I.
Un moment et un lieu
Accoler les noms de Savonarole, Machiavel et Guichardin,
c'est désigner un moment et un lieu. Le moment, c'est
celui des guerres d'Italie ; il s'agit d'une coupure fondamentale
dont le sens n'échappe pas aux contemporains : tout
a été bouleversé par l'arrivée
des troupes françaises en Italie en 1494. L'état
de guerre est une donnée permanente que résume
une formule employée par Machiavel dans une lettre
envoyée à Francesco Guicciardini "toujours,
d'aussi loin que je me souvienne, ou bien on a fait la guerre
ou bien on en a parlé ; la guerre entraîne
une mutazione delle cose -- une variation, un bouleversement
des choses : rien n'est plus comme avant. Dès 1508,
Guichardin résume en une phrase le sens qu'a pris
la "descente de Charles VIII" : "Ainsi était entrée
en Italie une flamme, une peste qui non seulement changea
[mutó] les États, mais aussi les façons
de les gouverner et les façons de faire la guerre.
Trente ans plus tard, en rédigeant son Histoire
d'Italie qu'il fait débuter précisément
en 1494, "année qui ouvrit la porte à d'innombrables
et horribles calamités", il développe cette
formule, la précise mais n'en change pas le sens
: c'est bien une période nouvelle qui a commencé
en 1494. Lorsque Charles VIII entra à Asti le 9 septembre
1494, il apporta avec lui en Italie "les menaces d'innombrables
calamités, d'accidents très horribles, et
le changement de presque toute chose. Avec son passage,
en effet, commencèrent non seulement les mutations
d'États, subversions de royaumes, ravages de contrée,
ruine de villes, massacres fort cruels, mais aussi nouvelles
habitudes, nouvelles moeurs, nouvelles et sanglantes façons
de guerroyer, maladies inconnues jusqu'à ce jour
; et les instruments du repos et de la concorde italiens
furent à tel point désordonnés que
[...] d'autres nations étrangères, d'autres
armées barbares eurent tout loisir de la fouler aux
pieds impitoyablement et de la dévaster".
Le
lieu : Florence, avec sa tradition républicaine,
son attachement à la libertà, terme
signifiant à la fois l'indépendance de la
cité et la forme républicaine de son gouvernement
-- et ce malgré les soixante années de gouvernement
médicéen qui, de 1434 à 1494, tendait
vers le principat. La conjoncture qu'ouvre l'état
de guerre amène la mise en place d'une forme politique
nouvelle, le grand conseil. La réflexion des républicains
florentins part de l'analyse de cette conjoncture nouvelle
: analyse pratique, pragmatique. On connaît la formule
de Machiavel - andare drieto alla verità effettuale
della cosa ("suivre la vérité effective
de la chose"); Guichardin indique pour sa part qu'il faut
considérer la natura delle cose in verità
("la nature des choses en vérité") et qu'il
ne faut pas se laisser aveugler par la "splendeur des mots"
mais considérer la "substance des choses". Il s'agit
pour l'un comme pour l'autre d'appliquer cette forme réaliste
d'analyse à une situation concrète : "la qualité
des temps", "la condition des temps". On rencontre d'ailleurs
des formulations semblables, au tout début de la
période historique considérée, dans
les sermons sur Aggée de Savonarole prononcés
en décembre 94, au moment même où le
débat porte sur la réforme du gouvernement
de Florence après la fuite de Pierre de Médicis
: il faut, dit Savonarole, tenir compte des mutationi e
diversità de' tempi et, en fonction de ces changements
et diversités, ne pas hésiter à changer
les lois et les formes de la vie en commun. Le caractère
nouveau de l'expérience vécue est donc perçu
d'emblée, et marque profondément les débats
théoriques et politiques.
II.
La vertu à l'épreuve de l'Histoire
Ce qui se passe n'est donc plus lisible avec les vieux instruments
de la formation traditionnelle (liée aux impératifs
moraux du clan et de la famille) ni avec les plus récents
modèles de vertus républicaines romaines (chères
aux humanistes et dont les Florentins entre tous revendiquent
l'héritage). La double crise du paradigme communal
et du paradigme humaniste plonge la vieille cité
guelfe dans une crise où l'enjeu de la droite interprétation
des faits est loin d'être strictement intellectuel
: ce qui est ici et maintenant en cause c'est la survie
même de l'Etat. La guerre ne se déroule plus
aux frontières, elle n'est plus un simple ballet
des compagnies d'aventure attentives à ne pas subir
de trop lourdes pertes, elle vise le coeur de la cité
et l'horizon du conflit ouvert c'est la survie même
de la république.
Cependant,
loin de se contenter d'un constat et de s'enfermer dans
une lamentation élégiaque, les auteurs qui
nous occupent sont conduits par le danger mortel qui pèse
sur le corps politique à interroger la faiblesse
de la cité. Pour comprendre pourquoi les armées
étrangères ont pu s'enfoncer sans coup férir,
ou presque, jusqu'au royaume de Naples, il faut analyser
ce que Savonarole puis Machiavel appelleront corruption.
Le sens qu'ils donnent à ce mot n'est pas rigoureusement
le même - pour des raisons évidentes liés
aux statuts différents de paroles qui sont, dans
un cas, en partie religieuses et, dans l'autre, rigoureusement
laïques - mais le ton et le style, que la radicalité
tragique de la notion implique, sont semblables et le sentiment
d'urgence est commun aux deux hommes. Il ne s'agit pas de
se contenter de remèdes ponctuels, on n'a plus le
temps d'attendre, d'espérer jouir de ce "bénéfice
du temps" qui est au centre de la traditionnelle sagesse
des marchands.
Le
langage de la guerre parasite, déplace puis transforme
les deux vieux langages dominants du droit et de la vertu
classique, respectivement portés par les juristes
médiévaux et par les chanceliers humanistes.
La république n'est plus suffisamment sûre
d'elle-même, de la bonté et de la "naturalité"
indiscutées et indiscutables de ses institutions
et de ses dispositifs, pour ne pas les passer au crible
des impératifs du temps présent et de l'état
d'urgence. L'homme vertueux ne peut plus être, dès
lors, simplement un individu singulier à qui ses
qualités personnelles, sa formation et la juste conception
de ses devoirs de citoyen ou de bon chrétien (selon
les époques, les postures ou les régimes)
assurent un rôle privilégié dans l'Etat
et dans l'Histoire, quels que soient les événements
qu'il affronte. Selon les cas, selon la conjoncture, ses
qualités peuvent être ou non appropriées
au moment, sa formation ne pas lui donner les compétences
nécessaires, ses convictions républicaines
rester impuissantes devant la gravité des périls.
La mesure de la vertu, c'est désormais la capacité
à répondre aux défis de ces "temps
étranges" (Guichardin), à s'inscrire dans
la logique de ces "temps contraires" (Machiavel), bref,
à ne pas se soumettre passivement à la fortune,
à ne pas être pétrifié devant
la déesse aux yeux bandés.
Mais
avant cela, il convient de faire place nette des illusions
entretenues par la triomphante vertu humaniste du Quattrocento,
ce sera, pour une bonne part, l'oeuvre du propos savonarolien,
apparemment si opposé au surgissement du discours
machiavélien mais qui, en fait, le rend possible.
Trop chrétienne et thomiste pour subir un déplacement,
la vertu savonarolienne reste un point obscur dans les attendus
politiques de ses sermons, toujours attentifs, en revanche,
à dénoncer justement les prétentions
des "sages du monde" : elle n'a de place positive qu'à
considérer l'indissoluble lien entre la réforme
morale du citoyen (sa conversion) et la réforme du
gouvernement de la cité. En revanche, la dénonciation
des vices de l'ennemi, et en particulier ceux du tyran,
image même de l'homme bestial livré à
ses passions, est centrale dans toutes les interventions
du prieur de Saint-Marc. Quelques années plus tard,
la vertu perd son unicité triomphante et suffisante
d'une autre façonchez Guichardin : elle se dissout
presque dans une valeur très générique
ou très technique (la vaillance du soldat). Mais
cela ne signifie pas pour autant, bien entendu, que le contenu
de la notion soit absente du propos de Guichardin, sauf
à le considérer comme le tenant d'un réalisme
rampant et d'un immoralisme cynique et sceptique.
Guichardin
se méfie en effet constamment de l'usure des mots,
de la variabilité du sens qu'ils peuvent prendre
selon les situations, des oblitérations qu'ils favorisent
ou des dissimulations qu'ils entraînent. La vertu
guichardinienne ne s'enferme pas dans un mot et ne se limite
pas à un contenu déclinable : elle est tout
entière dans la capacité qu'un homme a ou
n'a pas de réagir, de se comporter en homme face
à l'adversité, parce que selon ses mots "les
temps contraires sont la pierre de touche du coeur des hommes".
Machiavel, quant à lui, semble prendre une autre
voie puisqu'on sait bien que, loin d'abandonner le concept
de vertu, il lui donne un statut et un rôle de premier
plan dans le dispositif théorique du Prince.
On le doit en partie, sans doute, au respect que Machiavel
a toujours manifesté pour ses "chers Romains" (pour
reprendre une expression récurrente de L'Art de
la guerre), à l'influence dans son parcours de
la méditation sur Tite Live et, plus généralement,
à sa solide éducation humaniste. Si ce n'est
que, chez Machiavel, l'exemple romain n'appelle pas une
admiration passive et n'est jamais un modèle figé,
aisément reproductible, qui échapperait aux
aléas des temps. Ainsi, contrairement aux historiens
républicains de la Rome antique, il accorde peu d'importance
aux vertus ancestrales quasiment "naturelles" des premiers
Romains : ce n'est pas leur austérité et leur
simplicité qui leur ont permis de conquérir
le monde mais la qualité des institutions républicaines
capables d'inculquer et d'entretenir la vertu dans les coeurs
des paysans-soldats. La vertu machiavélienne se déploie
donc au croisement d'une proposition de réforme de
la république, dans laquelle les nouveaux "ordres
bons" sont porteurs de vertu civile et militaire chez tout
citoyen, et d'une compréhension conjoncturelle de
l'occasion (l'occasione) qui appelle l'acte de rupture
singulier, illustrant la virtù du prince.
L'action individuelle de celui qui saisit l'occasion de
bousculer la fortune est ainsi indisssociable de la volonté
d'instaurer des institutions qui puissent garantir la diffusion
de la vertu.
L'intervention
héroïque du prince nouveau, à la façon
de la dictature provisoire des Anciens, est alors un moyen
ponctuel d'échapper au cercle infernal de la corruption
qui pourrait bien faire disparaître la cité,
avant même que l'on ait pu mettre en place le nouveau
gouvernement souhaité : elle permet d'articuler état
d'urgence et réforme, attention nécessaire
aux brutales nécessités du temps présent,
analyse et dépassement des erreurs du passé
proche et espoir fondateur de la création d'un nouvel
ordre collectif à venir. Dans ce geste théorique,
où se répondent, se tressent et se complètent
les propos du Prince et des Discours, la virtù
machiavélienne ne réaffirme pas seulement
le lien, cher au républicanisme classique, entre
la vertu et le bien commun : elle devient ce qui permet
à l'homme de résister à la fortuna.
Mais cette résistance active ne se fait pas au nom,
ni au moyen, de l'éloge d'une vie active (participation
aux affaires de la cité) et d'une concorde qui ne
seraient pas menacées par la fureur de l'Histoire
: dès lors que la fortune est déploiement
de la violence (celle de la guerre extérieure et
celle des conflits intérieurs), Machiavel entend
créer une possibilité pour le citoyen de s'introduire
de nouveau dans les bouleversements de l'Histoire, d'y marquer
sa place, d'agir sur les événements, bref
de la re-politiser. Ce qui, au passage, rend tout à
la fois possible, d'un côté, l'affirmation
de l'écriture de la politique comme une des formes
nécessaires de l'action politique et, de l'autre,
l'émergence d'une autre façon d'écrire
l'Histoire (qui après les Histoires florentines
de Machiavel trouvera son accomplissement dans la rédaction
de l'Histoire d'Italie de Guichardin). Puisque la
providence et les hommes si sages qu'ils en deviennent providentiels
ne suffisent plus à faire l'économie de l'historiographie,
toute histoire se fait histoire politique et toute réflexion
politique se fonde sur l'analyse de l'Histoire.
III.
Faire face !
La qualité des temps, qui oblige à penser
différemment, à donner un sens nouveau aux
termes que l'on emploie, à réinventer un langage
qui puisse dire la complexité du réel, est
aussi un révélateur de la qualité des
hommes. Paradoxalement -- car il est courant de voir dans
la figure de Machiavel l'image même de la coupure
entre politique et morale ou dans Guichardin celle du pragmatisme
rampant -- ce qui se joue dans ce rapport des temps et des
hommes se nomme l'éthique.
Ceci
peut se lire dans l'exhortation finale du Prince
à libérer l'Italie, qui donne sens à
tout l'ouvrage. Il y a un enjeu central : la rédemption
de l'Italie. Le terme apparaît à plusieurs
reprises dans le dernier chapitre : il s'agit d'arrêter
le cycle de la corruption, d'éviter, si faire se
peut, la mainmise étrangère sur l'Italie.
Plutôt un prince nouveau que la lente agonie de l'Italie
! Cela revient à assumer le risque de l'échec,
mais non sans combattre jusqu'au bout pour tenter de sauver
l'essentiel : l'existence même de Florence, la liberté
même de cette "pauvre Italie".
Cette
tension, cette volonté de faire face, unit Machiavel
et Guichardin dans l'ultime tentative des puissances italiennes
pour empêcher Charles Quint de se faire "seigneur
de l'Italie", après la défaite des armées
françaises à Pavie en 1525. L'un comme l'autre
-- les lettres qu'ils échangent alors, ou adressent
à d'autres correspondants, en font foi -- estiment
qu'il faut mener, "de toutes ses forces, sans un poil qui
pense à la paix", une guerre résolue contre
les armées impériales. Guichardin sera d'abord
l'artisan de la ligue de Cognac unissant les Italiens aux
Français puis le lieutenant du pape aux armées,
quand il s'agira de s'opposer, sur le terrain, aux troupes
impériales ; Machiavel suivra son ami -- son "presque
frère" -- lors des opérations militaires,
acceptant de lui servir de secrétaire, d'émissaire,
de conseiller sans doute : cette "occasion" est peut-être
la dernière, il ne faut pas la laisser s'échapper
comme on l'a fait trop souvent par le passé. On sait
que cette tentative échoua et que le sac de Rome,
en 1527, fut la catastrophe -- au sens strict -- qui indiqua
la fin de la liberté de l'Italie, le début
d'une longue saison de domination espagnole.
Les
avatars d'un des "avertissements politiques" de Guichardin
permettent de penser ce que furent les espoirs des républicains
florentins et leur échec. Guichardin écrit
en 1512 : "Il y a trois choses que je désire voir
avant ma mort : l'Italie débarrassée de tous
les barbares ; une république bien ordonnée
dans notre cité et le monde libéré
de la tyrannie de ces scélérats de prêtres".
En le réécrivant, en 1528, il rajoute un membre
de phrase qui montre son désarroi : "mais je doute,
même si je vis longtemps, de voir une seule d'entre
elles". Lors de la dernière rédaction, en
1530, il supprime purement et simplement cet "avertissement"
: ce parcours textuel est la parabole même de l'échec.
Mais
la posture morale qui avait poussé à combattre
ne disparaît pas pour autant : la volonté de
rendre compte de cet échec, de comprendre et faire
comprendre ce qui s'est passé, est au coeur de la
décision d'écrire l'Histoire d'Italie,
et Guichardin, dans les dernières années de
sa vie, se consacre, de toute son âme, à cet
acte d'écriture. Ce faisant, il reprend à
son compte une position que Machiavel avait exprimée
dans ses Discours, où il expliquait sa démarche
en affirmant qu'il est du devoir de "l'homme bon" de léguer
à ceux qui viendraient après lui "ce bien"
-- entendons à la fois les espoirs et les instruments
de leur réalisation -- que les temps adverses ne
lui avaient pas permis d'obtenir.
"Nous
marchons dans les ténèbres, avec les mains
liées derrière le dos afin de ne pouvoir éviter
les coups", écrivait Guichardin à son ami
Machiavel, le 7 août 1525. Le devoir de l'homme qui
marche dans les ténèbres est de tenter, toujours,
d'allumer au moins une lumière, d'éclairer
le champ de bataille afin que chacun sache avec qui et contre
qui il combat : cette attitude, ne faut-il pas l'appeler
vertu ? |