Le rêve de d'Alembert


1ere séance.

De l'oeuvre de d'Alembert au rêve de Diderot
Brouillon succint de travail destiné à la discussion

Martine Groult, 10 novembre 1999


Mon propos comporte trois axes. Le premier consiste dans la dichotomie installée au XXe siècle entre Diderot et d'Alembert. Le second insiste sur la vie de d'Alembert, c'est-à-dire sur le rapport entre son invention de 1743 et son intervention dans l'Encyclopédie et enfin le troisième axe est consacré au projet spéculatif global de l'Encyclopédie établi dans les premières pages du Discours préliminaire (dorénavant DP) qui définissent l'esprit systématique (p.v) et (p.ix) la logique comme science qui s'énonce au cours des opérations de l'entendement humain effectuées pendant la recherche des principes. La voie des principes constitue la voie de l'invention.

La dichotomie Diderot et d'Alembert

Le XXe siècle a confiné d'Alembert parmi les scientifiques dont on peut se moquer de leur assiduité. Dans le Rêve, Diderot lui explique qu'il faut vivre! Il en résulte un oubli de tous les textes, une incompréhension totale des Eloges historiques, une confusion sur sa place dans les indexations par l'originalité d'un "D" majuscule, et une suppression de son nom dans l'Encyclopédie. Cela se situe vers les années 1970/80. Auparavant tous les commentateurs nommaient l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Maintenant, il n'est plus question que de l'Encyclopédie de Diderot. Ainsi donc lorsque la BNF a ouvert ses portes, l'exposition sur Tous les savoirs du monde consacrait Diderot sans d'Alembert. L'historique sans cesse évoqué de l'histoire mouvementée de l'Encyclopédie a fait passer en second plan le projet spéculatif global énoncé dans Discours préliminaire (DP) qui constitue d'une part l'oeuvre de d'Alembert et d'autre part l'entente scientifique des deux éditeurs.

Lorsque j'ai commencé à travailler sur l'Encyclopédie, mon objectif était de traiter de la rationalisation du droit et de l'état. J'ai donc été quelques temps occupée par la lecture des articles de Jurisprudence de Boucher d'Argis puis par de Jaucourt et les longues citations de Montesquieu. Il manquait l'aperçu d'une cohérence, d'une problématique. Alors j'ai ouvert l'ouvrage au volume I et j'ai commencé à lire. Depuis, mon objectif consiste à faire prendre conscience de l'importance d'un texte de philosophie que constitue le DP. Il est toujours enseigné dans l'histoire de la philosophie qu'après Leibniz suit Kant. Il me paraît important de rappeler que l'Allemangne (ou la Prusse) d'alors se nourrissait des ouvrages français, que Kant possédait les livres de d'Alembert dans sa bibliothèque. On peut repérer dans Immanuel Kants Bücher : mit einer getrenen Nachbildung des bisher einzigen bekannten Abzuges des Versteigerungskataloges des Bibliothek Kants deux ouvrages de d'Alembert, à savoir les Réflexions sur la cause générale des vents (1747) et Abhandlung von dem Ursprung, fortgang und Verbindung der Künste und Wissenschaften. Aus dem französischen des Discours préliminaire der Encyclopedie übersezt, Zurich, 1761 [p.31 et 45 de cet ouvrage d'Arthur Warda de 1922]. Les écrits des philosophes allemands ont été nourris de la lecture des encyclopédistes. L'Académie de Berlin et les encyclopédistes entretiennent des liens à travers le secrétaire même de l'Académie, c'est-à-dire Formey, auteur de nombreux articles dans l'Encyclopédie et dont je ne rappellerais pas ici les polémiques à propos du paiement de ses textes.

La période qui me paraît devoir être mise en évidence commence le 16 octobre 1747 et se termine dix ans plus tard avec l'année 1757. Quelques mots sur cette année 1757 seront mon seul écart. Elle débute le 5 janvier par la tentative d'assassinat contre le roi par Damiens. Cet attentat est présenté comme le résultat des idées critiques répandues dans l'Encyclopédie. En octobre, Jacob Nicolas Moreau historiographe de France, édite un Mémoire sur les Cacouacs pour ridiculiser les encyclopédistes. Puis le 15 novembre, la parution du tome VII de l'Encyclopédie signe le début des ennuis irréversibles (6 février 1759, condamnation par le Parlement et 8 mars révocation du Privilège). L'Encyclopédie est interdite de parution. Le XXe siècle retient un échec, une fuite de responsabilités de d'Alembert abandonnant Diderot qui poursuit "seul" l'entreprise.

Il n'est pas question d'analyser ici plus longuement cette situation ni les jugements des commentateurs. Il me suffit vous renvoyer d'une part au DP et d'autre part au dernier article de l'Encyclopédie qui, comme je l'ai dit par ailleurs, se termine par une citation de Bacon et par le mot "triomphe". Les encyclopédistes ont réussi à rassembler la connaissance sous un même point de vue, qui est celui de l'entendement humain, et c'était bien là leur objectif et c'est bien là le renversement de perspective fondamental opéré sur le savoir. Cette mutation radicale héritée de Bacon se repère dans ce qui s'est passé pendant ces 10 ans, 1747-1757, et que d'Alembert ne manque pas de souligner comme le grand tournant de l'histoire de la philosophie qu'il concentre au milieu de chaque siècle. En effet, donnons quelques repères :

  • 9 juin 1749 : la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, Diderot
  • juin 1749 : le Traité des systèmes, Condillac

  • 1750 : l'Essai de cosmologie, Maupertuis

  • 1751 : Discours préliminaire et tome I de l'Encyclopédie, d'Alembert et Diderot

  • 29 novembre 1751 : mise à l'index de l'Esprit des lois, Montesquieu.

Dans cette perspective, on assiste en plein milieu de siècle à la naissance de la philosophie expérimentale, à la critique de tout système philosophique proposant un principe absolu pour point de départ, à la fin de l'astrologie et à la mise en place d'une métaphysique autre que traditionnelle.

La valorisation des circonstances née de la lecture de Montesquieu va aller de paire avec l'installation de l'arbitraire qui constitue le point nodale de la relation entre l'Encyclopédie et le dictionnaire. D'un côté la volonté de changer la façon commune de penser conservait avec Diderot une arrogance politique destinée à mettre en place la notion de critique, d'un autre côté le constat de l'impossibilité pour l'entendement humain de saisir l'univers comme fait unique par d'Alembert restituait à l'homme le gouvernement de la nature. Il reviendra à l'homme de faire les lois comme de découvrir les principes. Les éditeurs ont, ensemble, destituer tout unicité - homme ou fait - de toute position d'arbitre. Ils décident de fonder un collectif (la société des gens de lettre) pour fixer la langue (dictionnaire) et la manière de savoir se servir de son propre entendement (système figuré des connaissances humaines).

Dans ces conditions, il ne semble pas raisonnable de consacrer Diderot comme mathématicien sans considérer son travail quotidien de 1747 à 1757 avec d'Alembert, premier géomètre d'Europe en 1743. Une entente intéressante a été ébauchée par Jacques Proust lorsqu'il écrit (Diderot et l'Encyclopédie, p.508) que les articles d'histoire de la philosophie de Diderot composent une philosophie de l'histoire de l'esprit humain où le récit des faits compte moins que les recherches et les interprétations dont ils sont l'occasion ou l'aliment. Cette histoire, ajoute-t-il, est le chaînon entre les Pensées sur l'interprétation de la nature et le Rêve. Or c'est bien de l'esprit humain et de la philosophie qu'il engendre que d'Alembert a tenté de rendre compte dans une logique. Et le personnage de d'Alembert du Rêve n'est justement qu'un esprit auquel Diderot attribue le rôle d'un sage et dont il critique l'oubli de son propre corps pour étudier rationnellement celui de l'Univers.

Il serait dommageable pour la compréhension des éditeurs - les éditeurs désignent Diderot et d'Alembert, ceux qui "éditent" l'Encyclopédie sont à l'époque des libraires - de ne pas mentionner deux grands noms à l'origine du parcours de l'Encyclopédie, à savoir Bacon (il y a certes le plan du De Dignitate, mais il y a aussi le Novum Organum où se lisent des aphorismes comme l'aphorisme 40 du Livre II qui émet l'hypothèse d'une définition de la nature comme réunion de la matière dans les corps : parce que rien ne se fait de rien et que rien n'est réduit à rien, la quantification saisit les mouvements et les efforts des corps. Un corps naît de l'effet du mouvement d'un autre. Voir l'exemple baconien de la vapeur, etc.) et Buffon (la lecture de l'Histoire naturelle dans le donjon de Vincennes du 24 juillet au 3 nov. 1749). On peut lire au tome II de l'Histoire Naturelle, 1749 : "Il me paraît que la division générale qu'on devrait faire de la matière est matière vivante et matière morte, au lieu de dire matière organisée et matière brute : le brut n'est que le mort". La distinction établie par Diderot entre force vive et force morte dans l'Entretien qui précède le Rêve nous paraît avoir des origines plus buffoniennes que dalembertiennes. Tout du moins Diderot pratique-t-il intentionnellement le mélange. Venons-en maintenant à d'Alembert et à sa réorientation décisive de la métaphysique induite par le phénoménisme.

La vie de d'Alembert : le phénoménisme et la métaphysique des sciences

D'Alembert (16 nov. 1717 - 29 oct 1783) a mis sa vie au service de la connaissance. Il est l'inventeur d'un principe mathématique (ce que le XXe siècle a parfaitement oublié) et le fondateur d'une métaphysique. Il m'est apparu que d'Alembert à la suite de la découverte du principe de l'équilibre en 1743 se pose la question de savoir par quel procédé son propre esprit avait parcouru le chemin de la recherche qui conduit à la découverte. Son admiration envers Descartes, sur laquelle je me suis déjà longuement expliquée, tient au type de raisonnement effectué par l'esprit de l'auteur du Discours de la méthode. La géométrie analytique qui réside dans la juste application de l'algèbre à la géométrie est un chef d'oeuvre de découverte c'est-à-dire la description claire de la démarche de l'esprit humain pour découvrir le passage d'une science à une autre (cf. art. Découverte, 1754, p.706a ou encore Courbe, 1754, p.378b).

Ce passage réussi correspond à une application réussie. Pour ce faire, la connaissance obtenue par l'observation et l'expérience de l'usage des principes de chaque science est requise (art. application, p.550b). Ce savoir des principes et le savoir de leur utilisation constitue le domaine scientifique de la métaphysique des corps. Pour atteindre la métaphysique, la conduite à suivre convoque trois éléments : 1) les propriétés des corps et leurs rapports entre elles 2) l'étude réfléchie des phénomènes et 3) l'art de réduire les phénomène à un seul. Nous obtenons alors un principe. Tel est ce de quoi doit s'inspirer l'esprit systématique afin de ne jamais tomber dans l'esprit de système. L'esprit systématique consiste à fournir le moyen pour nous permettre de mieux connaître la nature :

(si nous) pouvons espérer de connaître la nature, c'est par l'étude réfléchie des phénomènes, par la comparaison que nous ferons des uns avec les autres, par l'art de réduire autant qu'il sera possible, un grand nombre de phénomènes à un seul qui puisse en être regardé comme le principe. En effet, plus on diminue le nombre des principes d'une science, plus on leur donne d'étendue; puisque l'objet d'une science étant nécessairement déterminé, les principes appliqués à cet objet seront d'autant plus féconds qu'ils seront en plus petit nombre. Cette réduction, qui les rend d'ailleurs plus faciles à saisir, constitue le véritable esprit systématique, qu'il faut bien se garder de prendre pour l'esprit de système avec lequel il ne se rencontre pas toujours (DP, p.vj)

Quelques années auparavant, lorsqu'il déclare lui-même que le principe de l'équilibre est un des plus essentiels de la Mécanique, d'Alembert en explique la raison dans les mêmes termes, à savoir : c'est parce qu'"on y peut réduire tout ce qui concerne le mouvement des corps qui agissent les uns sur les autres d'une manière quelconque", art. Equilibre, p.873a. Nous somme ici en présence du double fondement spéculatif du mathématicien. Il s'agit d'une part, de l'esprit systématique qui définit la voie des principes comme une logique de réduction [la logique fait appel à "la rigueur qui consiste à réduire tout aux principes les plus simples. D'où il s'ensuit encore que la rigueur proprement dite entraîne nécessairement la méthode la plus naturelle & la plus directe " Elémens des sciences] et, d'autre part, du phénoménisme qui réside dans la considération des corps et de leur rapport. D'Alembert a illustré ce fondement spéculatif dans son invention exposée dans le Traité de dynamique (1743).

Condorcet explique clairement le principe de l'équilibre dans son Eloge de d'Alembert.

Ce principe consiste à établir l'égalité, à chaque instant, entre les changements que le mouvement du corps a éprouvés, et les forces qui ont été employées à les produire, ou, en d'autres termes, à séparer en deux parties l'action des forces motrices, à considérer l'une comme produisant seule le mouvement du corps dans le second instant, et l'autre comme employée à détruire celui qu'il avait dans le premier : ce principe si simple, qui réduisait à la considération de l'équilibre toutes les lois du mouvement, a été l'époque d'une grande révolution dans les sciences physico-mathématiques, (Eloge de d'Alembert par Condorcet dans Oeuvres de Jean d'Alembert, éd. Bastien, 1805, t. I, p.67-68, texte original non souligné).

D'Alembert a 26 ans quand il met en évidence le fait que la réduction consiste dans la compréhension de l'équilibre. Dans ce contexte, comprendre le système du monde signifie calculer le mouvement des corps dans les termes de la destruction d'un effet pour la production d'un autre effet. C'est découvrir la loi des rapports entre le mouvement et la force. Il y a force active, c'est-à-dire mouvement dans le second temps seulement, et seulement si, une force destructive agit dans le premier temps. Le principe de l'équilibre des lois du mouvement de d'Alembert consiste à mettre en relation constante dans les forces motrices le couple action/destruction. Et, il ne peut y avoir action sans destruction. Tout mouvement est par conséquent un changement.

Résumons brièvement l'application dans le Traité du mouvement des fluides. La démonstration méthodique consiste à exposer la méthode générale selon laquelle à l'aide d'un principe relevant d'une science on a combiné ce principe avec le principe général. La découverte est réussie lorsqu'a été réduit les questions particulières (mvt des fluides) à des lois générales d'une science générale (Hydrostatique) (p.xiij). Le principe autorise à regarder le mvt des fluides comme composé de deux autres : un que les particules du fluide ont réellement et un autre qui est détruit. Or, remarque d'Alembert, "c'est en vertu de ce dernier mvt détruit qu'elles se pressent mutuellement, avec une force qui réagit contre les parois du vase"(p.xiv). Reste à déterminer la quantité de la force par les lois de l'Hydrostatique et la vitesse du fluide. Le but est atteint : démontrer que la loi de mécanique appelée "la conservation des forces vives" a lieu dans le mvt des fluides comme dans celui des corps solides. La question est désormais moins de fournir un résultat que de comprendre un effet dont on ignore la cause. La question est désormais moins de fournir un résultat que de comprendre un effet dont on ignore la cause.

Comme vous pouvez le constater d'emblée, nous sommes dans une métaphysique qui consiste dans la métaphysique des corps (voir les Systèmes figurés différents), et pour laquelle d'Alembert utilise la logique de déroulement des opérations pour pénétrer le processus de l'esprit humain et le procédé de l'histoire. Il a transposé le résultat de ses procédés spéculatifs de découverte à une méthode plus générale qui, assignée uniquement à l'entendement, constitue une logique. C'est l'article Elémens des sciences qui l'expose sous le nom de métaphysique des propositions.

En inventant une métaphysique des propositions, d'Alembert quitte les calculs mathématiques, démolit la philosophie d'une certaine métaphysique et pose les premières pierres d'une logique philosophique. Il la fonde sur le mouvement comme compréhension scientifique et en aucun cas sur une science particulière. Pour être claire, ne voire qu'une mathématisation dans l'Encyclopédie comme chez Descartes, c'est manquer l'invention. C'est ici le lieu de rappeler la juste - et trop courte - analyse de Jean Ehrard :

Pour les deux éditeurs de l'Encyclopédie il n'est pas possible de classer les sciences en fonction d'une discipline privilégiée à laquelle toutes les autres devraient tôt ou tard se rattacher, mais seulement selon les différentes facultés de l'esprit du savant [L'idée de Nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, 1963, tome I, p.160].

La métaphysique des propositions appartient au système mis en place par d'Alembert dans l'Encyclopédie. On ne la retrouve dans aucun de ses textes antérieurs ou postérieurs. Le but encyclopédiste de d'Alembert est de faire le contraire de Newton, c'est-à-dire de ne pas cacher ses efforts, de montrer l'effort son esprit au travail. La métaphysique des propositions fixe l'ordre le plus logique qui soit de la marche des opérations de l'esprit. Elle a pour fondement "l'esprit de la physique expérimentale" et pour objectif "l'esprit philosophique". Entre les deux, le DP lui a donné le nom d'"esprit systématique". "L'esprit de la physique expérimentale" a été introduit par Bacon et Descartes. Cette "manière de philosopher" a eu pour premier résultat général le "système du monde" avec Newton, manière de philosopher que l'article différentiel expose sans ambiguïté comme la méthode générale ou une métaphysique de la découverte [Toutes ces expressions que nous employons se trouvent dans l'article expérimental (en Philosophie nat.) de d'Alembert, p.299b. Elles sont reprises dans le ch. XX de l'Essai sur les élémens de philosophie, pour lequel d'Alembert a recopié le texte de l'Encyclopédie.] D'Alembert veut la doter d'un second résultat universel : l'esprit philosophique de l'Encyclopédie. Il est devenu l'esprit analytique français.

De cette recherche découle l'invention épistémologique qui a été de suivre l'esprit humain dans ses propres efforts pour pénétrer les phénomènes de la nature. Comment l'esprit humain s'y prend-t-il pour opérer des changements dans la manière de pratiquer une application des sciences entre elles? La méthode analytique constitue la réponse apportée par d'Alembert cartésien. Quant au d'Alembert newtonien dans ses pratiques scientifiques, il ne cessera pas de lancer des reproches envers Newton qui a inventé un principe sans mentionner sa méthode pour y parvenir. C'est cela que d'Alembert voulait transmettre : le travail de l'entendement. C'est sur cela que Diderot et d'Alembert ont construit l'Encyclopédie, c'est-à-dire sur un Système figuré des connaissances humaines mises en évidence par les opérations successives de l'esprit dépouillant chaque science pour n'envisager que la démarche au cours des découvertes. Même si Diderot aura l'occasion de se plaindre de cet ordre trop sérère, il restera toujours exigent sur une seule chose : la méthode. (art. Encyclopédie)

De l'oeuvre de d'Alembert au Rêve

Dans ce cadre, il est tout à fait pertinent de remarquer un point aveugle dans la pensée de Diderot (Jean-Claude Bourdin, Diderot. Le matérialisme, Paris, PUF, 1998, p.79) résolu par le scepticisme de d'Alembert. Le scepticisme de d'Alembert qui consiste à affirmer que l'homme ne saurait jamais embrasser l'univers d'un seul point de vue, n'est en rien négatif (on peut se reporter également aux études dans le No. 19 de la Revue Voir barré, consacrée à la Lettre sur les Aveugles à l'occasion du 250e anniversaire de sa parution, Bruxelles, ). Il constitue la possibilité pour l'homme d'étudier les phénomènes, autrement dit de se mettre au travail. Le passage par l'entendement est à considérer comme un renversement de la métaphysique traditionnelle pour construire une métaphysique des sciences. L'explication de la notion de force, avec le rejet sur un ton péremptoire de la querelle des forces vives c'est-à-dire de l'introduction de principes métaphysiques ou formes substantielles dans les sciences, participe de la fin de la substance au XVIIIe siècle. Il n'y a pas de substance au siècle des Lumières. Il y a de la matière et il y a des corps. Le monde n'est délivré que dans l'expérience (art. corps, 1754, p.263a cite Musschenbroek) par ce que l'on voit.

Ce n'est qu'en reformulant sa préface du Traité de dynamique en discours préliminaire en 1758 [ Le discours préliminaire du Traité de dynamique de 1758 contient, par rapport à la préface de 1743, neuf pages (xxij à xxx) d'explication supplémentaire sur la force et l'action. ], pour une seconde édition, que d'Alembert décide d'en finir avec le maintien dans le monde de liaisons secrètes inaccessibles à l'esprit humain et qu'il coupe court à la querelle. Il exprime son refus radical de considérer une entité substantielle dans la notion de force. Est à considérer uniquement ce qui correspond à une définition. La force se définit par l'effet du mouvement. S'il faut parler de puissance, c'est pour désigner l'action mutuelle des corps entre eux, étant entendu que l'action se définit par le mouvement qu'un corps produit dans un autre corps. Mais, imperturbablement, strictement et rigoureusement d'Alembert définit les mouvements des corps entre eux et rien d'autre. Il peut être intéressant de souligner qu'à l'article Agir (en 1751) lorsque l'abbé Yvon termine par la considération de la cause en tant que capable de la causalité, c'est-à-dire du rapport de l'action à l'acte, d'Alembert écrit en dessous un article agir en mécanique. Il s'agit de quatre lignes qui renvoient à action et percussion. Autrement dit, il n'y a rien d'autre que du mouvement et des chocs. C'est cela être rationnel.

Si Diderot a choisi d'Alembert comme personnage du Rêve, ce n'est pas parce qu'il l'aimait quand même bien, c'est parce qu'il poursuit leurs réflexions philosophiques et scientifiques des années 1747-1757. Dans le Traité de l'Equilibre et du mouvement des fluides pour servir de suite au traité de dynamique en 1744, d'Alembert constate que les propriétés sensibles des corps qui nous environnent - donc la matière - ont des rapports entre elles sur lesquels l'homme doit tout apprendre. L'expérience demeure insuffisante pour éclairer le physicien. Il doit "se montrer vraiment philosophe" (p.iij). On remarque à la page suivante, dans sa quasi totalité, un passage qui sera reporté pour définir le physicien dans l'article physico-mathématiques (p.536b-537a = p.iv). Les limites imposées par d'Alembert sont celles de l'expérience et veulent attirer l'attention sur le fait que l'homme ne peut aller au-delà des corps et des chocs des corps entre eux, autrement dit du mouvement et de la matière. Lorsqu'il dépasse ces limites, l'esprit de l'homme n'est plus un corps au travail.

Bibliographie

  • Jean d'Alembert, Traité de dynamique, 1743 (BN V 10199 sur microfiches). Pour l'édition de 1757, on peut utiliser la réédition des éditions Jacques Gabay, Paris, 1990.
  • Jean d'Alembert, Traité de l'Equilibre et du mouvement des fluides pour servir de suite au Traité de Dynamique, à Paris chez David l'aîné, 1744.

  • Jean d'Alembert, Reflexions sur la cause générale des vents. Pièce qui a emporté le Prix proposé par l'Académie Royale des Sciences de Berlin, pour l'année 1746, Paris chez David l'Aîné, 1747.

  • Jean d'Alembert, Discours préliminaire des Editeurs de 1751 et articles de l'Encyclopédie introduit par la querelle avec le Journal de Trévoux, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1999 [on trouve notamment les articles art, cosmologie, expérimental et élémens des sciences].

  • Jean d'Alembert, Oeuvres complètes, Paris, éd. Belin, 1821, tome I : Préface au Traité de l'équilibre et du mouvement des fluides (1744) et Introduction aux Réflexions sur la cause générale des vents (1746), p.406-437. [ces oeuvres ne sont pas complètes et il faut leur préférer l'édition Bastien de 1805]

  • Eloge de Bernoulli (1748) dans Oeuvres de d'Alembert, op. cit., tome 3, p.338-360.

  • Articles de l'Encyclopédie : Action, Application, Dynamique, Elémens des sciences, differentiel, Force (1751-1755).

  • Jean d'Alembert, Essai sur les élémens de philosophie, ch.VI. (1759) et Paris, rééd. Fayard, 1986.

  • D'Alembert et la mécanique de la vérité dans l'Encyclopédie, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1999.