Philosophies de l'humanisme


Philosophie et médecine

 

Journée du 26 janvier 2002

Usages idéologiques et politiques de la médecine (XIXe-XXe)


La seconde journée du cycle "Médecine et philosophie", consacrée aux "Usages idéologiques et politiques de la médecine (XIXe-XXe)", s'est déroulée samedi 26 janvier 2002 à l'ENS LSH (Lyon).

Elle s'est très bien déroulée (à peine écornée dans son horaire par la cuisine locale), et comme en mai dernier à Poitiers les contributions ont assez naturellement trouvé à se répondre autour de quelques problèmes communs.

Titres des interventions :

Sébastien Bauer : Le concept de race chez Nietzsche et sa relecture par Foucault

Guillaume Le Blanc : Médecine et bio-pouvoir dans la pensée de Foucault

Frédéric Keck : La biopolitique d'Auguste Comte : politique des races et culte de l'humanité

Florent Lillo : Médecine, politique, rhétorique. Le cas Céline

Laurent Gerbier : Gustave Thibon et la biologie des révolutions


Résumé des interventions

1) Guillaume Le Blanc (Bordeaux-III) a ouvert la matinée en montrant que s'il était possible de construire les rapports entre médecine et bio-pouvoir chez Foucault à partir de l'histoire de ses écrits, il était également possible d'en rencontrer les problématiques à partir de modifications de la situation actuelle de la médecine. A partir d'une analyse de la clinique issue de Canguilhem, qui tend à faire de l'individu le sujet de ses normes, on comprend dans la clinique une thérapeutique et aussi une éthique (en effet c'est la subjectivité même du patient comme foyer de ses normes qui se trouve ébranlée par la maladie). Or ces "deux" médecines entrent en conflit lorsque c'est la science qui dicte le rapport du sujet aux normes. Les raisons de cette mutation tiennent aussi à des pratiques d'époques : a) le débordement du pathologique par l'artificiel (en particulier sous l'espèce de la médication permanente), b) le développement imposé et revendiqué de l'auto-médication, c) le développement d'une médecine des probabilités, statistique, qui estompe la singularité du patient, d) la juridicisation de la médecine, liée à la perception du risque, et substituant une procédure à l'éthique. Foucault donne des outils pour penser ces mutations : la première appréhension de ce "débordement de la clinique" intervient dès 1966 ("Message et bruit" montre que la maladie est constituée par le discours savant de la médecine à partir du "bruit naturel" : il y a rupture entre la maladie-affect et la maladie-concept). La seconde intervient en 1968 ("Réponses") : Foucault montre alors que le quadrillage disciplinaire qui s'élabore contre les formes de la souveraineté saisit de nouveaux lieux, dont l'hôpital. La médecine va alors devenir la discipline du normal et du pathologique, une discipline sans extérieur. La "biopolitique" qui médicalise pour contrôler apparaîtra finalement en 1975-1976 (dans le cours Il faut défendre la société), annoncée dans les conférences de Sao Paulo (1974) par les termes provisoires "somatocratie" et "biohistoire".

2) Frédéric Keck (Lille-III) a proposé une lecture de Comte problématisée par l'idée empruntée à Foucault selon laquelle dans le passage de la souveraineté à la discipline les métamorphoses du thème de la guerre des races se trouvent liées à la production du sujet. La spécificité du projet de Comte tient à ce que la politique des races, programmatique, est liée à une réflexion sur le sujet - en tant que le véritable sujet n'est pas l'individu mais l'humanité. Dans le Cours de philosophie positive, la question des races n'intervient pas en biologie mais en sociologie, pour montrer que les différents états de développement de l'humanité (évalués à l'aune de l'Europe blanche) correspondent à des dynamiques et non à des statiques : on peut toujours connaître les raisons pour lesquelles le développement d'une race s'est arrêté, et envisager les moyens de remédier à cet arrêt. La politique des races devient une médecine de l'humanité, mise en oeuvre depuis l'Europe, et essentiellement articulée à la vitesse inhérente au développement de chaque peuple. La politique des races est donc normative, mais attentive à la diversité (ce qui la rend anti-colonialiste). Comte s'oppose ainsi à la théorie héréditaire des races : ses "trois races" (blanche, noire, jaune, dans le Système de politique positive) n'ont qu'une valeur heuristique : elles permettent de modéliser les diversités concrètes du développement. Attribuer, sur la base du fétichisme commun, le perfectionnement de l'affectivité à la race noire, celui de l'activité à la race jaune, et celui de l'intelligence à la race blanche, c'est un schéma peut-être naïf mais fondé sur la double certitude qu'aucune race ne "suffit" à développer l'humanité intégrale, et que la tripartition elle-même est provisoire puisque l'achèvement de l'humanité passe par la synthèse finale des trois races. La politique des races n'est alors plus une formation centralisée, mais un vaste système d'échange. Le répondant de cette conception des races n'est pas tant la politique coloniale de la IIIe que l'idée de moondialisation de la culture. La question qui surgit de ce rapprochement est : quel est le prix à payer en termes de subjectivation pour rendre cette idéologie du métissage possible ? La réponse de Comte passe par le "culte de l'humanité" dans lequel l'individu s'incorpore les morts communs. Mais cette constitution d'un sujet collectif final s'incarne en réalité dans la "récapitulation" des états de l'humanité dont Comte lui-même fait l'épreuve durant son année d'internement (1826). Le culte de l'humanité est une pratique de subjectivation, mais le métissage n'a rien d'irénique : c'est une épreuve de la maladie.

3) Sébastien Bauer (Alliance Française, Sabadell) a cherché à rendre compte de la singularité du concept nietzschéen de race en le soumettant (lui aussi) à une grille problématique tirée du cours de 1975-76 de Foucault au Collège de France : Foucault décrit en effet le passage, au XIXe siècle, d'une conception historico-politique de la race à une conception socio-biologique. On passe ainsi du concept d'une relation (toute race étant d'abord divisée en une race dominante et une race dominée) à celui d'un programme (la médecine devenant la technique d'un pouvoir fondé sur l'appréhension biologique de la société). La question est alors de savoir quel rôle joue Nietzsche dans ce "recodage" biologique de la race. La race se définit d'abord chez Nietzsche comme un ensemble de caractères héréditaires durables, modelés par le milieu. Mais la race ainsi formée correspond immédiatement à une force propre d'assimilation : la race se présente comme groupe capable de modeler son propre milieu. Cette métabolisation, qui introduit à une conception physiologique de la race, apparaît chez Nietzsche après sa lecture de La lutte des parties dans l'organisme de W. Roux : or c'est bien ainsi le biologique qui va prendre modèle sur le politique (et non l'inverse), la métabolisme permettant en particulier de définir une race à partir de son "tempo". Le problème que rencontre une race est en effet celui de la durée : elle doit perdurer dans sa singularité, c'est-à-dire métaboliser et ne pas être métabolisée. Une race ainsi conçue n'existe que pour autant qu'une aristocratie organise et hiérarchise en elle des rapports : l'aristocratie, ainsi conçue comme une "institution de dressage" (Par-delà le bien et le mal, IX), semble retrouver le dédoublement postulé par Foucault entre une "sur-race" et une "sous-race". D'où la polysémie du mot chez Nietzsche : race semble alternativement désigner une ethnie ou une classe (ce sont en effet les deux recodages possibles de la "guerre des races"). On fait l'hypothèse que le sens ethnique est illusoire : c'est notre regard qui mésuse de la "race" dans un sens spontanément darwinien. Or chez Nietzsche, si les natures fortes contribuent à maintenir la race, ce sont bien les natures faibles qui contribuent à la développer (Humain trop humain, § 24). Une race est ainsi toujours le produit d'un dressage (cf. "Anti-Darwin", Frag. Posth. XIV, 123 et 133), qui passe par la suppression des types forts : si Nietzsche lit les biologistes, il écarte toute naturalité de la race. Une race est une institution artificielle, dont l'évolution passe par une série de "maladies" qui déforment le métabolisme de la race en le faisant évoluer. La race pure n'est donc jamais un principe : c'est le but même que vise la "dégénérescence" ennoblissante qui la forge lentement.

4) Florent Lillo (Lycée Choiseul, Tours) a ensuite développé une analyse polymorphe de Céline, en prenant en compte les oeuvres littéraires, les écrits proprement médicaux et les pamphlets politiques (en particulier Bagatelles pour un massacre, 1937). Il a alors montré que ces différents écrits, et leurs logiques (politique, médecine, rhétorique s'y combinant de façon variée) pouvaient trouver leur unité dans une reprise générale du rapport de Destouches à la médecine. Il s'agit dans un premier temps de pointer de façon descriptive les occurrences de la médecine dans les romans, pour y mesurer l'omniprésence du lexique médical, auquel Céline consacre un patient travail de "déshabilitation" : aux termes des figures romanesques de la médecine, théorie et pratique médicale sont à la fois irréconciliables et vouées à l'échec, et le seul constat qui demeure est le "on est tous malades" du Voyage. Passant alors aux textes médicaux (de la thèse sur Semmelweiss aux notices pharmaceutiques - Destouches est entre autres l'inventeur d'un régulateur thyroïdien qui a été commercialisé jusqu'en 1971), on constate que se creuse encore le divorce entre la maladie littéralement substantialisée et la souffrance irréductible. Semmelweiss est l'illustration parfaite du désir de soigner se heurtant aux aveuglements des mandarins. Ne reste plus alors que la douleur, qui peut être combattue, mais qui se déploie finalement à l'échelle même d'une humanité toujours et toute entière malade : Céline conçoit un "nosotropisme" de l'humanité, qui est le résidu d'un manichéisme "réduit" (duquel toute notion de la santé aurait disparu). Il ne resterait plus alors qu'à se consacrer au soin individuel (ce que fera Céline jusqu'à la fin de sa vie, considérant son travail de généraliste comme destiné à rendre les gens moins méchants en les soulageant ponctuellement) ? Ce n'est qu'une partie de la conséquence que Céline tire de son anthropologie de la maladie : il faut aussi comprendre la cause de cette "maladie de l'espèce". C'est Bagatelles qui opère le geste décisif : si l'espèce est malade, elle ne possède pourtant pas de corps collectif sur lequel le praticien pourrait agir. le seul corps collectif qui se présente, ce sont les émotions collectives, et l'outil thérapeutique idoine est la rhétorique même. Le style devient alors l'autre médecine de Céline, celle qui soigne l'espèce entière en localisant sa maladie dans une partie qui concentre les causes de la dégénérescence et dont il faut procéder à l'ablation : l'antisémitisme se présente ainsi comme une ultime conséquence cohérente du pessimisme médical appliqué à l'humanité toute entière, et la quête stylistique de Céline n'est pas autre chose qu'une ascèse à visée thérapeutique.

5) Laurent Gerbier (scribe, Aix-Marseille I) a enfin (et brièvement) présenté les acquis d'une lecture de Gustave Thibon (1903-2001, écrivain catholique intransigeant, ultra-conservateur, considéré un peu rapidement comme "philosophe officiel" de Vichy après la publication en 1940 de son livre Diagnostics). Diagnostics opère en effet une coupe médicale de la société moderne en tant que tout lien organique des parties s'y dénoue et s'y corrompt. Le discours politique de Thibon trouve alors à s'appuyer sur la refonte d'une ancienne conception du corps politique comme hiérarchie d'une matière diverse (le peuple, pris comme agrégat des membres du vivant politique) et d'une forme "instituante" (les élites, ou les dirigeants, considérés comme principes de l'organisation biologique de la société). La désagrégation de ce rapport est largement due à la "fièvre égalitaire" ou au "virus socialiste" hérités de la Révolution française : ainsi le sage ordre scalaire de la société se dissout, alors que sa verticalité représentait aux yeux de Thibon le seul remède concevable à la maladie archétypale, qui est la division intérieure de l'homme que le péché a détourné de Dieu. Thibon reprend ainsi un schéma d'origine augustinienne, pour le réinvestir dans ce qu'on pourrait appeler une "théologie médicale de l'histoire". L'essai central du livre, "Biologie des révolutions", propose alors une conception étonnante de la Révolution comme crise et purge nécessaire du corps social : Thibon semble ainsi contre toute attente réinvestir une conception des discordes qui a été élaborée par les penseurs républicains de la Renaissance pour contrer, justement, l'agustinisme politique. Or l'analyse de Thibon montre que cette "purge" ne vaut que par son caractère ponctuel : précisément, le drame de la Révolution française tient à ce qu'elle a pérennisé la crise au lieu d'en faire une convulsion salvatrice mais aussitôt abolie. On comprend finalement, à la lecture des dernières pages de l'ouvrage, que l'effort de Thibon correspond au constat d'une "migration" du péché qui, du champ moral, s'est exporté dans les instincts d'un côté et dans le lien social de l'autre. Le livre de Thibon n'est donc que l'essai d'un moraliste conséquent, qui sait que sa tâche actuelle l'oblige à se faire en même temps médecin et politicien. Thibon désigne explicitement la source de cette erreur moderne : c'est la Renaissance, qui a cru refermer l'âge du péché (Dante, De Monarchia, II ; Marsile de Padoue, Def. Pacis, I) et fonder une nouvelle politique (théorique et pratique) dont la Révolution est la conséquence critique. En montrant dans sa pratique même de l'analogie médico-politique que la thèse augustinienne demeure la vérité de toute lecture médico-politique du lien social - y compris républicaine - Thibon fonde l'idée même d'une révolution conservatrice "imposée d'en haut" sur la réactivation de la doctrine augustinienne du péché, laquelle permet à son tour de fonder en raison l'analogie médico-politique elle-même.


Il va de soi que les résumés ci-dessus sont scandaleusement réducteurs et qu'ils n'engagent que le scribe. Toutes mes excuses aux auteurs qui pourraient trouver déformés les propos qu'ils ont tenus.


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