Philosophies de l'humanisme


Philosophie et médecine

Journée du 12 mai 2001

Médecine et philosophie de l'Antiquité à l'âge classique


La première journée que nous avions prévue, "Médecine et philosophie de l'Antiquité à l'âge classique", a eu lieu le 12 mai à Poitiers, à l'Institut de Biologie Moléculaire.

De l'avis général elle s'est très bien passée, en partie parce que l'ambiance était excellente, en partie parce que sans concertation préalable les cinq interventions se sont idéalement passé le relais.

Titres des interventions :

Marie-Hélène Gauthier-Muzellec
, La figure de Socrate : du miasme au paradigme

Laurent Gerbier, Le politique et le médecin : une figure platonicienne et sa relecture averroÏste

Didier Ottaviani
, Le paradigme de l'embryon au Moyen âge

Marie Gaille, La théorie humorale chez Machiavel : de l'idéal du gouvernement mixte au "mélange" favorable à la liberté républicaine

Claire Crignon, Les fonctions du paradigme mélancolique dans la Préface de l'Anatomie de la Mélancolie de Robert Burton


Résumés des interventions

1) Marie-Hélène Gauthier-Muzellec (Amiens) a ouvert la matinée avec la figure de Socrate, en montrant que l'identification de ce dernier à un "miasme" dans l'Eutyphron était liée à la transformation et à l'intériorisation d'une ancienne norme juridique. La procédure de "purification" invoquée, qui doit débarrasser la cité d'une souillure provoquée par les atteintes à la religion civique, est primitivement magico-médicale. Elle traduit immédiatement dans les registres du corps le principe de la faute. C'est un travail d'intériorisation de cette figure qui engendre le soi, et Socrate est une étape historique de ce travail de constitution d'une moralité intérieure. En cela la cigüe est elle-même une purification archaïque, invoquée par des accusateurs qui ne peuvent pas encore comprendre que la norme n'a pas disparu mais s'est déplacée. Ce qui est condamné en Socrate relève précisément d'une forme de sagesse humaine (anthropina sophia) qui permet à Socrate de se présenter comme le paradigme pour la cité : c'est précisément ce paradigme qui est rejeté et lavé comme un miasme, une souillure, alors qu'il prend la place de ces médecines purificatoires anciennes - au point même qu'on peut comprendre dans le Phédon le phronein lui-même comme une purification, inaugurant ainsi une médecine humaine à la lumière de laquelle on doit pouvoir relire la conception même de la pensée qu'incarne Socrate dans les dialogues de Platon.

2) Laurent Gerbier (scribe, IUFM Nord) a enchaîné sur la figure du médecin et de la médecine qui sert, dans le Politique, à décrire l'art politique comme un art du soin. Si l'utilisation de la médecine comme paradigme de méthode scientifique est courante dans les dialogues antérieurs, elle est ici subvertie : alors que la médecine est un art véritablement scientifique, qui doit dire le bien pour chaque cas qui lui est proposé, la politique ne peut plus satisfaire à cette exigence, puisque l'Etranger a montré que la science politique véritable n'était plus de ce monde. Au moment oö l'art politique concret admet qu'il n'est qu'une imitation de science, il cesse d'être comparable à l'art médical véritable. L'art des codes ne peut se mesurer à l'art des cas, comme le montre une longue démonstration par l'absurde de l'Etranger. Or, lorsqu'Averroès commente au XIIe siècle la République de Platon, il y greffe un usage de la médecine qui, en prenant acte de la division en médecine théorique et médecine pratique, parvient à réadapter le modèle médical à l'art politique : en se fondant sur la structure épistémologique de la médecine, Averroès peut faire de l'art politique une "pratique fondable", en la comprenant à son tour comme un art des cas. Ainsi, là oö Platon semblait rejeter l'usage politique du paradigme médical au profit d'un usage exclusivement moral dont la carrière devait être longue (Augustin en est un puissant relais), Averroès réhabilite une médecine politique conçue comme un art du contingent, ouvrant ainsi la voie à un rapprochement théorique extrêmement fécond à la Renaissance.

3) Didier Ottaviani (ENS Lyon) a ensuite montré de quelle façon le problème de l'embryon s'était constitué au Moyen âge en paradigme problématique capable de "migrer" d'un domaine thématique à l'autre. Via la biologie, la question de l'embryon acquiert des enjeux ontologiques et métaphysiques. L'embryologie transmise par la double tradition galénique et aristotélicienne fait en effet de la conception l'union d'une matière féminine à une forme masculine à partir de semences engendrées par la purification des digestions successives des humeurs vitales. Une "coction" supplémentaire épure encore le fluide masculin pour le réduire à la virtus formativa dont il s'est chargé près du coeur : or cette virtus formativa permet d'envisager que l'embryon se donne lui-même sa propre forme, et qu'ainsi l'âme elle-même soit produite par le développement immanent du corps biologique. Albert le Grand, cherchant à combattre ces dérives averroïstes, envisage une telle autoproduction dans le cas des âmes végétative et sensitive, mais maintient la création divine immédiate de l'âme rationnelle. Le danger est trop grand : Thomas d'Aquin lui oppose la création continuée, dans laquelle, sur le fond de la discontinuité du temps, chaque état antérieur de l'âme est détruit pour la création du suivant. Mais le débat autour de l'embryon a aussi un autre enjeu : d'une part, depuis Aristote (et cela transite par l'Isagogê de Porphyre traduit par Boèce), la continuité de génération est indispensable pour penser le genre. D'autre part, la femme dans la conception est matière. Or on trouve dans le Fons Vitae de Ibn Gabirol l'idée selon laquelle il existe une matière universelle (thèse que les franciscains reliront à la lumière d'Augustin pour soutenir que la matière est le commun de ce qui est, source pemière de toute identité et unité des êtres). Du point de vue embryologique, cela revient à dire, comme le craint Thomas, que la matière est genre, et que le principe masculin se contente d'apporter une différenciation. Du point de vue métaphysique, c'est le renversement du primat de la forme. Mais ce déplacement de paradigme peut également se poursuivre en politique, comme au siècle suivant avec Marsile de Padoue : l'embryon est une question mobile.

4) Marie Gaille-Nokodimov (Nanterre) a ouvert l'après-midi en montrant de quelle façon Machiavel utilisait le concept d'humeur, issu de la tradition médicale galénique, pour penser l'affrontement des parties de la cité (grands et peuple). Les humeurs sont alors pensées comme des désirs ou des appétits dont on souligne le caractère insatiable (plus précisément, les humeurs sont des appétits tendus vers leur propre excès). Un rapide historique de la notion d'humeur, de sa première théorisation par Alcméon de Crotone jusqu'à sa transmission au monde médiéval et renaissant via les recueils galéniques comme l'Articella, permet de montrer la souplesse de ce concept. Si on a pu y lire l'indice du caractère irréconciliable des tendances opposées (Sfez), il faut peut-être au contraire, en prenant acte du fait qu'en médecine elles se composent dans une complexion particulière (crasis), chercher dans les humeurs le principe même du souci de l'organisation institutionnelle chez Machiavel. Le lexique des humeurs pousserait-il alors Machiavel à adopter la doctrine de la constitution mixte ? Une telle constitution, réclamée en Grèce par les aristocrates modérés qui entendent limiter l'influence du peuple, est étudiée par Polybe dans le cadre romain, puis par Cicéron et Denys d'Halicarnasse. Or au contraire on s'aperçoit que Machiavel, lorsqu'il reprend l'étude de l'opposition entre grands et peuple dans les Discours, s'éloigne du modèle de la constitution mixte : les choix qu'il opère n'ont en effet plus rien à voir avec un compromis, mais seulement avec un certain mélange évolutif, dans lequel les humeurs, reprises à la médecine mais subverties, tendent à montrer le caractère dynamique de toute "crasis". Les humeurs permettent ainsi à Machiavel de témoigner de l'évolution constante des désirs et des appétits politiques, interdisant justement de penser la "constitution mixte" comme une stabilisation définitive des rapports qu'entretiennent ces désirs.

5) Claire Crignon (Nanterre) a conclu la journée en montrant comment l'Anatomie de la mélancolie de Burton (1621) devait se lire sur le fond d'une "mode mélancolique" qui est celle du siècle entier. Alors même que de violentes polémiques opposent partisans du galénisme (donc de la théorie humorale sur laquelle l'analyse de la mélancolie est fondée) et partisans de Paracelse, de Vésale ou d'Harvey (le De Motu Cordis est de 1628), Burton choisit délibérément d'inscrire son immense ouvrage dans la tradition humorale qui est en train d'être dépassée. Burton, bibliothécaire de Christ Church College, ne pouvait ignorer les débats sur la théorie humorale : il ne choisit pas la mélancolie pour sa pertinence épistémologique mais parce qu'elle lui permet de décliner sous tous ses aspects l'analyse d'une crise qui est celle du siècle entier. Mal du siècle, la mélancolie est présentée dans la préface comme une disposition universelle susceptible de devenir pathologique : de l'individu elle passe au monde. Le tableau clinique que dresse Burton est alors le moyen de construire une satire des moeurs politiques de son temps, en reprenant la figure du rire thérapeutique de Démocrite que l'on trouve dans les lettres du pseudo-Hippocrate. Or, s'il adopte lui-même le rôle du mélancolique, Burton va référer tous les symptômes individuels et collectifs de la mélancolie à l'oisiveté : otium des riches, paresse des pauvres, cette oisiveté rend compte du mal collectif en politique, en économie, en morale. Le seul remède que Burton lui oppose est une utopie rigidement organisée - aussi rigidement, au fond, que le livre lui-même, dont la longue rédaction remédie à l'oisiveté. L'anatomie de Burton est un texte thérapeutique qui pratique le premier ce qu'il décrit.


Il va de soi que les résumés ci-dessus sont scandaleusement réducteurs et qu'ils n'engagent que le scribe. Toutes mes excuses aux auteurs qui pourraient trouver déformés les propos qu'ils ont tenus. Nous comptons réunir les textes le plus vite possible afin de préparer la publication des actes de cette première journée. Dans le même temps, nous avançons dans la préparation de la prochaine journée, cet hiver, sur les usages idéologiques et politiques du discours médical (XIXe-XXe).

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Laurent Gerbier

Didier Ottaviani

Eric Puisais