Philosophies de l'humanisme


Trois cercles machiavéliens et leur résolution,
le chapitre VI du Prince et le chapitre 1 du second livre des Discours.

Agnès Cugno (Université de Poitiers)

Journée d'étude sur le Prince
15 mai 1998

On a beaucoup parlé de l'écriture de Machiavel, de sa complexité - voire de sa duplicité. Vrai ou faux, il n'en reste pas moins que Machiavel est souvent difficile à situer par rapport à son texte (contradiction ? opportunisme ?), et que celui-ci est rarement aussi simple qu'il y paraît.

Je vous propose d'aborder le chapitre VI du Prince sous l'angle de son étrangeté. Ce chapitre, dans l'étude de la notion de virtù, est parmi les plus importants : on y trouve les grandes figures machiavéliennes de la virtù : Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée... qui réapparaîtront presque dans les mêmes termes, et en tous cas dans la même problématique, au chapitre XXVI. Cependant, à bien y regarder, il contient (au moins) trois cercles vicieux. On peut se demander aussi pourquoi Machiavel a fait un "double" presque jumeau de ce chapitre à la fin de l'oeuvre. La structure littéraire du Prince serait en soi un vaste sujet, mais nous nous contenterons ici de nos trois cercles.

Une fois que nous les aurons reconnus et définis, on verra que le début du second livre des Discours donne une clé qui non seulement nous permet de dépasser le "vice" de ces cercles, mais en plus est une "clé de voûte" de la pensée de Machiavel. Et pour conclure, on s'interrogera sur le lien qu'il peut y avoir entre ces deux passages, lien sans doute éclairant pour la compréhension du mouvement général de l'oeuvre du Florentin.


A. LES TROIS CERCLES.

1. Virtù - Fortune.

C'est le plus visible : il tient tout entier en une seule phrase. Machiavel vient de parler des grandes actions accomplies par Thésée, Cyrus, Romulus et Moïse, tous quatre des fondateurs de ce que la civilisation (méditerranéenne, pléonasme) avait de plus fondateur, justement : la Grèce, la Perse, Rome, et la religion du Livre. Suit la phrase célèbre, que si l'on regarde bien leurs actions, on ne voit pas que la fortune leur ait donné autre chose que l'occasion d'exercer leur virtù, afin d'introduire dans la matière que cette occasion leur fournit, la forme qu'il ont jugé bonne. Et il écrit :

"Sans cette occasion, leur force d'âme se serait éteinte, et sans cette force d'âme, c'est en vain

que l'occasion se serait présentée."
(Laffont, p.122)

Il le répète quelques lignes plus bas :

"Ausi ces occasions ont-elles fait le bonheur de ces hommes, et l'excellence de leur valeur a fait reconnaître cette occasion."
(Laffont, p.122-123)

La virtù est une sagesse de l'action, qui est toujours en acte : chez Machiavel, rien ne vaut s'il n'est pas efficace, et une intention équivaut à un pur néant, tant qu'elle n'est pas effective, et que l'action qu'elle entreprend n'a pas réussi. Le virtuose n'essaie pas : il accomplit, il réussit là où les autres échouent.

Autrement dit, Thésée, Moïse, Cyrus et Romulus ne sont devenus effectivement virtuoses qu'au moment où l'occasion s'est présentée pour leur virtù de se manifester.

Donc, on voit tout de suite le problème : comment est-ce que leur virtù pouvait reconnaître l'occasion, s'il fallait que cette occasion se présente, pour que leur virtù apparaisse ? Leur force d'âme se "serait éteinte" si l'occasion ne s'était jamais présentée, et en même temps, elle serait passée inaperçue si cette force d'âme n'avait pas été vigilante...

Manifestement, la virtù et la fortune se présupposent mutuellement : il fallait que les choses fussent ce qu'elles étaient à ce moment-là (Israël esclave en Égypte, Romulus abandonné, les Perses mécontents des Mèdes, les Athéniens divisés), donc il fallait que la fortune ait mené le monde là où il en était, pour que l'action des virtuoses devienne possible. Mais s'ils n'avaient pas été virtuoses, rien de cette situation n'aurait pu naître. Dans les Discours, Machiavel écrit que la fortune "choisit" des hommes virtuoses pour mener à bien ses desseins : mais si ceux-ci ne peuvent se manifester comme virtuoses que lorsque la fortune leur en donne l'occasion, et qu'ils ne peuvent reconnaître l'occasion que s'ils sont virtuoses... la situation semble définitivement bloquée.

2. Virtù - Loi.

Second cercle, moins évident, mais problématique tout de même : plus bas dans le texte, Machiavel écrit à propos de ces fondateurs d'États absolument nouveaux, qu'ils doivent, après s'être emparé du pouvoir, instituer des lois pour conserver leurs conquêtes.

"Il est donc nécessaire, si l'on veut raisonner correctement sur ce point, d'examiner si les novateurs s'appuient sur eux-mêmes ou s'ils dépendent d'autrui ; c'est-à-dire si, pour réaliser leur entreprise, il faut qu'ils recourent aux prières ou bien s'ils peuvent user de la force. (...) Aussi faut-il être organisé de façon telle que lorsqu'ils (les peuples) ne croient plus, on puisse les faire croire de force. Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n'auraient pas pu faire observer longuement leurs institutions, s'ils avaient été désarmés."
(Laffont, p.123)

Ce que Ch. Bec traduit par "être organisé", est le "essere ordinato" de Machiavel : or, les lois sont des "ordini" : il s'agit bien d'instituer des lois.

Machiavel pose la force armée comme seul moyen d'instaurer la loi. La virtù doit devenir violence pour "organiser" l'État. Notre problème n'est pas tant ici la question de la légitimité morale du pouvoir, mais de constater que dans le cas où les fondateurs s'appuient sur les armes et non sur les prières, ils font partie de la catégorie de ceux qui ne comptent que sur eux-mêmes, sur leur propre virtù : les prophètes armés sont donc les virtuoses ; ils ont mené à bien leur entreprise parce qu'ils se sont donnés les moyens adéquats de le faire. ce discernement pratique n'est rien d'autre que la virtù elle-même.

Donc : la virtù - et non pas la loi - est la seule justification possible du pouvoir, en tant que maîtrise de la fortune en vue du salut de l'État et de sa liberté, ou de son avènement. C'est parce qu'elle a réussi à s'imposer, que la virtù, de violence, fait loi. La légitimité du pouvoir revient alors à sa pure et simple existence, puisque si la virtù ne lui avait pas fait prendre les armes, le prince ne serait pas prince, puisqu'il aurait échoué... Donc, c'est une légitimité qui est toujours a posteriori. C'est pourquoi l'histoire peut donner des exemples à imiter, mais jamais de règle fixée a priori (sauf qu'il n'y a pas de règle et que tout change). C'est la sanction de la réalité (triomphe ou échec) qui est le seul et ultime jugement possible sur l'action politique.

La volonté générale ne s'assemble pas autour de l'assentiment à une loi voulue par tous et reconnue d'intérêt général. Ce n'est pas parce qu'elle est bonne en soi que la loi machiavélienne parvient à s'instaurer, mais parce qu'elle représente la réalisation effective d'une volonté politique. Cette volonté a su tenir tête à la fortune et assumer l'ordre du monde, tant dans son interprétation que dans sa réalisation. C'est parce qu'elle est d'abord une virtù réalisant l'ordre, que la loi peut s'instaurer grâce à la virtù armée. L'instauration de la loi s'effondre sur elle-même : il n'y a en réalité qu'un cercle vide qui va de la virtù à la virtù.

D'où cette idée : la seule justification du pouvoir est le fait qu'il ait emporté le succès. On a l'impression d'une tautologie : un pouvoir s'instaure parce qu'il s'instaure - et du même coup il est légitime. Cela signifie-t-il que tout pouvoir, même tyrannique, même totalitaire, même oligarchique ou anarchique, serait légitime ? Notre second cercle nous laisse apparemment dans l'aporie.

3. Virtù - liberté.

Le troisième cercle est en réalité un approfondissement du premier. Revenons au début du chapitre :

"En examinant leurs actions et leur vie, on ne voit pas qu'ils aient reçu de la fortune autre chose que l'occasion, qui leur donna une matière où introduire la forme qui leur parut bonne. Sans cette occasion, leur force d'âme se serait éteinte et sans cette force d'âme, c'est en vain que l'occasion se serait présentée. Il était donc nécessaire que Moïse trouve le peuple d'Israël en Égypte, esclave et opprimé par les Égyptiens, afin que celui-ci, pour échapper à la servitude, se dispose à le suivre. Il convenait que Romulus ne se contente pas d'Albe, qu'il ait été abandoné à sa naissance, si l'on voulait qu'il devienne roi de Rome et fondateur de cette illustre patrie. Il fallait que Cyrus trouve les Perse mécontents de la domination des Mèdes, et les Mèdes amollis et efféminés par une longue paix. Thésée ne pouvait manifester sa valeur, s'il n'avait trouvé les Athéniens divisés. Aussi ces occasions ont-elles fait le bonheur de ces hommes, et l'excellence de leur valeur a fait reconnaître cette occasion. D'où il s'ensuivit que leur patrie en fut ennoblie et devint très heureuse."
(Laffont, p.122-123)

La notion d'occasion est particulièrement complexe et étrange chez Machiavel : le Capitolo de la Fortune nous la décrit comme une enfant naïve, qui joue, échevelée, avec les rouages de la fortune. Si l'on veut sortir du langage métaphorique qu'y emploie Machiavel, on pourrait dire que l'occasion n'est, en réalité, rien. Elle est absolument inconsciente, et d'elle même, et des desseins des hommes. Elle est juste un instant, où le plan de la fortune coupe celui des désirs humains ; un kairos qu'il faut savoir saisir.

Dès lors, on pourrait se demander si la virtù des grands fondateurs dont il est question ici n'est pas entièrement tributaire de la fortune : la virtù, entendue comme libre-arbitre, celle qui permet aux grands hommes de saisir l'occasion d'agir, ne serait qu'une partie du plan de la fortune ? La question dès lors, est : que devient notre liberté ?

La réponse de Machiavel est que nous avons autant une illusion de fortune qu'une illusion de libre-arbitre : c'est vrai et faux à la fois. C'est pourquoi il écrit au chapitre XXV que la fortune est maîtresse d'à peu près la moitié de nos actions. Cela ne signifie pas qu'elle dirige une action sur deux, mathématiquement parlant, mais qu'il est vrai que certaines choses ne relèvent pas de notre volonté, mais du hasard ; qu'il est faux cependant que ce soit une déesse inconstante qui veuille nous perdre, qui en soit la cause. La seule cause est notre propre habileté ou maladresse à nous conduire dans le monde.

Notre finitude nous empêche de maîtriser la totalité des événements. Cependant, elle nous donne le pouvoir infiniment grand, à l'occasion, de faire de ces événements ce que nous croyons bon qu'ils soient ("introduire dans la matière la forme que nous jugeons bonne").

Donc, d'une part, première moitié, nous ne pouvons pas, à cause de notre finitude, maîtriser le devenir ; mais d'autre part, 2ème moitié, une fois ce devenir advenu, nous pouvons en faire ce que nous voulons. L'avenir nous appartient donc bien pour moitié : non pas en tant que nous pourrions le prédire, ni faire arriver ce que nous souhaitons qu'il arrive ; mais bien en tant que si nous y sommes préparés, nous pourrons nous en saisir pour le transformer à notre guise.

Et ceci, pour la bonne raison que la fortune n'a pas de sens : elle ne va nulle part. C'est la virtù, qui va orienter son devenir (nous, donc, en tant que nous sommes capables d'être virtuoses). L'occasion n'est rien d'autre que l'instant d'une prise de conscience, un éclair de lucidité sur la véritable nature de notre liberté : cette conscience elle-même !

Ce que Machiavel montre en utilisant l'occasion de cette façon originale, c'est que dès le moment où l'homme a compris qu'il était lui-même au principe de l'interprétation du monde - même si sa finitude lui en interdit une maîtrise objective - il a toujours l'occasion d'exercer sa virtù. A condition de s'y être préparé, c'est-à-dire à condition d'avoir, irréductiblement, la conscience de l'infinité de sa liberté, ce qui est strictement équivalent à : "à condition de vivre selon la virtù"...

L'occasion est la preuve non-métaphysique de l'existence de la liberté humaine. La liberté se joue dans l'interprétation du devenir et l'exercice de la virtù à la fois comme prudence et comme détermination de la volonté à l'effectivité.

Nous sommes face à cette très belle idée, que pour être libre, il faut d'abord le savoir, il faut déjà avoir le sentiment de sa liberté. Et c'est à cette dernière tautologie apparente que je voulais arriver, que pour être libre, il faut être libre. Elle équivaut à la première : pour être virtuose, il faut être virtuose.


B. LEUR RÉSOLUTION DANS LES DISCOURS.

 

Les deux premières tautologies, et par conséquent la dernière aussi, se résolvent dans le premier chapitre du second Livre des Discours. On pourrait presque même les résoudre en une seule phrase de ce chapitre (les résoudre, cela ne signifie pas faire disparaître le cercle, mais montrer qu'il n'est pas vicieux) :

"De sorte que je crois que la chance qu'eurent les romains en ce domaine, tous les princes qui auraient procédé comme eux et auraient eu autant de vaillance l'auraient également eue."
(Laffont, p.296)

Notre premier cercle disait ceci : seul un virtuose peut reconnaître l'occasion de devenir virtuose. Cela supposait une Fortune transcendante, qui "choisissait" les hommes qu'elle estimait assez virtuoses pour mener à bien ses plans, et leur donnait ou leur refusait l'occasion d'agir - donc d'exister comme virtuoses. Il faut désormais revenir au moins sur ceci : la Fortune n'est pas une déesse, mais le cours absolument chaotique du devenir, et seule la virtù a le pouvoir de l'ordonner.

Dès lors : il y a bien une contrainte insurmontable du devenir, qui nous laisse, ou non, l'occasion d'agir. Mais il semble bien que si la virtù "re-connaît" l'occasion, c'est parce qu'elle la connaissait déjà (en italien : "fe' quella occasione essere conosciuta" : l'occasion est au mode passif, elle est découverte, rendue connue, par la virtù). La virtù est dans une relation d'interprétation avec le monde. Il y a une herméneutique à l'origine de l'action politique : le virtuose sait déjà quand et comment il faut agir, parce qu'il a toujours su qu'il y avait quelque chose à savoir de l'action et de la contingence. Il savait déjà qu'il était lui-même la source de tout le sens possible dans le monde. La virtù, en un mot, attire la Fortune, parce qu'elle est elle-même le seul dessein possible. C'est le chapitre XXV, et les deux moitiés de nos actions: nous avons reçu en mains propres le pouvoir d'organiser la matière historique à notre guise.

Cela nous amène à notre second cercle : si la loi ne pouvait être instaurée que par la force, un profond problème se poserait quant à la légitimité de tout pouvoir. Mais on voit à présent que nous avions occulté une partie du problème. Ce moment de violence doit être dépassé et réassumé par la loi, car l'État machiavélien n'est pas un régime de terreur.

L'heureux succès des Romains tient avant tout à leur virtù en tant que "très grande vaillance et sagesse" (p.295), qui fait que :

"...si l'on n'a jamais trouvé une république qui ait obtenu le même succès que Rome, il est bien connu qu'on n'a jamais trouvé une république qui ait été organisée aussi bien que Rome pour faire des conquêtes. La valeur de ses armées lui fit acquérir son empire. Sa manière de procéder, inventée par son premier législateur, lui fit conserver ce qu'elle avait acquis..."
(Laffont, p.294)

Les romains ont été les plus puissants, parce qu'ils étaient bien "organisés", ce qui signifie à la fois bien armés ("La valeur de ses armées lui fit acquérir son empire"), et possédant de bonnes lois ("Sa manière de procéder, inventée par son premier législateur, lui fit conserver ce qu'elle avait acquis."). On lit au chapitre XII :

"Les principaux fondements qu'ont tous les États, aussi bien nouveaux, qu'anciens ou mixtes, sont les bonnes lois et les bonnes armes. Parce qu'il ne peut y avoir de bonnes lois là où il n'y a pas de bonnes armes, et que, là où il y a de bonnes armes, il faut qu'il y ait de bonnes lois, je m'abstiendrai de traiter des lois et parlerai des armes."
(Laffont, p.139)

Armes et lois sont logiquement, au moins, substituables. Il y a donc une norme intrinsèque à la violence : la loi, qui doit toujours pouvoir venir se substituer à la contrainte de la force. La virtù prend force de loi : elle est toujours force, mais elle a abandonné la matière pour la forme.

Or, cette forme est nécessairement bonne : ainsi, le pouvoir ne justifie pas le pouvoir tautologiquement. Seule une forme réellement virtuose peut s'instaurer. Autrement dit, seul un projet politique viable, qui prend pour fin le salut de l'État et la liberté des sujets, a quelque chance de se conserver. En effet, la cruauté gratuite, la haine, le mépris ou la terreur, enferment le prince dans une spirale de haine dont il ne sort que par sa chute. Donc, la forme que le virtuose introduit dans la matière, ou bien est bonne, ou bien s'effondre rapidement. La mauvaise organisation des États est toujours, chez le florentin, la cause de leur chute : c'est de la loi que dépend absolument la survie de l'État.

Donc, lorsque nous disions que la virtù constituait la seule légitimité du pouvoir, c'était vrai, mais ce n'était pas une tautologie : cela signifiait que seul un acte politique virtuose pouvait prétendre à une réelle existence politique. Nous avions omis que la virtù devait s'arracher à la matière pour devenir forme (= norme).

Ainsi, pouvons-nous dénouer notre dernier cercle : nous avons dit que la virtù était une puissance d'interprétation (c'est très visible dans les Discours, avec les interprétations de signes, les augures, les ruses des chefs de guerre ou des politiques), et dans notre chapitre 1 du Livre II, c'est toujours cette même phrase qui nous guide : tous les états aussi bien organisés que les romains auraient eu la même fortune.

La tautologie, il faut être libre pour être libre, n'est, une fois encore, qu'apparente : elle est la manifestation de notre relation herméneutique au monde. Tous les États qui auraient eu la même lucidité quant à ce qu'il nous appartient de faire, seraient arrivés à la même puissance.

Ce rapport herméneutique fait que ce ne sont pas des cercles vicieux : nous sommes très bien placés pour savoir déjà que nous sommes libres, qu'est-ce que l'occasion, et comment agir. Mais nous sommes des êtres de la nécessité présente, de l'inquiétude, enfermés dans la dialectique du visible et de l'invisible. Nous jugeons toujours plus aux yeux qu'aux mains. C'est pourquoi nous ne pouvons pas faire autrement que "re-connaître" dans la matière, la forme, l'idée que nous y voulons mettre. En d'autres termes, c'est à la vue de l'imperfection de la réalité, de sa rudesse, de sa dangerosité, que nous reconnaissons la nôtre (notre finitude) et qu'ipso facto nous prenons conscience, de notre idée de la perfection, du bonheur, de la morale.

On pourrait placer Machiavel dans la lignée d'un Pascal (Pensées) : "nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme". Mais même le pyrrhonien a une idée précise de la vérité, pour pouvoir dire "Que sais-je ?". Ou d'un Marc-Aurèle : Quand bien même tout l'univers serait livré aux atomes, qu'attends-tu pour mettre de l'ordre en toi ? De même chez Machiavel, l'occasion est cette preuve irréductible à tout déterminisme, qui subsiste quelle que soit la réponse à la question des rapports fortune - virtù.

Ici, nous poussons Machiavel un peu loin de son domaine propre. Mais cette interprétation nous montre que Machiavel produit une authentique réflexion philosophique sur la liberté humaine. On peut parler d'occasionnalisme machiavélien dans la mesure où l'action virtuose est sa propre occasion : toute action, pour élargir, est une occasion, si l'on admet que la virtù et la fortune sont deux faces de l'histoire humaine. Donc, la liberté est invincible, grâce à l'occasion, à l'existence de la fortune.


C. CONCLUSION :
LE LIEN ENTRE LE CHAPITRE VI DU PRINCE ET LE CHAPITRE 1 DU LIVRE II DES DISCOURS.

On pourrait trouver notre choix arbitraire : pourquoi aller chercher au premier chapitre du Second Livre des Discours, la réponse à ce chapitre VI du Prince ?

La raison en est simple : c'est dans le second livre des Discours que Machiavel remet en question, dans l'avant-propos, puis au début de ce premier chapitre, l'opinion fort répandue, même chez des "historiens fort graves comme Plutarque", que la fortune soit un agent à part entière de l'action humaine. Autrement dit, c'est dans le second livre, après avoir pris - dans le premier - les romains comme modèle d'organisation politique, que Machiavel va fonder leur action dans la virtù, laissant à la fortune le simple rôle de contingence matérielle.

Le second livre commence par poser le problème du temps, de la possibilité de l'imitation, et M s'y défend de tout préjugé : le passé ne vaut plus que le présent que dans la mesure où il témoigne d'une plus grande virtù, et nous ne devons pas nous laisser berner par la mélancolie qui nous le fait préférer au présent. L'avenir, quant à lui, appartient à ceux qui auront pris conscience de leur liberté, c'est-à-dire du pouvoir de la virtù comme herméneutique, interprétation, introduction de forme dans une matière historique informe.

Et voilà, donc, le rapport essentiel entre ces deux textes : c'est au coeur de ses Discours que Machiavel garde l'essentiel de sa thèse (de même que les textes les plus novateurs du Prince se trouvent entre les chapitres XV (la verità effettuale) et XXV (ourdir les fils de la fortune), comme si M avait voulu les "enrober", tant ils sont audacieux). Ce n'est sans doute pas un hasard si le ton du florentin se fait si violent au début de ce livre : dans l'Avant-Propos : "je n'hésiterai pas à dire ouvertement ce que je pense du passé et du présent", et au chapitre 1 : "Je ne veux en aucune manière reconnaître cela, et je ne crois pas qu'on puisse le soutenir...".

Cette thèse inouïe, c'est que nous sommes les seuls maîtres de notre destin, que nous sommes à l'origine de toute forme qu'on puisse introduire dans la matière, car nous sommes au principe du sens des choses, hors de toute référence à la transcendance, qu'elle prenne la figure de la tyrannie du pouvoir, de la Fortune, ou de Dieu. Or c'est justement le nerf du chapitre VI : le virtuose est celui qui vient introduire dans la matière historique inerte la forme que sa virtù lui fait juger bonne : la loi, comme forme politique de la liberté humaine. Le lien entre ces deux textes, c'est donc la racine d'une philosophie de la liberté.