Philosophies biologiques et médicales à l'âge classique
Céline Lefève

Intervention du 20 juin 1998 :
"Médicament, norme et individualité"

(résumé)

La réduction de la maladie à sa biologie et l'assomption du traitement médical comme réponse à des anomalies qui jusqu'ici n'en relevaient pas exclusivement appellent une réflexion sur le statut de l'individu dans la pratique médicale, aussi bien comme individualité biologique, d'une part, que comme subjectivité personnelle et singulière, d'autre part. Le médicament constitue précisément un point de confluence de la norme médicale et de la norme sociale. Le médicament (les représentations mais aussi les excès qu'il véhicule) ne fournit-il qu'un point de vue quelconque sur la dissolution de la relation maladie-individu, dont l'intérêt n'est redevable qu'à sa nature technique ? Figure-t-il, au contraire, de manière paradigmatique, dans son acception moderne, le réductionnisme propre à la médecine que nous connaissons ?

La définition scientifique et médicale du médicament, issue de l'expérimentation, met en lumière les difficultés de la thérapeutique à se réapproprier l'individualité dans ses trois acceptions de totalité vivante, polarisée et polarisante, de singularité et de subjectivité. L'expérimentation, afin d'identifier et d'authentifier les effets d'un médicament, procède à une réduction du remède à sa matière et à une réduction de l'action du remède à ses effets purement pharmacologiques. Dans le même mouvement, l'expérimentation tente, nécessairement en vain, de faire subir à l'individualité biologique l'épreuve d'une scission entre organisme et adaptation signifiante au milieu. Cette scission fait apparaître ce que l'on appelle l'effet placebo. Ainsi l'existence de tout médicament tire son origine de la conscience qu'il existe certes une participation de l'individu à sa maladie et à sa guérison, mais cette participation équivaut d'abord à un obstacle à la démonstration rationnelle de l'efficacité du remède. A l'intérieur du remède, le partage des effets rappelle la séparation dualiste de l'âme et du corps et s'en réclame puisque l'on distingue les effets biologiques et les effets dits "psychiques" du remède. Réductionnisme et dualisme substantialiste apparaissent ici comme intrinsèquement liés. C'est en premier lieu le savoir sous la figure de la science qui norme, attribue leurs valeurs aux effets du médicament : ainsi les effets biologiques du remède sont-ils frappés du sceau de la rationalité tandis que la part que l'individu prend à sa guérison, illusoirement restreinte au domaine mystérieux, infiniment variable et inconnaissable de la psyché, est qualifiée d'irrationnelle. Ainsi comprend-on que la critique de la définition expérimentale et réductionniste du médicament doit se débarrasser de l'assimilation du physique au rationnel et du psychique à l'irrationnel. L'addition du rationnel et de l'irrationnel peut-il fournir une compréhension satisfaisante de l'action du remède sur l'individu ? D'une certaine manière, la critique matérialiste de la définition réductionniste du remède qu'effectue F. Dagognet dans sa thèse La Raison et les remèdes (1964) succombe à ces assimilations rapides et par là-même, contre-toute attente, à un dualisme psycho-physique.

Pour donner une définition exhaustive du médicament et retrouver l'individualité, psychologie et sociologie sont appelées à effectuer l'impossible somme des effets normatifs de la société sur la relation médecin-malade-médicament et sur la prescription et, par là, à exhiber la teneur symbolique du remède. Cependant une telle définition additive du médicament considéré comme médiateur humain ne constitue que le pendant de la définition positive du médicament comme pure substance pharmacologique. L'addition se substitue à l'opération soustractive de l'expérimentation. Les deux approches, positive et symbolique, du médicament procèdent d'un impensé dont la nature est métaphysique : le médicament serait médiation, troisième terme, trait d'union tiré entre l'âme et du corps et, à ce titre, renverrait à l'inconnaissable même.

Le concept d'ambivalence rendrait sans doute mieux compte de ce qu'est le médicament que celui de médiation. Le médicament apparaît, comme on le sait, comme remède et poison. A ce titre, dans le Phèdre de Platon, le médicament - le pharmakon - fournit une figuration et un principe de compréhension de la mémoire et de l'oubli. Comme le rappelait J. Derrida dans La Pharmacie de Platon (1968), Platon montre, à l'aide du mythe de Teuth et la condamnation de l'écriture, que l'oubli procède de l'oubli de l'ambivalence, c'est-à-dire au fond que l'oubli est l'ambivalence elle-même. L'oubli procède de ce qui, depuis son intérieur même, peut se retourner en son autre, en son contraire. Ce qui est ambivalent fait oublier son ambivalence.

Précisément, le Phèdre n'est pas la mise en scène d'une analogie entre l'ambivalence de l'écriture pour la mémoire et l'ambivalence du pharmakon pour l'organisme. Quelque chose nous est dit du lien intrinsèque qui unit médicament et oubli. La définition du pharmakon comme ambivalence et comme oubli permet peut-être d'expliquer les impasses des définitions du médicament que nous avons présentées. En effet, toute définition tente nécessairement de réduire l'indétermination première du médicament.

L'expérimentation scientifique pose le primat de la pharmacodynamie et de la rationalité contre le subjectif et l'irrationnel ; la psychologie et la psychanalyse posent l'imaginaire et l'inconscient contre le primat du physique ; la sociologie pose le primat de la relation et de la culture contre l'individu. Ces décisions procèdent de la nature ambivalente du médicament en même temps qu'elles l'occultent. L'oubli de l'individualité ne se réduit pas au fait de négliger un des lieux d'action du médicament - organe ou imagination. Mais il consiste à occulter que les contraires proviennent du même milieu qui les surplombe. La question que pose le médicament est de savoir s'il est le lieu où s'échangent les valeurs du corps et de l'imagination, "le lieu et le jeu (la production) de la différence, la différence de la différence", selon l'expression de Derrida, ou plus profondément la présentification du même comme distinct, "du même qui n'est pas l'identique, de l'élément commun, du médium de toute dissociation possible". Le médicament met donc en lumière l'impossible séparation des concepts de vivant, de totalité et d'individualité, d'organisme, de sens et, en un certain sens, de subjectivité.

Méthodologiquement, le médicament joue en médecine le rôle de l'écriture dans le domaine de la pensée, celui de remède et de poison, il fait oublier et se remémorer en même l'articulation du corps vivant et de son milieu, mais aussi celle de l'organisme et du corps sentant, souffrant et désirant. Le médicament rappelle la spécificité de l'individualité biologique mais aussi la singularité humaine. De même que la maladie ne se comprend, en tant que mise en échec de la normativité du vivant, qu'en rapport à l'individualité, le traitement et la guérison ne sauraient échapper à cette seule et unique mesure.