Agrégation : Cours et documents


Documents sur Machiavel



Jean-Louis Fournel
(Paris 8 - Vincennes/Saint-Denis
CERPPI - Centre de recherche sur la pensée politique italienne, ENS Fontenay/Saint-Cloud)
et
Jean-Claude Zancarini
(ENS Fontenay/Saint-Cloud
CERPPI)
La Fortune de la Vertu
Ce texte a été publié le 16 août 1997 dans le n° 34 de Corbières-matin,
journal du "Banquet du livre" organisé à Lagrasse par les éditions Verdier
et l'Association "Le Marque-page" (voir leur site web).



I. Un moment et un lieu


Accoler les noms de Savonarole, Machiavel et Guichardin, c'est désigner un moment et un lieu. Le moment, c'est celui des guerres d'Italie ; il s'agit d'une coupure fondamentale dont le sens n'échappe pas aux contemporains : tout a été bouleversé par l'arrivée des troupes françaises en Italie en 1494. L'état de guerre est une donnée permanente que résume une formule employée par Machiavel dans une lettre envoyée à Francesco Guicciardini "toujours, d'aussi loin que je me souvienne, ou bien on a fait la guerre ou bien on en a parlé” ; la guerre entraîne une mutazione delle cose -- une variation, un bouleversement des choses : rien n'est plus comme avant. Dès 1508, Guichardin résume en une phrase le sens qu'a pris la "descente de Charles VIII" : "Ainsi était entrée en Italie une flamme, une peste qui non seulement changea [mutó] les États, mais aussi les façons de les gouverner et les façons de faire la guerre.” Trente ans plus tard, en rédigeant son Histoire d'Italie qu'il fait débuter précisément en 1494, "année qui ouvrit la porte à d'innombrables et horribles calamités", il développe cette formule, la précise mais n'en change pas le sens : c'est bien une période nouvelle qui a commencé en 1494. Lorsque Charles VIII entra à Asti le 9 septembre 1494, il apporta avec lui en Italie "les menaces d'innombrables calamités, d'accidents très horribles, et le changement de presque toute chose. Avec son passage, en effet, commencèrent non seulement les mutations d'États, subversions de royaumes, ravages de contrée, ruine de villes, massacres fort cruels, mais aussi nouvelles habitudes, nouvelles moeurs, nouvelles et sanglantes façons de guerroyer, maladies inconnues jusqu'à ce jour ; et les instruments du repos et de la concorde italiens furent à tel point désordonnés que [...] d'autres nations étrangères, d'autres armées barbares eurent tout loisir de la fouler aux pieds impitoyablement et de la dévaster".

Le lieu : Florence, avec sa tradition républicaine, son attachement à la libertà, terme signifiant à la fois l'indépendance de la cité et la forme républicaine de son gouvernement -- et ce malgré les soixante années de gouvernement médicéen qui, de 1434 à 1494, tendait vers le principat. La conjoncture qu'ouvre l'état de guerre amène la mise en place d'une forme politique nouvelle, le grand conseil. La réflexion des républicains florentins part de l'analyse de cette conjoncture nouvelle : analyse pratique, pragmatique. On connaît la formule de Machiavel - andare drieto alla verità effettuale della cosa ("suivre la vérité effective de la chose"); Guichardin indique pour sa part qu'il faut considérer la natura delle cose in verità ("la nature des choses en vérité") et qu'il ne faut pas se laisser aveugler par la "splendeur des mots" mais considérer la "substance des choses". Il s'agit pour l'un comme pour l'autre d'appliquer cette forme réaliste d'analyse à une situation concrète : "la qualité des temps", "la condition des temps". On rencontre d'ailleurs des formulations semblables, au tout début de la période historique considérée, dans les sermons sur Aggée de Savonarole prononcés en décembre 94, au moment même où le débat porte sur la réforme du gouvernement de Florence après la fuite de Pierre de Médicis : il faut, dit Savonarole, tenir compte des mutationi e diversità de' tempi et, en fonction de ces changements et diversités, ne pas hésiter à changer les lois et les formes de la vie en commun. Le caractère nouveau de l'expérience vécue est donc perçu d'emblée, et marque profondément les débats théoriques et politiques.


II. La vertu à l'épreuve de l'Histoire


Ce qui se passe n'est donc plus lisible avec les vieux instruments de la formation traditionnelle (liée aux impératifs moraux du clan et de la famille) ni avec les plus récents modèles de vertus républicaines romaines (chères aux humanistes et dont les Florentins entre tous revendiquent l'héritage). La double crise du paradigme communal et du paradigme humaniste plonge la vieille cité guelfe dans une crise où l'enjeu de la droite interprétation des faits est loin d'être strictement intellectuel : ce qui est ici et maintenant en cause c'est la survie même de l'Etat. La guerre ne se déroule plus aux frontières, elle n'est plus un simple ballet des compagnies d'aventure attentives à ne pas subir de trop lourdes pertes, elle vise le coeur de la cité et l'horizon du conflit ouvert c'est la survie même de la république.

Cependant, loin de se contenter d'un constat et de s'enfermer dans une lamentation élégiaque, les auteurs qui nous occupent sont conduits par le danger mortel qui pèse sur le corps politique à interroger la faiblesse de la cité. Pour comprendre pourquoi les armées étrangères ont pu s'enfoncer sans coup férir, ou presque, jusqu'au royaume de Naples, il faut analyser ce que Savonarole puis Machiavel appelleront corruption. Le sens qu'ils donnent à ce mot n'est pas rigoureusement le même - pour des raisons évidentes liés aux statuts différents de paroles qui sont, dans un cas, en partie religieuses et, dans l'autre, rigoureusement laïques - mais le ton et le style, que la radicalité tragique de la notion implique, sont semblables et le sentiment d'urgence est commun aux deux hommes. Il ne s'agit pas de se contenter de remèdes ponctuels, on n'a plus le temps d'attendre, d'espérer jouir de ce "bénéfice du temps" qui est au centre de la traditionnelle sagesse des marchands.

Le langage de la guerre parasite, déplace puis transforme les deux vieux langages dominants du droit et de la vertu classique, respectivement portés par les juristes médiévaux et par les chanceliers humanistes. La république n'est plus suffisamment sûre d'elle-même, de la bonté et de la "naturalité" indiscutées et indiscutables de ses institutions et de ses dispositifs, pour ne pas les passer au crible des impératifs du temps présent et de l'état d'urgence. L'homme vertueux ne peut plus être, dès lors, simplement un individu singulier à qui ses qualités personnelles, sa formation et la juste conception de ses devoirs de citoyen ou de bon chrétien (selon les époques, les postures ou les régimes) assurent un rôle privilégié dans l'Etat et dans l'Histoire, quels que soient les événements qu'il affronte. Selon les cas, selon la conjoncture, ses qualités peuvent être ou non appropriées au moment, sa formation ne pas lui donner les compétences nécessaires, ses convictions républicaines rester impuissantes devant la gravité des périls. La mesure de la vertu, c'est désormais la capacité à répondre aux défis de ces "temps étranges" (Guichardin), à s'inscrire dans la logique de ces "temps contraires" (Machiavel), bref, à ne pas se soumettre passivement à la fortune, à ne pas être pétrifié devant la déesse aux yeux bandés.

Mais avant cela, il convient de faire place nette des illusions entretenues par la triomphante vertu humaniste du Quattrocento, ce sera, pour une bonne part, l'oeuvre du propos savonarolien, apparemment si opposé au surgissement du discours machiavélien mais qui, en fait, le rend possible. Trop chrétienne et thomiste pour subir un déplacement, la vertu savonarolienne reste un point obscur dans les attendus politiques de ses sermons, toujours attentifs, en revanche, à dénoncer justement les prétentions des "sages du monde" : elle n'a de place positive qu'à considérer l'indissoluble lien entre la réforme morale du citoyen (sa conversion) et la réforme du gouvernement de la cité. En revanche, la dénonciation des vices de l'ennemi, et en particulier ceux du tyran, image même de l'homme bestial livré à ses passions, est centrale dans toutes les interventions du prieur de Saint-Marc. Quelques années plus tard, la vertu perd son unicité triomphante et suffisante d'une autre façonchez Guichardin : elle se dissout presque dans une valeur très générique ou très technique (la vaillance du soldat). Mais cela ne signifie pas pour autant, bien entendu, que le contenu de la notion soit absente du propos de Guichardin, sauf à le considérer comme le tenant d'un réalisme rampant et d'un immoralisme cynique et sceptique.

Guichardin se méfie en effet constamment de l'usure des mots, de la variabilité du sens qu'ils peuvent prendre selon les situations, des oblitérations qu'ils favorisent ou des dissimulations qu'ils entraînent. La vertu guichardinienne ne s'enferme pas dans un mot et ne se limite pas à un contenu déclinable : elle est tout entière dans la capacité qu'un homme a ou n'a pas de réagir, de se comporter en homme face à l'adversité, parce que selon ses mots "les temps contraires sont la pierre de touche du coeur des hommes". Machiavel, quant à lui, semble prendre une autre voie puisqu'on sait bien que, loin d'abandonner le concept de vertu, il lui donne un statut et un rôle de premier plan dans le dispositif théorique du Prince. On le doit en partie, sans doute, au respect que Machiavel a toujours manifesté pour ses "chers Romains" (pour reprendre une expression récurrente de L'Art de la guerre), à l'influence dans son parcours de la méditation sur Tite Live et, plus généralement, à sa solide éducation humaniste. Si ce n'est que, chez Machiavel, l'exemple romain n'appelle pas une admiration passive et n'est jamais un modèle figé, aisément reproductible, qui échapperait aux aléas des temps. Ainsi, contrairement aux historiens républicains de la Rome antique, il accorde peu d'importance aux vertus ancestrales quasiment "naturelles" des premiers Romains : ce n'est pas leur austérité et leur simplicité qui leur ont permis de conquérir le monde mais la qualité des institutions républicaines capables d'inculquer et d'entretenir la vertu dans les coeurs des paysans-soldats. La vertu machiavélienne se déploie donc au croisement d'une proposition de réforme de la république, dans laquelle les nouveaux "ordres bons" sont porteurs de vertu civile et militaire chez tout citoyen, et d'une compréhension conjoncturelle de l'occasion (l'occasione) qui appelle l'acte de rupture singulier, illustrant la virtù du prince. L'action individuelle de celui qui saisit l'occasion de bousculer la fortune est ainsi indisssociable de la volonté d'instaurer des institutions qui puissent garantir la diffusion de la vertu.

L'intervention héroïque du prince nouveau, à la façon de la dictature provisoire des Anciens, est alors un moyen ponctuel d'échapper au cercle infernal de la corruption qui pourrait bien faire disparaître la cité, avant même que l'on ait pu mettre en place le nouveau gouvernement souhaité : elle permet d'articuler état d'urgence et réforme, attention nécessaire aux brutales nécessités du temps présent, analyse et dépassement des erreurs du passé proche et espoir fondateur de la création d'un nouvel ordre collectif à venir. Dans ce geste théorique, où se répondent, se tressent et se complètent les propos du Prince et des Discours, la virtù machiavélienne ne réaffirme pas seulement le lien, cher au républicanisme classique, entre la vertu et le bien commun : elle devient ce qui permet à l'homme de résister à la fortuna. Mais cette résistance active ne se fait pas au nom, ni au moyen, de l'éloge d'une vie active (participation aux affaires de la cité) et d'une concorde qui ne seraient pas menacées par la fureur de l'Histoire : dès lors que la fortune est déploiement de la violence (celle de la guerre extérieure et celle des conflits intérieurs), Machiavel entend créer une possibilité pour le citoyen de s'introduire de nouveau dans les bouleversements de l'Histoire, d'y marquer sa place, d'agir sur les événements, bref de la re-politiser. Ce qui, au passage, rend tout à la fois possible, d'un côté, l'affirmation de l'écriture de la politique comme une des formes nécessaires de l'action politique et, de l'autre, l'émergence d'une autre façon d'écrire l'Histoire (qui après les Histoires florentines de Machiavel trouvera son accomplissement dans la rédaction de l'Histoire d'Italie de Guichardin). Puisque la providence et les hommes si sages qu'ils en deviennent providentiels ne suffisent plus à faire l'économie de l'historiographie, toute histoire se fait histoire politique et toute réflexion politique se fonde sur l'analyse de l'Histoire.


III. Faire face !


La qualité des temps, qui oblige à penser différemment, à donner un sens nouveau aux termes que l'on emploie, à réinventer un langage qui puisse dire la complexité du réel, est aussi un révélateur de la qualité des hommes. Paradoxalement -- car il est courant de voir dans la figure de Machiavel l'image même de la coupure entre politique et morale ou dans Guichardin celle du pragmatisme rampant -- ce qui se joue dans ce rapport des temps et des hommes se nomme l'éthique.

Ceci peut se lire dans l'exhortation finale du Prince à libérer l'Italie, qui donne sens à tout l'ouvrage. Il y a un enjeu central : la rédemption de l'Italie. Le terme apparaît à plusieurs reprises dans le dernier chapitre : il s'agit d'arrêter le cycle de la corruption, d'éviter, si faire se peut, la mainmise étrangère sur l'Italie. Plutôt un prince nouveau que la lente agonie de l'Italie ! Cela revient à assumer le risque de l'échec, mais non sans combattre jusqu'au bout pour tenter de sauver l'essentiel : l'existence même de Florence, la liberté même de cette "pauvre Italie".

Cette tension, cette volonté de faire face, unit Machiavel et Guichardin dans l'ultime tentative des puissances italiennes pour empêcher Charles Quint de se faire "seigneur de l'Italie", après la défaite des armées françaises à Pavie en 1525. L'un comme l'autre -- les lettres qu'ils échangent alors, ou adressent à d'autres correspondants, en font foi -- estiment qu'il faut mener, "de toutes ses forces, sans un poil qui pense à la paix", une guerre résolue contre les armées impériales. Guichardin sera d'abord l'artisan de la ligue de Cognac unissant les Italiens aux Français puis le lieutenant du pape aux armées, quand il s'agira de s'opposer, sur le terrain, aux troupes impériales ; Machiavel suivra son ami -- son "presque frère" -- lors des opérations militaires, acceptant de lui servir de secrétaire, d'émissaire, de conseiller sans doute : cette "occasion" est peut-être la dernière, il ne faut pas la laisser s'échapper comme on l'a fait trop souvent par le passé. On sait que cette tentative échoua et que le sac de Rome, en 1527, fut la catastrophe -- au sens strict -- qui indiqua la fin de la liberté de l'Italie, le début d'une longue saison de domination espagnole.

Les avatars d'un des "avertissements politiques" de Guichardin permettent de penser ce que furent les espoirs des républicains florentins et leur échec. Guichardin écrit en 1512 : "Il y a trois choses que je désire voir avant ma mort : l'Italie débarrassée de tous les barbares ; une république bien ordonnée dans notre cité et le monde libéré de la tyrannie de ces scélérats de prêtres". En le réécrivant, en 1528, il rajoute un membre de phrase qui montre son désarroi : "mais je doute, même si je vis longtemps, de voir une seule d'entre elles". Lors de la dernière rédaction, en 1530, il supprime purement et simplement cet "avertissement" : ce parcours textuel est la parabole même de l'échec.

Mais la posture morale qui avait poussé à combattre ne disparaît pas pour autant : la volonté de rendre compte de cet échec, de comprendre et faire comprendre ce qui s'est passé, est au coeur de la décision d'écrire l'Histoire d'Italie, et Guichardin, dans les dernières années de sa vie, se consacre, de toute son âme, à cet acte d'écriture. Ce faisant, il reprend à son compte une position que Machiavel avait exprimée dans ses Discours, où il expliquait sa démarche en affirmant qu'il est du devoir de "l'homme bon" de léguer à ceux qui viendraient après lui "ce bien" -- entendons à la fois les espoirs et les instruments de leur réalisation -- que les temps adverses ne lui avaient pas permis d'obtenir.

"Nous marchons dans les ténèbres, avec les mains liées derrière le dos afin de ne pouvoir éviter les coups", écrivait Guichardin à son ami Machiavel, le 7 août 1525. Le devoir de l'homme qui marche dans les ténèbres est de tenter, toujours, d'allumer au moins une lumière, d'éclairer le champ de bataille afin que chacun sache avec qui et contre qui il combat : cette attitude, ne faut-il pas l'appeler vertu ?