Le rêve de d'Alembert



4eme séance.

Le mécanisme cartésien "traduit" par Diderot
ou le problème du serin et de la serinette

Véronique Le Ru


Mon propos est de tenter de rendre compte de la traduction que fait Diderot du mécanisme cartésien dans l'Entretien entre d'Alembert et Diderot (premier des trois dialogues écrits en 1769, le deuxième étant le Rêve de d'Alembert et le troisième La suite de l'Entretien), par le biais d'une image primesautière, à savoir celle du serin et de la serinette. La serinette est définie p. 96 du tome XV (1775) de l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers comme un "petit orgue de Barbarie aujourd'hui en usage pour apprendre aux serins à chanter plusieurs airs". Mais avant d'en venir à cette analyse, il me paraît important de cerner ce que recouvre le terme mécanisme et de rappeler également les lignes directrices du mécanisme cartésien.

Le mot mécanisme est défini en 1701 dans la deuxième édition du Dictionnaire de Furetière (1e édition 1690) en ces termes : structure d'un organisme naturel ou artificiel et action combinée de ses parties. Très vite le terme mécanisme revêt un sens philosophique plus large selon lequel le mécanisme est l'opinion qui admet que tout dans la nature est produit par les propriétés mécaniques de la matière. Dortous de Mairan constate en 1742 dans son Eloge de l'abbé de Molières :

"Le mécanisme comme cause immédiate de tous les phénomènes de la nature, est devenu dans ces derniers temps le signe distinctif des cartésiens" (in Histoire de l'Académie Royale des sciences pour 1742).

En outre apparaît aussi au XVIIIe siècle le terme iatromécanisme qui désigne le mouvement de pensée issu de l'école de médecine fondée en Italie par Borelli (1608-1679) et qui se développe en Hollande et en Allemagne sous l'influence de savants comme Boerhaave (1668-1738) et son disciple Haller (1708-1777). Les médecins iatromécanistes s'appuient sur le texte de l'Homme de Descartes pour défendre la thèse que tout animal est une machine et que tout être vivant est supposé agir comme une machine et selon les lois de la mécanique seulement (la notion d'organisme est ainsi réduite à celle de machine).

Aussi bien le terme mécanisme, si l'on en croit Dortous de Mairan, que le terme iatromécanisme désignent le mouvement de pensée qui s'inscrit dans le prolongement de la philosophie cartésienne. Sans entrer dans le détail de celle-ci, il importe toutefois d'en évoquer les lignes directrices pour mieux comprendre la "traduction" qu'en fait Diderot notamment dans l'Entretien entre d'Alembert et Diderot, à travers ce que j'ai appelé le problème du serin et de la serinette.

Le fondement du mécanisme cartésien est le principe de la distinction réelle ou substantielle de l'esprit et de la matière que Descartes érige en principe méthodologique : il est suffisant que l'on puisse concevoir une chose indépendamment des caractères d'une autre chose pour que l'essence de cette chose soit distincte réellement de celle de l'autre. Ainsi de la distinction substantielle ou réelle de la matière et de l'esprit, on déduit l'unité de la substance corporelle, c'est-à-dire un concept unifié de la matière qui permet de construire une conception unitaire de la physique : pour la constituer, on ajoute aux deux déterminations géométriques des corps (figures et situations) une détermination cinématique (le mouvement).

Qu'en est-il de la physiologie ? L'organisme vivant est corporel, il ne peut donc avoir pour essence que l'étendue. Les corps vivants ne sont qu'une espèce de corps parmi les autres. On n'observe qu'une différence d'organisation mécanique entre les corps vivants et les autres corps. Descartes définit ainsi le corps de l'homme comme

"une chose étendue qui se meut par la disposition de ses organes" (voir Principes de la philosophie, partie II, article 2 in tome IX, p. 64 des Oeuvres publiées par Adam et Tannery en 11 tomes, Paris, 1897-1909, rééditées par le CNRS et Vrin, 1964-1974 ; 1996, référence abrégée par la suite en AT suivi du tome en chiffres romains et de la page en chiffres arabes).

La machine animale (et cela vaut pour le corps humain) n'est pas pensée comme un organisme mais comme une disposition mécanique d'organes et une configuration de membres. La mort est pensée comme une modification interne des rapports de proportion de matière de cette disposition mécanique. Dans l'article 6 des Passions de l'âme (1649), Descartes assimile le corps vivant à une montre qui fonctionne bien et le corps mort à une montre "rompue". Cette mécanisation de la mort n'est que le corollaire de la mécanisation de la vie conçue comme une combinaison précaire de mouvements mécaniques. Pour Descartes, les Anciens se sont trompés : ils ont pensé que le corps mort est identique au corps vivant moins l'âme. D'où ils ont pensé inversement que lorsque le mouvement existait, l'âme en était la cause. Ce faisant, ils ont pris une cołncidence pour une causalité. En réalité c'est parce qu'une modification interne est intervenu dans la machine corporelle que tout mouvement cesse et que l'âme se retire (voir Passions de l'âme, article 6 in AT, XI, 330-331). Notons que l'analyse cartésienne revient à considérer que l'utilité, la santé et la conservation vitales ne sont pas des propriétés réelles et spécifiques du vivant mais des propriétés relevant des lois de la matière et du mouvement en général, c'est-à-dire de la mécanique. Et qu'en est-il de l'Homme ? En tant que corps, le corps humain n'est pas foncièrement différent de tout autre corps. En revanche, en tant qu'il est uni à une âme, il acquiert une indivisibilité et une unité. Se pose alors le problème des animaux qui n'ont pas d'âme : si l'animal n'est qu'un agrégat de matière d'où lui vient son individualité organique ? D'où lui vient son unité ?

C'est précisément cette question que pose Diderot dans sa traduction du mécanisme cartésien. Le concept cartésien de matière comme étendue en longueur, largeur et profondeur, lui paraît en effet insuffisant pour expliquer la spécificité du fonctionnement des êtres vivants. Il n'est guère séduit non plus par l'iatromécanisme. Il reproche à cette école de n'admettre comme seule forme de sensibilité que celle de l'animal tout entier de sorte qu'entre cette sensibilité et la machine animale, il n'y a pas de lien visible. La tentation est alors grande de faire intervenir une instance immatérielle qui vient s'ajouter à la machine pour la mouvoir (comme l'âme au corps). Diderot est plus attiré par la pensée vitaliste de Maupertuis ou de Buffon qui prête une sensibilité sourde aux particules élémentaires des êtres vivants même si cette sensibilité élémentaire reste une pure hypothèse. L'École de médecine de Montpellier à la tête de laquelle on trouve des médecins aussi fameux que Barthez, Fouquet, Lacaze et surtout Bordeu dont Diderot est très proche (il le met en scène dans le deuxième dialogue de 1769, à savoir Le Rêve de d'Alembert) défend également une conception vitaliste du vivant mais orientée dans une perspective matérialiste. Ces médecins cherchent un nouveau principe matériel autre que l'étendue qui puisse avoir un sens dans ce que l'expérience révèle concrètement, ils introduisent l'idée de la force vitale ou de la sensibilité qui serait une qualité de la matière. Diderot fait sien ce nouveau principe : il substitue au concept cartésien de matière un nouveau concept de matière riche de cette nouvelle détermination qu'est la sensibilité, ce qui le rend propre et adéquat à l'explication des êtres vivants. Diderot, dans sa traduction du mécanisme, est à la fois cartésien et anticartésien. Il est cartésien dans le questionnement. Il reprend en effet à son compte l'exigence de penser l'unité de la nature, c'est-à-dire l'unité de la matière brute et vivante. Mais il est anticartésien dans la manière de répondre : Diderot n'écrit pas de traités sur le système du monde, il est contre l'esprit de système et présente ses hypothèses sous forme de questions. Il est également anticartésien dans les réponses qu'il apporte car il ne peut admettre le principe fondamental de la dualité de l'âme et du corps en ce qu'il fait intervenir une instance immatérielle pour expliquer l'unité de l'être humain et qu'il coupe l'homme de l'ensemble des autres espèces et de la nature en général, l'homme étant le seul être vivant, selon Descartes, à posséder une âme.

Le passage de l'Entretien entre d'Alembert et Diderot où Diderot pose le problème de la différence entre le serin et la serinette est emblématique de la pensée de Diderot à la fois héritière de Descartes et parricide. En effet, Diderot soulève la question de l'être sentant dans des termes au départ très cartésiens en comparant les fibres des organes aux cordes vibrantes du clavecin que l'on aurait doté de sensibilité, ce qui n'est pas sans rappeler l'explication physiologique de la mémoire corporelle et de l'imagination donnée par Descartes dans l'Homme (in AT, XI, 176-179). Diderot semble ainsi retenir de Descartes le schème explicatif de la machine mais l'usage qu'il en fait est anticartésien car il s'étend à tous les êtres vivants y compris à l'Homme tout entier, ce qui signifie que Diderot oblitère la distinction entre l'âme et le corps. Du reste, le personnage de d'Alembert le note en disant :

"Vous en voulez à la distinction des deux substances" (Entretien entre d'Alembert et Diderot in Oeuvres philosophiques de Diderot, titre abrégé par la suite en O.P., Paris, Garnier, 1964, p. 272).

L'homme est, à l'instar des autres êtres vivants, une machine et cela est anticartésien car le concept d'homme-machine est totalement étranger à Descartes. Diderot bannit également le corollaire de la distinction de l'âme et du corps, à savoir la distinction entre l'homme et les animaux.

Pour expliquer ce qu'est l'être sentant, Diderot choisit comme modèle du vivant le clavecin, machine intéressante parce que le son y est produit par des cordes vibrantes. Diderot dit que si l'on ajoute au clavecin de la sensibilité et de la mémoire, cette machine est un bon modèle qui permet d'expliquer l'être sentant et même le "mécanisme" de la pensée et de l'entendement. Si l'on complexifie de cette manière le schème de la machine, en lui adjoignant comme le suggère le personnage de d'Alembert la faculté de se nourrir et de se reproduire, alors il est parfaitement opératoire pour expliquer tous les phénomènes de la vie, y compris la pensée et il n'y a pas plus de différence à faire entre un pinson, un rossignol, un musicien ou un homme qu'entre le serin et la serinette (Diderot ici préfère comparer le serin à la serinette qu'au clavecin afin de produire une image forte qui frappe l'imagination car, au sens strict, l'analogie est moins fondée vu que la serinette n'est pas pourvue de cordes vibrantes, voir O.P., p. 274). C'est donc la sensibilité et non l'étendue qui est la détermination de la matière qui permet d'unifier tous les êtres vivants sans que l'homme n'apparaisse comme une exception ontologique ni un être à part dans la nature.

En décrivant le bébé serin sortant de l'oeuf, Diderot nous fait assister à la naissance d'un être sentant dans des termes qui ne sont pas sans évoquer, de manière parodique, la définition cartésienne de la chose qui pense dans les Méditations. Quand Diderot écrit :

"il en sort, il marche, il vole, il s'irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit",

on est tenté de faire résonner la question de Descartes :

"Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent" (in AT, IX, 22).

Cette tentation est d'autant plus grande que Diderot argumente pour annuler la différence entre l'animal et l'homme : en décrivant le bébé serin, il dit à d'Alembert :

"il a toutes vos affections, toutes vos actions, il les fait".

Dans la suite de la réplique, la référence à Descartes devient explicite :

"Prétendrez-vous avec Descartes, que c'est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c'est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu'entre l'animal et vous il n'y a de différence que dans l'organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu'avec une matière inerte, disposée d'une certaine manière, imprégnée d'une autre matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée" (O.P., 276).

Descartes suivrait le raisonnement de Diderot jusqu'au point de non retour qu'est la pensée. En effet, dans la lettre à Morus du 5 février 1649 (AT, V, 275-279 pour le texte original en latin et pp. 884-887 du tome 3 des Oeuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1963-1973, pour la traduction française) où il discute de la différence entre l'Homme et les bêtes, il accorde aux animaux une âme en quelque sorte corporelle, le cerveau, qui est le centre de commande et de décodage des esprits animaux, ce qui confère à l'animal de la sensibilité, de la vie, de la mémoire corporelle à laquelle correspond un niveau primaire de conscience ou plut½t, selon la terminologie de Descartes, du sentiment autant qu'il dépend des organes du corps (c'est-à-dire des passions primitives d'espérance, de crainte et d'amour que l'on peut expliquer physiologiquement, et qui servent de support pour éduquer les animaux) mais il ne leur accorde pas la pensée.

Il reprend dans la lettre à Morus le même argument que dans la cinquième partie du Discours de la méthode, à savoir que le langage est l'unique signe de la pensée cachée dans le corps. Dans le Discours de la méthode, Descartes explique qu'il n'y a point d'homme, aussi hébété et stupide soit-il, qui ne soit capable d'arranger ensemble diverses paroles et d'en composer un discours alors qu'aucun animal, aussi éduqué et parfait soit-il, ne parle même si, organiquement, il le peut :

"Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent pas parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout. Car on voit qu'il en faut très peu pour savoir parler (...)" (AT, VI, 57-58).

En ce sens, le personnage de d'Alembert représente Descartes dans sa réticence à accepter que la pensée puisse s'expliquer matériellement, par une association analogue à l'association harmonique des sons que produisent les cordes vibrantes du clavecin sensible. Il objecte en effet à Diderot :

"(...) on ne conçoit pas trop, d'après votre système, comment nous formons des syllogismes, ni comment nous tirons des conséquences" (O.P., 279).

La réponse de Diderot est proche de celle que donnerait Hume, à savoir que toute raison est expérimentale et que l'intellectuel doit se rabattre sur le sensoriel. Nous raisonnons machinalement : même l'analogie, que Diderot tient pour le raisonnement créatif par excellence (voir De l'interprétation de la nature, articles XXV, XXX et XXXI, p. 194 et pp. 196-198 des O.P.), s'explique par le mécanisme de l'instrument sensible commun à tous les êtres vivants, représenté par la résonance des cordes vibrantes du clavecin :

"L'analogie, dans les cas les plus composés, n'est qu'une règle de trois qui s'exécute dans l'instrument sensible. Si tel phénomène connu en nature est suivi de tel autre phénomène connu en nature, quel sera le quatrième phénomène conséquent à un troisième, ou donné par la nature, ou imaginé à l'imitation de nature ? (...) C'est une quatrième corde harmonique et proportionnelle à trois autres dont l'animal attend la résonance qui se fait toujours en lui-même, mais qui ne se fait pas toujours en nature" (Entretien entre d'Alembert et Diderot in O.P., 280).

Autrement dit, une fois qu'on a accepté de complexifier le schème de la machine, ce schème explique tout dans la nature y compris la pensée et le raisonnement, et il n'y a qu'une différence de degré entre la raison animale et la raison humaine. Diderot, de ce point de vue est plus "mécaniste" que Descartes. Il annule en effet toute distinction entre l'âme et le corps, et entre l'homme et l'animal :

"Il n'y a plus qu'une substance dans l'univers, dans l'homme, dans l'animal. La serinette est de bois, l'homme est de chair. Le serin est de chair, le musicien est d'une chair diversement organisée ; mais l'un et l'autre ont une même origine, une même formation, les mêmes fonctions et la même fin" (O.P., 278).

Tout être vivant, depuis le moucheron jusqu'à l'homme, est en réalité une machine imitative de la nature car

"le mécanisme de l'insecte le plus vil n'est pas moins merveilleux que celui de l'homme" (Ż XIX des Pensées philosophiques in O.P., p. 18-19).

L'homme lui-même produit, en imitant la nature ou en raisonnant par analogie, des êtres artificiels, des serinettes, qui ne sont aussi que des machines imitatives de la nature. Et la nature n'est que matière, elle est composée des trois règnes qui s'interpénètrent, règnes minéral, végétal et animal dans lequel est intégré l'homme. Diderot développe l'exemple du cycle de la nutrition ou de la chaîne alimentaire pour illustrer ce point : les végétaux se nourrissent de minéraux, les animaux de végétaux et, par la mort, toutes les molécules organiques en masse dans un corps animal se dispersent et rejoignent ce que Diderot appelle le grand sédiment qui fournit les aliments minéraux des plantes, ce qui lui fait écrire dans le Rêve de d'Alembert in O.P., p. 313 :

"Vivant, j'agis et je réagis en masse... mort, j'agis et je réagis en molécules".

Les végétaux qui poussent dans la terre se nourrissent de sels minéraux et de matière minérale, ils sont donc imprégnés d'aliments minéraux qui, pour s'incorporer aux parties organiques des végétaux, doivent être déjà potentiellement organiques (voir aussi Entretien entre d'Alembert et Diderot in O.P., pp. 261-264). Toute matière est sensible ou organique ou potentiellement sensible ou organique. Diderot prend ainsi parti pour la sensibilité universelle de la matière parce que cette hypothèse obscure illumine tout autour d'elle, parce qu'elle est une supposition qui explique tout, parce que si rien ne la prouve, tout l'exige, parce qu'enfin, elle seule, peut donner à la nature l'unité hors de laquelle "il n'y a point de philosophie" (De l'interprétation de la nature, Ż LVIII in O.P., p. 240). La sensibilité est en puissance dans la matière brute, en acte dans la matière vivante. Certes l'idée de force vitale ou de sensibilité inhérente à la matière reste équivoque et répond plus à une exigence (penser l'unité de la matière) qu'à une méthode. Le mérite de Diderot, c'est d'en avoir été parfaitement conscient :

"vous sentirez que, pour ne pas admettre une supposition simple qui explique tout, la sensibilité, propriété générale de la matière, ou produit de l'organisation, vous renoncez au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de mystères, de contradictions et d'absurdités" (Entretien entre d'Alembert et Diderot in O.P., pp. 276-277).

Diderot s'adresse à d'Alembert et, à travers lui, à Descartes : à l'abîme de mystères qu'exprime la création par Dieu de machines toutes faites (voir l'Homme in AT, XI, 120), à l'abîme de contradictions que représentent à ses yeux la dualité des deux substances âme-corps et son corollaire, à savoir la distinction de l'homme et des autres espèces, et enfin à l'abîme d'absurdités que soulève l'hypothèse cartésienne de la glande pinéale conçue pour penser l'union de l'âme et du corps :

"Y a-t-il quelque chose de plus absurde que le contact de deux êtres dont l'un n'a point de parties et n'occupe point d'espace ?" (demande-t-il p. 55 des Éléments de physiologie, Paris, Marcel Didier, 1964).

Pourtant l'hypothèse de la sensibilité si clairement défendue dans les trois dialogues de 1769 est critiquée deux ans plus tard dans le texte de la Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé l'Homme (1771) où Diderot déclare que "la sensibilité générale des molécules de la matière n'est qu'une supposition, qui tire toute sa force des difficultés dont elle débarrasse, ce qui ne suffit point en bonne philosophie" (in O.P., p. 566). Mais cette contradiction n'est qu'apparente. Diderot, en effet, insiste à plusieurs reprises (notamment dans le texte de l'Interprétation de la nature) sur la différence qu'il faut faire entre une hypothèse de travail qui peut se révéler féconde et utile et une thèse dogmatique qui cherche à s'ériger en système.

A travers cette analyse de la traduction que propose Diderot du mécanisme cartésien, on constate que Diderot n'a jamais cessé de questionner les concepts de machine et de matière parce qu'il n'a jamais cessé non plus de tenter de répondre à l'exigence cartésienne de penser l'unité de la nature et donc de la matière. Ce faisant il n'a pas cédé, dans sa manière de répondre, à la tentation dogmatique ni à l'esprit de système. L'analogie proposée par Diderot entre le serin et la serinette dans l'Entretien entre d'Alembert et Diderot travaille dans le sens d'un mécanisme universel qui régit aussi bien l'unité de la nature et de ses trois règnes que l'unité de la nature et de l'art car, selon la définition de la serinette donnée dans l'Encyclopédie (petit orgue de Barbarie aujourd'hui en usage pour apprendre aux serins à chanter plusieurs airs), c'est bien la machine qui apprend au serin à chanter, ce qui fait du serin une machine imitative de la machine.