Groupe de Recherches Spinoziste


Saint-John Perse lecteur de Spinoza

par Colette Camelin

4. Esthétique : «tenant clair au vent le plein midi de sa vision» (V. 230)

Le premier recueil de poèmes de Saint-John Perse, Éloges, doit beaucoup aux Epinicies de Pindare qui célèbrent la beauté de la lumière et l'énergie des hommes. Le jeune poète a pu trouver dans l'Éthique une leçon proche de celle de Pindare : le sage doit occuper son esprit à des méditations positives : «il nous faut toujours avoir égard à ce qu'il y a de bon en chaque chose, afin d'être toujours déterminés à agir par une affection de joie (37)». Loin des «passions tristes» qui étouffent le corps et l'âme, le sage cultive l'énergie, la joie. Louer ce qui existe, c'est battre en brèche le négatif. Le monde est composé de choses coexistant dans leur essence qui est puissance, force d'exister dont le poème fait l'éloge :

Plaines ! Pentes ! Il y
avait plus d'ordre ! Et tout n'était que règnes et confins de lueurs. Et l'ombre et la
lumière alors étaient plus près d'être une même chose... Je parle d'une estime... Aux lisières le fruit
pouvait choir
sans que la joie pourrît au rebord de nos lèvres (Eloges 25)

«Pour fêter une enfance» loue un ordre qui n'est pas la société coloniale, traversée de failles, mais recompose un ordre naturel et humain proche de celui de l'Éthique. L'ordre de «Pour fêter une enfance» n'est pas seulement l'évocation d'une «antillanité» réelle ou mythique, il est conquête d'une joie adulte, gagnée sur la mélancolie de l'exil. C'est une joie physique, inséparable, pour Spinoza aussi, de l'énergie intellectuelle : la multiplicité des sensations enrichit et assouplit l'esprit. Le philosophe s'élève contre le mépris de la chair prêché par les religions: «personne n'a déterminé jusqu'à présent ce que peut le corps (38)...» L'éloge non seulement célèbre la joie, mais la suscite. Saint-John Perse avoue à Claudel «ne reconnaître à la création poétique d'autre objet que la libération de la joie, ou plus exactement du plaisir, dans son essence même -- la plus mystérieuse, la plus inutile et par là même la plus sacrée» (O.C. 1017).

Le deuxième mouvement de la poétique persienne, dont Anabase est la premier recueil, implique un effort de maîtrise : Saint-John Perse défend la construction rigoureuse par opposition au décadentisme qui admet l'indépendance de la page ou fragment, «ce vice solitaire des brèves complaisances», écrit-il à Claudel en 1911. Il ajoute qu'il aimerait «mener une "oeuvre" comme une anabase sous la conduite de ses chefs». Alors qu'Éloges est composé de poèmes indépendants, à la première personne, Anabase se caractérise par des versets composés de mesures métriques, une organisation narrative et un lyrisme impersonnel : «Des premiers textes au cycle asiatique, ce qui se manifeste alors, c'est le passage d'une voix unique, chargée d'émotions spontanées et désordonnées, à une multiplicité de voix où se cache la voix propre du poète, paroles rapportées ou commentées, et donc paroles maîtrisées et ordonnées (39)». Cette «conversion» de la poétique de Saint-John Perse s'apparente au passage des affects passifs, émotions incontrôlées, aux affects actifs, qui aboutissent à la construction d'idées adéquates des souffrances et des plaisirs.

L'exigence de rigueur intellectuelle se traduit par le souci de la «propriété» des mots, de la «littéralité». Saint-John Perse commente le Traité théologico-politique, dans une lettre de juillet 1909 adressée à Monod. On peut se demander, à la lecture de la première phrase, si celle-ci n'a pas été composée en hommage à Spinoza, pour l'édition de la Pléiade : «Il y a là de grands cirques, pour très loin animés, inoubliables même après qu'on en a éventé les bords» (O.C. 657). Saint-John Perse loue la précision des analyses philologiques : «une extraordinaire jouissance étymologique, quoiqu'elle n'atteigne jamais jusqu'au mysticisme verbal. C'est un sublime Mot-à-Mot, même pour qui ne consentirait à tant de littéralité» (ibid. ). Léger rapproche la démarche de Spinoza d'un «marchandage juif défendant pied à pied le divin contre l'humain (si ce n'est déjà tout l'humain contre le divin)» (ibid.), et il compare ce «marchandage» à celui d'Abraham intercédant en faveur de Sodome (40). Or l'objet du Traité est de combattre l'autorité des théologiens en affirmant le caractère historique de la Bible afin de défendre les libertés de penser, parler, agir. L'analyse philologique montre comment les prophètes ont eu recours à des images afin de frapper le vulgaire «toujours avide de choses rares et étrangères à sa nature (41)». Spinoza rétablit le sens littéral, par exemple «le mot ruagh, au sens propre, signifie vent (42)» ; l'expression de Dieu s'emploie souvent comme superlatif. Ainsi s'explique le passage d'Isaïe « un vent de Jéhovah souffla sur lui (43) : c'est-à-dire un vent sec et funeste (44)». Spinoza décline les diverses acceptions possibles du mot ruagh : l'haleine, le souffle, le courage, la vertu, l'esprit, le principe vital, les régions du monde (45). Saint-John Perse n'oubliera pas cette leçon de sémantique :

C'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n'avaient d'aire ni de gîte,
[...] Et qui couraient à leur office sur nos plus grands versets d'athlètes, de poètes,
C'étaient de très grands vents en quête sur toutes pistes de ce monde,
Sur toutes choses périssables, sur toutes choses saisissables, parmi le monde entier des choses...
(Vents 179)

Une des difficultés de la poésie de Saint-John Perse, que certains critiques appellent son «hermétisme», est due à la polysémie. Ainsi, dans le même chant de Vents, le mot désinence désigne à la fois la terminaison variable d'un mot, et la manière dont une plante se termine ; le contexte botanique est alors associé à la thématique de l'usure du langage qui traverse tout le poème. Le vent disperse les feuilles mortes comme l'esprit vivant régénère les textes usés :

Car tout un siècle s'ébruitait dans la sécheresse de sa paille, parmi d'étranges désinences ; à bout de cosses, de siliques, à bout de choses frémissantes... (Vents 179)

Les commentaires philologiques de Spinoza montrent que les prophètes ont vu et enseigné avec des paroles et des images, «c'est pourquoi il s'en faut de beaucoup que l'on doive chercher chez eux la connaissance des réalités naturelles et spirituelles (46)». Spinoza mène la critique de manière rationnelle, il n'épargne pas les prophètes figés dans leurs préjugés ; le «marchandage» d'Abraham est abordé : quand il défendait Sodome, «Abraham aussi ignorait que Dieu est partout et qu'il a connu d'avance toutes choses» (47). Ce que Saint-John Perse a apprécié dans la spéculation spinoziste, c'est la puissance de l'entendement, défendant le divin contre «l'humain trop humain» des religions établies et l'intelligence naturelle contre le surnaturel qui frappe l'imagination, puisque Spinoza vise à séparer le domaine de la théologie de celui de la philosophie.

La démarche du philosophe est pourtant l'inverse de celle du poète : alors que le premier analyse les mots afin de distinguer la part de l'imagination de celle de la connaissance, le second joue sur l'étymologie, la polysémie : «le mot chargé de virtualités et même de contradictions ouvre à l'infini l'imaginaire (48)». La pensée de Spinoza a pourtant vraisemblablement joué un rôle dans l'élaboration de la réflexion que Saint-John Perse a menée sur la part de l'imagination et de la raison dans l'écriture poétique. L'imagination est nécessaire puisque c'est une connaissance liée au corps. L'imagination tisse la trame de la vie affective en partie inconsciente. Saint-John Perse l'appelle le «songe», le «soleil noir d'en bas» (Vents 128) qu'il définit comme le «monde subconscient (49)». Si l'émotion, les affects, la spontanéité, les phénomènes inconscients sont présents y compris dans la lettre des poèmes (phrasé, jeux d'allitérations ou de paronomases), ils sont ordonnés par une instance intellectuelle, une exigence de rigueur qui travaille la composition et les mesures rythmiques :

Et celle qui danse comme un psylle à l'entrée de mes phrases,
L'Idée, plus nue qu'un glaive au jeu des factions,
M'enseignera le rite et la mesure contre l'impatience du poème.
(Pluies 142)

Saint-John Perse cherche une écriture rapide, tendue, énergique. Il a pu la rencontrer en lisant Spinoza. Le texte de l'Ethique, composé de brèves propositions entrecoupées de scolies plus développés se déroule à la manière d'une partition extrêmement serrée, capable de rassembler en un seul acte le rapport du plus grand nombre possible de pensées. À propos du pianiste Paul Maufret et du peintre Hubert Damelincourt, Saint-John Perse loue «la cruauté envers soi» (O. C. 1195, 1219) c'est-à-dire un «art lucide» qui sait renoncer aux trop faciles premiers jets au profit d'une écriture elliptique. Des critiques (50) ont allégué cette déclaration pour reprocher à Saint-John Perse de refuser l'inscription du corps dans la poésie. Pourtant, me semble-t-il, le corps n'est pas brimé, ni l'écriture, ils sont tendus -- «versets d'athlètes, de poètes» (Vents 179). Le poète d'Amers considère que la maîtrise des affects «augmente la puissance d'agir (51)» du corps et de l'esprit, que les contraintes métriques ou rythmiques activent la créativité.

Le refus du dualisme a rendu la réception de Saint-John Perse difficile dans son siècle. Saint-John Perse n'a rien d'un stoïcien ; la métrique n'est pas une loi imposée de l'extérieur, bridant l'affectivité, elle est plutôt une manière de danse, la recherche d'un rythme, d'une «tension réfléchie et circonspecte», de figures répétées où se déploient les mouvements du corps. La matière verbale est organisée en une sorte de chorégraphie, en strophes, ou évolution du choeur sur la scène, selon l'étymologie qu'aimait à rappeler le poète. Ce rythme, qui ne se réduit pas à la métrique, associe l'amplification due à la répétition de phonèmes, de mots, de mètres, parfois de versets entiers, à la discontinuité syntaxique et à la concentration des ellipses, des métaphores. A partir du corps passif soumis aux affects, l'écriture de Saint-John Perse fait advenir un corps actif, énergique. Serait-ce «le corps virtuose de l'imagination» évoqué par Paolo Cristofolini (52) ?

Le Poète encore est avec nous, parmi les hommes de son temps, habité de son mal... [...]
Homme infesté du songe, homme gagné par l'infection divine,
Non point de ceux qui cherchent l'ébriété dans les vapeurs du chanvre, comme un Scythe, [...]
Mais attentif à sa lucidité, jaloux de son autorité, et tenant clair au vent le plein midi de sa vision. (Vents 230)




Certes, l'apport de la philosophie de Spinoza à la pensée et à la poétique de Saint-John Perse serait à replacer dans l'ensemble de ses lectures philosophiques, notamment par rapport aux présocratiques, à Aristote, aux Alexandrins, à Nietzsche et à Bergson. Rappelons seulement que Spinoza et Héraclite sont les seuls philosophes désignés allusivement à plusieurs reprises dans l'oeuvre poétique. Les principales positions que Saint-John Perse a empruntées à Spinoza ou qu'il rejoint par ses chemins propres sont : l'immanence, le refus du dualisme entre esprit et corps, entendement et passions, le choix de l'humain contre la tentation mystique et l'esthétisme. La différence essentielle est évidemment que Saint-John Perse, poète du XXe siècle, ne partage pas la belle confiance que Spinoza place dans la raison humaine. C'est la pratique de la poésie qui mène à la liberté ; l'écriture est une pratique de la joie parce qu'elle construit une «oeuvre oeuvrée dans sa totalité» (Pour Dante, p. 453), parce qu'elle est un accomplissement à la fois esthétique, éthique et même, d'une certaine façon, politique : «plus que mode de connaissance, la poésie est d'abord mode de vie et de vie intégrale» (O. C. 444). L'acte d'écrire qui élabore le tissu complexe du texte, poème après poème, est une réponse humaine au doute, au mal, à l'angoisse, comme le fut celle de Pénélope :

Quelle navette d'os aux mains des femmes de grand âge, quelle amande d'ivoire aux mains des femmes de jeune âge
nous tissera linge plus frais pour la brûlure des vivants ? (Neiges 163)

Je crois qu'en composant de subtiles constructions narratives et rythmiques à partir du riche matériau qui lui était fourni par la puissance de son imagination, autrement dit par le désir de son corps, Saint-John Perse a parcouru une des pistes esquissées par l'Éthique.

Et le poète est avec vous. Ses pensées parmi vous comme des tours de guet. Qu'il tienne jusqu'au soir, qu'il tienne son regard sur la chance de l'homme !
Je peuplerai pour vous l'abîme de ses yeux. Et les songes qu'il osa, vous en ferez des actes. Et à la tresse de son chant, vous tresserez le geste qu'il n'achève...
(Vents, p. 248)
 


Responsable :
Pierre-François Moreau