Joseph de Maistre, comme Burke et Bonald, a vu dans la Révolution le triomphe catastrophique des Lumières. Catastrophique parce que la raison au pouvoir, idéal enfin réalisé des Lumières à ses yeux, a disloqué la société, provoqué la Terreur, bouleversé les entendements. Mais, beaucoup plus que Burke ou Bonald, Maistre est l'homme de l'excès antirationaliste : éloge des préjugés, de l'Inquisition, des supplices sanglants, critique de la science moderne. S'agit-il donc avec lui d'une critique totale de la raison ou faut-il voir, derrière la vitupération, l'amorce d'un nouveau type de rationalité ? C'est ce que nous essaierons de déterminer. [retour]

Ninon GRANGE (Université Paris 8), « Le philosophe et le stratège : la guerre comme épreuve de l'incertitude (Rousseau, de Guibert, la Révolution française) ».

Il n'est pas sûr que le XVIIIème siècle conçût la guerre comme le déchaînement des passions. Si les descriptions — moments littéraires à part entière chez Rousseau, Voltaire et d'autres — empruntent à la violence spectaculaire et au refus moral d'une souffrance inutilement donnée ou reçue, il n'en reste pas moins que les Lumières héritent de la conception grotienne de la guerre comme d'un événement politique collectif qui se prête à la régulation entre États.
À cet égard, un lien discontinu s'établit, qui doit être élucidé, entre Rousseau, le stratège lettré de Guibert, inventant et systématisant les bienfaits d'une armée citoyenne, et le bouleversement révolutionnaire qui lit et comprend à sa manière ce que l'on peut nommer les théories de la guerre du XVIIIème siècle.
Pour autant le modèle de la guerre en forme, expression d'Emer de Vattel, se heurte, chez le même auteur et chez d'autres, à la dérive sans loi de la guerre interne, guerres civiles à part entière ou exactions récurrentes des armées régulières sur les civils. C'est en confrontant le modèle régulier de la guerre, qui passe par des élaborations conceptuelles philosophiques (Rousseau) et stratégiques (de Guibert), et l'incertitude caractérisant l'État en guerre en proie aux réalités belliqueuses polymorphes, que l'on tentera de comprendre le rapport entre la politique et les passions.
Il faudra se demander si se maintient la symétrie qui, au versant intolérable de la guerre incarné par le conflit intérieur, associe l'aspect positif de la naissance d'une nouvelle entité politique sur les ruines de la précédente.[retour]

Michel SENELLART (ENS – LHS Lyon), « Diriger l'opinion publique : censure et gouvernement au siècle des Lumières ».

Phénomène nouveau au XVIIIe siècle, l'opinion publique apparaît comme l'auxiliaire du pouvoir éclairé. Mais elle a besoin, pour cela, d'être elle-même dirigée. C'est à ce problème de gouvernement, inconnu jusqu'alors (il est, en effet, d'une tout autre nature que la « manutention des esprits » pratiquée, au siècle précédent, par la monarchie absolue), que répond la transformation de la censure : non plus instrument de contrôle par des voies prohibitives, mais déclaration spontanée du jugement public. L'opinion publique, écrit Peuchet à la fin du siècle, est « une censure naturelle et impartiale ». Comment s'est effectuée cette mutation ? Peut-on parler d'une « intériorisation » de la censure par la société ? Quel rôle a joué, dans ce processus, le modèle romain de la censura républicaine ? Questions décisives pour mieux comprendre le rapport original entre politique, passions et vérité qu'inaugure l'âge de la critique. [retour]

Bernard BARSOTTI (CPGE), « Diderot : sur la passion esthétique ».

La passion, avant le XVIIIe siècle, est marquée du double sceau, classique, de la passivité, et, chrétien, de la transcendance. A l'inspiration des philosophes anglais, Diderot veut être un passeur de civilisation qui change la signification humaine de la passion. Mais parmi tant de penseurs pré-révolutionnaires qui œuvrent au mouvement général de revalorisation des passions, il aura été celui qui a le mieux compris à quel point ce changement de sens de la finitude était lié à l'émergence de la passion esthétique. C'est son approche originale de celle-ci qu'on se propose ici de suivre.[retour]

Catherine LARRERE (Professeur des Universités, Université Paris 1 - Sorbonne), « Montesquieu et l'académie de Nancy ».

Il s'agira, à partir d'une analyse du Lysimaque, adressé, en 1751, par Montesquieu après son élection à l'Académie, et qui peut être considéré comme un discours de réception, d'étudier le rapport entre rhétorique, histoire et politique chez Montesquieu. [retour]

Philippe LEFEBVRE (Université de Nancy 2), « La religion passionnément ».

Les débats internes et externes au christianisme accentuent les passions religieuses au XVIIIe siècle. Du désir de convaincre, du désir de prouver, naît une rhétorique dont héritera directement le langage politique de la révolution. La raison elle-même entre dans cet univers d'une émotion passionnée.[retour]

Julie CHALVIGNAC (Université de Picardie Jules Verne), « L'analyse des passions dans le Cleveland de Prévost ».

Cleveland ou le philosophe anglais est le récit d'une longue exploration, celle du monde et de l'âme humaine dans ses contrées les plus sombres.
Marqué par une éducation austère prônant l'éradication de toute passion, le héros de Prévost n'aura de cesse, au contraire, de concilier raison et « passions innocentes », poursuivant désespérément un idéal d'équilibre et d'harmonie. L'échec retentissant de ses tentatives de maîtrise constitue pour le lecteur l'indice de dysfonctionnements plus profonds. Champ d'expérimentations romanesques et matrice pour les romans à venir, ce roman-fleuve de Prévost est le lieu d'une analyse subtile du mécanisme des passions, que celles-ci soient maîtrisées, débridées ou refoulées. [retour]

Colas DUFLO (Université de Picardie Jules Verne), « Les passions naturelles ? (d'Emile à Paul et Virginie) ».

Dans quelle mesure les passions, et particulièrement la passion amoureuse, sont-elles naturelles ou artificielles ? La complexité d'une telle question est mise en évidence par les analyses anthropologiques de l'Emile de J.J. Rousseau. Son héritage problématique peut se lire dans la fiction romanesque de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, non sans de profondes transformations, qu'on tentera de mesurer, tant dans leur portée philosophique que dans leur pertinence romanesque. [retour]

Jean-Christophe ABRAMOVICI (Université de Nanterre-Paris X), « Les passions de savoir ».

Le XVIIIe est le siècle des Lumières, des batailles contre les ombres de la superstition et du préjugé. C'est aussi une époque de discrimination entre les bonnes et les mauvaises attitudes face au savoir, de censure des investissements trop passionnés de la connaissance, des outrances de la libido sciendi... [retour]

Florence LOTTERIE (Université de Strasbourg), « Les passions à l'épreuve de l'Histoire : Mme de Staël et la question du roman ».

Madame de Staël a lié la question des passions à sa réflexion sur le roman dès ses premières grandes œuvres, comme l'Essai sur les Fictions (1795) et De l'influence des passions (1796). L'héritage de la tradition morale classique y est considérablement infléchi par la prise en compte du phénomène révolutionnaire. On se propose de voir à la lumière de ces réflexions comment les grands romans staëliens travaillent la représentation des passions dans et par leur confrontation à l'histoire. Les « passions » ont-elles changé d'intensité, voire de nature ? Comment articuler ces transformations à la construction d'un nouveau rapport de l'individu à la société moderne en voie de constitution ? Delphine (1802) et Corinne ou l'Italie (1807) se présentent aussi comme des « mises en fictions » de ce jeu nouveau des passions. [retour]

Luc RUIZ (Université de Picardie Jules Verne), « Les passions fantastiques ».

Un des motifs majeurs du récit fantastique de la fin du XVIIIe siècle réside sans doute dans l'examen des conséquences d'un usage excessif des passions. C'est en tout cas ce que l'on voit à l'œuvre dans quatre textes majeurs de cette période : Le Diable amoureux (1776) de Cazotte, Vathek (1786) de Beckford, Le Moine (1796) de Lewis et le Manuscrit trouvé à Saragosse (1794-1814) de Potocki. Nous nous proposons d'examiner la manière dont sont figurées les passions excessives ainsi que leurs conséquences dans ce corpus. [retour]

Michel DELON (Université de la Sorbonne-Paris IV), « Des passions à l'apathie : le paradoxe sur le comédien et le paradoxe sur le libertin ».

La réhabilitation de la nature humaine a progressivement transformé les traditionnelles maladies de l'âme en moteurs de l'activité et de la créativité. La philosophie nouvelle retourne la passivité de l'être soumis aux passions en positivité de l'inventeur poussé par une grande passion. Elle postule un équilibre entre les passions, mais finit par réinventer une froideur nouvelle, née de leur dépassement. C'est le cas du comédien et du grand homme chez Diderot, celui du libertin de tête chez Sade. [retour]

André CHARRAK (Université Paris 1), « L'esthétique des Lumières : de l'ordre aux plaisirs ».

Comment comprendre la naissance de l'esthétique au XVIIIe siècle ? On traitera cette question à travers une lecture de l'Essai sur le goût de Montesquieu qui, sous l'apparence d'une description simple des plaisirs naturels de l'âme, prend très précisément position par rapport à certaines thèses malebranchiennes. L'intérêt de cette référence à l'oratorien, via le Père André, tient à ce que cette tradition lègue aux Lumières une théorie cohérente de l'ordre dans les arts. L'auteur de l'Essai sur le goût récupère les aspects les plus féconds de cette tradition – ceux qui, en somme, instruisent directement la description de l'expérience esthétique – mais il les réinscrit dans un tableau qui neutralise les spéculations sur l'essence du beau pour recentrer l'enquête sur les affections fondamentales suscitées par les produits des beaux-arts. [retour]

Fabienne BRUGERE (Université Bordeaux III), « Une nouvelle détermination affective de la beauté: Hume ».

Avec Hume, la valorisation d'une description des passions du côté de l'activité permet de penser de nouveaux types d'expériences. Dans ce cadre, l'expérience esthétique, qui mélange le plaisir et la beauté, est à analyser dans une tension entre le sentiment et des règles d'appréciation artistiques. [retour]

Baldine SAINT GIRONS (Université Paris X), « Du rococo au néoclassicisme : le rôle de Laugier ».

L'Essai sur l'architecture que Laugier fit paraître anonymement en 1753 séduisit immédiatement les jeunes architectes et le grand public. Sa publication consacra le passage du rococo au néoclassicisme qu'avait amorcé en 1749-51 le voyage en Italie du frère de Madame de Pompadour – futur marquis de Marigny et Directeur des Bâtiments du roi –, accompagné de Cochin, Soufflot et Leblanc.
Pourquoi revint-il à un ex-jésuite et à un simple amateur d'assumer la refonte des principes de l'architecture ? Soucieux de simplification et de rationalisation, Laugier utilise le procédé des encyclopédistes et met la table rase de Locke dans l'histoire pour s'interroger sur la manière dont naissent sensations et idées. Empruntée à Vitruve, sa cabane primitive prend place au musée des inventions d'entités originaires, à côté de l'état de nature chez Rousseau et de la statue de Condillac. [retour]

Claire CRIGNON DE OLIVEIRA (Cayenne), « "Be sober and reasonable" » : raison et passions dans la littérature médicale hygiéniste ».

Depuis les textes de Galien jusqu'aux écrits de Tissot, c'est du point de vue de leur action pernicieuse sur la santé que l'on aborde la question des passions. Les passions mettent non seulement en danger l'équilibre de l'organisme mais elles menacent aussi directement la raison.
La médecine anglaise offre un corpus de textes importants sur les passions mélancoliques, hypochondriaques et hystériques (G. Cheyne, N. Robinson, B. Mandeville). Quel rôle joue précisément la raison dans le traitement de ces affections morales ? Comment comprendre cette devise sur laquelle se fondent les traités d'hygiène qui fleurissent en Angleterre au XVIIIe siècle : « be sober and reasonable » ? Il s'agira de montrer que cet appel à la raison et à la modération ne peut être interprété simplement comme le signe de la victoire d'une pratique rationnelle sur une pratique occulte et superstitieuse de la médecine, mais qu'il traduit la volonté de soumettre l'existence des individus, dans tous ses aspects, à des règles et à des contraintes extrêmement strictes. [retour]

Norbert WASZEK (Université Paris 8), « Les passions sociales. L'Ecole écossaise ».

L'un des grands historiens de la philosophie britannique, L.A. Selby Bigge, souligna que la théorie "égoïste", associée à Hobbes et Mandeville, fut perçue par les philosophes écossais du dix-huitième siècle comme un acte magistral de provocation, auquel ils réagirent par la revendication d'une nature "sociale" ou "sociable" de l'homme. La notion de "sociabilité" diverge cependant, d'un auteur à l'autre. Les contributions de Hutcheson, Hume, Smith et Ferguson à ce débat se distinguent ainsi nettement, mais restent néanmoins dans un même courant ou une école. [retour]

Pierre François MOREAU (ENS - LSH Lyon), « L'anthropologie des Passions ».

Le XVIe et le XVIIe siècle avaient mis les passions au centre de la réflexion philosophique et de la vie intellectuelle : la médecine, la théologie, le théâtre, les philosophies de Descartes, Hobbes, Spinoza en avaient fait un de leurs principaux objets d'études et de polémiques. L'époque des Lumières continue sur ce chemin, mais d'une part elle tend de plus en plus à souligner le rôle positif et le caractère indispensable des passions : on ne se demande plus seulement si elles sont des obstacles ou des auxiliaires pour la Raison, on insiste sur leur valeur et leur dynamisme propre; d'autre part, en un siècle où la Raison devient l'instrument critique et constructif par excellence, elle se trouve aussi investi de la fonction de juge des préjugés, des ignorances et de la tyrannie; elle se pose donc la question du rôle des passions dans le soutien de ses ennemis. L'émancipation simultanée de la Raison et des passions ouvre donc de nouvelles voies à la fois à leur lutte et à leur union. [retour]

Florent GUENARD (Université Paris X), « La nature et l'artifice : anthropologie des passions dans la philosophie des Lumières ».

On s'accorde pour penser que la philosophie des Lumières est marquée par une immense confiance en la raison. Cette confiance tend à mettre en avant une séparation entre l'art et la nature, particulièrement en théorie politique : l'Etat est conçu comme un corps artificiel, ses institutions sont réformables. Cependant, penser la sociabilité semble mettre en question ce rationalisme : les passions qui lient les citoyens d'une part échappent en partie à l'analyse rationnelle, d'autre part résistent à l'institution – ce que la philosophie de Rousseau et de Diderot, à leur manière révèlent. [retour]

Jacqueline LAGREE (Université de Rennes 1), « Passions et raison dans le débat bioéthique : l'exemple de l'embryon ».

La question du statut éthique et juridique de l'embryon est une question fort difficile et qui est restée indéterminée : entre le statut de personne et celui de chose, l'embryon, personne humaine potentielle ou potentialité de personne, reste une réalité de valeur floue et muable. Il fait l'objet le plus souvent de réactions passionnelles conduisant soit à le sous déterminer comme matière spécifique humaine soit à le surdéterminer comme un quasi enfant, comme on l'a vu récemment avec les réactions plus passionnelles que rationnelles suscitées par la découverte de fœtus conservés à l'hôpital St Vincent de Paul sans que les parents en aient été informés.
L'exposé s'efforcera de montrer les difficultés de la réflexion sur l'embryon, en s'attachant à ce cas de la conservation de fœtus humains à des fins pédagogiques ou de recherche ainsi qu'à la question du don d'embryons. On en profitera pour s'interroger sur la possibilité de séparer passions et raisons ou d'un autre point de vue préconceptions axiologiques et argumentation dans la réflexion bioéthique. [retour]

Peter FITTING (Université de Toronto), « Les utopies souterraines au siècle des Lumières ».

Il sera question dans cet exposé de trois utopies du XVIIIe siècle qui prirent place dans la terre creuse : Le Voyage de Niels Klim dans le monde souterrain du Danois Ludvig Holberg (publié en latin en 1741) ; A Voyage to the World in the Center of the Earth giving an Account of the Manners, Customs, Laws, Government and Religion of the Inhabitants, their Persons and Habits described with several other Particulars (roman anonyme publié en Angleterre en 1755) ; et Icosameron, ou Histoire d'Edouard et d'Elisabeth qui passèrent quatre vingt ans chez les Mégamicres habitans aborigènes du Protocosme dans l'intérieur de notre globe, traduite de l'anglois par Jacques Casanova de Seingalt Vénitien (1788). Il s'agira d'abord de décrire le monde souterrain dans chacune de ces œuvres, et de voir ensuite comment cette idée fut, dans chaque cas, utilisée et justifiée. Les deux premiers textes, présentant et reflétant leur siècle, sont bien des utopies. Le roman de Casanova, qui reste peut-être plus « personnel » qu'utopique, est pourtant aussi le plus intéressant du point de vue de l'explication de la terre creuse, car si on ne peut que faire des suppositions sur la genèse de cette idée chez Holberg et chez l'auteur anonyme d'un Voyage to the World in the Center of the Earth , les choses sont plus précises chez Casanova : d'un côté, il mentionne Holberg, et de l'autre il a recours au livre de la Genèse pour justifier l'idée que le jardin d'Eden se trouve au centre de la terre. [retour]

Kate TURNER (Paris), « L'utopie aérienne et la Révolution ».

L'invention de l'aérostat (1783) est un des hauts faits du siècle des Lumières. Objet scientifique devenu un symbole polyvalent et maniable du progrès, le ballon représenta la réalisation du rêve mythique d'Icare, et les premiers hommes volants, ces hardis voyageurs érigés au rang de demi-dieux, suscitèrent la peur et l'admiration. Entre le rationnel et le merveilleux, cette invention relève aussi du politique, dans la mesure où le ballon fut pris dans le grand tourbillon qui entoura l'année 1789. L'histoire de cette invention et de sa popularité montre que cette machine fut vite intégrée par la littérature, et plus particulièrement par le théâtre, un genre alors très politisé. Ses caractéristiques propres et son implication dans un milieu littéraire engagé firent de l'aventure aérostatique un élément très important de la représentation utopique et de la politique révolutionnaire. Il sera question principalement de deux pièces dans lesquelles ballon et utopie sont intimement liés : Arlequin, roi dans la lune (1786) et Nicodème dans la lune, ou la Révolution pacifique (1791). L'examen du rôle de l'aérostat dans ces deux pièces et de l'évolution de la pensée utopique avant et pendant la Révolution permettra d'avancer quelques observations sur des points de comparaison entre les utopies aériennes de l'époque révolutionnaire et l'utopie insulaire de Stanislas. [retour]

Laurent CHATEL (Université Paris IV), «Stanislas et les utopies paysagères du XVIIIe siècle».

L'œuvre architecturale orchestrée par Stanislas comprend une dimension paysagère : les jardins du château de Lunéville, créés par les ducs de Lorraine de 1697 à 1737, furent agrandis entre 1737 et 1766 par Stanislas, qui ajouta des fabriques et un village d'automates. Ces jardins ne sont malheureusement plus aujourd'hui dans l'état où ils étaient au XVIIIe siècle, puisque la statuaire, les chartreuses et les automates ont disparu ; on peut néanmoins tenter de les faire revivre mentalement en les examinant à la lumière de l'esthétique de l'homme qui les avait conçus. Choisir le terme d' utopie peut relever de la gageure: en quoi des jardins disparus pourraient-ils gagner à être pensés comme un « lieu qui n'existe nulle part » ? Peut-être parce qu'un jardin a naturellement vocation utopique, en tant que lieu matériellement défini faisant pourtant constamment référence à un ailleurs. Peut-être aussi parce que Stanislas instrumentalisa ses jardins de manière programmatique afin d'en souligner leur vocation philanthropique et méliorative. Peut-être aussi et surtout, de manière plus générale, parce que les jardins des Lumières eurent une vocation progressiste visant à transcender un état perfectible. En replaçant l'œuvre horticole de Stanislas dans le plus large contexte des utopies paysagères du XVIIIe siècle, cet exposé souhaite montrer que l'alliance entre jardin, illusion et progrès, qui caractérise le projet bienfaisant de Stanislas, fut déclinée de diverses manières au XVIIIe siècle selon le parcours socio-culturel des propriétaires de jardins. En examinant les utopies d'individus aussi différents que le marquis de Girardin, Monsieur de Monville et William Beckford, on découvrira comment au nom de l'utopie la création paysagère put servir tout au long du XVIIIe siècle des intérêts particuliers parfois très divergents. [retour]

Renata TYSZCZUK (Université de Sheffield), « L'utopie architecturale du "roi bienfaisant" ».

La Place Royale de Nancy a été considérée comme exemplaire dès le début de sa construction (1752-1755), et dépeinte depuis comme une réalisation de la cité idéale de Stanislas Leszczynski. Cependant, la transformation de la ville de Nancy ne peut pas être simplement vue comme l'illustration d'un programme social ou politique – plus clairement exposé dans l'utopie écrite par ce roi, l' Entretien d'un Européen avec un insulaire du royaume de Dumocala , ainsi que dans ses traités politiques. Elle ne peut pas non plus être perçue simplement comme le décor d'événements historiques et de leur narration. Le plan de réorganisation de Nancy faisait partie d'un plus vaste ensemble d'intentions qui combinait l'écriture et l'architecture (à la fois dans les jardins et dans la ville) dans une œuvre expérimentale implantée en Lorraine. Avec les jardins, le roi bienfaisant a créé un paysage pour le jeu et le théâtre qui a traversé le « pas encore » de l'utopie et le « faire croire » de la fable. Les jardins ont complété l' Entretien , constituant une exploration théâtrale de l'utopie, du bonheur et de la bonne vie, parallèlement à la culture savante de la cour. L'architecture a à son tour manifesté un échange entre la création de cadres dramatiques pour le jeu de la culture et la dimension didactique de la pensée du XVIIIe siècle. À Nancy, le thème important du roi bienfaisant relève d'une tension entre d'une part le souverain dans son rôle institutionnel et d'autre part le praticien d'une culture établie en fonction de critères conceptuels ou hypothétiques comme un projet. Les interventions à Nancy aboutissent à une utopie transitoire et fragmentaire, où la vision d'un concepteur individuel comme roi bienfaisant conduit à envisager la culture elle-même dans un jeu d'analogies et de références. Cet exposé proposera quelques suggestions quant à la façon dont la pensée utopique a été incarnée dans l'architecture du roi bienfaisant . [retour]

Eric PUISAIS (chercheur associé, chaire Unesco), « Dom Deschamps était-il utopiste ? ».

Le système philosophique de Léger-Marie Deschamps, métaphysique et pré-dialectique, présente la particularité que, selon son auteur, lorsqu'il sera divulgué au monde, alors le monde se renouvellera dans une heureuse révolution et se mettra naturellement à vivre selon le système de la Vérité. Cet état, qui sera nécessairement celui de l'humanité éclairée par le Système, c'est l'état de mœurs . Ici, point de peuple heureux vivant isolé sur une île ; point d'organisation politique et sociale parfaite ; point de voyageur nous faisant part de leur séjour, là-bas . Cet état de mœurs, utopique selon bien des positions, relève-t-il alors vraiment des critères classiques de l'utopie du XVIIIe siècle ? Si Dom Deschamps est un utopiste, c'est au sens d'une utopie qu'il convient de saisir dans sa profonde originalité – en comprenant en quoi elle se démarque des utopies de son temps. [retour]

Abdelaziz LABIB (Université Tunis - El Manar), « De la Pologne aux États-Unis d'Amérique :
l'utopie de la “monarchie universelle” et sa critique par Mably ».

Au siècle des Lumières, l'idée de « monarchie universelle » continue à être discutée par les philosophes. Parmi eux, Montesquieu, Saint-Pierre et Kant, mais aussi Mably et Stanislas Leszczinski. Objet d'un projet politique ou sujet de réflexion, le statut théorique de cette notion participe d'un double usage : un usage idéal et un usage pragmatique. Pensée comme procédé politique en vue de l'instauration d'une paix perpétuelle et du cosmopolitisme, cette idée serait potentiellement réductrice des perspectives dans lesquelles se placent les réformateurs : ainsi, l'intention qui fait consentir l'abbé de Saint-Pierre à cette idée est celle-là même qui la fait désapprouver par Kant. Et si l'on tentait un rapprochement entre Stanislas et Mably, on aboutirait au même constat : l'utopie « primitiviste » du premier, séduit par le principe de neutralité qu'impliquerait cette notion, en fait un idéal, alors que l'utopie du second, incessamment soutenue par les références au droit naturel et au droit des gens , exclut toute idée de monarchie universelle. Ainsi cette idée, d'objet d'espérance qu'elle est chez les uns, peut-elle devenir objet de crainte pour les autres. Or, Gabriel Bonnot de Mably, qu'une longue tradition classe parmi les utopistes, ordonnance, en les combinant, réalisme politique et fin morale. C'est que ce grand théoricien de la politique et de la science morale conduit sa pensée suivant une méthode qui emprunte des éléments à la thérapeutique . Son analyse de la situation polonaise illustre cette démarche. Quant à son enthousiasme pour la liberté, et donc pour « l'heureuse révolution » américaine, il n'enlève rien à sa lucidité de théoricien qui lui fait apercevoir la contradiction inhérente à la genèse même des États-Unis – discorde à l'intérieur et domination à l'extérieur. Un diagnostic que certains interprètent comme une prophétie : la constitution américaine serait le prélude à la fois à une guerre civile et à une monarchie universelle. D'où le statut fort complexe de cette pensée dite utopique. [retour]

Laurent VERSINI (Université Paris IV), « Une utopie réalisable et en partie réalisée : le programme de Stanislas Leszczynski dans La Voix libre du citoyen et dans Dumocala ».

L' Entretien d'un Européen avec un Insulaire du Royaume de Dumocala (1752) s'inscrit par son cadre, ses personnages, sa portée politique et religieuse, dans la tradition de l'utopie australe illustrée par Vairasse, Foigny ou Tissot de Patot, familiers au roi de Pologne ; mais par son programme de réformes conçu pour la patrie sarmate et finalement reporté sur la Lorraine qui s'en est très bien trouvée, l'ouvrage se rapproche des inédits composés par Stanislas dans ces années 1750 par des dispositions concernant l'armée, les finances, la justice, la police ou administration générale, parfaitement réalisables, et réalisées, bien plus que des utopies issues de Platon, More ou Campanella que le roi connaît fort bien. Cas rare d'une pseudo-utopie proposée par un souverain capable de la faire passer dans les faits, et non par un conseiller subversif que le prince n'écoute pas. [retour]