Groupe de Recherches Spinoziste


Theo VERBEEK : Intervention au séminaire Spinoza (*)

mercredi 3 février 1999 - ENS Fontenay

 

Introduction

1) Le sujet du Traité théologico-politique (TTP) de Spinoza n'est ni la liberté de la religion, ni celle du jugement ou de l’expression, mais, comme le dit le titre, la libertas philosophandi, c’est-à-dire, la liberté de connaître la vérité. Le sens du TTP serait donc de montrer, implicitement ou explicitement, que la connaissance de la vérité (telle qu’elle est entendue par Spinoza) est compatible et avec la paix et avec la pietas; voire que ni la paix ni la vraie pietas ne sont possibles sans la connaissance de la vérité.

2) Ce qui s’approche le plus d’une définition de la religion se trouve dans Eth. IV, prop. 37, scol. 2 : « quicquid cupimus et agimus cujus causa sumus, quatenus Dei habemus ideam sive quatenus Deum cognoscimus, ad religionem refero ». Le comportement produit par la philosophie vraie appartient à la religion au même titre que le comportement produit par la foi étant donné qu’il est aussi « moral », c’est-à-dire aussi conforme aux intérêts de l’État que le comportement idéalement produit par la foi révélée. Il y a donc religion au sens large (tout comportement moral) et religion au sens étroit ou religion « révélée » (comportement moral fondé sur une réprésentation, forcément dans l’imagination, de la « volonté de Dieu »). Mêmes considérations pour pietas, qui est une forme habituelle de la religion (Eth. IV, prop. 37, scol. 1).

3) Le modèle du TTP est Leviathan III-IV de Hobbes. En fait, dans les Provinces-Unies (au moins en Hollande), le problème des rapports de l’église et du gouvernement était probablement plus aigu qu’en Angleterre : étant nationale et « néerlandaise »l’Église Réformée ignorait les frontières des provinces, lesquelles cependant étaient nominalement souveraines (situation critiquée par Hobbes cen Léviathan IV comme relevant du royaume des ténèbres. Des amis de Spinoza se servaient d’arguments de Hobbes (Koerbagh) ou traduisaient Leviathan (Van Berckel) pour montrer que l’Église doit être subordonnée au souverain (en l’occurrence aux États de Hollande). Pour sa part, Spinoza rejette la solution de Hobbes (qui est de placer le souverain à la tête d’une Église nationale), pour ce que 1) la Hollande est une république aristocratique ; 2) la population n’est pas suffisamment homogène (intellectuellement, idéologiquement, religieusement) ; 3) l’idée d’une Église nationale chrétienne est contradictoire ; 4) la subjugation de l’Église aux États de Hollande serait vue (et était vue) comme une usurpation.

4. Malgré son emploi de concepts et de termes cartésiens Spinoza ne doit pas être regardé comme un cartésien. Toujours est-il que selon lui une idée vraie est connue être vrai. D’autre part, on ne peut savoir qu’une idée est fausse que parce qu’elle est contraire à une idée connue être vraie. Enfin, la notion de « vérité surpassant la raison » (sans y être contraire) est dénuée de sens.

Chap. 1 : Vérité et religion

I. La religion au sens strict (religion « révélée ») est fondée sur une représentation de la volonté de Dieu (« volonté » dans le sens de ´ commande »). Or cette représentation est fausse, étant donné que pour un être souverainement parfait (absolument réel), la seule manière de vouloir quelque chose est à travers une loi universelle, causale et intelligible. Selon l’analyse de Eth. I, prop. 33, scol. 2 (reprise dans TTP, iv) l’idée que la perfection ou l’imperfection des choses repose sur leur conformité (ou manque de conformité) avec une volonté législative de Dieu est contradictoire : « quid hoc aliud esset quam aperte affirmare quod Deus, qui id quod vult necessario intelligit, sua voluntate efficere potest ut res alio modo quam intelligit intelligat, quod […] magnum est absurdum ». D’où ces conséquences : 1) Toute autorité est d’origine humaine ; 2) toute religion révélée est par définition fausse ; 3) la théologie est impossible ; 4) la théocratie (gouvernement au nom de la volonté révélée de Dieu) n’est possible que comme démocratie populaire. Chacune de ces conséquences sera reprise dans les chapitres suivants.

II. Cette interprétation provoque deux objections: 1) elle rend obsolète la distinction entre « superstition » et « religion vraie », laquelle cependant semble être présupposée par Spinoza tout le temps ; 2) Spinoza formule une foi universelle, laquelle serait vraie. Réponse : 1) La distinction entre superstition et « religion vraie » peut être faite, mais seulement au niveau des passions. La superstition naît de la peur, tandis que la religion « vraie » naît du dévouement (devotio), qui est amour (bien qu’un amour relevant non pas de l’entendement mais de l’imagination). Le dévouement produit donc des individus moins anxieux, moins dépendants, moins capricieux, ce pourquoi Spinoza loue Moïse (TTP, v) pour avoir donné à son peuple une religion. 2) Les « dogmes de la foi universelle » (TTP, xiii) ne sont ni vrais ni faux mais définissent les règles d’un langage religieux, qui permet de surpasser, dans l’intérêt de moral d’une communauté, la distinction entre le vrai et le faux.

Chap. 2 : Religion et autorité

I. Si Dieu ne peut vouloir de la façon d’un législateur (TTP, iv), toute autorité est d’origine humaine – en obéissant nous obéissons donc toujours à des hommes). Toute interprétation de la « volonté de Dieu » est enracinée dans une structure politique. En effet, le seul « interprète de la volonté de Dieu » est le souverain. Cette position peut lui être contestée par le prophète, en tant que source de « connaissance révélée ». Il y a donc rivalité entre souverain et révélation, laquelle peut être éliminée de deux façons seulement : ou bien en subordonnant la religion révélée au souverain ou bien en subordonnant le souverain à la révélation (théocratie). Comme Hobbes Spinoza ne rejette ni l’un ni l’autre bien qu’il rattache, également comme Hobbes, la deuxième possibilité à des conditions très précises, qui ne se présentent plus en l’âge moderne.

II. Hobbes fait (ou semble faire – c’est évidemment une question d’interprétation) du passage de l’état de nature à la société civile un devoir moral, imposé par les Lois de la Nature (ou de la Raison ou de Dieu). D’après Spinoza cela est impossible, d’une part parce que Dieu ne peut ni commander ni être obéi, d’autre part parce que la raison n’est pas un imperium (TP, ii, § 7; TP, ii, § 22; Adn. in TTP, xxxiv). Les seules lois de la nature sont les règles selon lesquelles les choses se produisent (TP, ii, § 4; TTP, xvi; Eth, IV, prop. 37, scol. 2). Par conséquent, elles n’interdisent absolument que les choses impossibles et les actions inexécutables (TP, ii, § 18). D’autre part, le droit naturel n’est rien que la puissance de la nature (TP, ii, § 4). Les droits d’un individu sont donc l’ensemble de ses actes possibles, limité de deux façons : d’une part, par sa propre finitude, d’autre part, par son environnement qui se compose d’autres modes finis, munis du même type de « droits ». Comme ceci est vrai et des citoyens et du souverain, les droits de celui-ci ne sont jamais absolus : jamais un souverain n’aura le pouvoir de faire rigoureusement tout ce qu’il veut (TTP, xvii), sa volonté étant limitée par la volonté collective du peuple. Inversement, le seul gouvernement qui confère un droit absolu au souverain serait le gouvernement démocratique, étant donné que dans une démocratie le gouvernant coincide avec le gouverné (de sorte que les droits du gouvernant ne sont pas limités par la puissance du gouverné). Bref, les réconstructions hobbésiennes de l’histoire manquent de sens : s’il y a eu un pacte (ce qui n’est pas nécessaire), ce n’est pas lui qui confère de la légitimité au gouvernment. Celle-ci est produite par la perception qu’a chacun des avantages que procure la continuation du « pacte » étant donné que la seule loi naturelle du comportement humain est que nul ne renonce à ce qui lui paraît être un bien, sauf dans l’espoir d’un bien plus considérable (TTP, xvi; cf. Eth, IV, prop. 19; TP, ii, § 7; iii, § 18).

III. Cette loi (psychologique) n’étant pas abolie par la création du corps politique, le souverain ne garde son autorité (ses« droits ») que dans la mesure où il réussit à faire croire aux sujets qu’il n’est pas en leur intérêt de lui désobéir. Pour ce faire il a le droit d’utiliser tous les moyens, n’étant subordonné à aucune loi supérieure (sauf évidemment, les lois de la nature au sens strict, c’est-à-dire, psychologiques, climatologiques, etc. Le droit de l’État s’étend donc à la totalité des moyens dont le souverain dispose (TTP, xvi; TP, ii, § 10). En fait, tout dépend de ce que les sujets sont prêts à accepter de sa part. Ainsi, Moïse est loué pou imposer une religion superstitieuse (TTP, iv, xiv) ; mais les Macédoniens sont loués pour refuser d’adorer Alexandre comme un Dieu (TTP, xvii).

IV. Le souverain peut donc avoir besoin de la religion, ne fût-ce que pour la raison que la plupart des gens ne seront jamais à même de comprendre. Mais il s’agit d’une glaive à double tranchant qui peut facilement tuer celui qui s’en sert. Cela est particulièrement vrai du christianisme pour deux raisons : 1) le christianisme est théologique et sectaire (d’où la possibilité de conflits entre et avec les citoyens) ; 2) le Dieu chrétien est universel (d’où l’idée que les valeurs chrétiennes sont plus fondamentale qu’aucune loi positive). Ces problèmes ne peuvent être résolus par des moyens politiques. Tout ce qu’on peut faire est de montrer qu’en dehors d’un contexte politique le concept d’autorité (« autorité » de l’Écriture, « autorité » d’une interprétation de l’Écriture, donc de la théologie, « autorité » d’une confession, « autorité » de l’Église) est dénué de sens. Enfin, si l’on peut concéder que le souverain n’a pas d’autorité sur la foi (qui est opinion et croyance), il y a peu de choses sur lesquelles il doit avoir plus d’autorité que la religion pour la raison même que celle-ci est un comportement. Aussi, Spinoza donne-t-il au souverain le droit sur la religion : personne n’a le droit d’administrer quoi que ce soit dans le domaine sacré, de choisir les ministres du culte, de déterminer puis de faire respecter les doctrines de l’Église, d’apprécier la piété de certains actes, de prendre des mesures soit d’excommunication soit d’admission, enfin de pourvoir aux besoins des pauvres (TTP, xix). Le souverain ne garde cette autorité que s’il ne permet pas un accroissement démesuré des enseignements de la religion ni leur confusion avec la science (TTP, xix), c’est-à-dire, avec la vérité.

Chap. 3 : Prophètes et docteurs

I. La source de la religion révélée est la prophétie. Le prophète à son tour est l’interprète de la Parole de Dieu, le mot hébreu étant « nabi » (TTP, i). Il se place entre « Dieu » (principe « moral ») et le croyant comme une espèce d’écran (tandis que le philosophe communique ses idées à ses lecteurs et à la limite les transforme en philosophes, Adn in TTP, ii). On peut juger la prophétie par des signes (TTP, ii, xv). En fait, un seul est valable, à savoir, que l’esprit des prophètes est tourné vers le bien (TTP, ii). Par conséquent, la validité d’une prophétie dépend d’un jugement moral : on ne peut conférer de l’autorité à un prophète ou à une prophétie que si un système de valeurs fonctionne déjà (TTP, ii, renvoyant à Deut. 13). D’où deux conséquences : 1) la justification ultime d’une prophétie est politique (étant donné ; 2) un prophète ne peut jamais enseigner des doctrines morales nouvelles mais ou bien apporter de nouvelles raisons pour obéir ou bien garder vivantes les doctrines morales déjà acceptées.

II. La « certitude prophétique » est purement « morale » (TTP, ii). Mais est-ce une catégorie objective ? Pas du tout. Elle est produite par des arguments convaincants pour l’un mais invraisemblables pour d’autres, ce pourquoi Dieu adapte la prophétie aux croyances et au tempérament du prophète et de son auditoire. Elle n’a donc rien d’objectif. Et bien qu’il soit possible d’être moralement certain d’une idée objectivement vraie, cette certitude ne pourrait qualifier comme connaissance que si elle était confirmée par une connaissance intellectuelle. Tout ce que connaît le croyant est donc une règle de vie. En réalité « certitude morale » remplace « autorité » : au lieu d’accepter des croyances sans les examiner, le croyant doit se demander si elles s’accordent avec ce qu’il connaît être vrai. Que l’Écriture ait « de l’autorité » veut dire ou bien que l’Écriture contient la vérité (mais cela ne peut être établi que par la raison) ou bien qu’elle est «  divine » (mais cela ne peut être établi que par un jugement pratique et moral, lequel à son tour n’est possible qu’en vertu d’une loi positive) (TTP, xv).

III. Les Apôtres ne sont pas des prophètes mais des docteurs. Si la prophétie fait partie d’une structure politique, l’enseignement des Apôtres émane d’une expérience personnelle. La source de leur doctrine n’est pas une révélation (donc ne doit pas être jugée comme une révélation) ou une commande divine (à quoi il faudrait « obéir ») mais leur propre initiative et leur propre faculté de juger (TTP, xi). Par conséquent, ils n’avaient aucune autorité ni n’avaient-ils le droit de conférer de l’autorité à d’autres. Ceci est d’autant plus important que, tout en étant d’accord sur la religion (lire la morale), les Apôtres étaient évidemment en désaccord sur les fondements de la religion (lire la base spéculative de la morale), ce que Spinoza explique par les différents auditoires auxquels ils s’adressaient. Par conséquent, bien qu’ils eussent des théologies différentes, les différences entre leurs théologies ne correspondent à rien de précis. Plus ou moins la même chose peut être dit du Christ, qui n’était ni prophète (même si de temps en temps il parlait et agissait comme prophète), ni philosophe (bien qu’il perçût « adéquatement » la loi morale), ni roi (car ses préceptes n’avaient pas la forme d’une loi). Bref, le Christ était un moraliste dont les enseignements impliquent de la loyauté avec chaque souverain. Soulignons que cette interprétation du christianisme est évidemment destinée à neutraliser les effets néfastes du christianisme pour la république.

Chap. 4 : L’impossibilité de la théologie

I. La théologie est l’interprétation de l’Écriture Sainte. Selon la tradition calviniste elle doit être interprétée « par elle-même ». Le résultat de cette interprétation cependant est connaissance, étant donné que le seul moyen de prendre connaissance de la volonté de Dieu (dans le sens de « commande ») est à travers un texte ayant « de l’autorité.» Le seul instrument herméneutique dont on peut se servir est d’éclairer des passages moins par des passages plus clairs (étant donné que tous ont été écrit par le même auteur, le Saint Esprit). Selon Spinoza, cela est impossible, d’une part parce que la Bible est l’ouvrage de plusieurs auteurs (qui ne sont pas forcément de la même opinion), d’autre part, parce que le produit d’une interprétation ne peut pas être connaissance. L’interprétation de la Bible s’arrête donc à un premier stade. Ce qu’on peut savoir sur la Bible (son historia) prouve qu’on ne peut rien savoir par la Bible (interpretatio). Par conséquent, la théologie est impossible. ii. En d’autres passages Spinoza semble poser exactement le contraire: nous chercherons d’abord ce qui est le plus universel, ce qui est la base et le fondement de toute Écriture, ce qui enfin est recommandé par tous les prophètes comme une doctrine éternelle et de la plus haute utilité pour tous les hommes. Par exemple, qu’il existe « un Dieu unique et tout-puissant, qui seul doit être adoré, qui veille sur nous et aime par dessus tout ceux qui l’adorent et aiment leur prochain comme eux-mêmes, etc » (TTP, vii). En réalité, la « doctrine universelle » de l’Écriture est identique à la « foi universelle », laquelle à son tour n’est rien qu’une grammaire du langage religieux. L’identification de la foi universelle comme étant la doctrine de la Bible revient donc à dire que la Bible est un texte religieux. Le juge ultime est, comme dans la théologie orthodoxe, le Saint-Esprit, sauf que chez Spinoza il n’est rien que l’état d’esprit produit par une action vertueuse: Le témoignage du Saint-Esprit ne concerne que les bons ouvrages, lesquels par conséquent sont appelés par Paul (Gal 5. 22) les fruits du Saint-Esprit; en effet, lui-même [le Saint-Esprit] n’est rien que le repos [acquiescentia] de l’âme, produit par les bons ouvrages (TTP, xv). L’Écriture n’étant divine (« inspirée par le Saint-Esprit ») que dans la mesure où elle produit la piété, chaque lecture qui produit des actions morales (« religion ») est par définition divine, car capable d’être confirmée par « le Saint-Esprit » (la satisfaction intérieure qui est le produit de la vertu).

II. N’y a-t-il donc aucune interprétation qui ait de l’autorité? Non, même pas celles qui sont supportées par la philosophie. En effet, la raison n’exerce pas imperium (TP, ii, § 7). La vérité étant une, dire que l’Écriture contient la vérité implique que tous ses auteurs connaissent la vérité et en sont d’accord. D’autre part, que l’Écriture contienne la vérité (l’autorité de l’Écriture) ne peut être déduit ni de la raison ni de l’Écriture elle-même: c’est un préjugé. Du coup, une interprétation « rationnelle » (socinienne, hobbésienne, spinoziste mais aussi, d’une façon générale, orthodoxe ou même professionnelle) n’a pas plus d’autorité que d’autres interprétations. En fait, la méthode de « Maïmonide » – qui est celle du « commun des théologiens » – détruit toute la certitude sur le vrai sens de l’Écriture que le peuple puisse avoir par une lecture sincère. Si le seul critère est la « piété » il faut juger chaque lecture de la Bible par ses effets: tant que l’effet est « moral », c’est-à-dire, conforme aux intérêts de la société, chaque lecture de la Bible a autant d’autorité qu’une autre, c’est-à-dire, qu’elle n’en a aucune. La théologie est donc impossible.

Chap. 5 : Dieu souverain

I. Bien que les conclusions de Spinoza soient presque les mêmes que celles de Hobbes, son analyse de la théocratie est légèrement différente, ne fût-ce que pour la raison que chez lui l’histoire d’Israël sert aussi de métaphore pour l’histoire des Provinces-Unies. Selon Spinoza dans l’histoire d’Israel on peut distinguer deux périodes théocratiques: 1) immédiatement après la fuite d’Égypte jusqu’au moment où les Juifs se transportèrent vers Sinaï afin d’écouter la Parole de Dieu (Ex. 20. 18-19); 2) depuis la mort de Moïse jusqu’aux premiers Rois (donc, la période des « Juges »). Dans toutes les autres périodes (sous Moïse et sous les Rois) Israël était une monarchie ordinaire. Par conséquent, ce qui rend un règne « théocratique » n’est pas le fait d’être gouverné par la volonté révélée de Dieu mais la façon dont Dieu est « consulté ». S’il l’est par un intermédiaire (interprète) il s’agit ou bien d’une monarchie ou bien d’une aristocratie ; s’il n’y a pas d’intermédiaire il s’agit d’une théocratie (le peuple en tant que tel étant interprète de « la volonté de Dieu »). Dans la première période de l’histoire du peuple juif il y avait, en principe, consultation directe (qui échouait au moment où le peuple fut appelé devant Dieu) ; dans la période des Juges il y avait la Loi – interprétation fixée une fois pour toutes de « la volonté de Dieu ». En réalité, la théocratie est donc ou bien démocratie populaire ou bien une république égalitaire.

II. Spinoza regarde cette dernière forme de gouvernement comme légitime, étant donné que, pour un temps au moins, l’État hébreu a pu survivre. L’explication c’est que la religion n’était rien que religion, c’est-à-dire, un comportement moral : la piété était la justice et l’impiété le crime. Si la plus haute vertu est la pietas patriæ la théocratie serait même idéal. La seule raison pour laquelle la seule théocratie historique a succombé est que Moïse avait confié le ministère à une tribu particulière (les Lévites) et que cette position d’honneur leur était enviée par les autres. Ceci permettait aux Rois d’introduire des croyances superstitieuses et d’affaiblir le sentiment religieux qui était la base de l’État.

III. On peut aller plus loin. Si la théocratie est une démocratie, la démocratie, elle, ne peut exister que sous une forme théocratique. En effet, une démocratie ne peut réussir que si les citoyens veulent sacrifier leurs intérêts immédiats aux intérêts de la société. Ce qu’ils ne font que dans la mesure où ils croient que c’est effectivement en leur intérêt de le faire (étant donné la loi du comportement humain). S’ils étaient philosophes, ils pourraient le comprendre, mais dans ce cas là ils n’auraient pas besoin de lois. Ou bien ils pourraient croire qu’en exécutant les lois de la société ils exécutent la volonté de Dieu. Or la première alternative n’est pas réaliste ; par conséquent, la seule forme concrète que peut avoir la démocratie politique est la théocratie.

IV. Néanmoins, la théocratie, et donc la démocratie, est désormais impossible. Pourquoi ? Spinoza donne deux arguments: 1) c’est une forme de gouvernement qui ne convient qu’à un peuple vivant en isolation ; 2) Dieu a révélé par ses Apôtres que sa loi est écrite, « non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non sur de stables de pierre mais sur des tables de chair, sur nos cœurs » (2 Cor. 3. 3). Le premier argument est évident : il est impossible de garder intacte une religion particulière dans une société ouverte. Le deuxième argument est théologique et concerne la nature particulière de la religion chrétienne : il serait contre la volonté de Dieu (donc du Dieu chrétien) d’identifier sa volonté ou bien avec une confession particulière ou bien avec une morale ou une loi particulières. La pluralité théologique qui caractérise le christianisme met en péril tout ce qui sert à préserver l’intégrité nationale d’une théocratie, ne fût-ce que pour la raison que le Dieu chrétien est universel (tandis que sous l’Ancien Testament la volonté de Dieu coincidait automatiquement avec l’intérêt de la nation et que la religion n’était pas sectaire ou théologique). Une démocratie chrétienne est impossible parce que les chrétiens sont tellement divisés qu’ils sont incapables de se gouverner.

V. On ne peut rémédier à ces problèmes qu’en transformant le christianisme en une morale des rapports individuels : Chacun de nous, en quelque lieu qu’il se trouve, peut rendre à Dieu un culte véritablement religieux et devenir meilleur, en un mot remplir toutes ses obligations personnelles (TP, iii, § 10). Sur ce point aussi la comparaison avec Hobbes est fructueuse.

Chap. 6 : La liberté de la philosophie

I. Spinoza ne peut faire ce qu’il fait que grâce à une philosophie et à une épistémologie particulières, qui lui permettent notamment de surpasser la séparation entre connaissance naturelle et connaissance révélée. En effet, selon lui la philosophie et la théologie sont distinguées, non pas parce qu’elles ont pour objet des vérités différentes (ni même comme dans l’idéalisme la même vérité de deux façons différentes) mais parce que la théologie est uniquement concernée avec le comportement. Son premier ennemi est donc le cartésianisme qui fait de la séparation de la philosophie et de la théologie le dogme principal. Or l’idéologie cartésienne présuppose l’épistémologie des idées claires et distinctes, si bien qu’une idée claire et distincte ne peut jamais devenir obscure et confuse et et que l’ensemble des idées claires et distinctes constitue le domaine de la philosophie. Par conséquent, au lieu d’être conventionnelle la séparation de la philosophie et de la théologie présuppose une psychologie et une épistémologie, que du point de vue de Spinoza il s’agirait de réfuter. D’autre part, la métaphysique cartésienne sauve Dieu et l’âme en les soustrayant aux lois de la nature. D’où le deuxième objectif de la stratégie spinoziste : faire en sorte que la métaphysique ne soit pas nécessaire comme préliminaire de la science.

II. Spinoza atteint ces deux objectifs principalement en définissant l’idée comme l’acte de concevoir: l’esprit forme des idées en tant qu’il est une chose qui pense (Eth. II, def. 3). Le rôle réservé par Descartes pour la volonté, à savoir, l’acte de juger, Spinoza le donne à l’idée en tant qu’idée. Cela a deux conséquences: 1) si l’idée est un acte il n’y a pas des idées innées (donc les preuves cartésiennes de Dieu seraient impossibles); 2) si l’idée est un acte, « clair et distinct » ne fonctionne plus comme un adjectif mais comme un adverbe (donc ne peut plus aider à éliminer certains objets du domaine de la philosophie). Bref, il faut distinguer entre « idée » et « image ». L’idée relève d’une activité de l’esprit, tandis que l’image est formée par le corps.

III. Toute idée est à la fois vraie et certaine. En effet, la réfutation spinoziste de la théorie cartésienne du jugement (Eth. II, prop. 49, dem) n’est valable que si l’on admet que chaque idée – en tant qu’idée – est non seulement vraie mais aussi connue être vraie. Inversément, aucune idée – en tant qu’idée – ne peut être fausse. Bien entendu, cela serait absurde si les idées étaient des images mais si l’on pense à elles comme à des actes de l’esprit, cela veut dire 1) que l’idée (acte) est vrai dans la mesure où l’acte a du succès; 2) qu’un acte en tant qu’il est acte de l’esprit est présent à l’esprit; 3) par conséquent, en tant que l’acte a du succès l’esprit est conscient de ce succès. D’autre part, une fausse idée ne serait pas une idée du tout mais ou bien un fiction de l’imagination ou bien un être purement verbal. La notion d’un Dieu législateur ne serait donc pas une idée fausse mais ou bien une fiction de l’imagination ou bien un être verbal (CM, I, iii).

IV. Spinoza reconnaît la validité de l’argument du malin génie (dont dépend plus particulièrement le sort de la métaphysique) en principe, mais il le rejette en fait. Tant que nous ne connaissons pas la vraie nature de « Dieu » il est possible de douter la certitude de nos raisonnements. D’autre part la vraie connaissance de Dieu nous apprend que, Dieu étant cause de soi, les choses ne dépendent pas de sa volonté mais font partie de sa nature. Le malin génie a donc une face concrète : c’est le Dieu des chrétiens, parce qu’il est libre créateur du monde qui par un acte de sa volonté peut suspendre les lois de la nature, et c’est le Dieu des cartésiens, parce qu’il est le libre créateur des vérités éternelles qui par un acte de sa volonté pourrait faire que tous les concepts vrais soient faux. Il y a tout de même un problème, étant donné que la (vraie) idée de Dieu n’est pas innée: il faut la former à partir de notions essentiellement imparfaites. Mais il n’y a pas d’alternative: ou bien on refuse de s’en servir (mais alors on ne connaîtra rien du tout) ou bien on s’en sert pour former la vraie idée de Dieu (donc réfuter l’existence de Dieux rivaux et rendre la science certaine). Dans ce sens – et dans ce sens seulement – l’idée de dieu est la clef de voûte de la philosophie spinoziste.


(*) Les thèmes abordés dans cet exposé sont développés dans le livre de Theo Verbeek : Spinoza on « The Will of God » : A Study of the Theologico-political Treatise, Londres : Ashgate (parution prévue mars 2002)