Philosophies biologiques et médicales à l'âge classique


Pierre Ancet

Intervention du 20 juin 1998 :
"Unité et Dualité des monstres doubles
dans le champ tératologique défini par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire"

(résumé)

Partant du constat de la longévité de la définition des monstres doubles donnée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire dans le Traité de Tératologie, nous nous sommes proposé d'étudier les composants la notion d' "individu" ou "sujet" composant, sans laquelle il est impossible de séparer monstres unitaires (simples) et monstres composés ("monstres chez lesquels on trouve réunis les élémens, soit complets, soit incomplets, de deux ou plusieurs sujets.").

En effet, cette notion d'individu semble essentiellement intuitive, directement issue d'une manière commune d'appréhender le corps, qu'il s'agisse de la première relation dynamique et presque tactile qui crée pour nous le corps d'autrui, ou bien du schéma corporel projeté lors de son appréhension, schéma qui est moins la trace d'une proprioception motrice que d'un ensemble de représentations sociales du corps. Ce qui apparaît dans la définition tératologique comme une notion s'enracine dans la perception motrice la plus originelle (voir un vivant, c'est circuler dans son corps) comme dans l'organisation plus catégorielle qui imprègne le second niveau perceptif, celui de la reconnaissance formelle des objets (voir autrui, c'est disposer de sa forme d'ensemble). La conception vague et générale de la forme individuelle, qui est moins qu'un concept, mais déjà plus qu'un principe purement perceptif est un moyen pour chacun de se rapporter à soi-même et à autrui, à son corps réel comme à son corps fantasmé. Comment peut-on la retrouver à l'oeuvre dans le contexte tératologique, malgré son insuffisance pour rendre compte de phénomènes visiblement irréductibles à un ou deux êtres ?

Différentes raisons peuvent être invoquées:

  • La volonté d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire de donner une définition positive, attachée aux seuls faits et sans aucune explication théorique. Une telle volonté reconduit fatalement à utiliser des hypothèses implicites liées à un certain contexte culturel et social (réapparaît la connaissance tacite que chacun possède du corps).
  • Le souhait de la part de cet auteur d'offrir une nomenclature potentiellement utilisable par chacun. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a donc recours à la manière "la plus naturelle" de considérer les corps (qui est en réalité hautement culturelle), et l'une des plus usitées par les sciences de la vie au XIXè siècle.

  • l'attachement à des problématiques faisant intervenir la notion d'individualité dans la biologie du XIXè siècle (faute d'une idée de continuité naturelle entre un et deux êtres).

Mais cela permet semble-t-il d'expliquer davantage pourquoi cette définition aurait dû disparaître et non pourquoi elle est demeurée une référence pour les tératologues postérieurs. La tératologie a peu à peu évolué dans ses conceptions, réutilisant à partir de Dareste les concepts embryologiques comme celui d'ébauche, pouvant se différencier en un ou deux êtres. Plus d'un auteur reconnaît qu'il y a continuité entre un et deux êtres dans les phénomènes observables, même si presque systématiquement, il s'appuie d'abord sur la définition d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Sans doute est-elle la plus à même de permettre à chacun (y compris le tératologue ou le médecin) de prendre ses repères par rapport au corps monstrueux. Mais cela n'explique pas pourquoi cette définition n'a pas constitué un obstacle épistémologique dans la reconnaissance de la continuité naturelle entre un et deux êtres. Elle aurait probablement été un tel obstacle, si elle n'avait pas reçu dès l'origine un statut purement opératoire, permettant de se repérer parmi les objets qu'il étudie sans préjuger de leur nature réelle. C'est ce statut que lui a conféré Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et qu'implicitement lui reconnaissent les tératologues postérieurs.

Il serait cependant inexact d'en rester là, car les enjeux polémiques entourant cette définition ont conduit son auteur à dépasser ce statut non-théorique. La volonté de lutter contre l'idée que les monstres doubles sont plus anormaux que les monstres simples conduit Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à affirmer que les monstres doubles sont constitués de deux individus composants (et non plus qu'ils peuvent être considérés comme constitués de deux individus composants). Pour mettre en place son propre système de normes, où le monstre est soit rapporté à la norme d'un seul être (1) soit à la norme d'un être plus un être (1+1), Isidore Geoffroy Saint-Hilaire se croit obligé d'insister sur la "spécialité d'existence" de chaque "individu composant", alors que l'idée de composition réelle de deux êtres ne devait avoir qu'un statut purement pratique suivant sa propre méthode. Sans doute l'autorité d'une nomenclature au début du XIXè siècle aurait-elle été suffisante pour assurer la pérennité de ses vues, sans entrer dans la définition de ce qu'est réellement un monstre double. Et sans doute cette volonté de percer la véritable nature du monstre n'empêchait-elle pas de reconnaître que l'on peut juger d'un même objet selon deux normes différentes (surtout aussi peu éloignées que celle d'un individu et de deux individus). Mais force est de constater que Geoffroy Saint-Hilaire a choisi de tirer sa définition au-delà de la légitimité fixée par son statut pratique. Afin de lutter contre l'idée qui rapporte le monstre double au type d'un seul individu, il a parfois donné à ses arguments une valeur spéculative forte, contre leur vocation première qui était d'introduire à la pratique de la nomenclature.

Que cette définition ait perduré avec ce statut ambigu a certainement eu une répercussion importante sur les prises de position des successeurs d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, souvent moins nuancés dans l'utilisation des catégories descriptives, plus prompts à les ériger en dogmes. Cette légère ambivalence dans les textes fondateurs peut éclairer une partie des questions postérieures concernant les monstres doubles. Certains débats passionnés qui ont opposé les tératologues sont directement issus de ce questionnement rigide sur l'individualité (tel monstre est-il double ou triple ? simple ou double ?). Une étude plus approfondie de ces questions permettrait de mieux comprendre la nature des représentations scientifiques et populaires entourant le monstre double et au-delà la monstruosité en général.