Agrégation : Leçons de philosophie
QUEL SENS Y A-T-IL À POSER LA QUESTION DU MEILLEUR RÉGIME POLITIQUE ?
[résumé]
Bibliographie
Le sujet présente
une difficulté simplement formelle : il ne faut pas se tromper sur le
sens de la question. On ne demande ni un historique des modes de classement
des régimes (chez Platon, Aristote, Polybe, Machiavel, Montesquieu, etc...)
ni une réflexion sur la notion de régime politique en général
(bien que celle-ci soit nécessaire) : on précise d'abord qu'on
s'intéresse à la tentative pour déterminer un régime
politique meilleur que les autres, on demande ensuite si cette tentative a un
sens, et lequel. Autrement dit, il faut bien chercher à répondre
au sujet : est-ce que cela a un sens de vouloir définir un « meilleur
» régime politique ? Est-ce que le science politique ou la philosophie
politique peuvent légitimement se poser cette question, et quel type
d'intelligibilité cette question (et pas forcément les diverses
réponses qu'on peut lui apporter) permet-elle d'atteindre concernant
la politique ?
Bien sûr, le classement des régimes a une longue histoire dans la réflexion politique. On trouvera chez les différents auteurs que l'on lira des classements tout à fait différents, qui n'adopteront pas les mêmes critères et ne définiront pas le même « meilleur » régime. C'est cette diversité qui permet d'ailleurs de poser la question. D'autre part, on construira différemment la problématique selon que l'on choisira de suivre tel ou tel corpus (et de présenter un traitement historique de la question) ou au contraire de se détacher de tout texte et de traiter le problème a priori.
La question
posée peut en effet être comprise de façon immédiate
ou de façon critique. Immédiatement, elle appelle une réponse
: la question du meilleur régime a tel ou tel sens, elle permet de comprendre
tel ou tel problème. De façon critique, on se demandera plutôt
dans quelles conditions cette question peut-elle ne pas être une «
fausse » question. En effet, le libellé du sujet implique que la
réponse puisse être « aucun ». Autrement dit, la question
posée porte une interrogation implicite : dans quelles conditions cette
question a-t-elle un sens ?
On choisit de partir de ce premier problème.
I. Conditions de possibilité de la question.
Le régime politique, c'est le mode d'exercice du pouvoir dans une collectivité dotée de normes. Pour que la question du « meilleur » régime ait un sens, il faut avant tout que l'on considère qu'il y a plusieurs façons d'organiser l'exercice du pouvoir ; ensuite que l'on se préoccupe de les distinguer, de les définir et de les classer ; enfin que l'on suppose qu'ils ne sont pas seulement différents, mais hiérarchisés.
Premier point : il faut qu'existent plusieurs manières d'exercer le pouvoir. Il est significatif que la question du meilleur régime soit née en Grèce (on la trouve chez Hérodote, Enquête, III, 80-82, mais à propos de la Perse) : en effet, l'organisation des cités grecques, très diverse, favorise la comparaison. Contrairement à ce qui arrive dans un État unique, chaque citoyen a près de lui des exemples d'autres constitutions. Et d'autre part, après la victoire de la Macédoine sur la Grèce, la philosophie politique traitera surtout de l'organisation de la monarchie, régime dominant.
D'où un second point : pour que cette question ait un sens, il faut qu'elle ne soit pas réglée d'avance. Autrement dit, il ne faut pas que le meilleur régime soit évident pour tous. Il faut donc, tout simplement, que la question « se pose ». C'est aussi pour cette raison que la philosophie politique médiévale s'intéresse peu à cette question : la monarchie est si naturellement le régime convenable que, tout en sachant qu'il en existe d'autres, on ne voit pas l'intérêt de les étudier (et on ne pose pas la question du « meilleur » régime puisque la réponse va d'elle-même).
Troisièmement, il faut classer les régimes. Pour cela, il faut un critère de classement : qu'est-ce qui permet de distinguer les régimes ? Le mode d'exercice du pouvoir. Est-ce que cela implique une étude des institutions, de leur fonctionnement, de la répartition des magistratures, de la responsabilité des magistrats, de la distribution des classes sociales ou professionnelles et de leur poids, etc... ? Oui, mais c'est évidemment très complexe : il faut un principe plus simple. On s'intéresse donc à un critère principal : le nombre de dirigeants de qui découle la légitimité du pouvoir (un, plusieurs, tous). Très souvent, le classement se bornera donc à distinguer monarchie, oligarchie, démocratie.
Enfin, la question n'a un sens que si on suppose une hiérarchie de ces régimes. Or, selon les auteurs, cette hiérarchie varie. Chez Hérodote, Darius réussit à imposer l'idée que la monarchie est la meilleure (mais c'est lui qui devient monarque : son intérêt est en jeu, et le sens de la question n'est pas uniquement philosophique...). Chez Platon, on distingue la hiérarchie naturelle des régimes de la hiérarchie qui les oppose à leur « forme dénaturée » (la monarchie se corrompt en tyrannie, l'aristocratie en oligarchie, la démocratie en anarchie : l'important n'est pas alors le meilleur régime, mais plutôt son état de pureté). Avec Polybe, on va même voir un cycle enchaîner ces régimes animés d'un mouvement permanent de corruption et de destruction.
II. Investissement stratégique de la question.
Ainsi ces critères semblent poser un problème : la question du meilleur régime n'est pas seulement celle du régime qui vaut le mieux dans l'absolu, mais celle du régime qui correspond le mieux à son propre idéal. D'autre part, et c'est à cela que l'on va s'intéresser dans l'immédiat, cette question semble comporter des enjeux stratégiques importants (cf. Darius). Enfin, le classement fonctionne comme une simplification de la réalité : le but est bien l'intelligibilité. Mais cela ne pose-t-il pas de problème quand on passe du classement au choix ?
En effet, classer les régimes pour comprendre le fonctionnement de la politique produit de l'intelligibilité, mais poser la question du meilleur régime, c'est une autre démarche. On passe du descriptif au normatif. Or, si l'on admet que cette question va avoir des effets réels (on cherche quel régime on doit adopter), n'est-il pas dangereux de poser cette question à partir d'une vision schématique et nécessairement simplificatrice ? Il faut alors se demander, lorsque l'on réfléchit au meilleur régime politique, en fonction de quels critères il sera dit « le meilleur ».
Alors, si l'on admet que le meilleur régime politique est définit par ceux qui vont le mettre en place, on retrouve les enjeux stratégiques : le chef de guerre cherche à affirmer la primauté de la monarchie parce qu'il veut régner seul ; les nobles florentins du XVè-XVIè soutiennent qu'il faut un régime mixte comprenant un Sénat réservé aux puissants, parce qu'ils veulent exercer plus de pouvoir ; les révolutionnaires de 89 veulent la démocratie représentative parce qu'elle leur permet de participer à l'exercice du pouvoir.
Faut-il alors admettre que la question du meilleur régime n'a qu'un sens, celui d'exprimer pour chacun les intérêts de son groupe ou de sa classe ? Cette question ne fait-elle finalement que traduire les appétits de pouvoir, et n'a-t-elle vraiment rien à voir avec la détermination rationnelle d'un régime objectivement meilleur que les autres ?
III. Investissement philosophique de la question.
Pour répondre, revenons à l'opposition que l'on a vu plus haut entre forme naturelle et forme dénaturée : chez Platon, chez Aristote, on trouve en effet cette distinction entre ce que chaque régime est idéalement et ce qu'il devient dans la réalité. On peut ainsi voir qu'il y a pour chaque régime un état le meilleur et un état le pire : la monarchie comme gouvernement juste d'un seul homme parfaitement vertueux s'oppose à la tyrannie comme gouvernement despotique d'un homme corrompu ; l'aristocratie comme gouvernement des meilleurs s'oppose à l'oligarchie comme exercice du pouvoir par une faction de riches qui oppriment la masse, etc...
On voit que dans ce cas, le principe qui permettra de trancher n'est pas le meilleur régime dans l'absolu, mais la meilleure façon de constituer un régime vertueux. Chaque mode d'organisation des pouvoir connaîtra alors un mode vertueux et un mode corrompu : l'important n'est pas tant de décider quel régime doit être adopté que la façon de le garder vertueux. Ainsi la question du meilleur régime s'efface au profit d'une autre question : celle du régime le plus durable et la plus équilibré. La politique n'est alors plus la science qui doit déterminer quelle façon d'organiser les pouvoirs est la meilleure, mais quelle façon de les rendre durablement vertueux est efficace.
Dans ce cadre on trouve les réflexions de Polybe, reprises par Cicéron, et encore par Machiavel, sur l'équilibre des pouvoirs : cette tradition, qui commence dès Aristote et que l'on trouve jusqu'à Montesquieu, inspire l'organisation des pouvoirs séparés. Comme constitution mixte d'abord, puis comme séparation des pouvoirs, une telle organisation veut éviter la corruption des régimes en interdisant que tout le pouvoir soit concentré dans une même fonction.
Application de cette façon de juger : les démocraties soviétiques du glacis étaient plus éloignées des démocraties parlementaires occidentales que ces dernières ne l'étaient des monarchies constitutionnelles espagnoles ou anglaises. Le régime lui-même cède le pas à une interrogation plus profonde sur la répartition des pouvoirs. A-t-on alors abandonné la question du meilleur régime comme « insignifiante » ? Pas du tout : on a au contraire trouvé son véritable sens.
Si la question du meilleur régime est de prime abord compréhensible comme LA question qui permet de passer d'une approche historique à une approche philosophique de la politique, on a vu que cet arrachement nous soumettait à un double danger : perdre totalement de vue le fait politique au nom d'une critériologie idéale, ou laisser cette critériologie se transformer en outil d'une stratégie politique. Pourtant, c'est bien dans le mouvement même de cet arrachement aux données strictement factuelles que la question du meilleur régime trouve son sens ultime.
Le sens de cette question est au fond dans le choix qu'elle oblige à opérer entre diverses formes de pouvoir, parce que ce choix ne peut avoir un sens que si il explique ses propres critères. Ainsi la question du meilleur régime est obligée de définir les critères en fonction desquels elle se pose. Pour définir le meilleur régime, la forme de la constitution ne suffit pas : il faut se demander comment et au nom de qui le pouvoir est exercé. Une monarchie peut être formellement meilleure si elle est exercée au nom du peuple. Ainsi la question purement formelle du régime politique n'a de sens que dans son dépassement vers le choix politique qu'elle implique, et on peut dire, finalement, que son « sens » est d'indiquer ce dépassement nécessaire. La question du régime politique est un commencement nécessaire et nécessairement dépassé de la réflexion politique.