D.A.T.A.


M.-D. Couzinet,
Histoire et Méthode à la Renaissance,
Vrin, 1996

Compte-rendu : Laurent Gerbier

Le livre de M.-D. Couzinet explore et développe la thèse du lien, chez Bodin, entre histoire et méthode : Bodin a un projet de totalisation des savoirs qui passe par la méthode, entendue comme construction d'une mise en ordre des savoirs, et faisant référence à un moment précis de l'élaboration du concept ramiste de méthode. D'autre part, la méthode rejoint l'histoire dans la mesure où l'histoire devient précisément l'instrument de la classification (en raison de la perte d'influence du droit romain comme droit universel, de l'histoire romaine comme histoire universelle). La Méthode doit donc procurer un outil de lecture des histoires destiné à en retirer le plus grand profit moral (ce qui implique que l'on considère l'utilité de l'histoire).

Ière partie : la méthode entre le droit et l'histoire.

En procédant à cette mise en ordre, Bodin applique aux arts de l'histoire des techniques propres aux arts de la mémoire. Il y a une "origine mémorative de la méthode" : elle-même prend sa source dans les arts de la mémoire dont Bodin transfère les principes aux arts de l'histoire. C'est pour cette raison qu'un traitement méthodique de l'histoire est possible. Toute histoire (savoir) est mémoire (réminiscence), Bodin illustrant par là un thème platonicien.

Mais le problème est que la tentative ramiste vise également à séparer la mémoire de la rhétorique pour construire sa méthode, la coupant de l'imagination, donc d'une théorie de la représentation. Il faut donc s'appuyer sur d'autres procédés : selon la dispositio ramiste (dont on a déjà montré qu'on la retrouvait dans le Theatrum, cf. Paolo Rossi, Clavis Universalis), on adoptera un ordre dont Bodin considère qu'il reproduit l'ordonnancement de la nature par Dieu. Ce procédé tombe sous la critique de Turnèbe, qui rappelle que la méthode d'invention doit être distinguée de la méthode d'exposition. Pour pouvoir les réduire l'une à l'autre, il faut considérer le général comme déjà donné. Ramus résout le problème par la lumière naturelle.

Mais c'est aussi un trait propre à la méthode juridique, dont la réflexion de Bodin est largement tributaire. Le droit est en effet conçu depuis Cicéron (De Oratore) comme discipline naturellement universelle et constituant son objet. Mais Bodin constate la déchéance du droit romain, qui n'est pas droit universel. Dès lors l'histoire devient nécessaire, car le droit se trouve suspendu à l'autorité qui l'applique, ce qui réintroduit la considération des singularités.

La méthode appliquée à l'histoire produit des classements qui "font voir" et qui supposent des jugements. Bodin, fidèle à l'historiographie grecque dont il s'inspire (laquelle pensait la nature juridique de la réalité elle-même), considère que tout classement est un jugement. C'est précisément ce caractère judicatoire arbitraire que Turnèbe reprochait à la réduction des deux méthodes.

IIème partie : "Histoire cosmographique" et méthode.

La forme de spatialisation qui permet d'ordonner les histoires n'est plus celle des arts lullistes ni des tableaux ramistes : c'est la géographie. Elle permet de dépasser la lubie d'une histoire unifiée (rôle traditionnellement dévolu à l'histoire de Rome) pour penser une concorde des différences. C'est à partir de la pluralité des histoires que le lecteur (et lui seul) procède à la totalisation (raison pour laquelle la méthode de vise pas à instituer l'histoire mais à apprendre à la lire). "L'union de tous les peuples sous un Empire n'est plus à l'ordre du jour" (p. 151) : de même l'histoire n'est plus universelle par son unité mais par l'universalité de son objet. Quel est le critère de cette universalité ?

C'est le naturel des peuples, qui sert de critère d'extériorité, donc de pierre de touche à la vera narratio. Par la considération de la nature, qui est un principe de permanence dans le changement, Bodin évite le relativisme de Le Roy. D'où la nécessité d'une mesure astronomique de la terre (Bodin reprend Ptolémée en critiquant le détail de ses mesures) : cette géographie universelle permet de bâtir une anthropologie (réaction aux climats) que l'on tire jusqu'aux déterminations spirituelles des peuples. En connaissant ainsi le naturel des peuples et des lieux, on définit les possibles, on balise le champ du crédible. La configuration spatiale fonctionne comme principe d'extériorité pour le jugement.

F. Lestringant (L'Atelier du Cosmographe, Albin Michel) a déjà montré l'importance du modèle ptoléméen pour Bodin, il faudrait y ajouter le modèle polybien de l'unité du récit historique. Polybe réclame une unité organique de l'histoire, contre ceux qui la démembrent inconsidérément. Polybe lui-même privilégie le modèle spatial en faisant primer l'unité d'action sur l'unité de temps (Histoires, I, 3). Polybe met donc en place une conception de la mimesis propre au récit historique qui déplace de la poésie vers l'histoire l'analyse aristotélicienne de la mimesis (c'est l'histoire qui se trouve dotée de la capacité de dire le général).

C'est à cette généralité que correspond la cosmographie, qui est le général dont la chorographie est le particulier. Cette conception de la cosmographie, permise par le développement des études cosmographiques à la Renaissance, et par la disponibilité des textes (de Chrysoloras à Finé ou Thévet), construit une totalité historique qui rompt avec la totalité additive des historiens médiévaux (selon Lestringant, c'est un renoncement théorique, on admet que lire c'est toujours choisir). La totalité trouve sa source dans la distribution conjointe de l'espace et du temps dans les mesures terrestres.

IIIème partie : "Cognitio historica"

La vision par la géographie est une vision indirecte, qui comprend le visible à partir de l'invisible. La géographie pallie l'incapacité du récit historique lui-même à fournir des représentations : c'est une réponse à la question du commencement de la connaissance (déjà abordée dans le débat avec Turnèbe). L'âge est à l'histoire cosmographique (comme le montre l'exemple de Baudouin, De Institutione historiae universae et de ejus cum jurisprudentia conjuctione prolegomena duo, 1561, à ceci près que Baudouin subordonne la géographie à l'histoire). Bodin fait l'inverse : il rompt avec l'histoire qui produit rhétoriquement des représentations pour chercher dans la géographie la construction de schèmes rationnels.

Il y a transfert de la capacité à produire l'évidence (l'énargéia cicéronienne) de l'ekphrasis à la carte, représentation globale du jamais-vu-comme-tel. Le problème du commencement de la connaissance historique est ainsi résolu par la géographie, "susceptible de susciter une représentation en l'absence de connaissance préalable" (p. 253). Elle reprend alors peut-être quelque chose de la phantasia logikè des stoïciens, qui se caractérise par la possibilité de construire une représentation rationnelle (immédiatement traductible discursivement). A l'origine utilisée à propos de la mimesis problématique du sculpteur qui veut représenter un Dieu, cette phantasia permet de réconcilier savoir intuitif et savoir discursif. La représentation n'est pas seulement la source d'un plaisir esthétique non-référencé : elle produit un savoir.

Outre sa fonction directement moralisante, l'histoire a aussi une vertu contemplatrice : elle permet de se libérer des fenêtres des sens pour entamer une ascension jusqu'à l'histoire divine (mais sur le modèle d'une intégration : s'il reprend presque texto le modèle de la Caverne, Bodin n'abandonne jamais les étapes : l'histoire intègre les trois étapes de l'histoire humaine, naturelle et divine). Cette émancipation du regard est le fait de la synopsis que réclame la cosmographie (la totalité de l'histoire se rabat sur la totalité du monde : une vue d'ensemble est absolument nécessaire à la méthode).

C'est en raison de cette universalité, et sur un modèle qui peut rappeler celui de l'attaque de Turnèbe, que La Popelinière attaque Bodin (dans l'Histoire des Histoires, 1599) : pour lui, l'histoire universelle à la Bodin est le fait d'un contemplatif qui au sens propre ne donne pas de méthode. Or s'il ne pose pas encore le problème de la cognitio, Bodin s'inscrit dans une tradition qui à l'écart de l'aristotélisme tend à empêcher la réduction de l'histoire à la connaissance du singulier, et à lui attribuer un véritable pouvoir de connaissance par les causes, la prétention à une "représentation générale du monde qui prétend à la vérité" (p. 298). Et en effet la critique de La Popelinière porte, en ce qu'elle oblige à reconnaître que Bodin, s'il reprend le schéma général de l'astrologie (le supérieur régit l'inférieur) n'en tire pas une connaissance par les causes mais par les corrélations répétées. Collationnées et comparées, la connaissance des corrélations répétées peut fournir un savoir totalisant.

Il s'agit bien de faire de la méthode un concept clé de la culture de la fin du XVIè. Cette méthode est chez Bodin normative et artificialiste (elle est fondée sur l'imitation par l'esprit de l'ordre naturel, et reprend des pratiques efficaces dans d'autres champs de savoir). Ainsi la conjonction histoire-géographie visant à fournir, sur la base de la prééminence du spatial sur le temporel, une organisation signifiante qui rende le sensible intelligible. En construisant une visée synoptique qui dépasse l'insignifiance de la juxtaposition chronologique, Bodin utilise la représentation spatiale comme fonction d'extériorité du jugement. Il s'agit de construire une image abstraite et abrégée du monde plutôt que d'accumuler les images particulières. Le danger de cette voie, c'est qu'elle tend à abolir la frontière entre le sensible et l'intelligible : est en jeu ici la prétention de la méthode à se passer d'invention.