Contrat
de plan État-Région
Insertion scientifique de l’Ecole normale supérieure Lettres
et sciences humaines en Région Rhône-Alpes
Axe Editions critiques
Fondements et diffusion de la pensée
des Lumières
Editions soutenues
Œuvres complètes de Spinoza
Correspondance de Bayle
Mémoires secrets dits « de Bachaumont »
Essai sur les mœurs de Voltaire
Voyages et Notes de lecture de Montesquieu
Bibliothèque orientale des Lumières
Présentation
Les regroupements entre équipes travaillant sur l’histoire des
idées pour la période 1650-1780 et les convergences entre des
entreprises lourdes d’éditions critiques de textes fondamentaux,
philosophiques et littéraires, permettent de faire apparaître
une idée-force : il est impératif de redéfinir, chronologiquement
et idéologiquement, la notion même de Lumières, pour suggérer
une nouvelle approche d’un phénomène étudié
dans sa continuité, à partir de la contestation spinoziste et
jusque dans son épanouissement politique de la fin des années
1780. Cette pensée, placée sous le signe de la critique, est
aussi une pensée de l’ouverture, du dialogue et de l’intertextualité
: d’une génération aux suivantes, arguments et démonstrations
se répondent les uns aux autres et se développent, en se renforçant
ou en s’opposant, mais jamais isolément, comme pourrait le laisser
croire une histoire des idées fondée sur quelques jalons principaux
étudiés pour eux-mêmes. C’est un développement
progressif qu’il importe de restituer, à travers l’édition
critique de Spinoza, Bayle, Montesquieu, Voltaire, des Mémoires
secrets, et des textes sur l’Orient qui ont fortement contribué
à constituer l’anthropologie culturelle des XVIIe-XVIIIe siècles
et à alimenter le débat d’idées. Notre projet comporte
trois aspects complémentaires: 1) une problématique proprement
philosophique axée sur le statut du spinozisme et de la philosophie
classique au XVIIIe siècle; 2) une approche méthodologique de
la théorie et de la pratique de l'édition critique; 3) l'organisation
d'ateliers de formation destinés aux doctorants et aux jeunes chercheurs.
Le travail commun entre ces équipes de la Région Rhône-Alpes,
appartenant à deux UMR et bénéficiant de leurs infrastructures
comme de leurs acquis méthodologiques et scientifiques, prendra plusieurs
formes. Outre les croisements induits par la participation de mêmes
chercheurs à plusieurs de ces projets, nous aurons l'ambition de tirer
de la problématique philosophique des conséquences sur le plan
de la méthode de l’édition critique : aux notions de “
source ” et d’ “ influence ”, trop facilement considérées
en histoire des idées comme l’objectif premier et dernier de
l’édition critique, il faudrait substituer les opérations
plus complexes et plus nuancées de recontextualisation et de réinsertion
dans un courant de pensée, et de développement ou de prolongement.
On en étudiera les modalités dans des ateliers, qui réuniront
en stages les équipes mais aussi les jeunes chercheurs et les doctorants
(l’édition critique étant ainsi reconnue comme une étape
indispensable dans la formation des chercheurs), et dans un séminaire
axé lui aussi sur la méthodologie, faisant ainsi de l’ENS-LSH
un lieu d’accueil, et de réunion des équipes rhônalpines,
tout en assurant la formation d’un vivier important de jeunes chercheurs,
littéraires et philosophes.
Problématique
La problématique philosophique qui fonde l’unité de nos
travaux constitue une hypothèse sur la nature même de la pensée
des Lumières et sur son enracinement dans la philosophie classique
du XVIIe siècle.
En effet, pour comprendre en profondeur le contexte intellectuel et culturel
du tournant du siècle – et partant la substance même de
la pensée des Lumières – il faut être prêt
à mettre en question la définition de la “crise de conscience”
européenne selon les termes de Paul Hazard (1).
Le terme même de “crise de conscience” ne prend tout son
sens que si on conçoit le XVIIe siècle comme une période
de calme et de certitude. A la foi majestueuse et aux évidences certaines
du XVIIe siècle aurait succédé l’incrédulité
impertinente des philosophes des Lumières. La source de ce bouleversement
désigné par Hazard serait essentiellement le déisme anglais
nourri par l’empirisme de Locke.
Cette lecture exige d’être mise en question à plusieurs
niveaux. D’abord, le siècle “classique” a été,
en fait, une époque de batailles très violentes sur les plans
politique, religieux et philosophique. Le calme apparent de l'âge classique
n'est que de surface et découle du formidable effort de mise en ordre
– politique, culturel et religieux – entrepris par Richelieu d'abord,
poursuivi par Mazarin et par Louis XIV ensuite. Dès qu'on entre dans
le détail des systèmes rivaux et qu'on considère les
péripéties de leur diffusion et de leur réception, on
ne peut qu'être sensible à la multiplicité des courants
philosophiques (scepticisme, rationalisme, épicurisme…) qui s'expriment
tout au long du siècle et qui poursuivront leur dialogue au siècle
suivant. A la rupture perçue par Hazard, on peut légitimement
opposer une vue du long terme, de la continuité de l'histoire philosophique
de l'âge classique, depuis Montaigne jusqu'à la philosophie des
Lumières.
Un autre aspect de la mise en question de l’interprétation de
P. Hazard est parfaitement exprimé dans l’ouvrage récent
de Jonathan Israel (2) : il souligne l'influence
du naturalisme spinoziste comme la source principale des Lumières ‘‘radicales’’
qui bousculèrent les idées reçues dans toute l'Europe
dès 1670. Le spinozisme s’exprime d’abord, dans toute sa
violence, dans la littérature clandestine de la fin du siècle.
Ensuite, la “High Enlightenment” ne sera que le résultat
d'un compromis entre cette contestation philosophique radicale et l'ordre
social, la hiérarchie sociale: les philosophes prestigieux des Lumières
trouvent le ton et la distance, mais ils trahissent ainsi les idées
radicales de leurs précurseurs clandestins. Ce schéma, que nous
simplifions ici à outrance, permet de reconnaître le rôle
primordial de la philosophie “continentale”: le bouleversement
des idées s'est produit bien plus tôt et plus violemment que
ne l'avait cru Paul Hazard. Et la Frühaufklärung n'est
pas constituée par une vaguelette, un frémissement qui ira en
croissant au cours du siècle jusqu'à constituer le rouleau océanique
des Lumières: au contraire, le rouleau s'est abattu dès 1670
et la suite ne sera que l'assimilation et la canalisation de cette explosion
initiale. L’ouvrage de J. Israel constitue en ce sens une contestation
de la “crise” de Hazard à la fois en ce qui concerne la
date, le lieu et la nature philosophique des “Lumières radicales”.
Tout en reconnaissant le caractère radical du “système”
spinoziste, nous voudrions insister sur la confluence de plusieurs courants
tout au long du XVIIe siècle: à nos yeux, la Frühaufklärung
est moins l'effet de la diffusion d'un système philosophique que la
conjonction d'une multiplicité de sources en une crise philosophique
et religieuse majeure. Scepticisme de Montaigne, rationalisme de Descartes
et mécanisme de Mersenne, épicurisme gassendiste, politique
hobbienne, naturalisme spinoziste, rationalisme chrétien de Malebranche
qui échoue selon les analyses classiques de Bayle : dans cette combinatoire
complexe, le naturalisme spinoziste et l'échec du malebranchisme sont
parfois les deux faces d'une même philosophie radicale. Ainsi, les “malebranchistes
de gauche” (formule de Jean Deprun) constatent d'abord les manquements
du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et ils constatent ensuite les apories
internes de l'Etre infiniment parfait: rien ne satisfait à la définition
d'un tel Etre, si ce n'est “l'Etre universel”, et qu'est-ce que
cet Etre universel, si ce n'est la Nature, et qu'est-ce que cette Nature,
demande le curé Meslier, si ce n'est la matière, la substance
unique. Suivant ce même chemin, Abraham Gaultier devient, lui aussi,
un “spinoziste malgré lui”, selon l'heureuse expression
d'Olivier Bloch. Même constat chez Bayle: mêmes contradictions
internes de l'Etre infiniment parfait; même incompatibilité avec
notre expérience quotidienne du Mal; enfin, Bayle réfute l'argument
quod nescis par la rétorsion qu'il ose souffler à Des
Maizeaux (3) : la matière se suffit
à elle-même, elle tend “par sa nature” vers l'ordre
que nous constatons; nul besoin de renvoyer ce mystère à un
Créateur qui tendrait vers cet ordre par Sa nature: économisons
les hypothèses inutiles. Encore une fois, l'échec de la métaphysique
malebranchiste a débarrassé le plancher et a permis au matérialisme
de dire son nom. Même constat enfin chez ce disciple de Bayle qu'est
Pierre-Charles Jamet, dans sa Lettre métaphysique sur la création
(4) : même échec de la métaphysique
– le constat découle ici directement de l'article “Epicure”
de Bayle – et irruption de cette problématique ancienne dans
les débats du XVIIIe siècle sur le mécanisme et sur la
sensibilité universelle de la matière (car la Lettre métaphysique
est envoyée à Réaumur). Encore une fois, nous constatons
que la crise ne surgit pas d'une expérience qu'on oppose au rationalisme
classique ; elle naît du sein même de ce rationalisme: le cartésianisme
conduisait bien au spinozisme, comme l'appréhendaient les théologiens;
le malebranchisme constituait bien un chemin du spinozisme, comme l'avait
affirmé Dortous de Mairan.
Notre projet est un lieu privilégié pour mettre à l’épreuve
des textes ces différentes hypothèses sur la nature et la diffusion
de la pensée des Lumières. 1) Pierre-François Moreau
propose l’édition critique des œuvres complètes
de Spinoza et met en évidence l’enracinement de sa philosophie
dans les textes classiques et la nature de la “rupture” que constatent
et imposent ses disciples. 2) L’édition critique de la correspondance
de Pierre Bayle, dirigée par Antony McKenna, sert de véritable
clef de lecture de ses œuvres complexes : elle permet de constater la
permanence de ses objections à la théologie rationaliste, depuis
les Objections adressées à Pierre Poiret jusqu'à
la Continuation des pensées diverses; c’est dans sa
correspondance que Bayle révèle la portée du système
des Stratoniciens, matérialisme spinoziste révisé, modèle
de matérialisme métaphysique, de “malebranchisme d'extrême
gauche”, qu’on retrouvera dans le Testament du curé
Meslier. 3) L’édition critique des œuvres complètes
de Montesquieu, dirigée par Catherine Volipilhac-Auger, est une
nouvelle loupe permettant d’étudier, dans la dynamique de son
évolution intellectuelle, la force et la portée de l’influence
de Malebranche : c’est d’abord dans l’œuvre de Montesquieu
qu’on mesurera le renversement du rationalisme chrétien en rationalisme
philosophique, la rencontre du “malebranchisme de gauche” et du
spinozisme. 4) Le matérialisme des Chinois, disait Bayle (art. “Japon”),
est essentiellement une philosophie spinoziste et Fontenelle s’empresse
de confirmer ce diagnostic dans sa République des philosophes,
car ses “Ajaoïens” sont des réfugiés chinois.
Ainsi la Bibliothèque orientale des Lumières, dirigée
par Catherine Volpilhac-Auger, propose des textes fondamentaux (Du Halde,
Boulainvilliers…) pour l’analyse du matérialisme que les
philosophes des Lumières prêtaient aux Chinois et de la morale
qui en découlait à leurs yeux. 5) L’Essai sur les
mœurs de Voltaire est la première tentative d’inscrire
cette philosophie dans une histoire du monde, histoire politique, sociale
et culturelle : Voltaire a tout lu et conduit son débat personnel avec
le matérialisme de Meslier et avec celui de Diderot : cet ouvrage,
dont l’édition critique est dirigée par Catherine Volpilhac-Auger,
est un témoin capital de l’anthropologie culturelle des Lumières.
6) Enfin, les Mémoires secrets attribués à Bachaumont,
édités sous la direction de Jean-François Perrin, constituent
un témoignage vivant sur la diffusion de la philosophie des Lumières,
de la littérature clandestine, du matérialisme, des différents
courants du déisme et de l’antichristianisme : ils montrent comment
une philosophie s’incarne dans une littérature et dans une culture.
Dans la perspective qui est la nôtre, ces entreprises éditoriales
s’appuient et se renforcent les unes les autres. La dynamique de notre
équipe régionale assure la cohérence de notre réflexion
et l’unité du projet dans son ensemble.
Méthodologie de l’édition critique
L’édition critique de textes philosophiques et littéraires,
pour la période XVIIe-XVIIIe siècles, s’affirme désormais,
non seulement comme le préalable et la condition même de toute
étude savante, mais comme le lieu de passage obligé des chercheurs,
dans un parcours de formation où la théorie littéraire
ne peut plus se donner seule comme but idéal. La conjonction de plusieurs
entreprises d’édition critique (Spinoza, Bayle, Bibliothèque
orientale des Lumières, Montesquieu, Voltaire, Mémoires
secrets dits “ de Bachaumont ”) permet la mise en commun,
à leur intersection et dans leur spécificité, d’une
pratique et d’une méthodologie renouvelées.
La variété même de leur objet est patente, et détermine
chaque fois des stratégies différentes, qui cependant doivent
non pas s’exclure, mais s’éclairer mutuellement : l’œuvre
du seul Montesquieu offre à la fois une matière romanesque,
politique, philosophique et scientifique, l’Essai sur les mœurs
de Voltaire relève simultanément de la philosophie, de l’histoire
et de la littérature, la pratique épistolaire de Bayle donne
vie à la République des Lettres tout en participant du polémique
; c’est à travers la traduction que s’exerce le commentaire
et l’explicitation de la pensée de Spinoza ; les Mémoires
secrets posent la question de la voix publique, en même
temps clandestine, d’une chronique qui reflète et constitue l’opinion.
La “ bibliothèque orientale ” se modèle selon des
préjugés qu’elle contribue à dissoudre. Cette diversité
d’objets, et donc d’approches, doit être mise en valeur
pour jouer véritablement son rôle formateur : la confrontation
disciplinaire et méthodologique qu’elle impose doit permettre,
au-delà de la remise en cause de la notion d’auteur (sous-jacente
dans plusieurs projets), et grâce à l’établissement
de nouveaux repères chronologiques, de mettre en évidence des
continuités temporelles, philosophiques et idéologiques. Si
le fondement de l’édition est bien d’ordre herméneutique,
au sens le plus classique du terme, celle-ci se prolonge nécessairement
en débouchant sur une conception plus large de la lecture philosophique,
qui englobe l’interprétation. Il ne s’agit pas pour autant
de faire du texte édité la somme de ses interprétations
(ce qui ramènerait l’édition critique à une histoire
critique ou à une histoire de la réception), mais d’en
envisager les virtualités, au nom d’une histoire des idées
qui prenne en compte la diffusion, voire la déformation d’une
pensée, et sa réinterprétation dans des contextes nouveaux,
notamment en les inscrivant dans des genres ou catégories littéraires
différents.
Ces entreprises d’édition critique s’inscrivent elles-mêmes
dans une histoire : si elles ont vocation à remplacer les éditions
précédentes (quand celles-ci existent), elles ne prétendent
pas les annuler ou se donner comme détachées de tout contexte
et de toute détermination ; l’édition implique une interprétation
– de l’œuvre, de l’auteur, de ce qu’est la démarche
philosophique, et avant tout de sa propre finalité. Sa validité
passe par la prise en compte de ses fondements, voire de ses présupposés,
par l’énoncé clair de ses objectifs : éditer, c’est
toujours interpréter, et se situer dans une chaîne d’interprétations.
Formation
L’organisation de séminaires et d’ateliers de réflexion
d’ordre méthodologique constitue donc une part importante du
projet. Un séminaire sur la théorie de l’édition
critique et ses applications rassemblera à l’ENS-LSH tout au
long de l’année (séances mensuelles) les participants
au projet. Des ateliers plus spécifiques, conçus sous forme
de stages de formation de 2 à 3 jours, seront organisés par
chaque équipe également à l’ENS-LSH, où
sera rassemblée la documentation commune. Cette formation ne sera pas
purement théorique ; elle se conçoit plutôt comme un apprentissage,
mêlant chercheurs confirmés et débutants, au sein de chaque
composante, dont les résultats tangibles seront constitués par
l’avancement même de l’édition.
La partie purement scientifique sera complétée, lors du séminaire
et des ateliers, par une formation aux aspects bibliographique et technique
de l’édition, notamment électronique : l’accent
sera mis sur les règles en vigueur dans l’édition scientifique,
grâce à la participation d’ingénieurs spécialisés
en la matière, présents dans les deux UMR. La bibliographie
matérielle fera l’objet d’un soin particulier : il faut
tirer les leçons de l’importance croissante qu’elle a prise
ces dernières décennies, notamment sous l’influence anglo-saxonne.
L’apport de l’ENSSIB, représentée dans ces projets,
et de l’Institut d’Histoire du Livre, dont l’ENS-LSH est
partie prenante, sera déterminant à cet égard, moins
pour former des spécialistes (ce n’en est pas le lieu) que pour
en présenter la nécessité et assurer des collaborations
durables.
Édition critique des œuvres de Spinoza
(direction P.F. Moreau, ENS-LSH)
Equipe Rhône-Alpes : P.F. Moreau (ENS-LSH) ; Ghislain
Waterlot (IUFM Grenoble)
Equipe internationale : F. Akkerman (Université de
Groningue) ; P. Steenbakkers (Université d'Utrecht) ; F. Mignini (Université
de Macerata)
A. Nécessité de ce travail
L'importance actuelle des études spinozistes est démontrée
par les nombreuses publications (une centaine recensée chaque année
dans le "Bulletin de bibliographie spinoziste" des Archives
de philosophie), par les congrès internationaux organisés
presque chaque année - et surtout par le contenu de ces travaux: renouvellement
de l'analyse des structures du système, à la suite des ouvrages
de Manfred Walther, Gueroult, Wetlesen; étude de la langue (Kajanto,
Akkerman, Proietti), du milieu (Revah, Kolakowski, réédition
collective de Meinsma), de la biographie intellectuelle (Mignini), qui permettent
de mieux cerner la spécificité de Spinoza. D'autre part, de
nombreux travaux soulignent actuellement soit l'importance de la réception
du spinozisme, soit son rôle constituant dans l'histoire des grands
systèmes philosophiques (cf les nombreuses publications récentes
sur Spinoza/Leibniz, Spinoza/ Bayle, Spinoza/Hume, Spinoza/Hegel, etc.). Enfin
il est frappant que désormais tous les aspects du système soient
pris au sérieux et considérés comme relevant d'une étude
globale, alors que naguère on avait tendance à renvoyer le droit
et la politique, d'une part, l'analyse de l'Ecriture, d'autre part, aux historiens
de ces disciplines, comme si elles demeuraient extérieures à
la philosophie proprement dite. Le système est donc désormais
mieux connu, ainsi que les conditions où il s'est élaboré,
discuté, diffusé; son importance dans l'histoire de la philosophie
et dans l'histoire des idées est mieux marquée. Il faut également
mentionner que les dernières années ont vu se multiplier les
relations entre chercheurs des différents pays, ce qui a forcé
chacun a sortir de son provincialisme et à accepter de poser aux textes
des questions qui n'étaient plus seulement celles de sa propre tradition
nationale.
Or il faut bien constater que les textes dont on disposait n'étaient
pas à la hauteur de cet essor de la recherche; il en était de
même des traductions françaises et des annotations :
1) état actuel de l'édition
On dispose de deux éditions "complètes" (c'est-à-dire
postérieures à la découvertes d'inédits au XIXe
siècle): la première établie aux Pays-bas: Van Vloten
& Land (1882-3; 1895; 1914); la seconde établie en Allemagne: Gebhardt
(1924). C'est dire que la plus récente a déjà près
de quatre-vingts ans. Elles sont donc dépassées par les documents
et textes découverts depuis lors (lettres inédites de Spinoza
à L. Meyer, à Oldenbourg; rapports et lettres sur Spinoza; lecture
plus complète du Court Traité) mais on peut aussi leur
reprocher d'avoir omis des textes importants pourtant disponibles à
leur époque: l'indispensable "Préface" aux Opera
Posthuma de Meyer et Jelles par exemple; les annotations de l'exemplaire
de Florence.
Mais surtout l'établissement du texte et l'annotation qui le justifie
sont gravement défectueux du fait d'une connaissance très insuffisante
du milieu, de la langue et de la culture de Spinoza. Les importantes études
d'Akkerman et Steenbakkers ont bien montré que sur nombre de points
la leçon des Opera posthuma est meilleure que celle de Gebhardt,
notamment parce que celui-ci a cru devoir modifier le texte latin en le ramenant
aux normes du latin classique (sans tenir compte des usages du latin du XVIIe
siècle) ou parce qu'il n'a pas su identifier les allusions à
la culture humaniste commune qui souvent donnent leur sens aux phrases sans
prendre la forme de citations explicites.
Il ne s'agit pas de contester les mérites qu'a pu avoir en son temps
l'édition de 1924, qui demeure jusqu'à maintenant un instrument
de travail utile. Mais il est possible actuellement de constituer une édition
plus complète, appuyée sur un travail d'histoire des textes
plus exhaustif (cf. Fritz Bamberger pour le TTP et sa prise en compte
dans l'édition de G. Gawlick et F. Niewöhner, 1979; Mignini pour
la Korte Verhandeling; Akkerman/Steenbakkers pour l'Ethique;
Akkerman, Mignini, Proietti pour la Réforme de l'entendement),
une meilleure connaissance de la langue, du lexique, (cf les travaux d'indexation
achevée ou en cours, ainsi que le Lexicon spinozanum d'Emilia
Giancotti) ou même les théories sur la ponctuation qui avaient
cours dans le cercle de Spinoza (chez L. Meyer en particulier, qui fut l'éditeur
de la plupart de ses textes. Cf. Lagrée, Moreau: traduction de la Philosophia
S. Scripturae Interpres, 1988).
2) état actuel de la traduction française.
Si l'on excepte celles du XIXe siècle, il existe actuellement sur le
marché deux traductions "complètes" en français,
celle d'Appuhn et celle qui se trouve dans un volume de la collection "la
Pléiade". Celle d'Appuhn, qui est la plus ancienne, est de loin
la meilleure; cependant, elle est plus incomplète que l'édition
Gebhardt: il lui manque en effet:
- un certain nombre de lettres
- la grammaire hébraïque
- les écrits scientifiques attribués à Spinoza
- les "propos et citations" recueillis par Gebhardt pour l'édition
F. Meiner
- les documents biographiques que l'on trouve dans la plupart des traductions
étrangères (les traductions françaises reproduisent uniquement
la biographie de Lucas, parce qu'elle est rédigée en français;
pour la biographie de Colerus, elles conservent, de façon scandaleuse,
la vieille traduction fautive, source de légendes propres au domaine
francophone, jamais corrigées - alors qu'on avait le moyen de le faire
au moins depuis les travaux de Freudenthal [1899!]; elles omettent systématiquement
Stolle-Hallman, Kortholt et les documents mineurs)
La traduction fournie par Appuhn, bien que souvent soigneuse, porte la marque
d'une excessive "romanisation" (comme Gebhardt, il a tendance à
ramener Spinoza aux normes du latin classique) et d'autre part le poids d'une
trop faible attention aux problèmes de cohérence lexicale et
d'équilibre sémantique. on ne saurait le lui reprocher: mais
actuellement se développe une nouvelle génération de
traductions de Spinoza dans les langues modernes, plus attentives à
ces problèmes, et appuyées sur les études lexicographiques
déjà citées. L'Université française ne
doit pas en demeurer à l'étape précédente.
Il y a peu à dire de la traduction de la Pléiade, du fait qu'elle
régresse, du point de vue scientifique, bien en-deçà
de la traduction Appuhn - malgré sa date; elle n'utilise même
pas les acquis de la recherche postérieurs à Appuhn (exemple
: la lettre à Oldenbourg découverte en 1930 par Wolf n'est ni
traduite, ni même signalée - en 1954 !); le commentaire pénètre
la traduction contre toutes les normes de l'objectivité (ainsi "tractatus
politicus" est traduit par "traité de l'autorité
politique" pour appuyer la note où le commentateur insiste sur
le rôle à ses yeux essentiel de la notion d'autorité dans
le système spinoziste).
3) état actuel de l'annotation
Dans la traduction Appuhn, l'annotation historique est souvent faible et elliptique
(dans la Pléiade, elle est fréquemment fausse, ou bien l'interprétation
personnelle remplace l'annotation). Une annotation actualisée devrait
tenir compte de l'approche actuelle des milieux formateurs de Spinoza et des
strates de sa culture - comme le font par exemple, à l'étranger,
l'annotation de Chaim Wirzubski pour les références à
la culture latine classique dans le TTP; ou la traduction Droetto
pour l'histoire des discussions exégétiques; ces informations
doivent être fournies au lecteur, sans lui être imposés
comme autant d'identifications.
B. Présentation de la nouvelle édition critique
Pour toutes ces raisons une nouvelle édition critique était
nécessaire. Elle doit être réellement complète,
philologiquement exacte, sémantiquement rigoureuse; fournir l'intégralité
des textes latins ou néerlandais – et, lorsque cela est nécessaire,
plusieurs textes (par exemple à la fois le texte latin et le texte
néerlandais de certaines lettres). Elle doit être accompagnée
d'une traduction française tenant compte des recherches signalées
ci-dessus. Le commentaire doit comporter toutes les notes nécessaires
à l'information du lecteur, mais en restreignant au minimum l'interprétation;
il donne, pour chaque question décisive, une bibliographie minimale.
L'ensemble doit être accompagné de glossaires justifiant les
choix de traduction. Le travail sur chaque volume est effectué par
un nombre restreint d'éditeurs et de traducteurs, en accord sur un
certain nombre de choix communs, et responsables chacun des décisions
spécifiques au texte qu'il édite et/ou traduit. En même
temps, un cercle plus large comprend des spécialistes qui ont accepté
de relire textes et traductions et de fournir des notes sur des sujets précis.
Il est possible d'obtenir ainsi à la fois la cohérence nécessaire
à un tel projet et les plus grandes garanties de rigueur. L'édition
néerlandaise et italienne du Court traité par F. Mignini
fournit un modèle de ce que doit être ce type de travail.
L'équipe d'édition-traduction est constituée par des
chercheurs français (le groupe de recherches spinozistes), néerlandais
(le département de philologie de l'Université de Groningue dirigé
par F. Akkerman, auquel s’ajoute un chercheur du ZWO, maintenant rattaché
à l'Université d'Utrecht) et italiens (F. Mignini, de l'Université
de Macerata, et ses collaborateurs). Le cercle de relecture comprend notamment
Michel Blay, Jean Margain, Lee Rice, Alexandre Matheron. Le travail est effectué
en liaison avec d'autres groupes de recherches: la Vereniging het Spinozahuis
néerlandaise, l'Institut Spinoza de Jérusalem, le groupe de
traduction italienne animé par F. Mignini, la rédaction des
Studia Spinozana (Hanovre), les spécialistes américains
E. Curley et Lee C. Rice. Ainsi cette édition est assurée de
bénéficier de tous les apports de la recherche internationale
actuelle.
C. L'entreprise actuelle
Les chercheurs qui vont travailler à cette édition ont déjà
une certaine expérience. Ils ont élaboré des régles
collectives d'édition et publié (pour certains d'entre eux)
un autre ouvrage de Spinoza (le Traité théologico-politique).
Nous nous proposons, dans le cadre de l'axe "éditions critiques",
de publier le Traité politique, les Premiers Ecrits
et les Principia. Le premier volume serait celui du Traité
politique, grâce à la collaboration de Charles Ramond (Université
de Bordeaux III), de P.F. Moreau (ENS LSH), de Ghislain Waterlot (Grenoble)
et de chercheurs italiens de l'Université de Macerata.
Edition critique de la correspondance
de Pierre Bayle
(direction : Antony McKenna, UMR 5037, Université de
Saint-Etienne)
Equipe régionale : Antony McKenna (Saint-Etienne),
Pierre-François Moreau (ENS, Lyon), Annie Leroux (ITA, Saint-Etienne).
Equipe internationale : Hubert Bost (Montpellier), Hans Bots
et Helena van Lieshout (Nimègue), Edward James (Cambridge), Wiep van
Bunge (Rotterdam).
Le renouveau des études sur Pierre Bayle a donné une nouvelle
impulsion aux recherches le concernant, car il se révèle être
non seulement comme un observateur hors pair du débat philosophique
de la fin du siècle, mais également comme un acteur incontournable
de l'évolution des idées en Europe au moment de la “crise
de conscience”. Les travaux récents (G. Mori 1999; J.-M. Gros
2001, 2002) ont en effet souligné l'importance de la pensée
philosophique de Bayle dans le contexte de l'échec de la théologie
rationaliste et de la diffusion du spinozisme… et l'importance de sa
correspondance comme instrument privilégié de l'interprétation
de sa philosophie, car Bayle, à la manière des “libertins
érudits”, masque sa pensée dans ses œuvres publiées.
Nous accorderons une attention particulière à la formation du
jeune “intellectuel” déraciné qu’est Bayle
au Refuge huguenot : sa découverte du spinozisme, les conséquences
qu’il en tire pour formuler ses objections au rationalisme théologique
du cartésien Pierre Poiret, les apories de la “philosophie chrétienne”
qu’il emprunte à Malebranche, la cohérence peu à
peu dévoilée du matérialisme “stratoniste”.
Cette édition critique – la première – de l'ensemble
de la correspondance de Bayle, comportera une quinzaine de volumes et plus
de 1 600 lettres, avec bon nombre de lettres inédites. L’annotation
est triple : critique (sur l’état du manuscrit), explicative
et grammaticale (glossaire). L'annotation explicative vise à faciliter
la lecture en identifiant tous les personnages et les ouvrages mentionnés
et en donnant toutes les précisions utiles pour saisir le contexte
intellectuel qui marque l’évolution de la philosophie de Bayle.
Nous proposons également la reconstitution du réseau de la correspondance
de Bayle, non seulement des correspondants et des lettres connus, mais également
de tous les correspondants dont les lettres sont attestées dans la
corresponce connue, mais dont les lettres ont été perdues. Le
réseau de correspondance, ainsi reconstruit, devient évidemment
beaucoup plus complexe et beaucoup plus dense; l’analyse sociologique
et historique permettra de définir avec beaucoup plus de précision
la communauté virtuelle de la correspondance – comprenant tous
ceux qui pouvaient partager les informations fournies par Bayle dans ses lettres
et tous ceux dont il pouvait recevoir en échange, plus ou moins directement,
les informations réciproques – et, dans certains cas, nous pouvons
rétablir les réseaux de correspondance propres de ceux qui participaient
au réseau de Bayle. Ce réseau est une représentation
concrète de la République des Lettres entre 1684 et 1706 : il
joue un rôle capital dans la formation de l’Europe des Lumières.
Avec l'aide d'Annie Leroux (assistante-ingénieur du CNRS, membre de
l’UMR 5037, Saint-Etienne), nous constituons cette édition critique
sous forme de base de données: à partir de la base, qui lie
inventaire, texte établi des lettres avec leur annotation et images
des manuscrits, nous pouvons assurer l'édition classique sur papier
(selon les normes prescrites par la maison d'édition) comme aussi l'édition
électronique sur DVD-ROM et sur Internet.
La Bibliothèque
orientale des Lumières
(collection nouvelle, coéditée par ENS-Editions et les Presses
universitaires de Saint-Etienne)
(direction C. Volpilhac-Auger, ENS-LSH)
Equipe Rhône-Alpes : Catherine Volpilhac-Auger, ENS-LSH
; Chantal Gillette, ENS-LSH; Henri Duranton, université de Saint-Etienne
; Yves Jocteur-Montrozier, Bibliothèque municipale de Lyon.
Equipe internationale : Sylviane Albertan-Coppola, université
de Valenciennes ; Frédéric Briot, université de Lille
3 ; Diego Venturino, université de Metz ; Jean-Pierre Schandeler, professeur
agrégé, Montpellier ; Philip Stewart, Duke university, Durham
(USA) ; Rolando Minuti, université de Florence.
Ce projet se propose de rééditer, à partir des fonds
de la bibliothèque municipale de Lyon (Part-Dieu) et avec le soutien
de cette institution, les textes fondamentaux qui ont constitué l’image
de l’Orient en France et qui ont ainsi contribué à définir
l’anthropologie des Lumières. Ce sont eux qui ont permis de rompre
avec le christianocentrisme et l’européocentrisme jusque-là
de règle dans l’écriture historique et philosophique.
Les annales chinoises, en remontant au-delà de la chronologie biblique,
en font éclater le cadre ; la société chinoise, fondée
sur les rites qui définissent une morale sans recours à Dieu,
se trouve ainsi apparemment dispensée de recourir à une théologie.
Pareils exemples ne peuvent être méconnus, à l’heure
où sont remis en cause et les principes de la Révélation,
et les termes mêmes de l’Ecriture biblique. Les ennemis habituels
de la religion catholique (au premier chef, Mahomet), se trouvent investis
d’un rôle nouveau : non plus “ infidèles ”,
mais porteurs de valeurs de renouvellement, et stigmatisant l’incapacité
à l’universalisme de la religion chrétienne.
Les premiers titres envisagés pour cette collection permettent d’en
souligner les orientations principales, tout en appelant l’attention
sur la nécessité de recourir aux textes mêmes qui ont
défini la connaissance de l’Orient jusqu’au XIXe siècle
: c’est à travers le Coran, traduit par Du Ryer en 1647 selon
les principes habituels de la traduction-adaptation du XVIIe siècle,
et non à travers des traductions plus récentes, et donc plus
fidèles et plus exactes, que l’on connaît l’Islam
pendant deux siècles (publication n° 1, 2003-2004). La Chine apparaît
comme le second pôle de la réflexion : faisant le bilan des Lettres
édifiantes et curieuses envoyées par les missionnaires
jésuites, le Père Du Halde donne, avec la Description de
la Chine en 4 volumes in-folio (1735) la somme des connaissances et l’image
de référence qui alimentera le débat pendant plus d’un
siècle (publication n° 2, 2004-2005). La Perse, qui au despotisme
politique joint l’application rigoureuse des interdits islamiques, offre
un troisième cas de figure, avec le Voyage en Perse du chevalier
Chardin (1710, 10 vol. in-8°), connu pour avoir nourri l’imaginaire
romanesque, avec les Lettres persanes, mais par là-même
pour avoir fourni au relativisme religieux et moral ses armes principales
(publication n° 3, 2005-2007).
Equipe régionale : C. Volpilhac-Auger, ENS-LSH; O.
Ferret, université de Lyon 2 ; H. Duranton, université de Saint-Etienne,
établissement du texte ; Myrtille Méricam-Bourdet, ENS-LSH,
secrétariat et coordination éditoriale ; M. Rosellini, ENS-LSH
; D. Varry, ENSSIB.
Equipe internationale : M.-H. Cotoni, université de
Nice ; Gianni Goggi, université de Pise ; G. Laudin, université
de Paris X ; F. Lotterie, université de Strasbourg ; L. Macé,
Paris ; N. Masson, université de Poitiers ; N. Cronk, Oxford, Voltaire
Foundation ; G. Iotti, université de Pise ; R. Minuti, université
de Florence ; O. Penke, université de Szeged (Hongrie) ; J. Renwick,
université d’Edimbourg ; R. Waller, université de Liverpool.
Les tomes 21 à 27 des Œuvres complètes de Voltaire,
en cours de publication à la Voltaire Foundation (Université
d’Oxford ; 85 volumes prévus, 30 volumes disponibles), sont consacrés
à l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations,
ouvrage historique qui occupe 2 volumes de 900 pages dans la seule édition
actuellement disponible, celle des Classiques Garnier (édition partiellement
critique, annotation quasi inexistante). La direction de cette entreprise
a été confiée en 2002 à Catherine Volpilhac-Auger
par la Voltaire Foundation et le Comité de direction des Œuvres
complètes de Voltaire. Il s’agit d’un projet entièrement
nouveau, pour lequel un soutien est demandé uniquement à la
Région Rhône-Alpes et, de manière ponctuelle, au Ministère
des affaires étrangères (Actions intégrées DRI),
pour 2003-2004.
Les critères en vigueur pour les Œuvres complètes
de Voltaire impliquent d’abord la présentation rigoureuse d’un
texte que l’auteur a remanié trente ans durant, l’étoffant
inlassablement, au fil de ses lectures ou de polémiques diverses. L’établissement
soigneux de ce texte stratifié, feuilleté, complexe, pour lequel
la bibliographie matérielle a un rôle essentiel à jouer,
va de pair avec un travail d’annotation qui se propose d’interpréter
ses accroissements (et retranchements) successifs en réinsérant
Voltaire dans les débats intellectuels de son temps : pour un esprit
aussi réactif que le sien, la polémique est un mode privilégié
de création ; le récit historique devient ainsi un dialogue
dont on n’entend plus qu’une voix ; restaurer celui-ci dans son
intégrité, redonner leur statut de contre-attaques, de réponses
ou de répliques à ce qu’on pourrait prendre pour des développements
autonomes, est un objectif qui ne doit jamais être perdu de vue : entre
1756, date de la première édition, et 1776, date des derniers
ajouts, la campagne Ecr[aser] l’Inf[âme] que lance Voltaire
contre toute forme de fanatisme retentit sur tous ses écrits.
Certes l’annotateur doit toujours être attentif, comme on s’y
attend, aux sources de l’historien ; préalablement à tout
autre travail, il doit les identifier (en ce domaine, la connaissance de la
bibliothèque de Voltaire et de ses notes marginales est essentielle),
en écartant systématiquement la comparaison avec les savoirs
actuels : c’est l’horizon des connaissances contemporaines de
l’historien qu’il lui faut patiemment reconstituer, comme on a
appris à le faire avec Montesquieu. Mais il doit aussi avoir présent
à l’esprit le dessein même de Voltaire qui, dans la lignée
de Montesquieu, fait de l’histoire l’élément majeur
d’une démarche proprement philosophique : faisant éclater
le cadre traditionnel renouvelé par Bossuet, qui mettait l’Europe
chrétienne au centre d’un monde gouverné par la Providence,
l’historien-philosophe montre la marche inégale de l’esprit
humain chez des peuples étrangers à toute Révélation
comme chez ceux que le christianisme a animés, les menant aux guerres
et au fanatisme. C’est là que s’enracine l’anthropologie
culturelle des Lumières, au contact des relations de voyages et descriptions
de l’Orient ou des Indes occidentales, dans la large perspective ouverte
par la critique systématique d’un catholicisme spirituellement
et temporellement dominateur. Généralement perçue de
ce fait comme militante (antichrétienne, antibiblique, et fortement
politisée), et donc comme subjective ou dévoyée (on se
contente alors d’en dénoncer les vices prétendument structurels),
l’histoire voltairienne doit plutôt être rendue à
la fonction qu’elle s’est toujours donnée : l’étude
des facteurs qui ralentissent ou favorisent les progrès de la raison
constitue son véritable objet, qui devient par là le meilleur
champ d’observation et d’analyse de la philosophie. Ce qui doit
donc avant tout susciter l’intérêt, c’est la manière
dont Voltaire constitue ce champ et dont il applique ou rend opératoires,
dans l’espace et le temps des civilisations qu’il envisage successivement,
les critères de rationalité qu’il définit.
Enfin, une part importante de l’interprétation et donc de l’annotation
du texte sera accordée à l’étude de l’écriture
de l’histoire qui, au XVIIIe siècle, appartient de plein droit
au champ des belles-lettres : il apparaît nécessaire de rompre
avec la perspective moderne, absolument anachronique, selon laquelle l’historien
prestigieux qu’est Voltaire se ferait le vulgarisateur habile, et donc
d’intérêt secondaire, d’une érudition qui
se constituerait peu à peu à partir du XVIIe siècle,
chez les mauristes ou à l’Académie des inscriptions. Chez
Voltaire, il faudrait donc écarter le voile rhétorique pour
atteindre la réalité des savoirs et juger du degré de
sérieux de son entreprise. En fait, au siècle des Lumières,
l’érudition, qui jamais n’est confondue avec l’histoire
tant elle lui est subordonnée, n’est jamais conçue autrement
que comme une matière première qu’il faut transformer
pour lui donner sa raison d’être. C’est ce processus de
transformation de données brutes en un récit,
seul susceptible d’emporter la conviction du lecteur, en lui donnant
et la garantie et l’impression de la vérité, qu’on
s’attachera aussi à restituer : la poétique et la rhétorique
de l’histoire font pleinement partie du projet philosophique voltairien.
On définira ainsi pour le siècle des Lumières un observatoire
idéal des relations complexes qu’entretiennent au sein de la
culture savante littérature, philosophie et histoire, avant de faire
retour sur elles-mêmes pour se séparer définitivement.
Équipe régionale : C. Volpilhac-Auger (ENS-LSH),
Caroline Verdier (ingénieur d’études, CNRS, ENS-LSH),
Gilles Bertrand (université de Grenoble II), Antony McKenna (université
de Saint-Etienne).
Équipe internationale : François Brizay (Angers),
Christian Cheminade (Paris), Clémence Heinrich-Couturier (Paris), J.
Ehrard (Clermont II), Christophe Martin (université de Bordeaux III),
Hans Bots (université de Nimègue), Grete Klingenstein (Vienne),
Rolando Minuti (université de Florence), Giulia Papoff (université
Suor Orsola, Naples), Laura Mascoli-Vallet (université Suor Orsola,
Naples).
Au sein des Œuvres complètes de Montesquieu, 2 volumes
présentent un intérêt particulier pour une recherche centrée
en Rhône-Alpes et couplée avec d’autres éditions
critiques, de manière à modifier notablement l’approche
philosophique de textes déterminants pour la formation intellectuelle
du jeune Montesquieu.
Les Notes de lecture (1710-1754), longtemps tenues pour secondaires,
apparaissent désormais comme le véritable lieu d’expérimentation
et de réflexion d’une pensée qui, au lieu d’en être
la reprise servile, dialogue avec les auteurs. Parmi ceux-ci, au premier chef,
Malebranche et Bayle, et toute la pensée déiste ou athée
qui, sous le couvert d’une inspiration épicurienne ou stoïcienne,
s’appuie sur la philosophie antique. La découverte récente
d’un manuscrit inédit, “ Notes sur Cicéron ”,
en constitue le fer de lance. Ces notes peuvent être considérées
comme des intermédiaires entre un texte initial et l’œuvre
même de Montesquieu, et comme constituant le laboratoire de cette œuvre
; s’il est toujours effectivement utile d’apprécier ce
que l’auteur retient d’une lecture comme ce qu’il en écarte,
et s’il est indispensable de délimiter l’usage qu’il
en fait ultérieurement, il importe aussi de considérer en elles-mêmes
ces notes, comme témoignage de la fonction libératrice de la
pensée philosophique des années 1650-1700, qui suscite également
réactions et oppositions chez celui qui ne se sait pas encore philosophe,
mais le devient au contact de textes dont il ressent parfaitement la portée.
Ces Notes de lecture, placées sous la responsabilité
de Catherine Volpilhac-Auger, se donnent donc comme une véritable initiation
à la pensée de Montesquieu, voire un mode d’accès
qui en rend la publication urgente, puisque celle-ci est déterminante
pour l’édition des œuvres majeures qui en sont issues.
Les Voyages (1728-1731), placés sous la double responsabilité
de Gilles Bertrand (université de Grenoble II) pour la partie italienne,
et de Catherine Volpilhac-Auger (ENS-LSH), témoignent d’une période
particulièrement féconde où Montesquieu, loin d’accomplir
un “ tour ” à visée purement pittoresque,
entreprend un véritable voyage de formation politique, philosophique
et esthétique, dont toute son œuvre recueillera les fruits. Cette
orientation, qui souvent n’a pas été comprise (on déplore
généralement le faible intérêt de Montesquieu pour
tel paysage ou telle coutume locale…), doit être restituée
pleinement si l’on veut saisir la complémentarité de cet
apprentissage d’un monde jusque-là largement appréhendé
de manière livresque. Cet aspect apparaît d’autant plus
intéressant que Montesquieu a repris après 1750 le texte écrit
vingt ans plus tôt : l’édition critique devra être
attentive au sens nouveau que prennent des pages écrites avant
le temps des Lumières triomphantes. L’originalité de ces
Voyages consiste enfin en un mode particulier d’expression
littéraire dont Montesquieu refuse les modèles les plus convenus,
qu’il faudra désigner, mais surtout ils relèvent d’une
thématique du voyage de formation, dont le CRHIPA de Grenoble II a
fait un de ses axes principaux de recherche : lié à un réseau
doctorial qui en garantit l’ouverture européenne et constitue
un lieu de formation reconnu, cet axe apparaît comme fondamental pour
la convergence d’intérêts des historiens comme des philosophes
et des littéraires.
Nom, prénom, fonctions et coordonnées
du (des) responsable (s) :
• Suzanne Cornand, Maître de Conférences (Université
Stendhal-Grenoble 3)
• Christophe Cave Maître de Conférences (Université
Stendhal-Grenoble 3)
Université Stendhal – UMR LIRE CNRS N° 56 11- BP 25 - 38
040 Grenoble Cedex
Liste des collaborateurs Rhône-alpins
ASSAYAG Pierre (docteur en Lettres)
CAVE Christophe MC (Université Grenoble 3 - UMR LIRE)
CORNAND Suzanne M.C. (Université Grenoble 3 - UMR LIRE)
COSTA Véronique (MC -IUT II – Grenoble – UMR LIRE)
DURANTON Henri, (MC - Université de St Étienne – UMR LIRE-Lyon)
FERRET Olivier (MC - Université de Lyon 2 – UMR LIRE Lyon)
HOLZE Dominique (Doctorant – Grenoble 3 )
LABROSSE Claude (MC - UMR LIRE-Lyon)
LUNA Marie-Françoise (Professeur - Université Grenoble 3 - UMR
LIRE)
MERCIER-FAIVRE Anne-Marie (Professeur -IUFM Lyon- UMR LIRE Lyon)
PERRIN Jean-François Professeur, (Université Grenoble 3 - UMR
LIRE)
REYNAUD Denis (Professeur - Université de Lyon 2 – UMR LIRE Lyon)
SAMPIERI Jean-Christophe (Doctorant – Grenoble 3)
SGARD Jean (Professeur émérite - Université Grenoble
3 - UMR LIRE)
Liste des collaborateurs Extérieurs
FORT Bernadette (Northwestern University, USA)
GEFFROY Annie (Chercheur CNRS)
POPKIN Jérémy (Dept of History, University of Kentucky, Lexington,
USA)ROBINSON Philip (University of Kent, GB)
Anne SAADA (Chercheur - BU de Göttingen)
SETH Catriona Jane (MC, Université de Rouen)
STEWART Philip (Dpt of Romance Studies, Duke University, Durham, USA)
WEIL Françoise (LIRE Lyon)
Pièce maîtresse de l'information non officielle au XVIIIe siècle,
les Mémoires secrets, chronique anonyme attribuée par
la tradition à Bachaumont, témoignent des mœurs, de la
vie culturelle et politique de 1762 à 1787. Leurs 36 volumes, publiés,
semble-t-il, pour la première fois à partir de 1777 jusqu'en
1789, servent depuis deux siècles de matériau documentaire sur
le XVIIIe siècle, semblant confirmer le projet qu'énonçait
le titre complet de la collection, « pour servir à l'histoire
de la République des Lettres ».
Lorsque les premiers volumes des MS paraissent en 1777, ils sont
précédés d’un « avertissement » qui
situe l’entreprise dans la triple filiation des « Encyclopédistes
», des « Economistes » et des « Patriotes »,
et plus généralement de la philosophie des Lumières :
« L’invasion de la philosophie dans la République des Lettres
en France est une époque mémorable par la révolution
qu’elle a opéré dans les esprits ». Cette origine
plus ou moins mythifiée justifie l’Histoire que les MS
disent vouloir « recueillir » au fil des 36 volumes, celle qui
fait du mouvement pro-parlementaire le « véritable point où
la révolution a éclaté », mais aussi celle qui
considère la pensée des Lumières comme le cœur des
productions de la république des lettres que les MS vont contribuer
à diffuser et à prolonger. On trouvera donc dans ces matériaux
divers la réfraction des grands mouvements de la pensée des
Lumières que sont par exemple les courants déistes, matérialistes,
la lutte anti-religieuse ; mais encore le compte rendu des grands auteurs
des Lumières, les Voltaire, Rousseau, d’Holbach, le feuilleton
éditorial des livres « de surface » comme de la littérature
clandestine. La « politisation » de la pensée des Lumières,
de son usage et de sa présentation sera au fil des ans, jusqu’à
la Révolution, de plus en plus manifeste.
La collection, qui fut au XVIIIe siècle un succès de librairie,
et dont les rééditions partielles furent nombreuses au XIXe
siècle, se trouve dans la plupart des bibliothèques, mais elle
ne bénéficie d'aucune édition critique et n'a jamais
été réimprimée dans sa totalité depuis
le XVIIIe siècle. Seuls les Salons insérés dans l'ouvrage
ont été réédités récemment par Bernadette
Fort. Par ailleurs, une édition numérisée autorisera
une information exhaustive comme des parcours inédits à travers
une somme peu exploitable en l'état.
Cette chronique n'est devenue un objet de recherche que très récemment
et très occasionnellement : sous l’effet de la réévaluation
du champ de l'information, ces toutes dernières années ont vu
paraître les deux seuls colloques portant en tout ou partie sur les
MS. La bibliographie des recherches sur la question reflète
à la fois la place importante dévolue aux MS, chez
les spécialistes de la presse et les historiens, et le travail qui
reste à faire pour restituer pleinement leur spécificité
à l’intérieur des logiques « médiatiques
» du XVIIIe siècle.
L’équipe constituée par LIRE Grenoble se donne pour tâche
d'établir une édition critique sur un support informatique et
papier de ce texte de référence, mais aussi de mener une réflexion
à son propos, en l'explorant dans sa matérialité comme
dans ses contenus.
L'objet à éditer est complexe. Pour une publication aussi étalée
dans le temps, le terme d'« édition » ne vaut que pour
des volumes ; on observe en effet diverses rééditions partielles
alors que continuent de paraître des volumes nouveaux, ce qui explique
que la plupart des bibliothèques offrent des collections dépareillées.
L'édition scientifique aura à déterminer le meilleur
texte ; au stade actuel de l'enquête et de la recension, il semblerait
qu'existent trois grandes « séries », commençant
respectivement en 1777, 1780 et 1784. Nous sommes dans l'ignorance du lieu
(ou des lieux) des éditions, l'adresse des éditions du XVIIIe
siècle étant manifestement fausse : c'est un point non négligeable
pour une meilleure connaissance du statut particulier, ni officiel ni clandestin,
de l'ouvrage. Il faudra aussi s'interroger sur la présence d'Additions,
de diverses Augmentations , ou sur l’insertion de Salons,
selon une logique qui est loin d’être évidente. Ce désordre
apparent relève-t-il d'un ordre particulier ou d'une aléatoire
conjoncture éditoriale ? Les justifications avancées dans divers
« avertissements » ne sont guère convaincantes. Enfin,
les modifications qui s'opèrent au fil des ans, dont les manifestations
les plus apparentes sont une politisation et un allongement des notices, faisant
passer de deux années traitées dans un volume au début
de l'entreprise à trois volumes pour une unique année à
la fin, devront être interrogées en relation avec les problèmes
posés par la rédaction.
La nature même des Mémoires secrets est souvent référée
au « registre de la paroisse Doublet », qui accrédite une
écriture collective. Une analyse précise des textes et des intertextes
doit contribuer à préciser ce que les M.S. doivent à
cette origine du salon Doublet et des nouvelles à la main, presque
mythifiée par les érudits du XIXe siècle, les Goncourt
et Funck-Brentano, et relayée depuis. En effet, comme l'a montré
F. Moureau dans son Répertoire des nouvelles à la main,
de nombreux ateliers de nouvelles manuscrites semblent issus du salon (Mairobert?
Mouffle?) ou de son entourage (Mme d'Argental, Gillet). Une première
analyse montre une grande différence entre les nouvelles et les MS,
mais aussi d'étonnantes similitudes. Il en est de même pour les
textes de ce que l’on pourrait appeler le « corpus Mairobert »
(Journal Historique, Observateur anglais, Anecdotes sur Madame du Barry,
entre autres), qui demandent le même type de confrontation et d’analyse.
L'antériorité, les reprises, les démarquages ou les variations
sont autant de modalités d'un vaste intertexte essentiel à l'édition,
auquel nous devrons être sensibles, tant pour les ouvrages « patriotes
» que pour le vaste corpus des nouvelles à la main. Quelle place
exacte occupent les M.S. dans cet intertexte pléthorique:
relais? source? C'est ce que le travail éditorial se propose de déterminer.
Notes
(1) P. Hazard, La Crise de la conscience européenne, Paris, 1935.
(2) J. Israel, The Radical Enlightenment. Philosophy and the making of modernity (1650-1750), Oxford, OUP, 2001.
(3) Voir G. Mori, Bayle philosophe, Paris, Champion, 1999, p.128-154.
(4) Voir A. McKenna et A. Mothu, : “D’Épicure à Jamet en passant par Bayle : La Lettre métaphysique sur la création”, in Epikureismus vom Humanismus bis zur Aufklärung: Recht, Moral und Politik, Actes de la Journée d'étude de Wolfenbüttel, Bibliothek Herzog August, 22-24 novembre 2000, dir. Edoardo Tortarolo et Gianni Paganini.