Contrat de plan État-Région
Insertion scientifique de l’Ecole normale supérieure Lettres et sciences humaines en Région Rhône-Alpes


Axe Editions critiques
Fondements et diffusion de la pensée des Lumières

Editions soutenues

Œuvres complètes de Spinoza
Correspondance de Bayle
Mémoires secrets dits « de Bachaumont »
Essai sur les mœurs de Voltaire
Voyages et Notes de lecture de Montesquieu
Bibliothèque orientale des Lumières


Présentation


Les regroupements entre équipes travaillant sur l’histoire des idées pour la période 1650-1780 et les convergences entre des entreprises lourdes d’éditions critiques de textes fondamentaux, philosophiques et littéraires, permettent de faire apparaître une idée-force : il est impératif de redéfinir, chronologiquement et idéologiquement, la notion même de Lumières, pour suggérer une nouvelle approche d’un phénomène étudié dans sa continuité, à partir de la contestation spinoziste et jusque dans son épanouissement politique de la fin des années 1780. Cette pensée, placée sous le signe de la critique, est aussi une pensée de l’ouverture, du dialogue et de l’intertextualité : d’une génération aux suivantes, arguments et démonstrations se répondent les uns aux autres et se développent, en se renforçant ou en s’opposant, mais jamais isolément, comme pourrait le laisser croire une histoire des idées fondée sur quelques jalons principaux étudiés pour eux-mêmes. C’est un développement progressif qu’il importe de restituer, à travers l’édition critique de Spinoza, Bayle, Montesquieu, Voltaire, des Mémoires secrets, et des textes sur l’Orient qui ont fortement contribué à constituer l’anthropologie culturelle des XVIIe-XVIIIe siècles et à alimenter le débat d’idées. Notre projet comporte trois aspects complémentaires: 1) une problématique proprement philosophique axée sur le statut du spinozisme et de la philosophie classique au XVIIIe siècle; 2) une approche méthodologique de la théorie et de la pratique de l'édition critique; 3) l'organisation d'ateliers de formation destinés aux doctorants et aux jeunes chercheurs.
Le travail commun entre ces équipes de la Région Rhône-Alpes, appartenant à deux UMR et bénéficiant de leurs infrastructures comme de leurs acquis méthodologiques et scientifiques, prendra plusieurs formes. Outre les croisements induits par la participation de mêmes chercheurs à plusieurs de ces projets, nous aurons l'ambition de tirer de la problématique philosophique des conséquences sur le plan de la méthode de l’édition critique : aux notions de “ source ” et d’ “ influence ”, trop facilement considérées en histoire des idées comme l’objectif premier et dernier de l’édition critique, il faudrait substituer les opérations plus complexes et plus nuancées de recontextualisation et de réinsertion dans un courant de pensée, et de développement ou de prolongement. On en étudiera les modalités dans des ateliers, qui réuniront en stages les équipes mais aussi les jeunes chercheurs et les doctorants (l’édition critique étant ainsi reconnue comme une étape indispensable dans la formation des chercheurs), et dans un séminaire axé lui aussi sur la méthodologie, faisant ainsi de l’ENS-LSH un lieu d’accueil, et de réunion des équipes rhônalpines, tout en assurant la formation d’un vivier important de jeunes chercheurs, littéraires et philosophes.


Problématique


La problématique philosophique qui fonde l’unité de nos travaux constitue une hypothèse sur la nature même de la pensée des Lumières et sur son enracinement dans la philosophie classique du XVIIe siècle.
En effet, pour comprendre en profondeur le contexte intellectuel et culturel du tournant du siècle – et partant la substance même de la pensée des Lumières – il faut être prêt à mettre en question la définition de la “crise de conscience” européenne selon les termes de Paul Hazard (1). Le terme même de “crise de conscience” ne prend tout son sens que si on conçoit le XVIIe siècle comme une période de calme et de certitude. A la foi majestueuse et aux évidences certaines du XVIIe siècle aurait succédé l’incrédulité impertinente des philosophes des Lumières. La source de ce bouleversement désigné par Hazard serait essentiellement le déisme anglais nourri par l’empirisme de Locke.
Cette lecture exige d’être mise en question à plusieurs niveaux. D’abord, le siècle “classique” a été, en fait, une époque de batailles très violentes sur les plans politique, religieux et philosophique. Le calme apparent de l'âge classique n'est que de surface et découle du formidable effort de mise en ordre – politique, culturel et religieux – entrepris par Richelieu d'abord, poursuivi par Mazarin et par Louis XIV ensuite. Dès qu'on entre dans le détail des systèmes rivaux et qu'on considère les péripéties de leur diffusion et de leur réception, on ne peut qu'être sensible à la multiplicité des courants philosophiques (scepticisme, rationalisme, épicurisme…) qui s'expriment tout au long du siècle et qui poursuivront leur dialogue au siècle suivant. A la rupture perçue par Hazard, on peut légitimement opposer une vue du long terme, de la continuité de l'histoire philosophique de l'âge classique, depuis Montaigne jusqu'à la philosophie des Lumières.
Un autre aspect de la mise en question de l’interprétation de P. Hazard est parfaitement exprimé dans l’ouvrage récent de Jonathan Israel (2) : il souligne l'influence du naturalisme spinoziste comme la source principale des Lumières ‘‘radicales’’ qui bousculèrent les idées reçues dans toute l'Europe dès 1670. Le spinozisme s’exprime d’abord, dans toute sa violence, dans la littérature clandestine de la fin du siècle. Ensuite, la “High Enlightenment” ne sera que le résultat d'un compromis entre cette contestation philosophique radicale et l'ordre social, la hiérarchie sociale: les philosophes prestigieux des Lumières trouvent le ton et la distance, mais ils trahissent ainsi les idées radicales de leurs précurseurs clandestins. Ce schéma, que nous simplifions ici à outrance, permet de reconnaître le rôle primordial de la philosophie “continentale”: le bouleversement des idées s'est produit bien plus tôt et plus violemment que ne l'avait cru Paul Hazard. Et la Frühaufklärung n'est pas constituée par une vaguelette, un frémissement qui ira en croissant au cours du siècle jusqu'à constituer le rouleau océanique des Lumières: au contraire, le rouleau s'est abattu dès 1670 et la suite ne sera que l'assimilation et la canalisation de cette explosion initiale. L’ouvrage de J. Israel constitue en ce sens une contestation de la “crise” de Hazard à la fois en ce qui concerne la date, le lieu et la nature philosophique des “Lumières radicales”.
Tout en reconnaissant le caractère radical du “système” spinoziste, nous voudrions insister sur la confluence de plusieurs courants tout au long du XVIIe siècle: à nos yeux, la Frühaufklärung est moins l'effet de la diffusion d'un système philosophique que la conjonction d'une multiplicité de sources en une crise philosophique et religieuse majeure. Scepticisme de Montaigne, rationalisme de Descartes et mécanisme de Mersenne, épicurisme gassendiste, politique hobbienne, naturalisme spinoziste, rationalisme chrétien de Malebranche qui échoue selon les analyses classiques de Bayle : dans cette combinatoire complexe, le naturalisme spinoziste et l'échec du malebranchisme sont parfois les deux faces d'une même philosophie radicale. Ainsi, les “malebranchistes de gauche” (formule de Jean Deprun) constatent d'abord les manquements du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et ils constatent ensuite les apories internes de l'Etre infiniment parfait: rien ne satisfait à la définition d'un tel Etre, si ce n'est “l'Etre universel”, et qu'est-ce que cet Etre universel, si ce n'est la Nature, et qu'est-ce que cette Nature, demande le curé Meslier, si ce n'est la matière, la substance unique. Suivant ce même chemin, Abraham Gaultier devient, lui aussi, un “spinoziste malgré lui”, selon l'heureuse expression d'Olivier Bloch. Même constat chez Bayle: mêmes contradictions internes de l'Etre infiniment parfait; même incompatibilité avec notre expérience quotidienne du Mal; enfin, Bayle réfute l'argument quod nescis par la rétorsion qu'il ose souffler à Des Maizeaux (3) : la matière se suffit à elle-même, elle tend “par sa nature” vers l'ordre que nous constatons; nul besoin de renvoyer ce mystère à un Créateur qui tendrait vers cet ordre par Sa nature: économisons les hypothèses inutiles. Encore une fois, l'échec de la métaphysique malebranchiste a débarrassé le plancher et a permis au matérialisme de dire son nom. Même constat enfin chez ce disciple de Bayle qu'est Pierre-Charles Jamet, dans sa Lettre métaphysique sur la création (4) : même échec de la métaphysique – le constat découle ici directement de l'article “Epicure” de Bayle – et irruption de cette problématique ancienne dans les débats du XVIIIe siècle sur le mécanisme et sur la sensibilité universelle de la matière (car la Lettre métaphysique est envoyée à Réaumur). Encore une fois, nous constatons que la crise ne surgit pas d'une expérience qu'on oppose au rationalisme classique ; elle naît du sein même de ce rationalisme: le cartésianisme conduisait bien au spinozisme, comme l'appréhendaient les théologiens; le malebranchisme constituait bien un chemin du spinozisme, comme l'avait affirmé Dortous de Mairan.

Notre projet est un lieu privilégié pour mettre à l’épreuve des textes ces différentes hypothèses sur la nature et la diffusion de la pensée des Lumières. 1) Pierre-François Moreau propose l’édition critique des œuvres complètes de Spinoza et met en évidence l’enracinement de sa philosophie dans les textes classiques et la nature de la “rupture” que constatent et imposent ses disciples. 2) L’édition critique de la correspondance de Pierre Bayle, dirigée par Antony McKenna, sert de véritable clef de lecture de ses œuvres complexes : elle permet de constater la permanence de ses objections à la théologie rationaliste, depuis les Objections adressées à Pierre Poiret jusqu'à la Continuation des pensées diverses; c’est dans sa correspondance que Bayle révèle la portée du système des Stratoniciens, matérialisme spinoziste révisé, modèle de matérialisme métaphysique, de “malebranchisme d'extrême gauche”, qu’on retrouvera dans le Testament du curé Meslier. 3) L’édition critique des œuvres complètes de Montesquieu, dirigée par Catherine Volipilhac-Auger, est une nouvelle loupe permettant d’étudier, dans la dynamique de son évolution intellectuelle, la force et la portée de l’influence de Malebranche : c’est d’abord dans l’œuvre de Montesquieu qu’on mesurera le renversement du rationalisme chrétien en rationalisme philosophique, la rencontre du “malebranchisme de gauche” et du spinozisme. 4) Le matérialisme des Chinois, disait Bayle (art. “Japon”), est essentiellement une philosophie spinoziste et Fontenelle s’empresse de confirmer ce diagnostic dans sa République des philosophes, car ses “Ajaoïens” sont des réfugiés chinois. Ainsi la Bibliothèque orientale des Lumières, dirigée par Catherine Volpilhac-Auger, propose des textes fondamentaux (Du Halde, Boulainvilliers…) pour l’analyse du matérialisme que les philosophes des Lumières prêtaient aux Chinois et de la morale qui en découlait à leurs yeux. 5) L’Essai sur les mœurs de Voltaire est la première tentative d’inscrire cette philosophie dans une histoire du monde, histoire politique, sociale et culturelle : Voltaire a tout lu et conduit son débat personnel avec le matérialisme de Meslier et avec celui de Diderot : cet ouvrage, dont l’édition critique est dirigée par Catherine Volpilhac-Auger, est un témoin capital de l’anthropologie culturelle des Lumières. 6) Enfin, les Mémoires secrets attribués à Bachaumont, édités sous la direction de Jean-François Perrin, constituent un témoignage vivant sur la diffusion de la philosophie des Lumières, de la littérature clandestine, du matérialisme, des différents courants du déisme et de l’antichristianisme : ils montrent comment une philosophie s’incarne dans une littérature et dans une culture.
Dans la perspective qui est la nôtre, ces entreprises éditoriales s’appuient et se renforcent les unes les autres. La dynamique de notre équipe régionale assure la cohérence de notre réflexion et l’unité du projet dans son ensemble.


Méthodologie de l’édition critique


L’édition critique de textes philosophiques et littéraires, pour la période XVIIe-XVIIIe siècles, s’affirme désormais, non seulement comme le préalable et la condition même de toute étude savante, mais comme le lieu de passage obligé des chercheurs, dans un parcours de formation où la théorie littéraire ne peut plus se donner seule comme but idéal. La conjonction de plusieurs entreprises d’édition critique (Spinoza, Bayle, Bibliothèque orientale des Lumières, Montesquieu, Voltaire, Mémoires secrets dits “ de Bachaumont ”) permet la mise en commun, à leur intersection et dans leur spécificité, d’une pratique et d’une méthodologie renouvelées.
La variété même de leur objet est patente, et détermine chaque fois des stratégies différentes, qui cependant doivent non pas s’exclure, mais s’éclairer mutuellement : l’œuvre du seul Montesquieu offre à la fois une matière romanesque, politique, philosophique et scientifique, l’Essai sur les mœurs de Voltaire relève simultanément de la philosophie, de l’histoire et de la littérature, la pratique épistolaire de Bayle donne vie à la République des Lettres tout en participant du polémique ; c’est à travers la traduction que s’exerce le commentaire et l’explicitation de la pensée de Spinoza ; les Mémoires secrets posent la question de la voix publique, en même temps clandestine, d’une chronique qui reflète et constitue l’opinion. La “ bibliothèque orientale ” se modèle selon des préjugés qu’elle contribue à dissoudre. Cette diversité d’objets, et donc d’approches, doit être mise en valeur pour jouer véritablement son rôle formateur : la confrontation disciplinaire et méthodologique qu’elle impose doit permettre, au-delà de la remise en cause de la notion d’auteur (sous-jacente dans plusieurs projets), et grâce à l’établissement de nouveaux repères chronologiques, de mettre en évidence des continuités temporelles, philosophiques et idéologiques. Si le fondement de l’édition est bien d’ordre herméneutique, au sens le plus classique du terme, celle-ci se prolonge nécessairement en débouchant sur une conception plus large de la lecture philosophique, qui englobe l’interprétation. Il ne s’agit pas pour autant de faire du texte édité la somme de ses interprétations (ce qui ramènerait l’édition critique à une histoire critique ou à une histoire de la réception), mais d’en envisager les virtualités, au nom d’une histoire des idées qui prenne en compte la diffusion, voire la déformation d’une pensée, et sa réinterprétation dans des contextes nouveaux, notamment en les inscrivant dans des genres ou catégories littéraires différents.
Ces entreprises d’édition critique s’inscrivent elles-mêmes dans une histoire : si elles ont vocation à remplacer les éditions précédentes (quand celles-ci existent), elles ne prétendent pas les annuler ou se donner comme détachées de tout contexte et de toute détermination ; l’édition implique une interprétation – de l’œuvre, de l’auteur, de ce qu’est la démarche philosophique, et avant tout de sa propre finalité. Sa validité passe par la prise en compte de ses fondements, voire de ses présupposés, par l’énoncé clair de ses objectifs : éditer, c’est toujours interpréter, et se situer dans une chaîne d’interprétations.


Formation


L’organisation de séminaires et d’ateliers de réflexion d’ordre méthodologique constitue donc une part importante du projet. Un séminaire sur la théorie de l’édition critique et ses applications rassemblera à l’ENS-LSH tout au long de l’année (séances mensuelles) les participants au projet. Des ateliers plus spécifiques, conçus sous forme de stages de formation de 2 à 3 jours, seront organisés par chaque équipe également à l’ENS-LSH, où sera rassemblée la documentation commune. Cette formation ne sera pas purement théorique ; elle se conçoit plutôt comme un apprentissage, mêlant chercheurs confirmés et débutants, au sein de chaque composante, dont les résultats tangibles seront constitués par l’avancement même de l’édition.
La partie purement scientifique sera complétée, lors du séminaire et des ateliers, par une formation aux aspects bibliographique et technique de l’édition, notamment électronique : l’accent sera mis sur les règles en vigueur dans l’édition scientifique, grâce à la participation d’ingénieurs spécialisés en la matière, présents dans les deux UMR. La bibliographie matérielle fera l’objet d’un soin particulier : il faut tirer les leçons de l’importance croissante qu’elle a prise ces dernières décennies, notamment sous l’influence anglo-saxonne. L’apport de l’ENSSIB, représentée dans ces projets, et de l’Institut d’Histoire du Livre, dont l’ENS-LSH est partie prenante, sera déterminant à cet égard, moins pour former des spécialistes (ce n’en est pas le lieu) que pour en présenter la nécessité et assurer des collaborations durables.


Édition critique des œuvres de Spinoza

(direction P.F. Moreau, ENS-LSH)


Equipe Rhône-Alpes : P.F. Moreau (ENS-LSH) ; Ghislain Waterlot (IUFM Grenoble)
Equipe internationale : F. Akkerman (Université de Groningue) ; P. Steenbakkers (Université d'Utrecht) ; F. Mignini (Université de Macerata)

A. Nécessité de ce travail

L'importance actuelle des études spinozistes est démontrée par les nombreuses publications (une centaine recensée chaque année dans le "Bulletin de bibliographie spinoziste" des Archives de philosophie), par les congrès internationaux organisés presque chaque année - et surtout par le contenu de ces travaux: renouvellement de l'analyse des structures du système, à la suite des ouvrages de Manfred Walther, Gueroult, Wetlesen; étude de la langue (Kajanto, Akkerman, Proietti), du milieu (Revah, Kolakowski, réédition collective de Meinsma), de la biographie intellectuelle (Mignini), qui permettent de mieux cerner la spécificité de Spinoza. D'autre part, de nombreux travaux soulignent actuellement soit l'importance de la réception du spinozisme, soit son rôle constituant dans l'histoire des grands systèmes philosophiques (cf les nombreuses publications récentes sur Spinoza/Leibniz, Spinoza/ Bayle, Spinoza/Hume, Spinoza/Hegel, etc.). Enfin il est frappant que désormais tous les aspects du système soient pris au sérieux et considérés comme relevant d'une étude globale, alors que naguère on avait tendance à renvoyer le droit et la politique, d'une part, l'analyse de l'Ecriture, d'autre part, aux historiens de ces disciplines, comme si elles demeuraient extérieures à la philosophie proprement dite. Le système est donc désormais mieux connu, ainsi que les conditions où il s'est élaboré, discuté, diffusé; son importance dans l'histoire de la philosophie et dans l'histoire des idées est mieux marquée. Il faut également mentionner que les dernières années ont vu se multiplier les relations entre chercheurs des différents pays, ce qui a forcé chacun a sortir de son provincialisme et à accepter de poser aux textes des questions qui n'étaient plus seulement celles de sa propre tradition nationale.
Or il faut bien constater que les textes dont on disposait n'étaient pas à la hauteur de cet essor de la recherche; il en était de même des traductions françaises et des annotations :

1) état actuel de l'édition
On dispose de deux éditions "complètes" (c'est-à-dire postérieures à la découvertes d'inédits au XIXe siècle): la première établie aux Pays-bas: Van Vloten & Land (1882-3; 1895; 1914); la seconde établie en Allemagne: Gebhardt (1924). C'est dire que la plus récente a déjà près de quatre-vingts ans. Elles sont donc dépassées par les documents et textes découverts depuis lors (lettres inédites de Spinoza à L. Meyer, à Oldenbourg; rapports et lettres sur Spinoza; lecture plus complète du Court Traité) mais on peut aussi leur reprocher d'avoir omis des textes importants pourtant disponibles à leur époque: l'indispensable "Préface" aux Opera Posthuma de Meyer et Jelles par exemple; les annotations de l'exemplaire de Florence.
Mais surtout l'établissement du texte et l'annotation qui le justifie sont gravement défectueux du fait d'une connaissance très insuffisante du milieu, de la langue et de la culture de Spinoza. Les importantes études d'Akkerman et Steenbakkers ont bien montré que sur nombre de points la leçon des Opera posthuma est meilleure que celle de Gebhardt, notamment parce que celui-ci a cru devoir modifier le texte latin en le ramenant aux normes du latin classique (sans tenir compte des usages du latin du XVIIe siècle) ou parce qu'il n'a pas su identifier les allusions à la culture humaniste commune qui souvent donnent leur sens aux phrases sans prendre la forme de citations explicites.
Il ne s'agit pas de contester les mérites qu'a pu avoir en son temps l'édition de 1924, qui demeure jusqu'à maintenant un instrument de travail utile. Mais il est possible actuellement de constituer une édition plus complète, appuyée sur un travail d'histoire des textes plus exhaustif (cf. Fritz Bamberger pour le TTP et sa prise en compte dans l'édition de G. Gawlick et F. Niewöhner, 1979; Mignini pour la Korte Verhandeling; Akkerman/Steenbakkers pour l'Ethique; Akkerman, Mignini, Proietti pour la Réforme de l'entendement), une meilleure connaissance de la langue, du lexique, (cf les travaux d'indexation achevée ou en cours, ainsi que le Lexicon spinozanum d'Emilia Giancotti) ou même les théories sur la ponctuation qui avaient cours dans le cercle de Spinoza (chez L. Meyer en particulier, qui fut l'éditeur de la plupart de ses textes. Cf. Lagrée, Moreau: traduction de la Philosophia S. Scripturae Interpres, 1988).

2) état actuel de la traduction française.
Si l'on excepte celles du XIXe siècle, il existe actuellement sur le marché deux traductions "complètes" en français, celle d'Appuhn et celle qui se trouve dans un volume de la collection "la Pléiade". Celle d'Appuhn, qui est la plus ancienne, est de loin la meilleure; cependant, elle est plus incomplète que l'édition Gebhardt: il lui manque en effet:
- un certain nombre de lettres
- la grammaire hébraïque
- les écrits scientifiques attribués à Spinoza
- les "propos et citations" recueillis par Gebhardt pour l'édition F. Meiner
- les documents biographiques que l'on trouve dans la plupart des traductions étrangères (les traductions françaises reproduisent uniquement la biographie de Lucas, parce qu'elle est rédigée en français; pour la biographie de Colerus, elles conservent, de façon scandaleuse, la vieille traduction fautive, source de légendes propres au domaine francophone, jamais corrigées - alors qu'on avait le moyen de le faire au moins depuis les travaux de Freudenthal [1899!]; elles omettent systématiquement Stolle-Hallman, Kortholt et les documents mineurs)
La traduction fournie par Appuhn, bien que souvent soigneuse, porte la marque d'une excessive "romanisation" (comme Gebhardt, il a tendance à ramener Spinoza aux normes du latin classique) et d'autre part le poids d'une trop faible attention aux problèmes de cohérence lexicale et d'équilibre sémantique. on ne saurait le lui reprocher: mais actuellement se développe une nouvelle génération de traductions de Spinoza dans les langues modernes, plus attentives à ces problèmes, et appuyées sur les études lexicographiques déjà citées. L'Université française ne doit pas en demeurer à l'étape précédente.
Il y a peu à dire de la traduction de la Pléiade, du fait qu'elle régresse, du point de vue scientifique, bien en-deçà de la traduction Appuhn - malgré sa date; elle n'utilise même pas les acquis de la recherche postérieurs à Appuhn (exemple : la lettre à Oldenbourg découverte en 1930 par Wolf n'est ni traduite, ni même signalée - en 1954 !); le commentaire pénètre la traduction contre toutes les normes de l'objectivité (ainsi "tractatus politicus" est traduit par "traité de l'autorité politique" pour appuyer la note où le commentateur insiste sur le rôle à ses yeux essentiel de la notion d'autorité dans le système spinoziste).

3) état actuel de l'annotation
Dans la traduction Appuhn, l'annotation historique est souvent faible et elliptique (dans la Pléiade, elle est fréquemment fausse, ou bien l'interprétation personnelle remplace l'annotation). Une annotation actualisée devrait tenir compte de l'approche actuelle des milieux formateurs de Spinoza et des strates de sa culture - comme le font par exemple, à l'étranger, l'annotation de Chaim Wirzubski pour les références à la culture latine classique dans le TTP; ou la traduction Droetto pour l'histoire des discussions exégétiques; ces informations doivent être fournies au lecteur, sans lui être imposés comme autant d'identifications.

B. Présentation de la nouvelle édition critique


Pour toutes ces raisons une nouvelle édition critique était nécessaire. Elle doit être réellement complète, philologiquement exacte, sémantiquement rigoureuse; fournir l'intégralité des textes latins ou néerlandais – et, lorsque cela est nécessaire, plusieurs textes (par exemple à la fois le texte latin et le texte néerlandais de certaines lettres). Elle doit être accompagnée d'une traduction française tenant compte des recherches signalées ci-dessus. Le commentaire doit comporter toutes les notes nécessaires à l'information du lecteur, mais en restreignant au minimum l'interprétation; il donne, pour chaque question décisive, une bibliographie minimale. L'ensemble doit être accompagné de glossaires justifiant les choix de traduction. Le travail sur chaque volume est effectué par un nombre restreint d'éditeurs et de traducteurs, en accord sur un certain nombre de choix communs, et responsables chacun des décisions spécifiques au texte qu'il édite et/ou traduit. En même temps, un cercle plus large comprend des spécialistes qui ont accepté de relire textes et traductions et de fournir des notes sur des sujets précis. Il est possible d'obtenir ainsi à la fois la cohérence nécessaire à un tel projet et les plus grandes garanties de rigueur. L'édition néerlandaise et italienne du Court traité par F. Mignini fournit un modèle de ce que doit être ce type de travail.
L'équipe d'édition-traduction est constituée par des chercheurs français (le groupe de recherches spinozistes), néerlandais (le département de philologie de l'Université de Groningue dirigé par F. Akkerman, auquel s’ajoute un chercheur du ZWO, maintenant rattaché à l'Université d'Utrecht) et italiens (F. Mignini, de l'Université de Macerata, et ses collaborateurs). Le cercle de relecture comprend notamment Michel Blay, Jean Margain, Lee Rice, Alexandre Matheron. Le travail est effectué en liaison avec d'autres groupes de recherches: la Vereniging het Spinozahuis néerlandaise, l'Institut Spinoza de Jérusalem, le groupe de traduction italienne animé par F. Mignini, la rédaction des Studia Spinozana (Hanovre), les spécialistes américains E. Curley et Lee C. Rice. Ainsi cette édition est assurée de bénéficier de tous les apports de la recherche internationale actuelle.

C. L'entreprise actuelle

Les chercheurs qui vont travailler à cette édition ont déjà une certaine expérience. Ils ont élaboré des régles collectives d'édition et publié (pour certains d'entre eux) un autre ouvrage de Spinoza (le Traité théologico-politique).
Nous nous proposons, dans le cadre de l'axe "éditions critiques", de publier le Traité politique, les Premiers Ecrits et les Principia. Le premier volume serait celui du Traité politique, grâce à la collaboration de Charles Ramond (Université de Bordeaux III), de P.F. Moreau (ENS LSH), de Ghislain Waterlot (Grenoble) et de chercheurs italiens de l'Université de Macerata.


Edition critique de la correspondance de Pierre Bayle
(direction : Antony McKenna, UMR 5037, Université de Saint-Etienne)


Equipe régionale : Antony McKenna (Saint-Etienne), Pierre-François Moreau (ENS, Lyon), Annie Leroux (ITA, Saint-Etienne).
Equipe internationale : Hubert Bost (Montpellier), Hans Bots et Helena van Lieshout (Nimègue), Edward James (Cambridge), Wiep van Bunge (Rotterdam).

Le renouveau des études sur Pierre Bayle a donné une nouvelle impulsion aux recherches le concernant, car il se révèle être non seulement comme un observateur hors pair du débat philosophique de la fin du siècle, mais également comme un acteur incontournable de l'évolution des idées en Europe au moment de la “crise de conscience”. Les travaux récents (G. Mori 1999; J.-M. Gros 2001, 2002) ont en effet souligné l'importance de la pensée philosophique de Bayle dans le contexte de l'échec de la théologie rationaliste et de la diffusion du spinozisme… et l'importance de sa correspondance comme instrument privilégié de l'interprétation de sa philosophie, car Bayle, à la manière des “libertins érudits”, masque sa pensée dans ses œuvres publiées. Nous accorderons une attention particulière à la formation du jeune “intellectuel” déraciné qu’est Bayle au Refuge huguenot : sa découverte du spinozisme, les conséquences qu’il en tire pour formuler ses objections au rationalisme théologique du cartésien Pierre Poiret, les apories de la “philosophie chrétienne” qu’il emprunte à Malebranche, la cohérence peu à peu dévoilée du matérialisme “stratoniste”.
Cette édition critique – la première – de l'ensemble de la correspondance de Bayle, comportera une quinzaine de volumes et plus de 1 600 lettres, avec bon nombre de lettres inédites. L’annotation est triple : critique (sur l’état du manuscrit), explicative et grammaticale (glossaire). L'annotation explicative vise à faciliter la lecture en identifiant tous les personnages et les ouvrages mentionnés et en donnant toutes les précisions utiles pour saisir le contexte intellectuel qui marque l’évolution de la philosophie de Bayle. Nous proposons également la reconstitution du réseau de la correspondance de Bayle, non seulement des correspondants et des lettres connus, mais également de tous les correspondants dont les lettres sont attestées dans la corresponce connue, mais dont les lettres ont été perdues. Le réseau de correspondance, ainsi reconstruit, devient évidemment beaucoup plus complexe et beaucoup plus dense; l’analyse sociologique et historique permettra de définir avec beaucoup plus de précision la communauté virtuelle de la correspondance – comprenant tous ceux qui pouvaient partager les informations fournies par Bayle dans ses lettres et tous ceux dont il pouvait recevoir en échange, plus ou moins directement, les informations réciproques – et, dans certains cas, nous pouvons rétablir les réseaux de correspondance propres de ceux qui participaient au réseau de Bayle. Ce réseau est une représentation concrète de la République des Lettres entre 1684 et 1706 : il joue un rôle capital dans la formation de l’Europe des Lumières.
Avec l'aide d'Annie Leroux (assistante-ingénieur du CNRS, membre de l’UMR 5037, Saint-Etienne), nous constituons cette édition critique sous forme de base de données: à partir de la base, qui lie inventaire, texte établi des lettres avec leur annotation et images des manuscrits, nous pouvons assurer l'édition classique sur papier (selon les normes prescrites par la maison d'édition) comme aussi l'édition électronique sur DVD-ROM et sur Internet.


La Bibliothèque orientale des Lumières
(collection nouvelle, coéditée par ENS-Editions et les Presses universitaires de Saint-Etienne)
(direction C. Volpilhac-Auger, ENS-LSH)


Equipe Rhône-Alpes : Catherine Volpilhac-Auger, ENS-LSH ; Chantal Gillette, ENS-LSH; Henri Duranton, université de Saint-Etienne ; Yves Jocteur-Montrozier, Bibliothèque municipale de Lyon.
Equipe internationale : Sylviane Albertan-Coppola, université de Valenciennes ; Frédéric Briot, université de Lille 3 ; Diego Venturino, université de Metz ; Jean-Pierre Schandeler, professeur agrégé, Montpellier ; Philip Stewart, Duke university, Durham (USA) ; Rolando Minuti, université de Florence.


Ce projet se propose de rééditer, à partir des fonds de la bibliothèque municipale de Lyon (Part-Dieu) et avec le soutien de cette institution, les textes fondamentaux qui ont constitué l’image de l’Orient en France et qui ont ainsi contribué à définir l’anthropologie des Lumières. Ce sont eux qui ont permis de rompre avec le christianocentrisme et l’européocentrisme jusque-là de règle dans l’écriture historique et philosophique. Les annales chinoises, en remontant au-delà de la chronologie biblique, en font éclater le cadre ; la société chinoise, fondée sur les rites qui définissent une morale sans recours à Dieu, se trouve ainsi apparemment dispensée de recourir à une théologie. Pareils exemples ne peuvent être méconnus, à l’heure où sont remis en cause et les principes de la Révélation, et les termes mêmes de l’Ecriture biblique. Les ennemis habituels de la religion catholique (au premier chef, Mahomet), se trouvent investis d’un rôle nouveau : non plus “ infidèles ”, mais porteurs de valeurs de renouvellement, et stigmatisant l’incapacité à l’universalisme de la religion chrétienne.
Les premiers titres envisagés pour cette collection permettent d’en souligner les orientations principales, tout en appelant l’attention sur la nécessité de recourir aux textes mêmes qui ont défini la connaissance de l’Orient jusqu’au XIXe siècle : c’est à travers le Coran, traduit par Du Ryer en 1647 selon les principes habituels de la traduction-adaptation du XVIIe siècle, et non à travers des traductions plus récentes, et donc plus fidèles et plus exactes, que l’on connaît l’Islam pendant deux siècles (publication n° 1, 2003-2004). La Chine apparaît comme le second pôle de la réflexion : faisant le bilan des Lettres édifiantes et curieuses envoyées par les missionnaires jésuites, le Père Du Halde donne, avec la Description de la Chine en 4 volumes in-folio (1735) la somme des connaissances et l’image de référence qui alimentera le débat pendant plus d’un siècle (publication n° 2, 2004-2005). La Perse, qui au despotisme politique joint l’application rigoureuse des interdits islamiques, offre un troisième cas de figure, avec le Voyage en Perse du chevalier Chardin (1710, 10 vol. in-8°), connu pour avoir nourri l’imaginaire romanesque, avec les Lettres persanes, mais par là-même pour avoir fourni au relativisme religieux et moral ses armes principales (publication n° 3, 2005-2007).



Edition critique de Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations

(direction C. Volpilhac-Auger, ENS-LSH et Olivier Ferret, Lyon 2)


Equipe régionale : C. Volpilhac-Auger, ENS-LSH; O. Ferret, université de Lyon 2 ; H. Duranton, université de Saint-Etienne, établissement du texte ; Myrtille Méricam-Bourdet, ENS-LSH, secrétariat et coordination éditoriale ; M. Rosellini, ENS-LSH ; D. Varry, ENSSIB.
Equipe internationale : M.-H. Cotoni, université de Nice ; Gianni Goggi, université de Pise ; G. Laudin, université de Paris X ; F. Lotterie, université de Strasbourg ; L. Macé, Paris ; N. Masson, université de Poitiers ; N. Cronk, Oxford, Voltaire Foundation ; G. Iotti, université de Pise ; R. Minuti, université de Florence ; O. Penke, université de Szeged (Hongrie) ; J. Renwick, université d’Edimbourg ; R. Waller, université de Liverpool.


Les tomes 21 à 27 des Œuvres complètes de Voltaire, en cours de publication à la Voltaire Foundation (Université d’Oxford ; 85 volumes prévus, 30 volumes disponibles), sont consacrés à l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, ouvrage historique qui occupe 2 volumes de 900 pages dans la seule édition actuellement disponible, celle des Classiques Garnier (édition partiellement critique, annotation quasi inexistante). La direction de cette entreprise a été confiée en 2002 à Catherine Volpilhac-Auger par la Voltaire Foundation et le Comité de direction des Œuvres complètes de Voltaire. Il s’agit d’un projet entièrement nouveau, pour lequel un soutien est demandé uniquement à la Région Rhône-Alpes et, de manière ponctuelle, au Ministère des affaires étrangères (Actions intégrées DRI), pour 2003-2004.
Les critères en vigueur pour les Œuvres complètes de Voltaire impliquent d’abord la présentation rigoureuse d’un texte que l’auteur a remanié trente ans durant, l’étoffant inlassablement, au fil de ses lectures ou de polémiques diverses. L’établissement soigneux de ce texte stratifié, feuilleté, complexe, pour lequel la bibliographie matérielle a un rôle essentiel à jouer, va de pair avec un travail d’annotation qui se propose d’interpréter ses accroissements (et retranchements) successifs en réinsérant Voltaire dans les débats intellectuels de son temps : pour un esprit aussi réactif que le sien, la polémique est un mode privilégié de création ; le récit historique devient ainsi un dialogue dont on n’entend plus qu’une voix ; restaurer celui-ci dans son intégrité, redonner leur statut de contre-attaques, de réponses ou de répliques à ce qu’on pourrait prendre pour des développements autonomes, est un objectif qui ne doit jamais être perdu de vue : entre 1756, date de la première édition, et 1776, date des derniers ajouts, la campagne Ecr[aser] l’Inf[âme] que lance Voltaire contre toute forme de fanatisme retentit sur tous ses écrits.
Certes l’annotateur doit toujours être attentif, comme on s’y attend, aux sources de l’historien ; préalablement à tout autre travail, il doit les identifier (en ce domaine, la connaissance de la bibliothèque de Voltaire et de ses notes marginales est essentielle), en écartant systématiquement la comparaison avec les savoirs actuels : c’est l’horizon des connaissances contemporaines de l’historien qu’il lui faut patiemment reconstituer, comme on a appris à le faire avec Montesquieu. Mais il doit aussi avoir présent à l’esprit le dessein même de Voltaire qui, dans la lignée de Montesquieu, fait de l’histoire l’élément majeur d’une démarche proprement philosophique : faisant éclater le cadre traditionnel renouvelé par Bossuet, qui mettait l’Europe chrétienne au centre d’un monde gouverné par la Providence, l’historien-philosophe montre la marche inégale de l’esprit humain chez des peuples étrangers à toute Révélation comme chez ceux que le christianisme a animés, les menant aux guerres et au fanatisme. C’est là que s’enracine l’anthropologie culturelle des Lumières, au contact des relations de voyages et descriptions de l’Orient ou des Indes occidentales, dans la large perspective ouverte par la critique systématique d’un catholicisme spirituellement et temporellement dominateur. Généralement perçue de ce fait comme militante (antichrétienne, antibiblique, et fortement politisée), et donc comme subjective ou dévoyée (on se contente alors d’en dénoncer les vices prétendument structurels), l’histoire voltairienne doit plutôt être rendue à la fonction qu’elle s’est toujours donnée : l’étude des facteurs qui ralentissent ou favorisent les progrès de la raison constitue son véritable objet, qui devient par là le meilleur champ d’observation et d’analyse de la philosophie. Ce qui doit donc avant tout susciter l’intérêt, c’est la manière dont Voltaire constitue ce champ et dont il applique ou rend opératoires, dans l’espace et le temps des civilisations qu’il envisage successivement, les critères de rationalité qu’il définit.
Enfin, une part importante de l’interprétation et donc de l’annotation du texte sera accordée à l’étude de l’écriture de l’histoire qui, au XVIIIe siècle, appartient de plein droit au champ des belles-lettres : il apparaît nécessaire de rompre avec la perspective moderne, absolument anachronique, selon laquelle l’historien prestigieux qu’est Voltaire se ferait le vulgarisateur habile, et donc d’intérêt secondaire, d’une érudition qui se constituerait peu à peu à partir du XVIIe siècle, chez les mauristes ou à l’Académie des inscriptions. Chez Voltaire, il faudrait donc écarter le voile rhétorique pour atteindre la réalité des savoirs et juger du degré de sérieux de son entreprise. En fait, au siècle des Lumières, l’érudition, qui jamais n’est confondue avec l’histoire tant elle lui est subordonnée, n’est jamais conçue autrement que comme une matière première qu’il faut transformer pour lui donner sa raison d’être. C’est ce processus de transformation de données brutes en un récit, seul susceptible d’emporter la conviction du lecteur, en lui donnant et la garantie et l’impression de la vérité, qu’on s’attachera aussi à restituer : la poétique et la rhétorique de l’histoire font pleinement partie du projet philosophique voltairien. On définira ainsi pour le siècle des Lumières un observatoire idéal des relations complexes qu’entretiennent au sein de la culture savante littérature, philosophie et histoire, avant de faire retour sur elles-mêmes pour se séparer définitivement.



Edition critique de 2 volumes de Montesquieu, Voyages et Notes de lecture.


Équipe régionale : C. Volpilhac-Auger (ENS-LSH), Caroline Verdier (ingénieur d’études, CNRS, ENS-LSH), Gilles Bertrand (université de Grenoble II), Antony McKenna (université de Saint-Etienne).
Équipe internationale : François Brizay (Angers), Christian Cheminade (Paris), Clémence Heinrich-Couturier (Paris), J. Ehrard (Clermont II), Christophe Martin (université de Bordeaux III), Hans Bots (université de Nimègue), Grete Klingenstein (Vienne), Rolando Minuti (université de Florence), Giulia Papoff (université Suor Orsola, Naples), Laura Mascoli-Vallet (université Suor Orsola, Naples).


Au sein des Œuvres complètes de Montesquieu, 2 volumes présentent un intérêt particulier pour une recherche centrée en Rhône-Alpes et couplée avec d’autres éditions critiques, de manière à modifier notablement l’approche philosophique de textes déterminants pour la formation intellectuelle du jeune Montesquieu.
Les Notes de lecture (1710-1754), longtemps tenues pour secondaires, apparaissent désormais comme le véritable lieu d’expérimentation et de réflexion d’une pensée qui, au lieu d’en être la reprise servile, dialogue avec les auteurs. Parmi ceux-ci, au premier chef, Malebranche et Bayle, et toute la pensée déiste ou athée qui, sous le couvert d’une inspiration épicurienne ou stoïcienne, s’appuie sur la philosophie antique. La découverte récente d’un manuscrit inédit, “ Notes sur Cicéron ”, en constitue le fer de lance. Ces notes peuvent être considérées comme des intermédiaires entre un texte initial et l’œuvre même de Montesquieu, et comme constituant le laboratoire de cette œuvre ; s’il est toujours effectivement utile d’apprécier ce que l’auteur retient d’une lecture comme ce qu’il en écarte, et s’il est indispensable de délimiter l’usage qu’il en fait ultérieurement, il importe aussi de considérer en elles-mêmes ces notes, comme témoignage de la fonction libératrice de la pensée philosophique des années 1650-1700, qui suscite également réactions et oppositions chez celui qui ne se sait pas encore philosophe, mais le devient au contact de textes dont il ressent parfaitement la portée. Ces Notes de lecture, placées sous la responsabilité de Catherine Volpilhac-Auger, se donnent donc comme une véritable initiation à la pensée de Montesquieu, voire un mode d’accès qui en rend la publication urgente, puisque celle-ci est déterminante pour l’édition des œuvres majeures qui en sont issues.
Les Voyages (1728-1731), placés sous la double responsabilité de Gilles Bertrand (université de Grenoble II) pour la partie italienne, et de Catherine Volpilhac-Auger (ENS-LSH), témoignent d’une période particulièrement féconde où Montesquieu, loin d’accomplir un “ tour ” à visée purement pittoresque, entreprend un véritable voyage de formation politique, philosophique et esthétique, dont toute son œuvre recueillera les fruits. Cette orientation, qui souvent n’a pas été comprise (on déplore généralement le faible intérêt de Montesquieu pour tel paysage ou telle coutume locale…), doit être restituée pleinement si l’on veut saisir la complémentarité de cet apprentissage d’un monde jusque-là largement appréhendé de manière livresque. Cet aspect apparaît d’autant plus intéressant que Montesquieu a repris après 1750 le texte écrit vingt ans plus tôt : l’édition critique devra être attentive au sens nouveau que prennent des pages écrites avant le temps des Lumières triomphantes. L’originalité de ces Voyages consiste enfin en un mode particulier d’expression littéraire dont Montesquieu refuse les modèles les plus convenus, qu’il faudra désigner, mais surtout ils relèvent d’une thématique du voyage de formation, dont le CRHIPA de Grenoble II a fait un de ses axes principaux de recherche : lié à un réseau doctorial qui en garantit l’ouverture européenne et constitue un lieu de formation reconnu, cet axe apparaît comme fondamental pour la convergence d’intérêts des historiens comme des philosophes et des littéraires.



ÉDITION CRITIQUE « MEMOIRES SECRETS » DITS DE BACHAUMONT

Nom, prénom, fonctions et coordonnées du (des) responsable (s) :

• Suzanne Cornand, Maître de Conférences (Université Stendhal-Grenoble 3)
• Christophe Cave Maître de Conférences (Université Stendhal-Grenoble 3)
Université Stendhal – UMR LIRE CNRS N° 56 11- BP 25 - 38 040 Grenoble Cedex


Liste des collaborateurs Rhône-alpins

ASSAYAG Pierre (docteur en Lettres)

CAVE Christophe MC (Université Grenoble 3 - UMR LIRE)

CORNAND Suzanne M.C. (Université Grenoble 3 - UMR LIRE)

COSTA Véronique (MC -IUT II – Grenoble – UMR LIRE)

DURANTON Henri, (MC - Université de St Étienne – UMR LIRE-Lyon)

FERRET Olivier (MC - Université de Lyon 2 – UMR LIRE Lyon)

HOLZE Dominique (Doctorant – Grenoble 3 )

LABROSSE Claude (MC - UMR LIRE-Lyon)

LUNA Marie-Françoise (Professeur - Université Grenoble 3 - UMR LIRE)

MERCIER-FAIVRE Anne-Marie (Professeur -IUFM Lyon- UMR LIRE Lyon)

PERRIN Jean-François Professeur, (Université Grenoble 3 - UMR LIRE)

REYNAUD Denis (Professeur - Université de Lyon 2 – UMR LIRE Lyon)

SAMPIERI Jean-Christophe (Doctorant – Grenoble 3)

SGARD Jean (Professeur émérite - Université Grenoble 3 - UMR LIRE)

Liste des collaborateurs Extérieurs

FORT Bernadette (Northwestern University, USA)

GEFFROY Annie (Chercheur CNRS)

POPKIN Jérémy (Dept of History, University of Kentucky, Lexington, USA)ROBINSON Philip (University of Kent, GB)

Anne SAADA (Chercheur - BU de Göttingen)

SETH Catriona Jane (MC, Université de Rouen)

STEWART Philip (Dpt of Romance Studies, Duke University, Durham, USA)

WEIL Françoise (LIRE Lyon)

Pièce maîtresse de l'information non officielle au XVIIIe siècle, les Mémoires secrets, chronique anonyme attribuée par la tradition à Bachaumont, témoignent des mœurs, de la vie culturelle et politique de 1762 à 1787. Leurs 36 volumes, publiés, semble-t-il, pour la première fois à partir de 1777 jusqu'en 1789, servent depuis deux siècles de matériau documentaire sur le XVIIIe siècle, semblant confirmer le projet qu'énonçait le titre complet de la collection, « pour servir à l'histoire de la République des Lettres ».
Lorsque les premiers volumes des MS paraissent en 1777, ils sont précédés d’un « avertissement » qui situe l’entreprise dans la triple filiation des « Encyclopédistes », des « Economistes » et des « Patriotes », et plus généralement de la philosophie des Lumières : « L’invasion de la philosophie dans la République des Lettres en France est une époque mémorable par la révolution qu’elle a opéré dans les esprits ». Cette origine plus ou moins mythifiée justifie l’Histoire que les MS disent vouloir « recueillir » au fil des 36 volumes, celle qui fait du mouvement pro-parlementaire le « véritable point où la révolution a éclaté », mais aussi celle qui considère la pensée des Lumières comme le cœur des productions de la république des lettres que les MS vont contribuer à diffuser et à prolonger. On trouvera donc dans ces matériaux divers la réfraction des grands mouvements de la pensée des Lumières que sont par exemple les courants déistes, matérialistes, la lutte anti-religieuse ; mais encore le compte rendu des grands auteurs des Lumières, les Voltaire, Rousseau, d’Holbach, le feuilleton éditorial des livres « de surface » comme de la littérature clandestine. La « politisation » de la pensée des Lumières, de son usage et de sa présentation sera au fil des ans, jusqu’à la Révolution, de plus en plus manifeste.
La collection, qui fut au XVIIIe siècle un succès de librairie, et dont les rééditions partielles furent nombreuses au XIXe siècle, se trouve dans la plupart des bibliothèques, mais elle ne bénéficie d'aucune édition critique et n'a jamais été réimprimée dans sa totalité depuis le XVIIIe siècle. Seuls les Salons insérés dans l'ouvrage ont été réédités récemment par Bernadette Fort. Par ailleurs, une édition numérisée autorisera une information exhaustive comme des parcours inédits à travers une somme peu exploitable en l'état.
Cette chronique n'est devenue un objet de recherche que très récemment et très occasionnellement : sous l’effet de la réévaluation du champ de l'information, ces toutes dernières années ont vu paraître les deux seuls colloques portant en tout ou partie sur les MS. La bibliographie des recherches sur la question reflète à la fois la place importante dévolue aux MS, chez les spécialistes de la presse et les historiens, et le travail qui reste à faire pour restituer pleinement leur spécificité à l’intérieur des logiques « médiatiques » du XVIIIe siècle.
L’équipe constituée par LIRE Grenoble se donne pour tâche d'établir une édition critique sur un support informatique et papier de ce texte de référence, mais aussi de mener une réflexion à son propos, en l'explorant dans sa matérialité comme dans ses contenus.
L'objet à éditer est complexe. Pour une publication aussi étalée dans le temps, le terme d'« édition » ne vaut que pour des volumes ; on observe en effet diverses rééditions partielles alors que continuent de paraître des volumes nouveaux, ce qui explique que la plupart des bibliothèques offrent des collections dépareillées. L'édition scientifique aura à déterminer le meilleur texte ; au stade actuel de l'enquête et de la recension, il semblerait qu'existent trois grandes « séries », commençant respectivement en 1777, 1780 et 1784. Nous sommes dans l'ignorance du lieu (ou des lieux) des éditions, l'adresse des éditions du XVIIIe siècle étant manifestement fausse : c'est un point non négligeable pour une meilleure connaissance du statut particulier, ni officiel ni clandestin, de l'ouvrage. Il faudra aussi s'interroger sur la présence d'Additions, de diverses Augmentations , ou sur l’insertion de Salons, selon une logique qui est loin d’être évidente. Ce désordre apparent relève-t-il d'un ordre particulier ou d'une aléatoire conjoncture éditoriale ? Les justifications avancées dans divers « avertissements » ne sont guère convaincantes. Enfin, les modifications qui s'opèrent au fil des ans, dont les manifestations les plus apparentes sont une politisation et un allongement des notices, faisant passer de deux années traitées dans un volume au début de l'entreprise à trois volumes pour une unique année à la fin, devront être interrogées en relation avec les problèmes posés par la rédaction.
La nature même des Mémoires secrets est souvent référée au « registre de la paroisse Doublet », qui accrédite une écriture collective. Une analyse précise des textes et des intertextes doit contribuer à préciser ce que les M.S. doivent à cette origine du salon Doublet et des nouvelles à la main, presque mythifiée par les érudits du XIXe siècle, les Goncourt et Funck-Brentano, et relayée depuis. En effet, comme l'a montré F. Moureau dans son Répertoire des nouvelles à la main, de nombreux ateliers de nouvelles manuscrites semblent issus du salon (Mairobert? Mouffle?) ou de son entourage (Mme d'Argental, Gillet). Une première analyse montre une grande différence entre les nouvelles et les MS, mais aussi d'étonnantes similitudes. Il en est de même pour les textes de ce que l’on pourrait appeler le « corpus Mairobert » (Journal Historique, Observateur anglais, Anecdotes sur Madame du Barry, entre autres), qui demandent le même type de confrontation et d’analyse. L'antériorité, les reprises, les démarquages ou les variations sont autant de modalités d'un vaste intertexte essentiel à l'édition, auquel nous devrons être sensibles, tant pour les ouvrages « patriotes » que pour le vaste corpus des nouvelles à la main. Quelle place exacte occupent les M.S. dans cet intertexte pléthorique: relais? source? C'est ce que le travail éditorial se propose de déterminer.


Notes

(1) P. Hazard, La Crise de la conscience européenne, Paris, 1935.

(2) J. Israel, The Radical Enlightenment. Philosophy and the making of modernity (1650-1750), Oxford, OUP, 2001.

(3) Voir G. Mori, Bayle philosophe, Paris, Champion, 1999, p.128-154.

(4) Voir A. McKenna et A. Mothu, : “D’Épicure à Jamet en passant par Bayle : La Lettre métaphysique sur la création”, in Epikureismus vom Humanismus bis zur Aufklärung: Recht, Moral und Politik, Actes de la Journée d'étude de Wolfenbüttel, Bibliothek Herzog August, 22-24 novembre 2000, dir. Edoardo Tortarolo et Gianni Paganini.