Agrégation : Cours et documents


Documents sur Machiavel


Jean-Claude Zancarini
(ENS Fontenay/Saint-Cloud
CERPPI)
Étude lexicale du stato

[version non définitive]



I. Lo stato


Nous entendons repartir d'une analyse des occurrences du terme dans le Prince et vérifier si l'hypothèse que nous faisons fonctionner pour l'ensemble de la terminologie politique machiavélienne donne des résultats dans le cas d'espèce : nous pensons en effet qu'il faut partir de la tension entre éclatement et diversité des sens et tendance à la théorisation en l'acceptant en tant que telle comme productrice de sens. La réitération du même terme pourrait en effet faire sens en tant qu'elle serait précisément une tentative pour définir sous divers points de vue, sous divers angle l'objet nouveau qu'il s'agit de décrire, de comprendre et, plus encore sans doute de faire fonctionner. On retrouve dans cette posture de l'auteur, à la fois, la métaphore du peintre qui doit occuper une place extérieure à l'objet qu'il veut décrire (lettre de dédicace) et la volonté d'agir, de comprendre pour agir, qui est à l'origine de cette description. Le simple fait que stato apparaisse 116 fois dans le Prince (22 fois au pluriel, 94 au singulier) nous paraît un indice -- seul principe est employé plus fréquemment (218 occurrences) -- dont il faut tenir compte (et qu'à tout le moins il ne faut pas cacher dans une traduction en choisissant de le rendre par quatre ou cinq mots différents, choix qui évidemment dépend du bon vouloir du traducteur exégète et varient d'une traduction à l'autre ; comme d'ailleurs varient, d'un commentateur à l'autre, les sens attribués dans tel ou tel contexte).

Il ne s'agit pas pour nous de donner un seul sens théorique au terme, ni pour autant d'accepter l'idée d'une incohérence que démontrerait la fragmentation des sens de stato -- telle qu'est est exprimée dans l'une des plus récentes traductions françaises du Prince, où l'on peut lire que "chez Machiavel, stato désigne soit la politique en général, soit le pouvoir, soit le régime, soit le territoire, soit enfin l'Etat". (Ch. Bec, Garnier, 1987, p. 47) ; les autres traductions (Lévy, Luciani) entérinent d'ailleurs, par leur choix de traduire le terme différemment selon les contextes, cet éclatement présumé des sens du terme. Nous partons de l'idée que cette récurrence fréquente fait sens et que la pluralité des acceptions, bien loin de les exclure l'une de l'autre, tend, sinon à définir, du moins à décrire l'objet complexe stato.

La première idée sur laquelle nous voudrions insister c'est que lo stato renvoie à une matérialité. C'est quelque chose qui a des fondements, des fondations (fondamenti) et c'est précisément à partir de ces fondements que l'on peut commencer à interroger son sens. Dans le chapitre 12 [3], Machiavel précise ce qu'il entend par là : "Les principaux fondements [fondamenti] que doivent avoir [abbino] tous les Etats, les vieux comme les nouveaux ou les mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes..." Il nous paraît nécessaire de prendre pour bonne cette première définition et de la rapprocher d'autres passages, du Prince ou des Discours, où il utilise les expressions fondamento dello stato ou fondare lo stato. Dans le Prince, il y a cinq occurrences de l'une ou l'autre de ces expressions (en comptant 12,3), et toutes vont dans le même sens : ce qui permet de fonder un stato, de lui donner ses fondements ce sont d'une part les lois (plus largement : les modi e ordini), d'autre part les armes. C'est en suivant cette indication que nous allons tenter de décrire, à notre tour, l'objet stato tel que, croyons-nous, le voit et le décrit Machiavel : lo stato-force armée et lo stato fondé sur des lois (des modi et des ordini) qui est l'instance qui précisément peut mettre en oeuvre lo stato-force armée.

1. Lo stato : une force matérielle -- un territoire, des hommes -- qui sert à faire la guerre

Un passage des Discours II, 30 permet de comprendre ce que Machiavel entend dire lorsqu'il parle des armes comme fondements du stato : "il fondamento dello stato suo [= de Rome] era il popolo di Roma, il nome latino, le altre terre compagne in Italia e le loro colonie ; donde ei traevano tanti soldati."

On peut de là attribuer un premier sens à stato : le territoire qui -- avec ses richesses matérielles propres et ses habitants -- constitue une force matérielle permettant de faire la guerre. A l'intérieur de cette première classification, on peut parfois trouver des formulations qui insistent sur le territoire -- quand Machiavel précise par exemple (chap. 12) que les papes hanno stati e sudditi -- sur les habitants ou sur les armes. Reste néanmoins cette idée d'une force matérielle que l'on peut acquérir (acquistare), avoir (avere), tenir (tenere), maintenir (mantenere), défendre (difendere), sauver (salvare), occuper (occupare), perdre (perdere) ou ôter (torre).

Cette réalité matérielle que l'on possède est certes le signe du pouvoir de celui -- ou ceux -- qui la possède mais on ne voit pas la nécessité qu'il y a à séparer des cas où perdere lo stato ou salvare lo stato signifierait perdre ou sauver/préserver son pouvoir et d'autres où ces expressions désigneraient la perte ou la préservation d'une entité matérielle [voir sur ce point les exemples de Chabod sur les chap. 15, 20 et 24]. Nous pensons que, chaque fois que Machiavel dit qu'un prince a perdu son Etat ou qu'on le lui a ôté, il pense à la matérialité du pouvoir, aux éléments concrets (territoires, populi, armes) qui le fondent, tout simplement parce que les cas où cette détermination matérielle est explicite sont fréquents alors qu'il n'y a pas d'exemples où stato signifierait clairement et uniquement "pouvoir". On peut seulement dire que "pouvoir" ferait sens en tel ou tel contexte, mais notre lecture (le pouvoir est insécable des éléments matériels qui le fonde) permet de rendre compte de ces emplois sans avoir à postuler une incohérence lexicale de Machiavel ; par ailleurs, la volonté de Machiavel de s'en tenir aux cose va globalement dans le sens que nous indiquons.

Que cette force matérielle, cette réalité territoriale et humaine, serve avant tout à faire la guerre, l'analyse de deux expressions bien connues du Prince nous semble l'indiquer : le cose di stato (chap. 3) et, dans ce même chapitre, la fameuse réplique de Machiavel au cardinal de Rouen qui lui disait que les Italiens n'entendaient rien à la guerre : "io li risposi ch'e' Franzesi non si intendevano dello stato" ["comme le cardinal de Rouen me disait que les Italiens n’entendaient rien à la guerre, je lui répondis, quant à moi, que les Français n’entendaient rien à l’Etat, car, s’ils s’y entendaient, ils ne laisseraient pas l’Eglise s’élever à une telle grandeur.", chap. 3]. Les contextes de formulation de ces expressions ne laissent place à aucune ambiguïté : dans le premier cas il s'agit des erreurs à éviter -- en les "prévoyant de loin" -- lorsque on mène une guerre de conquête ; la comparaison de Machiavel est bien connue : il faut voir "de loin" les maux qui peuvent naître dans "le cose di stato", car, en ce cas, il est facile d'y porter remède, de la même façon qu'il faut reconnaître assez tôt la maladie pour pouvoir aisément la soigner. Ajoutons à ce contexte, l'usage de l'expression cose di stato dans la langue de la chancellerie florentine (dans une lettre envoyée par les Dix à Machiavel, le 28 juin 1502, alors que celui-ci est en mission auprès de Cesare Borgia) : "alle cose dello stato sapete essere deputato lo ufficio de' Dieci" ; or les Dix s'occupent précisément des cose di fuora -- au sens strict : les affaires extérieures -- de la paix et de la guerre.

De la même façon, il faut comprendre la réplique au cardinal de Rouen dans son contexte : ne rien entendre au stato c'est être incapable de comprendre que la façon de mener la guerre doit être liée à la question des effets "géo-politiques" sur les Etats et les rapports qu'ils entretiennent entre eux. Les Français "non si intendono dello stato" parce que leur action politico-militaire en Italie bouleverse le rapport de force entre les stati en faveur de la papauté : il ne suffit pas plus de savoir gagner une bataille qu'il ne suffisait aux Princes italiens de savoir écrire une belle lettre dans leur studio.

2. Lo stato fondé sur le buone legge (Prince, 12)

Il nous faut voir maintenant ce qu'implique l'autre partie de la formule de Machiavel sur les fondements du stato ; il faut ajouter aux "bonnes lois", les "modi e ordini" ("façons et ordres", c'est-à-dire façons de faire et fonctionnements, qui peuvent tendre vers des sens institutionnels, cités au chapitre 6). Au vrai, dans le Prince, les cas où lo stato intègre cette idée de fonctionnement juridique ou institutionnel sont assez peu fréquents : se pose en effet, dans cette acception la question de l'instance qui, selon certaines formes, utilise, met en marche le stato-force (armée) que nous avons analysé plus haut. Or, dans le Prince, par définition -- ou plutôt par choix d'un point de vue -- cette question est réglée : cette instance-là c'est le prince et la forme institutionnelle qu'elle prend se nomme principato. Dès lors, on comprend que les occurrences d'un stato juridique et institutionnel soient rares : on trouve pourtant un stato di pochi (chap. 5) qui fait référence aux trois sortes de régimes de la tradition politique aristotélico-thomiste (et de la vulgate florentine dès lors qu'il s'agit de réfléchir sur la façon de vivre dans une cité ; voir par ex. Girolamo Savonarola, Trattato del reggimento e governo della città di Firenze ou Francesco Guicciardini, Dialogo del reggimento di Firenze). D'ailleurs, Machiavel lui-même exprime cette vulgate -- en ayant conscience que c'en est une -- dans un passage des Discours, I, 2 : "Dico come alcuni che hanno scritto delle republiche dicono essere in quelle uno de' tre stati, chiamati da loro Principato, Ottimati e popolare". Ce stato est au fond le gouvernement ou mieux la forme du gouvernement, comme Machiavel le laisse lui-même entendre en employant parfois en regard -- et sans nuance véritable de sens -- le terme governo (c'est d'ailleurs le cas dans le passsage des Discorsi, I, 2 qui se poursuit en précisant que d'autres ont estimé qu'il y avait en fait "six genres de gouvernements" ("alcuni altri... hanno opinione che siano di sei ragioni governi").

Une autre occurrence de stato, dans le chapitre 9, est plus intrigante et mérite qu'on s'y arrête, car son analyse permet, nous semble-t-il de préciser le sens vers lequel peut tendre ce stato juridico-institutionnel. Nous citons l'ensemble du passage :

"[26] Et il aura toujours dans les temps incertains [tempi dubbi] pénurie de gens à qui il puisse se fier ; en effet, un tel prince ne peut se fonder sur ce qu’il voit dans les temps paisibles [tempi quieti], quand les citoyens ont besoin de l’Etat [quando e' cittadini hanno bisogno dello stato], parce qu’alors chacun court, chacun promet et chacun veut mourir pour lui, quand la mort est loin [discosto] ; mais, dans les temps contraires, quand l’Etat a besoin des citoyens [quando lo stato ha bisogno de' cittadini], alors on en trouve peu. [27] Et cette expérience est d’autant plus dangereuse qu’on ne peut la faire qu’une fois : aussi un prince sage doit-il penser à une façon [modo] grâce à laquelle les citoyens, toujours et quelle que soit la qualité du temps [in ogni qualità di tempo], aient besoin de l’Etat [dello stato] et de lui, et toujours, ensuite, ils lui seront fidèles."

Il faut remarquer deux aspects importants : bien qu'il raisonne dans le cadre d'un principat (donc stato di uno), Machiavel introduit une différence entre il principe et lo stato ; ensuite, dans un rapport spéculaire entre cittadini et stato, le stato est à la fois objet et sujet : il sert les citoyens, il a besoin d'eux. Ce qui se dessine dans ce double rapport c'est l'idée d'une instance politique indépendante à la fois du prince et des citoyens. Nous croyons que la présence de cette instance autonome dans le chapitre le plus directement "florentin" du Prince fait sens. On est là dans la logique d'une professionalisation du métier de gouvernant, à l'émergence d'un groupe de gens qui, du fait de leur mérite [merito] et/ou de leur position sociale [grado], tendent à se considérer et à être considérés comme l'instance autonome des décisions politiques.

Il est utile de donner ici quelques références mettant en évidence ce processus historique :

  1. Rupture des liens juridiques de dépendance envers Eglise et Empire : la souveraineté tend à se définir indépendamment des liens juridiques traditionnels de dépendance envers l’Eglise et l’Empire.
    • 1378 : "totalis plenissima et integra auctoritas et potestas populi florentini"
    • 28 nov. 1396 : les conseils du peuple et du Comune sont convoqués "pro parte dominorum priorum et Vexilliferi iustitie, et non pro parte domini Capitanei et seu domini Potestatis vel alterius rectoris". Cette convocation suffit à valider les décisions qui seront prises : "valeat et teneat et pro solemniter et legitime facta habeatur et sit" (cf. aussi Leonardo Bruni, Laudatio Florentinae urbis : la Signoria est "supremus magistratus, qui quandam vim regiae potestatis habere videatur").

  2. L'autonomie de l’instance de gouvernement vis-à-vis des formes traditionnelles de la communauté citadine. Les juristes du XIVe (notamment Bartolo da Sassoferrato, 1314-1375) avaient pensé la possibilité juridique de "civitates superiores non recognoscentes". Mais les sources de la souveraineté, de la validité de la juridiction restaient liées soit à un supérieur (un princeps qui en quelque sorte déléguait sa potestas) soit à l’existence d'une "voluntas tacitas", d'une "consuetudine populare".

  3. L'émergence d'une conception de la souveraineté des instances de gouvernement, d’un Etat, se fait également dans la rupture du lien avec le corps social, en l’occurrence, à Florence, avec les Arts. le moment emblématique de cette rupture est la transformation, décidée par la Balìa de 1458-1459, du "titulus" des Signori. De "artium priores", ils deviennent "libertatis priores", ils ne représentent plus les Arts -forme du corps social citadin - mais déjà un pouvoir souverain, fondé sur l'histoire de la Cité (la cité est puissante de fait, historiquement ; son gouvernement tend à prendre son autonomie du fait de son rôle, et il l'affirme en tant qu'acte de volonté politique.

Du point de vue linguistique, cette tendance à l'émergence d'une instance autonome se note dans l'usage d'expressions comme "cittadini dello stato" (ou "del reggimento"), qui sont récurrentes dans des textes comme les Storie fiorentine (1508-1509) de Francesco Guicciardini ; on commence même, au même moment, quoique moins fréquemment, à voir apparaître "uomo di stato", par ex. dans une lettre (ca 1530) de Francesco Vettori où il écrit, à propos de Guicciardini : "è proprio huomo di stato e da volerlo per amico". Plus généralement, c'est le sens de l'expression avere lo stato qui est employée par Donato Giannotti dans son Discorso intorno alla forma della republica di Firenze, et qu'il cite comme étant une locution technique, dont il donne l'explication suivante : "alcuni hanno lo stato, cioè alcuni possono avere magistrati" (il est amusant de voir que cela pourrait fort bien être le sens d'une expression qui a fait couler beaucoup d'encre -- et excité la verve polémique de Gennaro Sasso -- que Machiavel met dans la bouche de Messer Nicia dans la Mandragola, II, 3 : "chi non ha lo stato, in questa terra, de' nostri pari, non trova cane che gli abbai..."). Il est aussi probable que l'hapax machiavélien "arte dello stato" utilisé dans la lettre du 10 décembre 1513 à Vettori ("i quindici anni che sono stato a studio all'arte dello stato non gli ho né dormiti né giuocati") doive être interprété dans ce contexte, dès lors qu'on repère le jeu ironique des deux compères dans la suite de leurs lettres du 9 avril -- "la fortuna ha fatto che non sapiendo ragionare né dell'arte della seta, né dell'arte della lana, né de' guadagni né delle perdite, e' mi conviene ragionare dello stato et mi bisogna o botarmi di stare cheto, o ragionare di questo"--, du 19 avril -- "e benché io sia botato non pensare più a cose di stato né ragionarne, nondimanco..."(et il se met précisément à parler de cose di stato au sens précis que nous avons donné à cette locution plus haut, puisqu'il évoque la trève entre la France et l'Espagne), enfin celle de Vettori du 3 décembre 1514 -- "vi conosco di tale ingegno che, ancora che siano due anni passati vi levasti da bottegha, non credo habbiate dimenticato l'arte" : s'il ne s'agit pas de parler d'un métier, on se demande de quoi il pourrait bien s'agir !

Il y a donc deux "grands" sens de stato dans le lexique machiavélien ; dans certains emplois, les sens sont nettement différenciés : l'auteur considère un des aspects de la cosa nuova qu'il entend comprendre (le territoire ou les sujets ou la force militaire ou la forme du gouvernement ou l'instance autonome du gouvernement et les gens qui la composent). Dans d'autres cas -- et c'est sans doute alors qu'est désigné l'objet stato, l'Etat moderne, dans sa complexité, Machiavel utilise le terme dans la pluralité de ses sens, lo stato étant alors à la fois la force matérielle et l'instance "ordinata" de la décision politique. C'est sans doute lorsque stato est sujet de l'action que cette fusion des sens apparaît le plus clairement : "gli stati [...] hanno imperio sopra li uomini" (chap. 1.1) ; lo stato doit "pigliare partiti" et ne pas croire qu'il peut toujours être certain de la justesse de ses décisions (chap. 18) ; "lo stato [può/non può] tenere uno esercito alla campagna" (chap. 24.6) ; ou bien, dans les Discorsi, II, 30, où Machiavel estime que, pour évaluer "la potenza d'uno stato forte", il faut envisager "come egli vive con li vicini suoi". On remarque que tous ces exemples vont dans le même sens : la fusion de la politique et de la guerre ; lo stato est "un groupe d'hommes armés", munis d'une volonté politique, qui s'élabore et s'exprime dans des instances de gouvernement, réfléchissant aux effets de la force qu'ils utilisent ou peuvent utiliser. On retrouve le sens de la formule de Machiavel rétorquant au cardinal de Rouen que les Français "non si intend[ono] dello stato", précisément parce qu'ils ne considèrent pas les effets politique de la mise en oeuvre de leur force militaire.

L'état de guerre dans lequel agit lo stato est essentiellement, dans le Prince, lié aux cose di fuora, aux rapports avec d'autres stati. Mais la formulation du chap. 1 ("hanno avuto e hanno imperio sopra gli uomini") annonce d'autres lieux du conflit et de la guerre, ceux qui se déroulent à l'intérieur même de la cité. Discours III, 1 : sens de "ripigliare lo stato").