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Commentaire d'Aristote

Métaphysique, Γ, 5, 1010 a 1-25

Didier Ottaviani


Texte (trad. J. Tricot, Vrin, pp. 222-224)

La raison de l'opinion de ces philosophes, c'est que, considérant la vérité dans les êtres, ils ont entendu par êtres les seules choses sensibles. Or il y a dans les choses sensibles beaucoup d'indétermination et de cette sorte d'être que nous avons reconnu plus haut. C'est ce qui explique pourquoi l'opinion en question, tout en n'étant pas l'expression de la vérité, n'est cependant pas sans vraissemblance (appréciation d'une plus grande justesse que celle d'Épicharme sur Xénophane). De plus, ces philosophes, voyant que toute cette nature sensible était en mouvement, et qu'on ne peut juger de la vérité de ce qui change, pensèrent qu'on ne pouvait énoncer aucune vérité, du moins sur ce qui change partout et en tout sens. Cette manière de voir s'épanouit dans la plus radicale de toutes les doctrines que nous avons mentionnées, qui est celle des philosophes se disant disciples d'Héraclite, et telle que l'a soutenue Cratyle ; ce dernier en venait finalement à penser qu'il ne faut rien dire, et il se contentait de remuer le doigt ; il reprochait à Héraclite d'avoir dit qu'on ne descend pas deux fois dans le même fleuve, car il estimait, lui, qu'on ne peut même pas le faire une fois ! - Nous répondons à cet argument que l'objet qui change, quand il change, donne assurément à ces philosophes quelque raison de ne pas croire à son existence. Encore cela est-il douteux, car, enfin, ce qui est en train de perdre une qualité possède encore quelque chose de ce qui est en train de se perdre, et, de ce qui devient, quelque chose doit déjà être. En général, un être qui périt renfermera encore de l'Être, et, s'il devient, il est nécessaire que ce d'où il vient, et ce par quoi il est engendré, existe, et aussi que ce processus n'aille pas à l'infini. Mais passons sur ces considérations ; disons seulement qu'il n'y a pas identité entre changement quantitatif et changement qualitatif. Que selon la quantité, les êtres ne persistent pas, soit ; mais c'est d'après la forme que nous connaissons toutes choses.


Commentaire


Le livre Γ de la Métaphysique débute par une affirmation selon laquelle "il y a" bien une science de l'être en tant qu'être, qui est l'objet de la recherche du philosophe, mais cela ne veut pas pour autant dire que celle-ci soit d'ores et déjà trouvée, et il est nécessaire de poursuivre encore la recherche. Cependant, alors que les trois premiers chapitres tentent de déterminer l'objet de cette science et en quoi elle se différencie des autres sciences, Aristote en vient très rapidement, à partir de Γ4, à la mise en place d'un ensemble de réfutations, destinées à établir un axiome fondamental, qui est celui du principe de non-contradiction, énoncé en Γ3 (1005b19-20) : "il est impossible que le même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport". Ce principe, qui est le plus ferme de tous, ne peut être démontré, car il s'agirait alors d'une pétition de principe, mais ceux qui le refusent demandent parfois une démonstration, montrant par là leur ignorance même de son statut. Pourtant, si l'on ne peut démontrer les axiomes, il est cependant possible de les établir par une série de réfutations, qui débutent en Γ4 et qui sont de deux ordres. Le premier exposé, qui concerne Γ4, concerne la théorie de la signification, montrant qu'il suffit que le contradicteur dise simplement quelque chose pour que le principe soit établi. Une autre forme de contestation surgit cependant en Γ5, représentée par la figure de Protagoras, qui reprend ce que Platon disait de lui dans le Théétète, où il est présenté prônant le relativisme de la vérité : "Ainsi contestée universellement, la vérité de Protagoras ne sera donc vraie pour personne : ni pour un autre que lui, ni pour lui" (171c). L'opinion de Protagoras n'est pas propre à cet auteur, mais est aussi, selon Aristote, celle de Démocrite, d'Empédocle, de Parménide, d'Anaxagore et même d'Homère, c'est une opinion commune aux physiciens. Ils ont cru, voyant le changement dans les sensibles, qu'il pouvait y avoir coexistence des contradictoires, et en sont donc venu à nier le principe de non contradiction. En Γ4, ce principe a été établi par la mise en œuvre d'une réfutation, ou plutôt d'une démonstration élenctique (1006a11-12 ; car, pour qu'il y ait "réfutation", il faut un syllogisme, Premier analytiques, II, 20), mais la même méthode ne saurait valoir pour des interlocuteurs différents. Au début du chapitre 5, Aristote distingue deux méthodes dans la discussion (1009a17-22), qui sont la contrainte et la persuasion : la première a été utilisée dans le chapitre précédent contre ceux qui ne parlent que par amour du discours (et est reprise en Γ6), la seconde est mise en œuvre en Γ5, car il s'agit cette fois de critiquer l'opinion de ceux qui on sincèrement cherché la vérité (1009b33-35) et mis en place une doctrine, et qui, confrontés à une aporie, ont commis des erreurs.
Ce texte s'articule selon deux grands moments. Dans le premier, qui va du début à "… le faire une fois !", Aristote remonte à la cause de l'opinion concernant les sensibles, et montre à quelles conclusions extrêmes elle aboutit. Dans le second, qui va de "Nous répondrons…" à la fin, il met en place un ensemble de distinctions sur les différents sens du changement, afin de poser sa critique de l'opinion.


Ce texte apparaît comme un exemple de méthodologie de la persuasion qui apparaît en filigrane à l'occasion de l'examen d'une "opinion" (doxès, 1010a1) concernant les sensibles. Quelle est l'opinion dont il est question ici ? C'est celle des penseurs qui, rangés par Aristote autour de la figure de Protagoras, ont prôné l'existence simultanée des contraires dans les choses. Selon eux (1009b), on ne peut décider du vrai par majorité, et, les choses apparaissant contraires à différents individus dans la sensation, et même à chaque individu, le vrai est ce qui apparaît dans la sensation à chaque individu. De plus, les contraires se succédant dans la chose en mouvement, et rien ne provenant du non-être, ils en ont déduit que les contraires coexistaient dans la chose. Alors que la démonstration élenctique supposait précédemment une étude de la signification, c'est à partir de l'examen des sensibles que se joue ici la persuasion, et elle s'adresse à ceux qui défendent des opinions de physiciens, auxquels peut être assimilé Protagoras, ainsi que le remarque A. Jaulin (Eidos et ousia, Klincksieck, p. 50, n. 63). Il est important de noter ici la méthode particulière qu'Aristote met en œuvre dès le début de ce passage, car il ne s'agit pas tant de porter le discours sur l'énoncé même de l'opinion que sur sa cause (aition), sa "raison", et elle apparaît être une réduction du champ des "êtres" aux seuls "choses sensibles" (aistheta), ce qui conduit ensuite à extrapoler abusivement du genre des sensibles à l'ensemble de l'être. Après avoir vu les conséquences de l'opinion de Protagoras (Γ4, 1007b18-25), il s'agit donc à présent de mettre en évidence sa cause, et celle-ci s'explique du fait de la méconnaissance de l'être en puissance, "que nous avons reconnu plus haut", en 1009a30-36 mais surtout en 1007b28-29. La conjonction "or" insiste sur le fait que la cause de l'opinion peut être comprise car il y a effectivement de l'"indéterminé" (aoriston) dans les choses sensibles, mais cette indétermination réside dans l'être en puissance de la chose, non dans son être en acte : ainsi, ceux qui croient, comme par exemple Anaxagore, traiter de l'être, s'occupent en fait du non-être particulier qu'être l'être en puissance, qui est l'indéterminé (1007b29). Selon l'opinion, rien ne peut provenir du non-être et, donc, si la chose peut être elle-même et son contraire, c'est que ces contraires coexistent dans la chose (1009a25-26). L'être peut cependant se dire selon divers sens, et, par cette distinction il est possible de montrer que la même chose peut être en même temps les contraires selon l'être en puissance (dunamei) mais non selon l'être en acte (entelekheia) (1009a32-36). La cause de l'opinion nous apparaît alors comme double, car à la réduction de l'être aux seuls êtres sensibles vient s'ajouter une ignorance des différents sens de l'être, qui masque le fait que l'indétermination des choses vient de cette sorte d'être particulière qu'est la puissance, qui est aussi, du point de vue de l'acte, un non-être. Cette recherche de la cause nous apporte néanmoins une meilleure connaissance de l'opinion, de la même manière que la connaissance des causes d'une chose permet de mieux connaître la chose elle-même, ainsi que cela était montré en A2 : il est dès lors possible d'émettre un jugement sur l'opinion elle-même, avec plus de "justesse" que ne le faisait Épicharme lorsqu'il parlait de Xénophane. Bien que nous ne sachions pas exactement la nature du jugement d'Épicharme, qui, selon Tricot, pourrait avoir dit de Xénophane que "ses vues étaient vraies, mais paradoxales, ou quelque chose d'approchant" (Métaphysique, I, p. 223, n. 2), la parenthèse d'Aristote est destinée à justifier la pertinence de sa méthode et sa précision. En effet, la démarche aristotélicienne permet de mettre en évidence la "vraisemblance" (eikotos) de l'opinion, ce qui n'est pas sans effet sur la structure argumentative qu'il est nécessaire de mettre en œuvre face à un tel type d'opinion. Il est cependant nécessaire de distinguer ici le vraisemblable au sens strict, élément de l'enthymème, qui concerne des propositions probables se produisant le plus souvent (Premiers analytiques, II, 27, 70a3-6) de ce qui n'est pas absolument vraisemblable, mais qui n'est cependant pas sans vraisemblance. Il s'agit, dans ce second cas, d'un entymème apparent, ainsi que le montre Aristote dans la Rhétorique (1402a), passage important pour nous dans la mesure où un rapprochement y est effectué avec le syllogisme apparent de la dialectique, lorsqu'elle s'interroge sur l'existence du non-être. Or, c'est ce qui se produit ici dans la mesure où c'est bien le statut du non-être, et les sens différents qu'il peut prendre, qui est implicitement en question dans l'opinion étudiée, ainsi que le témoigne le renvoi à la question de l'être en puissance, étudiée à la fin de 1009a. Si donc nous résumons l'argumentation aristotélicienne de ce passage, nous pouvons dire que l'opinion d'Épicharme est très imprécise car, en ne s'interrogeant pas, semble-t-il, sur le statut de la vraisemblance, il tend à faire de celle-ci un degré du vrai, ce qu'elle n'est pas puisqu'elle n'est "pas l'expression de la vérité (alethè)". Or la vraisemblance porte sur des assertions, et dès lors l'assertion qui possède quelque vraisemblance peut être contrebalancée par une autre assertion, ce qui permet d'indiquer qu'il s'agit ici d'un passage d'argumentation dialectique. Pourtant, lorsqu'il différencie les arguments de la discussion, Aristote semble séparer la dialectique de la peirastique (Réfutations sophistiques, I, 2, 165b2-6), cette dernière concernant la mise à l'épreuve des opinions, bien qu'il les associe par la suite sous un certain point de vue (172a35-36). Ces deux méthodes, ainsi que le remarque G. G. Granger (La théorie aristotélicienne de la science, Aubier, p. 71), ont en commun le fait qu'elles ne s'occupent pas de la connaissance d'êtres déterminés et qu'elles partent de principes communs. En remontant à la cause de l'opinion, Aristote peut ainsi mettre en évidence sa vraisemblance, et ouvrir ainsi sur une mise à l'épreuve critique de l'opinion, une peirastique.
Une fois reconnue la cause de l'opinion, il s'agit de voir comment celle-ci peut se déployer comme relativisme de la vérité. S'explicite ici ce qui n'était que suggéré précédemment, c'est-à-dire le fait que l'opinion naît de considérations sur la "nature sensible" (physis), tout en considérant que la sensibilité, ici le fait de voir les choses en mouvement ("voyant", orontès), livre un critère de vérité. L'opinion de Protagoras est en effet que "ce qui apparaît est vrai" (1009a8), et que donc, dans la mesure où les choses manifestent les contraires, et que parallèlement rien ne peut provenir du non-être, alors nécessairement les contraires coexistent. Il s'agit bien là d'une opinion commune aux physiciens, auxquels se rattache le discours de Protagoras, ainsi que le note Aristote dans la Physique (I, 4, 187a27-29) lorsqu'il critique Anaxagore, et c'est donc sur leur propre terrain que doit se mettre en place la critique de l'opinion. Il ne s'agit cependant pas encore de s'interroger sur le "mouvement" lui-même, mais de montrer comment l'opinion produit un relativisme du discours vrai, comme le montre le terme alethèuomenon (1010a8, repris sous la forme alethèuein en a9). Il est cependant nécessaire de préciser la réduction opérée dans la notion de "mouvement", qui est ici mentionné comme simple kinèsis (kinoumenen, a7) : la kinèsis n'est, avec la genesis, qu'une espèce du changement (metabolè, cf. a8-9), ainsi que le manifeste la précision d'Aristote que Tricot traduit par : "du moins sur ce qui change partout et en tout sens". Il s'agit ici de préparer la suite de l'argumentation aristotélicienne, qui, à partir de 1010b, remet en cause la théorie de la sensation comme altération, et qui répond à la réduction du changement à la kinèsis. En effet, la kinèsis au sens propre ne recouvre que l'accroissement et le décroissement, l'altération et la translation, manquant ainsi la génération et la corruption (qui étaient introduits par Aristote en Γ2, 1003b5-8), changements d'un type particulier puisqu'ils permettent de comprendre comment quelque chose peut provenir du non-être, au sens de l'être en puissance, ainsi que l'étudie Aristote dans De la génération et de la corruption (I, 3). Pour l'heur, il s'agit simplement de poser, à partir de la "raison" de l'opinion, le processus qui conduit à "la plus radicale de toutes les doctrines", représentée par Cratyle. L'affirmation de la coexistence des contraires a conduit à la un refus de tout énoncé de vérité, ce qui permet de comprendre le passage de Γ4 à Γ5 et la raison du détour par les assertions des physiciens. En effet, l'argumentation aristotélicienne, qu'il s'agisse de la démonstration élenctique de Γ4 ou de la persuasion de Γ5, est toujours attachée à la question du rapport entre l'être en puissance et l'être en acte, et, ainsi que le montre A. Jaulin (op. cit., pp. 77-78), on ne peut dire, comme le fait P. Aubenque (Le problème de l'être chez Aristote, Quadrige, p. 393), que les arguments physiques se trouvent uniquement à la fin du livre Γ. Ce sont les considérations sur le changement qui sous-tendent l'établissement du principe de non-contradiction, et les arguments logiques et physiques se rejoignent, comme cela est manifeste dans l'attitude de Cratyle. La démonstration élenctique du début de Γ4 était immédiate, car il suffisait que l'adversaire dise quelque chose pour accepter implicitement le principe de non-contradiction (1006a12-13), mais que faire lorsque l'adversaire ne dit rien ? Certes, cette hypothèse était envisagée, pour être aussitôt refusée comme "ridicule" car il n'y a rien à répondre à celui qui ne dit rien et, en tant que tel, l'adversaire serait semblable à un "végétal" (1006a11-15), les animaux eux-mêmes étant capables de signifier quelque chose (Politique, I, 2, 1253a11-14). Or c'est bien ici ce qui se produit avec Cratyle, puisqu'il ne dit rien et "se contentait de remuer le doigt", afin de simplement montrer le mouvement perpétuel de toutes choses. Quel est le statut de l'opinion extrême représentée par Cratyle ? Pour B. Cassin et M. Narcy (La décision du sens, Vrin, p. 239, commentaire de 1010a11), "l'opinion de Cratyle n'est pas la plus extrême d'un ensemble d'opinions, mais toujours la même opinion sous sa forme la plus extrême", mais il nous semble que la traduction de Tricot, qui prône l'inverse, restitue avec plus de justesse le problème ici soulevé. Surenchérissant sur la célèbre expression d'Héraclite, "on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve" (Platon, Cratyle, 402a), Cratyle pense "lui, qu'on ne peut même pas le faire une fois" : cette insistance marquée par la mise en exergue de "lui" (autos, en début de phrase) semble destinée à séparer cette opinion radicale de l'ensemble des opinions communes des physiciens, qui n'ouvraient pas sur le refus complet de tout discours. S'il faut considérer que l'opinion de Cratyle n'est pas strictement identique à l'ensemble des autres opinions dont il est question dans ce texte, et qui certes se rattachent, avec des variantes, à une même opinion, c'est parce qu'il représente un risque de grand danger, non seulement pour la dialectique, mais même pour le discours de Protagoras. En effet, contrairement aux autres tenant de l'opinion relativiste, il ne respecte pas les règles de l'exercice dialectique que l'on trouve dans les Topiques (VIII, 4 et 5), car il ne répond pas. Mais son geste est un mouvement du "doigt" (dactulon), et possède donc une certaine signification, certes minimale, mais qui ne nous paraît pas pour autant négligeable, comme acte d'indication. En montrant, Cratyle n'est plus semblable à un végétal, mais il n'est pas non plus dans la confrontation, comment alors le critiquer ? La dialectique est-elle impuissante face à une telle attitude ? Certes non, car c'est là où la méthode de persuasion permet d'envisager une solution ; l'acte de Cratyle est une conséquence de l'opinion relativiste, et son silence n'est pas premier, mais est le résultat d'une recherche de la vérité. Il suffit donc de reprendre la cause de son opinion, de remonter à la source de son silence, qui est un discours auquel il acceptera de se plier, car c'est "finalement" (teleutaion) qu'il avait décidé de se taire.


Le premier moment du texte a donc permis d'établir tout à la fois la cause de l'opinion conduisant, dans le discours des physiciens, à la remise en question du principe de contradiction, et d'aboutir à la conséquence la plus radicale que cela peut entraîner avec le geste de Cratyle. Il s'agit à présent de montrer comment, à partir de la constatation de l'indétermination des sensibles, un autre discours peut être produit à la place de celui de Protagoras et des héraclitéens, discours qui, pour contrebalancer le précédent, qui est un discours de physiciens, doit nécessairement prendre la forme d'une argumentation physique. La réponse aristotélicienne, très condensée, commence par reprendre le début du texte, comme le marque Tricot en reprenant l'expression "ces philosophes", par une concession sur la cause de l'opinion, puisque de nouveau il s'agit de montrer que celle-ci n'est pas sans aucun fondement : "assurément", il y a "quelque raison" de douter de l'existence de ce qui change. Néanmoins, Aristote introduit ici une limitation à ce discours en précisant que ce doute peut naître "quand (otè) [l'objet] change", et seulement durant le temps de ce changement. Il s'agit ici de lier la problématique du mouvement à celle du temps, comme cela est exposé dans la Physique (IV, 11), dans la mesure où le temps est "ce par quoi le mouvement a un nombre" (219b3). La question du "maintenant" (nun) semble ici sous-entendue, car son statut est aussi d'être tout à la fois le même et l'autre, ce en quoi il ressemble au mouvement (219b9). De plus, l'opinion des "philosophes" considérés est aussi une négation du temps en tant que tel, car si chaque moment du temps est absolument autre que le précédent, il ne saurait alors y avoir de temporalité. Bien qu'Aristote ne traite pas ici explicitement du temps, limitant son point de vue à la question du mouvement, il le rattache allusivement pour marquer la proximité des questions de mouvement et de temps qui sont traitées dans la Physique. Cependant, ainsi que cela a été noté plus haut, la relative vraisemblance de l'opinion ne doit pas conduire à la radicalisation cratylienne, qui conduit à refuser toute forme d'argumentation. Ici, la traduction de Tricot ("encore cela est-il douteux"), ne rendant pas le terme amphisbetèsimon (a17-18), masque ce point important qu'Aristote veut mettre en évidence, c'est-à-dire que le doute porté sur l'être de ce qui change doit conduire à une discussion. C'est elle qu'Aristote met en œuvre dans les lignes qui suivent, en partant de considérations sur le mouvement lui-même. Il s'agit tout d'abord de répondre à l'idée d'un changement absolu tel qu'elle était formulée en 1010a9, en montrant que, bien qu'il y ait du changement, il y a aussi au sein de celui-ci une certaine permanence qui permet d'éviter l'héraclitéisme. Une fois encore, il s'agit donc d'interroger implicitement la question du non-être, sous-entendue dans ce passage qui concerne le changement entendu comme génération (genesis) et corruption (phtora) ainsi que l'expriment les termes grecs (gignomènon, a19, gignetai, a20-21, gennatai, a21 ; phteiretai, a20), qui nous permettent de rapprocher ce passage du texte de Z7 (1032a12-19) qui présente les différents sens du changement, selon les différentes catégories. Il ne faut donc pas se laisser induire en erreur par la traduction de Tricot ("perdre une qualité") en croyant qu'il s'agit là du mouvement selon la qualité, qui est traité ensuite (la difficulté vient de la double acception de gignestai, signalée en Physique, I, 7, 190a31sq). Toute l'argumentation aristotélicienne repose justement ici sur les différents sens que peut prendre le changement, et sur le fait que "ces philosophes" ont négligé ces distinctions qui ne leur ont pas permis de penser le changement selon l'ousia. Traitant du changement, Aristote montre dans la Physique qu'il faut l'entendre selon toutes les catégories (III, 1, 200b26-27), bien qu'il en limite le sens selon quatre catégories (200b33-34) : le changement selon l'essence (kat' ousian), selon la quantité (kata poson), selon la qualité (kata poion) et selon le lieu (kata topon). Comme nous l'avons vu, en limitant le changement au mouvement (kinésis), les tenants de l'opinion n'ont pas considéré le cas de la génération et de la corruption ; pourtant ce changement selon l'ousia est important comme le montre Aristote dans son traité intitulé De la génération et de la corruption, qui nous permet de mieux comprendre ce passage. Si nous lisons notre passage en parallèle avec le chapitre 3 du premier livre de ce traité, nous constatons qu'Aristote y refuse, avec les physiciens, qu'il y ait une génération absolue au sens propre, c'est-à-dire que quelque chose puisse provenir du non-être absolu. Réciproquement, il n'y a pas non plus de corruption absolue, et les choses subissent des transformations tout en conservant quelque permanence. Si cette argumentation est sous-entendue dans notre passage, c'est parce qu'elle met en jeu la question de cet sorte particulière d'être qu'est l'être en puissance, et qui, méconnu, peut faire croire que tout changement est absolu, alors qu'il n'est que relativement au point de vue considéré. S'il y a changement, c'est donc sur le fond d'une certaine permanence, le sujet ou matière de ce qui change, ce que Tricot veut signifier en utilisant le terme de "qualité", ce qui fait que l'on peut dire qu'il n'y a pas de destruction totale ("ce qui est en train de perdre une qualité possède encore quelque chose de ce qui est en train de se perdre"), et qu'il n'y a pas non plus de génération (rendu par "ce qui devient") sans que "quelque chose doive déjà être". Cet être déjà présent est l'être en puissance, qui s'accomplit dans le passage à l'acte, sans pour autant qu'il y ait génération à partir du non-être absolu. Il faut noter ici la proximité de ce passage avec les arguments logiques que Γ4, qui permet de comprendre la cohérence du livre Γ : la théorie aristotélicienne de la signification et son ontologie vont de paire, et tournent toutes deux autour de l'idée qu'il faut mettre en évidence des points de permanence, aussi bien au niveau de la logique qu'au niveau de l'ontologie, ce qui peut être atteint à partir de la distinction entre l'être en puissance et l'être en acte, qui assurent une pensée correcte de l'ousia. Ainsi, les choses ne retournent pas au non-être, car ce "qui périt renferme encore de l'être", ce qui permet de penser une permanence de l'être par-delà le changement, ainsi que cela était montré dans De la génération et de la corruption : "n'est-ce donc pas parce que la corruption de cette chose-ci est la génération d'une autre, et la génération de cette chose-ci la corruption d'une autre, que le changement est nécessairement sans arrêt ?" (I, 3, 318a23-25, Tricot, Vrin, p. 29). Cette permanence permet également de comprendre la référence précédente au temps, car la, si l'on peut douter de la permanence de "l'objet qui change, quand il change", ce doute doit être levé si l'on prend en compte la réciprocité de la génération et de la corruption, qui permet de comprendre en retour pourquoi les choses sont en changement perpétuel. Un autre argument peut alors être introduit, car ce qui change suppose d'une part un sujet du devenir, "ce d'où il vient", et une cause, "ce par quoi il est engendré", et il faut de plus que "ce processus n'aille pas à l'infini (apeiron, a22). Aristote a en effet montré que les causes ne sauraient aller à l'infini, et qu'il y a nécessairement une cause Première, dont dépendent toutes les autres (Métaphysique, α, 2) ; selon une démarche similaire, il est nécessaire, afin d'expliquer le changement, que l'ordre des moteurs et des mûs n'aille pas à l'infini et pour cela de poser un Premier moteur, lui-même immobile (Physique, VIII, 5-6). Se trouve ici introduite rapidement l'idée d'un Premier moteur, reprise par la suite dans l'idée qu'il y a une "réalité immobile (akinètos)" (1010a34).
Aristote ne s'étend pas sur ces questions ("mais passons sur ces considérations"), puisqu'il s'agit ici essentiellement de critiquer dialectiquement les imprécisions des tenants de l'opinion de Protagoras, et principalement de montrer les différents sens du changement. Les différents sens ne sont pas tous traités ici, le mouvement local étant absent, et la structure de l'argumentation permet de le comprendre : ce second mouvement est destiné à critiquer l'idée exposée en 1009a8, selon laquelle "on ne pouvait énoncer aucune vérité, du moins sur ce qui change partout et en tout sens". Il s'agit donc à présent de distinguer, ainsi que le souligne Tricot, le mouvement "quantitatif", qui est accroissement et décroissement, du mouvement "qualitatif", qui est une altération. Pourquoi cette distinction ici ? Il s'agit d'une part de préparer les arguments sur la sensation qui vont constituer la fin du chapitre, critiquant l'idée selon laquelle la sensation est une altération, idée déjà mentionnée précédemment (1009b13), d'autre part, d'initier une réponse aux arguments de 1009b15-28. Les tenants de l'opinion de Protagoras ont en effet considéré que la sensation était une altération, et ont de plus considéré "qu'avoir une chose à l'esprit et avoir une sensation, c'est la même chose" (De l'âme, III, 3, 427a23). De là, et considérant l'indétermination des sensibles, ils en ont conclu que le changement dans les choses introduisait un changement dans la sensation (considérée comme pure passion), et par là dans la pensée. Nous pouvons tenter de résumer ce passage difficile en disant que l'altération telle qu'elle est conçue par les physiciens n'est pas l'altération au sens d'Aristote, il s'agit selon eux d'une destruction et par là toute sensation nouvelle est destruction de la précédente. Dès lors, puisque la sensation est identique à la "pensée", cela entraîne également un changement de la vérité, celle-ci se modifiant à chaque nouvelle sensation, et donc plus rien ne peut être dit vrai absolument. La réponse d'Aristote consiste ici à distinguer le changement selon la qualité et selon la quantité. Certes, concède-t-il, "selon la quantité, les êtres ne persistent pas", mais cela n'induit pas pour autant un relativisme de la vérité, car connaître, c'est connaître la forme (eidos, 1010a25 ; De l'âme, II, 12, 424a17-21), et elle reste stable. Comme cela est montré dans le De la génération et de la corruption (I, 5, 321b22sq), l'accroissement se fait au sein d'une structure formelle qui, elle, ne varie pas, et donc la distinction opérée entre l'altération et l'accroissement/décroissement permet bien de critiquer le relativisme de la vérité introduit par Protagoras.

En remontant à la cause de l'opinion, Aristote a mis en évidence la vraisemblance de celle-ci, tout en montrant qu'elle conduisait à une suite d'erreurs, nées du manque de distinctions que les physiciens effectuaient au sein du changement. Le danger de la position de Protagoras, représentée ici par le cratylisme, permet de comprendre l'enchaînement des chapitres 4 et 5 de Γ, car le but est toujours d'inciter le contradicteur à entrer dans la discussion. Celle-ci se poursuit dans la suite du texte, où la question de la sensation est abordée de manière détaillée, afin de faire admettre par tous le principe de non-contradiction comme axiome principiel, fondement même de tout savoir scientifique.