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Commentaire de Plotin
Énnéades, I, 7 [54], 1
Didier Ottaviani
Texte (trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres (poche), Paris, 1997)
Peut-on dire que, pour chaque être, le bien est autre chose que
l’activité d’une vie conforme à la nature ?
Si un être est composé de plusieurs parties, son bien est
l’acte propre, naturel et non déficient de la meilleure de
ses parties. Donc le bien naturel, pour l’âme, c’est
sa propre activité. Mais voici une âme qui tend son activité
vers le parfait, parce qu’elle est elle-même parfaite ; son
bien n’est plus seulement relatif à elle, il est le Bien
pris absolument. Soit donc une chose qui ne tende vers aucune autre parce
qu’elle est elle-même le meilleur des êtres, parce qu’elle
est même au-delà des êtres, mais vers qui tendent les
autres ; c’est évidemment le Bien, grâce à qui
les autres êtres ont leur part de bien. Et tous les êtres
qui participent ainsi au Bien le font de deux manières différentes,
ou bien en devenant semblables à lui, ou bien en dirigeant leur
activité vers lui. Si donc le désir et l’activité
se dirigent vers le Souverain Bien, le Bien lui-même ne doit viser
à rien et ne rien désirer ; immobile, il est la source et
le principe des actes conformes à la nature ; il donne aux choses
la forme du bien, mais non pas en dirigeant son action vers elles ; ce
sont elles qui tendent vers lui ; le Bien n’est point ce qu’il
est parce qu’il agit ou parce qu’il pense, mais parce qu’il
reste ce qu’il est. Puisqu’il est au-delà de l’être,
il est au-delà de l’acte, de l’intelligence et de la
pensée. Encore une fois, c’est la chose à laquelle
tout est suspendu, mais qui n’est suspendue à rien ; il est
ainsi la réalité à laquelle tout aspire. Il doit
donc rester immobile, et tout se tourne vers lui comme les points d’un
cercle se tournent vers le centre d’où partent tous les rayons.
Le soleil en est une image ; il est comme un centre pour la lumière
qui se rattache à lui ; aussi est-elle partout avec lui ; elle
ne se coupe pas en tronçons ; voulez-vous couper en deux un rayon
lumineux [par un écran], la lumière reste d’un seul
côté, du côté du soleil.
COMMENTAIRE
Dans son étude du bien, Plotin se voit défendre la conception
platonicienne, par-delà les objections qu’Aristote avait
pu adresser à ce dernier. Dans ce texte, qui est l’un des
derniers de Plotin (Traité 54), il montre que le bien,
lorsque l’on traite des « biens » particuliers, ne saurait
se dire de la même manière que lorsqu’il s’agit
du Bien absolu.
Du début jusqu’à « leur activité vers
lui », il s’agit de distinguer les biens particuliers (dans
un mouvement qui va du début à « sa propre activité
») du Bien pris de manière absolue (de « Soit donc
» à la fin du premier moment) qui ne peut être défini
par une activité et qui est participé par les autres biens.
De « Si donc le désir » à la fin du texte, le
Bien est tout d’abord pensé à la fois par rapport
au Premier moteur immobile aristotélicien et par rapport à
l’Un tel qu’il a été étudié par
Plotin (jusqu’à « tout aspire ») ; puis, à
l’aide de l’exemple du cercle et de celui du soleil, Plotin
marque nettement la reprise qu’il fait du platonisme.
Le premier mouvement se présente comme une attaque dirigée
contre la définition aristotélicienne du bien comme «
activité de l’âme », que l’on trouve dans
l’Éthique à Nicomaque (I, 6, 1098 a). En
posant le problème sous la forme d’une question, Plotin annonce
en quelque sorte la critique qu’il met en place, en se demandant
si la définition aristotélicienne atteint véritablement
l’universel du Bien. En marquant le caractère actif du bien,
Aristote le place dans la temporalité, ce que Plotin refuse en
montrant par la suite qu’il ne peut être pensé comme
une actualisation progressive, dans la mesure où il est au-delà
du temps. L’être selon Plotin suppose la composition (Énnéades,
V, 9 [5], 3 : « ce qu’on appelle un être est composé
»), et donc seul l’Un, qui est au-delà de l’être,
est simple. Mais la critique plotinienne se replace dans l’argumentation
d’Aristote : si le bien d’un composé est l’acte
de la meilleure (ce qui donc suppose une hiérarchie des biens,
et par suite un sommet à cette hiérarchie) de ses parties,
celle-ci se règle sur une perfection prise absolument qui nécessairement
la dépasse. L’activité suppose en effet le manque,
le simple étant parfait et donc au-delà de tout acte. Le
but de Plotin est donc de montrer que la définition aristotélicienne
est une réduction du plan moral à un certain relativisme,
le bien ne pouvant être dans ce cas qu’un particulier. Ce
qui est refusé, c’est l’idée que le Bien puisse
se réduire à une « bonne activité ».
Il est donc nécessaire de montrer qu’Aristote n’a pris
qu’un seul point de vue, celui qui concerne « tel »
bien, et qu’il n’a pas pensé le Bien comme absolu.
Pour cette raison, Plotin s’attache à différencier
le bien propre et naturel, relatif, qui est un certain type d’activité
dans le monde physique, du Bien pris absolument, qui ne saurait se réduire
à « tel » bien. Ce mouvement du texte est donc clair,
et l’insuffisance aristotélicienne (supposée par le
« autre chose » de la première phrase) se dévoile
progressivement : le bien peut être « tel » bien, relatif
à l’individu agissant, ainsi que le pensait Aristote, mais
cela n’est pas le Bien, qui est un absolu. Cela est souligné
dans le texte par le glissement conceptuel opéré de l’idée
de « parfait » : si le bien de l’âme peut être
entendu de manière relative, il faut préférer le
terme de « parfait » pour marquer une quête qui n’est
pas la simple recherche d’une activité relative, mais la
tentative d’atteindre le « repos » de la perfection,
qui est le bien envisagé dans son absoluité.
Il s’agit donc d’inverser le point de vue dans une second
temps : Plotin se place alors du point de vue de l’absolu, en énonçant
tout d’abord que le Bien, étant au-delà de l’être
(ainsi que l’enseigne la République de Platon en
VI, 509 b), ne peut être relatif (la relation étant une catégorie
de l’être ainsi que le montre Aristote dans les Catégories,
7). Le raisonnement se trouve ici inversé, ainsi que le marque
l’opposition dans la phrase entre « qui ne tende vers aucune
», et « vers qui tendent les autres ». Il est donc nécessaire
de dire que le bien des « autres êtres » ne peut être
que relatif, vis-à-vis d’un absolu (le Bien) auquel ils participent.
Les biens tirent donc leur « part » (le terme devant être
ici interprété selon la participation platonicienne, et
non comme synonyme de « partie ») de bien du Bien en soi.
Il y a deux formes de participation, soit comme une imitation, c’est-à-dire
que les biens participent du Bien en se rendant, autant que possibles
« semblables » à lui, sans que le Bien change pour
autant en lui-même ; soit comme tendance (« dirigeant »),
ce qui place l’activité du côté de l’être
qui tend vers le Bien, et non au sein de Bien lui-même. Une chose
participe du Bien selon l’unité en l’imitant, elle
participe du Bien comme activité en tendant vers elles par une
certaine contemplation. Il s’agit donc ici de penser la Bien comme
un transcendant, qui ne saurait s’extraire de sa simplicité.
L’être pour Plotin est toujours dans l’ordre du morcellement,
tandis que l’Un et le Bien sont des totalités identiques
et ne contiennent aucune altérité. Il faut noter le parallélisme
des remarques concernant le Bien et celles qui concernent l’Un,
étudié précédemment. Dans les Énnéades.
De nouveau, le texte débute par une hypothèse : si tous
les êtres désirent le Bien et tendent vers lui (l’ajout
du terme « Souverain » marque ici que le Bien est pris du
point de vue de l’absolu), alors le Bien lui-même doit être
immobile puisqu’il est une plénitude et se situe, comme l’Un,
au-delà de l’être. Le Bien doit donc être à
présent interprété comme principe et source, et il
faut noter que Plotin utilise la physique d’Aristote pour critiquer
la conception que ce dernier se fait du bien. L’argumentation plotinienne
reprend en effet les arguments du Stagirite concernant le Premier Moteur
immobile (Physique, VIII, 5-6), et il tente une fusion entre
les doctrines platoniciennes et aristotéliciennes. L’évocation
du « désir » permet de remarquer qu’il reprend
aussi le passage de la Métaphysique (L,
7) dans lequel Aristote montre que l’intelligible meut par désir
: le premier mobile désire la tranquillité du Premier, et
son mouvement est circulaire et uniforme. En tant qu’il est «
principe », le Bien doit donc être compris comme supérieur
aux autres choses, il n’est pas en lui-même un acte mais est
la « source » de tous les actes de la réalité.
Il faut cependant noter que le platonisme de Plotin se démarque
de Platon, dans la mesure où il assimile l’idée de
« principe » et celle de « source » : l’utilisation
qui est faite des deux termes montrent en effet que, pour Plotin, le caractère
principiel du Bien va de paire avec une idée d’épanchement.
C’est donc par écoulement que le Bien se répand dans
toutes les choses. Comme pour l’Un, on ne peut cependant exprimer
la manière dont le Bien informe les autres choses, mais on peut
cependant l’énoncer de manière négative en
montrant que cela ne suppose aucune « action » de la part
du principe. Nous retrouvons ici des caractérisations négatives
déjà utilisées auparavant à propos de l’Un
(nous sommes ici dans le Traité 54) : il n’est ni
être, ni acte, ni intelligence ni pensée. Il faut donc penser
la réalité comme ce qui se trouve du côté du
Bien, les autres choses ne recevant en fait de réalité que
par participation. Nous retrouvons ici l’idée platonicienne
selon laquelle la réalité réside du côté
des Formes séparées, et non du côté des formes
engagées dans la matière, qui n’ont d’existence
que par rapport au premières.
Deux exemples permettent d’expliciter la théorie plotinienne,
mais les deux n’ont pas le même statut. L’exemple du
cercle permet de marquer d’une part comment un centre peut rester
immobile tandis que les choses qui en dépendent tournent autour
de lui. Il ne faut pas en effet limiter l’exemple du cercle à
son côté mathématique (certes important en ce qui
concerne la simplicité du centre, qui est un point), mais bien
voir qu’il s’agit aussi de faire aussi référence
à l’astronomie aristotélicienne, qui montre comment
les différents cieux se meuvent en cercle autour de la terre, qui
elle reste immobile (Du ciel, II, 8. Noter que le cercle est
selon Aristote une figure parfaite, et qu’il utilise fréquement
cet exemple lorsqu’il étudie la nécessité d’un
Premier moteur immobile ; Du ciel, I, 2, 269 a). Selon Aristote
en effet, le mouvement ne peut être pensé qu’à
partir d’un point fixe (c’est à partir de la même
argumentation qu’il prouve la nécessité d’un
premier moteur immobile). Cet exemple se trouve prolongé par le
second, qui est cette fois directement tiré des métaphores
platoniciennes de la République. Si la terre est le centre
en ce qui concerne la rotation circulaire des astres, le soleil est centre
pour ses rayons qui ne peuvent être séparés de lui.
Si l’exemple de la lumière est valorisé, c’est
qu’elle se répand de manière instantanée en
tout point, assurant ainsi la présence, dans le même instant,
de la source lumineuse et de son rayonnement. Du fait de la vitesse de
la lumière (instantanée), cet exemple permet de comprendre
comment le Bien peut être la « source » des choses sans
pour autant que sa diffusion soit pensée dans le temps. C’est
donc ici une critique de l’introduction de la temporalité
dans la pensée du Bien (ce que fait Aristote avec l’idée
d’activité) que Plotin met en place, et il faut bien voir
que la lumière est évoquée ici parce qu’elle
permet de sous-entendre la disparition du temps dans son influence. De
plus, l’impossibilité de « couper » le rayon
lumineux marque la dépendance du lumineux par rapport à
la source de lumière : c’est de nouveau l’étude
de la lumière par Aristote qui est ici sous-entendue, dans la mesure
où il s’agit de montrer que les choses lumineuses ne le sont
qu’en tant qu’elles sont illuminées, et la lumière
est définie par le Stagirite comme « acte du diaphane »
(cf. De anima, II, 7 ; la lumière chez Aristote est étudiées
par Dumont, La méthode d’Aristote, Vrin, chap. 8).
Ce passage permet de mieux comprendre l’identité plotinienne entre le Bien et l’Un, et la manière dont il pense la hiérarchie ontologique. Il s’agit donc à la fois ici de revendiquer l’héritage platonicien, et de marquer l’originalité de notre auteur, qui pense la diffusion des formes comme un écoulement participatif, contournant par là même (même si ce n’est que de manière négative) les apories rencontrées dans le Parménide concernant la descente des formes dans la matière.